Valéry : la visite à Meredith

Valéry, Earlier visits to England, in Souvenirs et réflexions, éd. Bartillat p. 46 :

"Le terrain s'élevait peu à peu, et je distinguai bientôt sur le ciel au haut de la pente une masse légèrement dorée par le couchant : masse formée de quelques arbres groupés autour d'une cabane, et devant la cabane, je distinguai quelques personnes assises qui devenaient peu à peu des hommes et des dames prenant le thé. J'étais fort intimidé de devoir m'avancer en pleine lumière vers Meredith et ses hôtes. Je me figurais l'impression que devait leur produire ce petit personnage étranger, marionnette noire sur fond vert qui s'avançait et montait avec embarras vers eux. Alors un vieillard assez étrange se leva difficilement et vint vers moi. [...] Quand il fut à trois pas, [...] le pied lui manqua et il tomba de tout son long devant moi. J'ai l'étrange souvenir d'avoir relevé avec une facilité extraordinaire le corps amaigri de cet homme assez grand".


Valéry prétendait ne pas être un narrateur, et pourtant, si minime soit l'anecdote rapportée, elle l'est toujours de façon parfaite — et parfaitement valéryenne. C'est le cas ici : l'apparente neutralité du propos laisse affleurer bien des thèmes, bien des pensées exprimées ailleurs de façon théorique.


Le jeune homme rend visite au vieux et glorieux poète dans sa résidence champêtre. La distance qu'il franchit est peu marquée par l'effort physique (la côte est modérée, le marcheur est jeune). En revanche, le parcours est très efficacement balisé par l'évolution de la perception changeante qu'il a de son but.

D'abord, sur un fond de "ciel" qui n'est pas autrement défini, on a une "masse légèrement dorée", peu caractérisée donc : c'est une lueur, une tache de peinture, une matière sans forme, qui n'est encore que couleur, dans le flou du lointain.

Puis cette masse se précise, toujours modérément, à la vitesse de la marche : "masse formée de quelques arbres groupés autour d'une cabane". On ne perçoit là encore qu'une forme inchoative, esquissée par "quelques" arbres, et "une" cabane. On est décidément dans l'indéfini, visuel et grammatical, dans l'esquisse, la pochade, le flou.

Une vue qui se précise par étapes : ce thème est éminemment valéryen. On connaît ses innombrables descriptions de levers du jour, d'un monde qui se manifeste lentement, se colore, se dessine, se caractérise peu à peu sous l'effet révélateur de la lumière croissante — descriptions qui reviennent à narrer une naissance, une apparition aux yeux d'un sujet. Ici, même détermination progressive, mais sous l'effet de la distance décroissante.

Cela se fait par le rapprochement dû à la marche, mais Valéry ne le dit pas. L'œil qui voit tout ne se voit pas, et le sujet ne se voit pas marchant. D'où le caractère purement visuel, pictural de ce passage. Il s'agit de donner l'impression que c'est la chose elle-même qui change, qui devient, et non le sujet qui se meut vers elle. Le "regard innocent" (thème anglais et valéryen) est celui du petit enfant vers qui les choses s'approchent, sans qu'il ait besoin d'aller à elles.

Pour souligner discrètement cette genèse de la chose qui "se produit", qui se constitue, qui advient [Ereignis] devant le regard, Valéry n'hésite pas à répéter le mot "masse", qui insiste sur l'indistinct, en maintenant le centrage sur l'évolution de la chose ("... masse légèrement dorée par le couchant : masse formée...").

Le temps passe, rendu avec une économie maximale (deux lettres !) : "Et". On est dans la phénoménologie : l'être se donne progressivement à travers la durée d'une expérience personnelle : "Et devant la cabane, je distinguai quelques personnes assises". On gagne en distinction, mais le flou n'est pas évincé. On peut discerner des êtres humains, qui sont assis, mais qui sont seulement "quelques" : si on ne peut les compter, c'est qu'il apparaissent encore comme très "quelconques". Le brouillard visuel se lève (verres successifs dans le cabinet d'ophtalmologie).

