[version légèrement retouchée de la communication faite au séminaire "parrhésia" de V. Laurand, le 16 mai 2013]
L'homme seul... :
à Bierce qui disait dans son Dictionnaire du diable : "Seul : en bonne compagnie"
Valéry répond non sans amertume : "Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie".
En attendant Hemingway, qui n'y va pas par quatre chemins : "De quelque façon qu'il s'y prenne, un homme seul est toujours foutu d'avance."
L'homme seul au milieu de tous a été magistralement décrit par Flaubert vers la fin de la première version de L'Éducation sentimentale
[cf.http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99%C3%89ducation_sentimentale/1845, p. 306] ;
il relèverait de la vision de Bierce si cette solitude n'était pas l'amertume d'une communication impossible et décourageante avec un monde mesquin et méprisable..
Alors, a fortiori, l'homme seul contre tous risque beaucoup souffrir....
Le Seul contre Tous en effet n'est pas seulement un isolé, un ermite qui ne peut que taire ses opinions. Il est tout au contraire un Imprécateur : il vocifère inlassablement à contre-courant, il s'oppose frontalement et insolemment à un Zeitgeist qu'il exècre, il s'époumone à proclamer des valeurs que l'on dirait aujourd'hui "inaudibles" pour une masse qui ne pourra que l'écraser, le ridiculiser, l'oublier. Mais qu'importe : il ne peut pas se taire. Il s'adresse avec hostilité à un public qu'il considère comme radicalement hostile ; il en appelle avec virulence aux hommes, contre ce que ces mêmes hommes sont devenus. Posture très inconfortable qui tient du prophète solitaire et du Savonarole sans soutiens.
Je voudrais
- dans un premier moment en retracer rapidement la genèse (en m'appuyant sur Hugo Friedrich et surtout Jean Starobinski) ;
- puis en envisager deux exemples (Rousseau et Bloy)
- puis considérer un peu moins sommairement l'un des cas les plus caractéristiques (et donc des moins maniables), à savoir la très équivoque "libre parole" de Céline.
- et conclure en esquissant les conditions historiques de possibilité de cette posture singulière.
On sera donc toujours aux confins d'une pensée qui se veut universelle (en philosophie, en religion, en politique) et des cas particuliers, voire pathologiques.
La thèse de Friedrich est connue, du moins dans ses grandes lignes (Structure de la poésie moderne). Il s'agit d'une partition historique qui scande le statut du poète par rapport à lui-même et par rapport à ses lecteurs.
Friedrich considère à peine le poète classique, artisan de luxe, qui s'adresse d'abord à qui le commande, et qui peut, à l'occasion, glisser dans son œuvre quelque chose de sa personnalité, voire de son génie : Malherbe en est la preuve (Du Bellay en est l'exception). Nous sommes aux antipodes du franc-parler : plume et parole sont serves.
Mais cette soumission apparaît vite comme un carcan . Advient alors le poète romantique, première figure de la réflexion "frédéricienne", qui, exprimant sa subjectivité, en escompte le bonheur d'exhaler son cœur. Mais on savait déjà, avant que Girard en fît la théorie générale, la large part d'illusion nichée dans cette sincérité, dans cette authenticité, dans cette immédiation, fallacieuses autant que puissantes.
La liberté de parole du romantique peut alors à son tour être vue comme un asservissement ; asservissement plus sournois car interne à un sujet soumis aux injonctions de ses affects singuliers : c'est en cela que le romantique selon Friedrich, s'il amorce la modernité, n'est pas conscient des vrais enjeux de sa révolution. Pour ce poète, "Je ne peux pas me taire" signifie en réalité "je ne peux pas ne pas me dire, m'exposer à tous", ou, plus crûment, "je parle en tant qu'esclave de ma sensibilité". Énergumène de ses propres affects, l'enthousiaste de soi n'est qu'en apparence plus libre de sa parole que ne l'était l'encomiaste stipendié.
Advient donc le poète moderne qui est, selon la formule désormais fameuse, un "romantique déromantisé". Il parle en tant que personne ayant vécu une expérience ; mais il le fait sur un mode qui n'est plus confession ni autobiographie. Sa parole, son œuvre manifestent une élévation, une transfiguration, osons dire une Aufhebung, qui rend significative pour tous l'expérience d'un seul. On se trouve donc devant le paradoxe, voire l'oxymore d'un "lyrisme impersonnel". Mallarmé parlait de "supprimer le Monsieur".
Dans l'Aufhebung on le sait, la conscience ressent surtout le négatif, la destruction, la perte ; Friedrich rappelle la formule célèbre de Mallarmé : "la Destruction fut ma Béatrice". On peut songer aussi à J.E. Jackson qui parle d'une "ordalie de la subjectivité" (Souvent dans l'être obscur p. 9) ; mais il passe très vite sur cette dévastation (le piteux état du bateau rimbaldien rentrant au port) car ce qu'il considère, ce sont des étapes historiques et non des trajectoires singulières.
Or l'envie est grande, après avoir été un peu hegelien, d'être aussi un peu haeckelien, et de se demander si l'ontogenèse ne récapitulerait pas la phylogenèse.
