Valéry : une saynète primitive

Pas besoin d'être doté d'une troisième oreille bien sensible pour détecter la petite musique qui se dégage de ces quelques lignes : c'est net.


Valéry Mélange Instants (Œuvres, Pléiade 1-373) :

À côté de mes réflexions, ces diables ouvriers frappent, cognent, font sauter mes idées à coups de marteau, m'infligent des rythmes. Je devine qu'un clou commence à pénétrer dans le bois et s'y enfonce jusqu'à la tête.

Je suis marteau, clou et bois. Un autre attaque la pierre, et je perçois le bruit sec, argentin du ciseau heurté heurtant. Cinq secondes pour le clou, et les coups vont en s'espaçant et en s'élargissant jusqu'à atteindre la pleine sonorité du bois qui est rejointe quand le clou est à fond, et que le choc qui le confirme dans le bois porte sur la tête et le bois.



À côté de mes réflexions,

Mes réflexions, en principe, sont extraterritoriales. Et pourtant leur territoire est envahi par les activités d'autrui. Mon activité silencieuse ne déteint pas sur celle d'autrui, mais celle, bruyante, d'autrui, déteint sur la mienne.

A côté de mes réflexions, il y a des actions. A côté de mon silence, il y a du bruit, par lequel je me retrouve (ou ne me retrouve pas) à côté de moi-même, hors de moi, exilé, aliéné, évincé. Je suis déporté dans le bruit qui m'est infligé et auquel je ne peux pas ne pas être attentif.

ces diables ouvriers

Non pas "ces diables d'ouvriers", ce qui serait une banale malédiction. “Ouvriers” ici est adjectif. Ce sont bien des diables, habillés en ouvriers, qui exercent le diabolisme sous la schématisation d'ouvriers. Il y a peut-être là une allusion aux “esprits frappeurs” ; en tous cas au spiritisme, où les chocs font apparaître l'esprit. Ici, ce sont les esprits qui frappent, et ce sont leurs chocs qui font disparaître mon esprit. Je suis empiriquement solidaire du monde : un vulgaire marteau défait ma pensée. Car, dans la sensibilité, le système nerveux est le bourreau de soi-même ; comme Valéry l'a très bien dit (as usual), la sensibilité, c'est la disproportion.

Valéry aime bien le démonstratif ("Ce toit tranquille...") qui a un caractère d'évidence : vous voyez (ou vous entendez) ce que je veux dire. Il a un puissant effet de rapidité, de proximité, d'identification immédiate du locuteur. Ce toit tranquille, vous le voyez ; ces coups de marteau, vous les entendez comme moi, pas besoin de vous faire un dessin. Diderot déjà usait en virtuose de ce procédé d'hallucination du lecteur ("Voyez-vous cet œuf ...")

frappent, cognent,

Les marteaux frappent les clous, mais aussi, incidemment, moi. Je suis un dégât collatéral. "Cognent", redouble et renforce "frappent"

font sauter mes idées à coups de marteau,

Ils me font sursauter, tressauter. "La raison pure n'a pas de sursaut" (P. Larousse) et si ma pensée sursaute, elle n'est plus pensée. Elle meurt instantanément, comme Narcisse disparaît du miroir aquatique au moindre souffle. Nietzsche philosophait à coups de marteau ; Michel-Ange construisait à coups de marteau ; ici, on me défait à coups de marteau.

m'infligent des rythmes

Mes idées à moi sont évacuées au profit de leurs rythmes à eux (les ouvriers, ou les marteaux, peu importe). C'est une sorte de viol rythmique pour une pensée qui se voudrait lisse (arrythmiston, pour faire cuistre). Déjà, la Pythie avait dû subir cette agression qui l'évinçait, à son corps, défendant de son libre-arbitre (§§ 19 et 20) :

Entends, mon âme, entends ces fleuves!

Quelles cavernes sont ici ?

Est ce mon sang?... Sont ce les neuves

Rumeurs des ondes sans merci?

Mes secrets sonnent leurs aurores !

Tristes airains, tempes sonores,

Que dites vous de l'avenir !

Frappez, frappez, dans une roche,

Abattez l'heure la plus proche...

Mes deux natures vont s'unir!


O formidablement gravie,

Et sur d'effrayants échelons,

Je sens dans l'arbre de ma vie

La mort monter de mes talons !

Le long de ma ligne frileuse,

Le doigt mouillé de la fileuse

Trace une atroce volonté!

Et par sanglots grimpe la crise

Jusque dans ma nuque où se brise

Une cime de volupté !


La conscience du penseur est violée par un bruit extérieur ; mais ce viol se fait bien sûr par un bruit qui imite une copulation, une pénétration progressive et rythmique qui, en pénétrant le bois, me pénètre. Cette pénétration est à la fois une réalité (pour le bois et pour mon oreille) et un phantasme (pour mon moi et mon narcissisme). Elle va jusqu'à la pénétration complète, que je déduis par l'audition, comme l'enfant, selon Freud, esquisse et interprète la scène de ses parents à partir d'indices auditifs partiels et inquiétants pour l'intégrité de son Moi.

Ma réflexion se voudrait sans rythme, sans rapport au corps. Mais je ne me contente pas d'entendre, je devine, et je deviens. J'y pense malgré moi : cela se pense en moi, comme dirait Hölderlin. La progressivité dans la prise de conscience est bien marquée : « Je devine..., je suis..., je perçois... » : on franchit des degrés, comme le Dieu dans la nuque de la Pythie.

