La régulation des passions par l'art est un fait sociologique avéré. Une même musique, entendue ou chantée ou dansée par un groupe, contribue à la cohésion de ce groupe. On partage à la fois du rythme et des valeurs. La pratique de cette régulation est chose immémoriale : les sociétés ont reconnu, ou du moins senti le bénéfice de cohésion qu'elles pouvaient tirer de cet art qui soude la collectivité. Il n'est d'ailleurs pas impossible de considérer que, dans un premier temps, l'art est chose essentiellement collective, sociale, visant à souder le groupe, et que ce n'est que tardivement qu'il en vient à une finalité tout autre, voire contraire : l'expression de l'individu en tant quel tel dans le groupe, voire contre le groupe. Une histoire des fonctions de l'art n'est nullement à exclure.
L'homme étant naturellement anarchique en ses passions, la vie en société n'est possible qu'au prix de la régulation de ces dernières. Or cette fonction de l'art a été bien plus pratiquée que théorisée. Il semble que, le plus souvent, les philosophes l'aient laissée aux sociologues, se tournant pour leur part vers des finalités plus sublimes (et/ou plus tardives).
Parmi les rares théorisations, celle de Platon.
Dans sa République, Platon est encore un peu optimiste : une bonne société doit être gouvernée par la raison, et les progrès que l'on peut, par bonne éducation, faire faire à cette raison en l'homme permettent d'entrevoir une Cité rendue harmonieuse par la connaissance du Bien et du Bon.
Mais les âmes d'or, capables de philosopher, sont fort rares. Celles d'argent, capables de pressentir la philosophie, ne sont guère nombreuses. Celles de bronze en revanche, inaptes à la pensée philosophique, sont en grand nombre. Il faut néanmoins les faire vivre ensemble.
Comme on ne peut enseigner le Bien à une âme inapte à le saisir, on va réviser à la baisse les prétentions philosophiques, et on va se contenter de faire que l'homme doté d'une telle âme agisse conformément au bien. Ainsi, les hommes les plus philosophes et les hommes les plus grossiers pourront, sinon se comprendre, du moins cohabiter. À cette fin, on va leur enseigner, non la vertu, mais des comportements propices à engendrer en eux une disposition à susciter des actes conformes à la vertu et à l'ordre. Le Platon des Lois, plus âgé, et peut-être désabusé par l'expérience, en vient à se suffire de la simple pratique de la vertu. Ce que quelques rares philosophes font par philosophie, la masse va le faire par influence du dehors, par "hétéro-nomie".
Pascal disait qu'il fallait se mettre à genoux, prier, et que la foi viendrait. Chez Platon, il ne s'agit pas de foi, mais simplement de participer au corps social : on va mettre de l'ordre dans les mouvements du corps humain, de façon à en obtenir des retentissements positifs dans l'âme.
La société est donc comme une pyramide ayant quelques philosophes à la pointe, et beaucoup d'ignorants à la base. Les premiers se régleront de façon "auto-nome" par la pensée. Quant aux autres, la danse et la chorale leur serviront de philosophie. Le faire réglé leur servira de pensée. Le chant et la danse mesurés leur enseigneront, obscurément, une règle de vie.
Les passions humaines sont un chaos qui doit être mis en ordre autant qu'on peut, par la pensée, par l'art. Or, pour Platon, il en va de même pour l'univers entier (à moins que ses doctrines sur l'univers ne soient que projections anthropomorphiques, ce qui, en définitive, change peu de chose au problème).
A l'origine, un chaos, qui n'est nullement absence de forme mais, tout au contraire, profusion de formes anarchiques, ennemies, discordantes, incompatibles, monstrueuses et donc non-viables. Bien loin d'être une pâte lisse et ductile, le chaos est un excès, une superposition, une surcharge de formes incohérentes, de "choses" innommables qui sont, dit Platon, sans harmonie, sans concert. Ce chaos est originel, c'est-à-dire incréé. On n'est pas ici dans l'univers chrétien où un Dieu tout puissant crée tout à partir de rien, et crée donc un monde dont il est entièrement responsable. Au contraire, le Dieu, ou la divinité, est un démiurge, c'est-à-dire un artisan : celui qui travaille (ergon) pour le peuple (demos) ; mais aussi celui qui se contente de transformer un matériau qu'il ne crée pas, matériau qui n'est pas toujours aussi propice qu'on le souhaiterait. A l'opposé du Dieu chrétien, le Démiurge hérite un matériau déjà in-formé, mal-formé, et il doit le rectifier du moins mal qu'il peut, de même qu'on s'arrange, tant bien que mal, pour faire une poutre avec un arbre.