"... qui devenaient peu à peu des hommes et des dames prenant le thé." Voilà, on sait de quoi il s'agit. Le parcours est accompli, les énigmes sont résolues, les choses et les êtres sont stabilisés dans ce qu'ils sont. On a un concept pour chaque percept, une idée pour chaque impression. Il n'y a plus de décalage entre l'œil et la pensée. L'interrogation se dissout. Mais Valéry nous suggère encore, par l'écriture, que ce sont les choses qui ont changé, qui sont "devenues".

Ce sera un procédé très important du roman "phénoménologique" que de rapporter à la chose elle-même ce qui n'est (selon un raisonnement ultérieur) qu'un effet de point de vue - donc d'entériner l'apparence comme telle, fût-elle illusion. Les textes de Nabokov par exemple sont tout émaillés de ces étranges translations : le personnage myope s'assied, nous dit l'auteur, sous un grand arbre jaune — qui se révèlera parasol.

"J'étais fort intimidé de devoir m'avancer en pleine lumière vers Meredith et ses hôtes." On ne reçoit plus des couleurs, on produit une interprétation conclusive. On sait qui est qui, qui exerce quelle fonction, et donc qui réclame quels égards. Ce qui ne va pas sans une autre inquiétude, celle de se comporter de façon adéquate.

Aussi bascule-t-on, de façon toute naturelle, de la conscience tournée vers l'interprétation des couleurs, à la conscience du moi engagé maintenant dans un rapport social. C'est moi désormais qui suis en pleine lumière. Je ne suis plus regardant, mais regardé. Je ne suis plus sujet, mais objet pour autrui.

Mais précisément, puisque je suis vu, c'est que je l'ai été dès le début. Les analyses de Sartre sur le regard et la honte sont largement présentes, en leur principe, chez Valéry : voyant autrui, je prends conscience que j'étais vu par lui. Selon un effet de miroir très valéryen, les rôles s'inversent. Pendant que je les voyais passer de l'indétermination à la détermination, eux aussi me voyaient parcourir, en même temps que la route, ces mêmes étapes de genèse, de singularisation. Tandis qu'ils naissaient pour moi, je naissais pour eux. J'étais tache noire sur fond vert, dans le tableau qu'ils voyaient quand je les apercevais moi aussi, brouillés, dans un fond de tableau. Je me vois donc avec leurs yeux ; je me vois lointain. Salubre hygiène de pensée que de savoir se décentrer, se mettre à la place d'autrui, et savoir qu'on est objet pour lui. Dans le sonnet César, l'empereur aperçoit au loin un pêcheur, réduit à un point, à presque rien ; mais pour le pêcheur, César à sa balustrade est lui aussi un quasi-néant. Chacun est l'infime de l'autre.

Alors, conformément à une constante valéryenne, je me vois comme corps : tache noire, matérialité, pur objet, "marionnette". Ce fut le mot de Valéry quand il vit le bref film muet où il causait avec Gide** : saccadé, petit, et pas costaud. De même, dans l'épreuve (aux deux sens) du miroir, moi sujet voit moi-objet ; moi-esprit voit moi-visage. Que ce soit Narcisse à la fontaine ou Valéry au miroir, "L'immortel y voit son mortel". Le sujet indéfiniment variant s'y voit chose invariable, finie - désertée de vie.

Mais la situation de nouveau s'inverse : le grand vieux poète, pour accueillir le jeune petit confrère, s'avance, embarrassé lui aussi de ce corps décidément toujours incertain, il se lève difficilement, et... "quand il fut à trois pas, [...] le pied lui manqua et il tomba de tout son long devant moi. J'ai l'étrange souvenir d'avoir relevé avec une facilité extraordinaire le corps amaigri de cet homme assez grand".

Le jeune homme se sent marionnette pour les autres, mais le vieillard est marionnette pour de bon : pantin dysfonctionnant et presque vide. Parfaite illustration des rapports que théorise Valéry entre intérieur et extérieur ; mais aussi, peut-être, allusion allégorique à la minceur de l'héritage littéraire recueilli par la génération montante.


** https://www.youtube.com/watch?v=HrMvtVxZtTI