Le Moi est en danger de mort, et donc en légitime défense. Il se sent légitimé à tuer, par exemple, quand il s'agit d'un chien :« ce chien insupportable, tantôt pleurant, tantôt aboyant, ne permet qu'idées rompues, et je le tuerais volontiers si je le pouvais (...) » (Principes d'Anarchie pure et appliquée p. 15).

De même la concierge qui se visse vicieusement, tour par tour : « Tous les matins l'arrivée du courrier m'assomme en plein travail. A huit heures 20, j'en ai mal aux entrailles, et je pressens la concierge aux vieilles mains pleines de plis qui se visse dans l'escalier des cuisines. Adieu, le dieu ! » (Lettres à quelques-uns, lettre à Paul Souday, 1929 pp. 181-182). Le pas régulier, le pas de vis, implacable, annonce et donc accomplit déjà la mort de la pensée dans un escalier qui est l'analogue d'une colonne vertébrale.

Je devine qu'un clou commence à pénétrer dans le bois et s'y enfonce jusqu'à la tête.

Vision hautement fantasmatique. Valéry a toujours craint dans le plaisir sexuel, de "perdre la tête", pas seulement au sens figuré.


A l'incidente près du ciseau sur la pierre et non plus sur le bois, le deuxième paragraphe ne fait qu'amplifier le premier, comme le quatrain amplifierait le tercet.

Je suis marteau, clou et bois.

Ce bruit me rend fou, c'est dit en termes non-équivoques: "je suis marteau"...

Valéry n'a jamais envié, au contraire, la capacité du poète à devenir ce qu'il perçoit. L'hypersensibilité empathique d'un Keats était ce qu'il fuyait du plus loin, avec horreur.

Mon esprit est annulé par mon corps. C'est une crucifixion ; je suis crucifié par l'oreille

Un autre attaque la pierre, et je perçois le bruit sec, argentin du ciseau heurté heurtant.

La formule est très héraclitéenne : on répète le même (le heurt) qui est en même temps le contraire (reçu, infligé)

Cinq secondes pour le clou, et les coups vont en s'espaçant et en s'élargissant jusqu'à atteindre la pleine sonorité du bois qui est rejointe

En termes aristotéliciens, le clou a atteint sa fin, il a accompli son parcours local et sa mission, sa vocation de clou : le clou rejoint son essence quand la tête rejoint le bois. Il atteint à la plénitude (vollbringen, fulfill).

quand le clou est à fond, et que le choc qui le confirme

Les sonorités sont ici cruellement mimétiques : de la musique imitative

Kand le Klou est à fond, et Ke le choK Ki le Konfirme

La prose valéryenne était suffisamment virtuose pour échapper, si elle le voulait, à cette rafale qui se termine sur un dernier coup, inutile, redondant, qui sert juste à vérifier que la tête est entièrement engloutie.

dans le bois porte sur la tête et le bois.

Valéry ne précise pas la tête "du clou", car c'est aussi la sienne. Mais il répète bien pesamment la syllabe "bois" : il n'y a plus que du bois comme, chez Hugo, à la fin des Travailleurs, « Il n'y [a] plus rien que la mer. » Le clou a disparu, englouti par la materia : étymologiquement, la matière, le matériau, c'est la mère (cf. l'esp. madera), et le bois est la mère par excellence). Le moi est devenu bois.


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Valéry parle rarement de coups de marteau. Mais il se trouve (est-ce un hasard ? c'est peu probable) que l'autre apparition de ce thème se fait, dans les Cahiers, sur le mode d'une expérience de "mémoire résurrectionniste" :

Cahiers 1920, C, VII, 569 [Pléiade C1-1230] :

Coups de marteau.

J’entends des coups de marteau, ce 3 août 1920, qui sont, pendant un/n° de seconde, les coups de marteau qui à Cette, vers 1880, bâtissaient les baraques de la foire vers le 15 août.

Le choc d’aujourd’hui frappe sur le bois de 40 ans. Cette restitution naïve semble me dire que l’indiscernable n’a pas de date. La sensation nette et pure d’alliages est sans âge. L’âge est l’intervalle des incompatibles. Le choc a éveillé ces baraques de Cette : le rythme a agi. J’ai vu les platanes, les bois, les planches, l’Esplanade – l’ennui, le marché – J’y étais. Peut-être les mêmes coups, il y a dix ans, n’eussent pas rétabli ce passé ?


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Dans la foulée, on peut se souvenir de quelques textes "pénétrants" :

Platon : Chaque plaisir et chaque peine a pour ainsi dire un clou avec lequel il l’attache et la rive au corps, la rend semblable à lui et lui fait croire que ce que dit le corps est vrai. (Phédon)

Proust : « Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.

Mais, le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de ceux où la charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne pouvait se lever ; Françoise, n'étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était en train, dans l'arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par F. hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui fendre le cou sous l'oreille, des cris de "sale bête ! sale bête ! ", mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peu moins en lumière qu'il n'eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d'un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : "sale bête ! " Je remontai tout tremblant ; j'aurais voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m'eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces poulets ? ... Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. » (Du côté de chez Swann Pléiade t. 1 p. 121)

Baudelaire

Je te frapperai sans colère [...]

Comme un tambour qui bat la charge! [...]

Je suis la plaie et le couteau!

Je suis le soufflet et la joue,

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau!

(L'Héautontimorouménos)

J'entends déjà tomber, avec un choc funèbre,

Le bois retentissant sur le pavé des cours. [...]

J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe;

L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.

Mon esprit est pareil à la tour qui succombe

Sous les coups du bélier infatigable et lourd. [...]

(Chant funèbre)