Le monde donc (le cosmos) n'est pas créé, mais fabriqué par un artisan divin à partir d'un chaos, d'un désordre. L'artisanat (l'artifice, l'artificialisme, l'art...) est aux origines du monde. Et la principale tâche du Démiurge va être d'introduire de la règle, de la mesure dans le désordre initial : il y aura monde, cosmos, quand règnera - toujours partiellement - le Nombre. Le premier travail du Démiurge sera donc de tracer des repères stables dans ce bourbier. Le temps ne sera plus anarchique, mais réglé "comme du papier musique", avec des barres de mesure bien régulières. C'est sur cette grille d'un temps nombré que se pourra constituer un monde digne de ce nom, un monde qui soit un "concert", selon un temps scandé et prévisible.
On voit sans peine que l'apprentissage du chant et de la danse sera, pour les âmes simples, une réédition en petit (en "microcosme") de ce que le Démiurge a fait en grand (en "macrocosme"). Le chaos humain initial sera organisé sous la houlette d'un coryphée. Et, de même que, le temps passant, le désordre tend à revenir dans le monde (le chaos dans le cosmos), les passions humaines tendent à se dérégler : d'où la nécessité de chants réguliers, annuels, pluri-annuels, d'une liturgie qui joue le rôle, par le biais de l'art vocal, d'une gymnastique corrective des sentiments. Le coryphée est un horloger des passions, qui construit et remet à l'heure les délicates horloges internes (noter les différences avec la catharsis aristotélicienne).
L'éducation des simples, comme la création du monde, est d'ordre musical. On met la mesure (au sens de "juste mesure", mais aussi de "barre de mesure") dans ce qui est dé-mesuré. On impose au temps cosmique et au temps humain, de "marcher au pas" - comme dans une cour de caserne. Il faut d'abord assurer la régularité comme base, comme assise de toute "discipline" ultérieure, que cette discipline soit noble et consentie (philosophie), ou imposée du dehors (gaîtés de l'escadron).
Le Temps est désormais structuré, découpé en unités égales, nommables, nombrables : on sait où on en est, et on peut se rencontrer dans la vie sociale. Tout le monde (le français comporte ici un double sens très platonicien) "s'y retrouve". On peut vivre dans le monde et en société, par la médiation de cette abstraction apparemment glaciale qu'est le Nombre.
Dans la trop célèbre Allégorie de la Caverne, on oublie souvent de remarquer que tout ce qu'il y a de bon dans l'univers procède du soleil au cours régulier, et que ce sont des phénomènes périodiques, rythmiques, réglés : jours et nuits, saisons, années, cours régulier des astres, etc. C'est par cette régulation initiale que les fleurs viennent à tous les pommiers en même saison, et que tous les hommes se retrouvent au stade ou au théâtre.
L'apprentissage et la pratique du chant choral et de la danse collective sont donc chez Platon d'une importance primordiale pour l'existence collective. C'est par là qu'on va imprimer profondément chez tous les hommes un sentiment de solidarité et une grande capacité de "co-ordination". Suivre un même ordre permet de réaliser de grandes choses, et fait se sentir frères. On peut, à proprement parler, vivre ensemble, travailler ensemble, col-laborer.
On voit que pour Platon, il y a un lien étroit entre cohésion sociale et cohésion interne. On ne fait pas une société stable avec des individus qui ne le sont pas - a fortiori dans un monde qui ne le serait pas. Mais aussi la stabilité sociale stabilise les individus.
On comprend aussi que la philosophie puisse être dite "art suprême", puisqu'on est ici tenté de dire que chorale et chorégraphie sont "la philosophie du pauvre".
Mais, on le voit, il ne s'agit pas de n'importe quel art : il s'agit toujours d'arts du temps. La critique platonicienne des peintres demeure entière : ils créent des mondes fictifs, moins réels que le réel. Ils sont donc fauteurs de dégradation, de chute, d'entropie. Ils introduisent des fictions qu'ils font passer pour des réalités. Ils trompent le monde et augmentent le désordre. Les arts plastiques sont des arts du "trompe-l'œil", des techniques d'illusionnistes. Les arts de l'espace sont dégradation, alors que les arts du temps sont formation, construction.
En outre, bien sûr, ces arts qui civilisent l'homme sont toujours pratiqués. Il s'agit moins d'aller écouter le chœur que d'y chanter soi-même, inséré dans le groupe, fondu en lui. L'expérience fondamentale ne doit pas être celle de la distance critique du spectateur, mais celle de l'auto-surveillance afin de ne pas entrer en discordance avec le corps social.
Les arts plastiques cumulent donc les deux défauts : ils imitent de façon dégradante, et ils sont le fait de spécialistes dont la population achète ou contemple passivement les œuvres.
La chorale a sa valeur en elle-même. La répétition y compte plus que la représentation. En outre, il est notable que les arts valorisés par Platon ne sont pas figuratifs. A la rigueur, s'ils imitent quelque chose, c'est la régularité du cosmos lui-même, du Temps lui-même, et, l'imitant, ils le recréent, le rénovent en eux et dans la société. Bien loin d'être des arts de "récréation" (aller à la chorale pour son plaisir), ils sont des arts de re-création (du monde).
Ils re-créent le monde, un peu comme le font les mythes qui, par récitation, renouvellent régulièrement l'univers. Mais ce sont, si l'on ose dire, des mythes sans mythes, c'est-à-dire débarrassés de leurs oripeaux narratifs et naïfs. Pas de tromperie, pas de faux-semblant, pas de trompe-l'œil ni de trompe-l'oreille, tout au contraire : on se remet à neuf, au niveau de la perfection initiale. On rend le temps "pur à sa place première". On rénove une régularité cosmique, dont on a toujours plus ou moins le sens, mais dont on peut dériver insidieusement, de même que la chorale a toujours tendance à baisser son diapason.
Les arts du temps et de la mesure collectivement retrouvée sont donc des rites, des cérémonies, des cérémoniaux cosmico-psychagogiques, des médications collectives de l'âme, une psychiatrie à ciel ouvert et à pleins poumons.
La République avait pour but de rendre les hommes bons et lucides, bons par lucidité. Échec. Les Lois tiendront compte de cet échec, et assumeront la scission ontologique de la société en deux catégories : ceux qui savent, et ceux qui ne savent pas. Et il est bon que ceux qui savent commandent à ceux qui ne savent pas.
Donc, à ceux qui ne savent pas la vérité, on va se contenter (pessimisme pédagogique) de la leur faire croire, ou sentir. Et le meilleur moyen sera, bien que l'expression puisse sembler très bizarre, de la leur faire agir : la danse "agit la vérité"
On voit alors que le philosophe ne poursuit pas un but très différent de celui du sophiste (faire consentir les gens à des choses qu'ils ne comprennent pas), mais qu'il agit par des voies différentes. Le philosophe gouvernant, grand ordonnateur des chants et danses, va gagner les cœurs par la persuasion. Mais cette persuasion ne s'obtiendra pas tant par la profération de paroles enjôleuses, que par des gestes accomplis par le peuple lui-même.
On peut faire croire n'importe quoi (Lois II 664 début). Mais aussi, on sait fort bien quelle est la croyance la plus juste. Le tout est maintenant de la faire passer dans le peuple, d'une façon ou d'une autre. Il s'agit d'obtenir que la communauté entière parle toujours d'une seule et même voix, aussi bien dans ses chants que dans ses légendes et dans ses propos (cf. 664). Et il conviendra que les chorales, non seulement chantent juste, mais aussi proclament la justesse de ce qu'elles chantent.
Les chants doivent être beaux, mais aussi utiles, formateurs. Le beau, ici, sert de fourrier au vrai. Et donc (802) il ne s'agit absolument pas de choisir ou de modifier telle musique pour augmenter le plaisir, car le plaisir n'est ici que vecteur : s'il faut la modifier, c'est seulement dans le sens d'un ordre plus grand.
"Toute pratique dépourvue d'ordre en matière de musique, est meilleure mille et mille fois, une fois qu'elle a été ordonnée, fût-elle alors d'une musique dont la douceur ne flatte pas le goût !"
De même, Platon disait qu'entre ce que propose le cuisinier et ce que propose le diététicien, il faut choisir. Il faut choisir entre ce qui flatte, et ce qui fait du bien. Chants et danses doivent être adaptés, non au goût, mais aux intentions du législateur. Car (802) les hommes sont "nourris" (c'est-à-dire "élevés") dans la musique qui leur crée un arrière-plan mental plus ou moins conscient. Il y a par exemple une musique masculine, qui incline à la grandeur, au courage ; et une féminine, qui incline à la modestie. Une musique qui incite à la paix, l'autre à la guerre. Mais le choix ne doit pas être, comme sur la carte de restaurant, une question de goût, ou de lubie, mais d'utilité générale. Le plaisir, ici, est tout secondaire. Il vise seulement à "faire passer", à "insinuer", pour parler de façon plus classique, une certaine structuration mentale.
En une admirable comparaison (803), Platon évoque la construction des bateaux : on bâtit certes le carénage extérieur (on vise au plaisir sensible), mais en ayant dans l'idée la charpente intérieure, essentielle et invisible (les effets psychologiques et sociaux). Certes, la plupart des gens croyant à ce qui se voit et se sent, s'inquiètent plus de la couleur du carénage que de la structure interne de la charpente : ils croient que l'amusement, le plaisir de danser et chanter sont le but auquel tendent les occupations sérieuses que sont le solfège, les exercices, les répétitions, etc. Alors que c'est l'inverse : le sérieux est le but, la fin, le noyau essentiel de ces amusements.
Chants et danses obtiennent donc un double résultat : inessentiel (amusement) et essentiel (éducation, ré-éducation). C'est pourquoi on peut interpréter au propre comme au figuré la formule (653) : "L'homme sans éducation est en dehors de tout chœur". Il est chaos pour lui-même et pour autrui. Au contraire, l'homme bien éduqué peut tenir sa partie comme il convient dans le chœur.
Quant aux "goûts", ils expriment seulement une subjectivité très secondaire. Là, on se limite au niveau du plaisir immédiat, alors que l'objet des manifestations chorales est une imitation de nos façons de vivre.
Le chœur imite la bonne vie, et, la faisant imiter, rend plus capable de la vivre. Si on découvrait (677) une loi sur ces sujets, il faudrait à tout prix la conserver. En revanche, on s'en doute, la recherche de la nouveauté est une voie très dangereuse, car le vrai est le vrai, et ne peut que le demeurer. Le changement pour le changement est une ineptie de dépravé (660). On ne saurait critiquer la pratique chorale consacrée en la qualifiant de "vieille", car la vérité ne vieillit pas.
Le chant a donc une valeur morale essentielle : il constitue une sorte de religion civique. Cf. 659 : "Ce que nous appelons des chants, cela s'est transformé en incantations pour les âmes, incantations dont le but, si on les pratique avec sérieux, est cette sorte d'harmonie concertante dont nous parlons".
On a accusé Platon de totalitarisme. C'est probablement excessif. Il est incontestable en revanche qu'on peut trouver, dans la "politique culturelle" qui vient d'être décrite, des façons fort autoritaires d'appréhender la vie sociale. Il faut cependant faire la part des époques, et ne pas oublier que la cité grecque avait un mode d'unité, un besoin de cohésion dont nous pouvons avoir une certaine connaissance, mais non le sentiment. Toutefois, l'idée de régler les pensées et les comportements des gouvernés par le biais de cérémonies organisées par les gouvernants a eu une longue et récente postérité. Tout ce qui doit s'enseigner, et la façon de l'enseigner, y compris le plaisir, doit l'être conformément aux prescriptions de la Cité.
Le même raisonnement qui est appliqué à la danse par Platon, pourrait l'être aux passions selon Descartes.
Chez Descartes, les passions sont négatives puisqu'elles sont des mouvements, le plus souvent désordonnés, qui, du corps, passent dans l'âme et y suscitent de fausses et tristes pensées. Âme et corps étant reliés par la glande pinéale (au milieu du cerveau), celui qui digère mal transmet, de par son corps, à cette glande, des mouvements tels que des pensées pessimistes s'ensuivront presque inévitablement. Les "passions" sont donc l'âme pâtissant des soubresauts du corps.
Mais elles prouvent aussi l'union de l'âme et du corps, et font luire l'espoir de faire servir le dispositif au profit des passions positives. Une autre disposition du corps, une autre hygiène de vie, disposeront l'âme à des pensées gaies et non plus tristes. On peut donc agir sur l'âme par l'intermédiaire du corps. Certes, il ne s'agit pas, pour Descartes, de danser ou de chanter. Mais l'analogie avec Platon est frappante.
Chez Platon : on danse comme on vit. Cela peut se retourner : peut-être vit-on comme on danse ? Faisons-les danser autrement, et ils vivront autrement : ils vivront comme ils auront dansé.
En fait, l'art platonicien, on le voit, n'est nullement aimé pour lui-même : il est outil, outil de gouvernement. Il est précieux car il permet au gouvernant d'aller au plus intime du gouverné, sans avoir l'air d'y toucher. L'âme - et c'est cela qui est terriblement pessimiste - l'âme n'est pas, en apparence, accessible à l'Etat, ou au tyran. En fait, elle l'est, par l'intermédiaire du corps, des plaisirs sensibles, des rythmes sensibles.
Dansez, il en reste toujours quelque chose. Montaigne raconte que Platon tançait un enfant qui jouait aux osselets. L'enfant protesta que c'était là bien peu de chose. A quoi Platon répondit : l'habitude n'est pas chose de peu.
Un des thèmes constants d'Alain, dans ses Propos sur le Bonheur, est qu'il faut mimer la santé, la bonne humeur, qu'il faut commencer par sourire, parce que le corps pèse sur l'âme, et la modifie. L'âme, à terme, ne peut pas ne pas mimer le corps, en opérer, pour parler platonicien, la "mimêsis".
Proclos, platonicien tardif, propose une étymologie controuvée mais instructive : chronos (le Temps) viendrait de choro-noos : l'Intelligence qui danse. En cela, Proclos suit très fidèlement l'esprit de Platon qui, dans le passage assez connu de Timée 37, dit que le Temps devra être comme une image mobile de l'éternité, ou bien une image à l'éternel déroulement rythmé par le nombre.
Les Planètes, dit le même texte, sont des instruments du Temps : cette perfection astrale descend sur terre par le ballet. Dans la danse, c'est l'unité d'une même mesure qui revient sans cesse, et même si cette mesure ne se bat pas circulairement, elle forme un circuit, un éternel recommencement.
Il y a dans la Cité une métrique du temps, métrique qui est à la fois sociale, morale, cosmique, psychologique.
On peut bâtir une architectonique des unités temporelles, qui se correspondent entre le cosmique et le chorégraphique :
- heure, jour, mois, année etc.
- temps, pied, vers, strophe, laisse, etc.
On comprend donc, mais dans un contexte plus pessimiste, que :
(Rép. III 401) : "La musique est la partie maîtresse de l'éducation, parce que le rythme et l'harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l'âme et à la toucher fortement, et par la beauté qui s'ensuit, ils embellissent l'âme, si l'éducation a été convenable".
Bien sûr, car il ne s'agit pas de faire écouter du Mozart à un rustre abruti. Mais Platon dit bien que la musique est ce qui nous émeut le plus profondément, bien plus profondément par exemple que la peinture. La peinture, vue à distance, peut nous tromper, nous donner de fausses opinions, mais elle nous change peu : elle est légère sur notre âme. Mais la musique prend l'âme, si l'on ose dire "à bras le corps", le travaille en pleine pâte, brasse les viscères jusqu'au plus profond, les redispose, provoque des sécrétions et des sensations intenses : elle nous emporte comme sur un océan.
La peinture, dans ses effets, est bien plus "superficielle" (on peut comprendre : plus raffinée, plus aristocratique). La peinture est chose que nous voyons : elle est objet dans notre champ perceptif. Au contraire, la musique (et l'architecture) est chose dans laquelle nous sommes, qui nous englobe, nous emporte, nous entraîne. Elle est infiniment plus forte que nous.
La musique nous "travaille au corps", nous bouleverse, ou nous restitue, nous rétablit. D'où la possibilité d'une musicothérapie. Le musicien (muse, Musique : art par excellence) nous tient à sa merci. Il est le grand maître des internes et secrets robinets à sécrétions hormonales (cf. p. ex. ce que Saint-John Perse dit de Pindare dans une de ses lettres de jeunesse).
La danse platonicienne a finalement une fonction assez voisine de celle du mythe : faire sentir, faire pressentir ce que l'on ne peut exactement démontrer ou déduire. Par la danse comme par le mythe, on devient obscurément philosophe, on assouvit en partie notre "sombre soif de la limpidité" (Valéry).