Déjà, un lecteur de Valéry peut repérer dans le parcours de ce poète une forte structure triadique. En très bref, d'abord, une poésie facile, trop facile ; d'où, deuxième temps, un dégoût qui confine en un grand silence, un "tunnel" de près de vingt années ; silence d'où l'on ressort transfiguré, troisième temps, en avril 1917, avec La Jeune Parque, qui est évidemment l'allégorie de cette transfiguration même.
Le jeune et déjà très brillant Jean Starobinski avait envisagé de se spécialiser en valérysme ; ou bien, en "descentes aux enfers". Le long tunnel valéryen n'était pas si éloigné, homologiquement (le mot est cher à Starobinski) de l'épreuve orphique. Mais Starobinski se porta finalement vers Rousseau, puis Montaigne, avec le fruit que l'on sait. Or ces deux parcours, ces deux trajectoires existentielles et spirituelles, étaient analogues entre elles, reproduisant inévitablement le schéma tripartite de la descente aux enfers : sur terre, sous terre, sur terre à nouveau, mais autrement, passé au feu du négatif. C'est en termes de rapports aux masques que Starobinski exprime cette aventure de la vie, de la mort et de la résurrection d'un héros qui présente plus d'un aspect christique.
Je le cite, dans la préface de son Montaigne : « Cet ouvrage [...] ne prétend que suivre un parcours - ou une série de parcours - à partir d'un acte initial qui est à la fois de pensée et d'existence. [...]. Dès sa première ébauche, Montaigne en mouvement avait été conçu pour faire pendant à Jean-Jacques Rousseau la transparence et l'obstacle. Ces études parallèles reçoivent leur sens de la similitude de l'acte initial dont elles partent (la contestation du maléfice de l'apparence) tandis que leur point d'aboutissement respectif diffère de façon significative. Faute de pouvoir rejoindre l'être, Montaigne reconnaît la légitimité de l'apparence ; en revanche Rousseau, irréconcilié, voit s'accumuler autour de lui l'ombre hostile, afin de ne pas perdre la conviction qu'en son propre cœur la transparence a trouvé un dernier asile. »
Le mouvement général est simple : on vit parmi les masques ; puis on s'en écarte (dans un désert, ou un sous-sol, ou un tunnel, un silence, un exil - ou chez les morts) ; et l'on revient capable d'un nouveau mode de relation avec ces masques. C'est, en inverse, le dispositif de la Caverne platonicienne qui, si elle oppose deux mondes, fait se succéder trois temps (sous terre parmi les autres / seul au soleil / sous terre avec et pour les autres).
Mais la beauté sereine du verbe starobinskien pourrait nous induire sinon en erreur, du moins en illusion. Des deux exemples canoniques qui sont les siens, l'un (Montaigne) connaît une solution apaisée, l'autre (Rousseau) maintient et envenime l'irréconciliation, jusqu'à la démence.
Pour deux entreprises, une demi-réussite, chez celui qui s'est écarté volontairement, avec la sérénité et la mesure qui étaient déjà siennes : à la fin, Montaigne parle librement pour qui veut l'entendre. Rousseau quant à lui s'écarte en grande partie parce qu'on le rejette et (c'est sa croix) parle finalement à la fois pour tous et contre tous. Deux manières d'être seul face à tous, de parler librement au monde.
Mais, hormis ces monographies monumentales, Starobinski parfois esquisse une genèse de la figure du poète moderne. Il signale, comme en passant, un filon d'une extraordinaire fertilité, et, grand seigneur, passe sans le creuser - comme fait Mozart avec certains motifs. L'élément principal de cette genèse est, pourrait-on dire, la "saison en enfer" où l'âme est purifiée de ses scories subjectives, accédant à un niveau inédit, qui autorise un langage à portée universelle. [cf. ces textes, en fin de ce doc.]
Je cite (avec des coupures) une de ces quelques remarques séminales : « ... en poésie, depuis Baudelaire [...] la création suppose une révolution accomplie, non plus seulement dans l‘univers des formes et des techniques, mais d‘abord dans le vif du destin personnel. Seuls des termes métaphoriques - sacrifice, suicide, conversion - peuvent en rendre compte. C‘est dans le tourment et dans l‘holocauste intérieurs que le poète abolit sa première parole, réduit le monde au silence, pour le retrouver dans un langage régénéré. (...) Le passage à ce degré second, qui paraîtra d’abord celui d‘une existence impersonnelle, rend caduc tout souci d’expressivité immédiate. Le poème ne peut plus être une pièce d’éloquence versifiée ou un chuchotement confidentiel, liés à un moi ingénu et borné. La création ne se distingue pas désormais du mouvement par lequel la personne du poète se déprend et se transmue.»
Il faut donc que le sujet ait été détruit, qu'il ait connu la mort symbolique, qu'il ait frôlé la mort réelle, qu'il ait subi la perte et le désespoir, pour accéder à un langage universalisé par cette épreuve. Vie naturelle, mort, résurrection, la triade est accomplie. Ce fut très dur, mais le résultat est là : un nouvel équilibre, une nouvelle et plus altière liberté de parole qui assimile rétrospectivement en une même inanité le bavardage spontané et l'effusion sentimentale.
Cette piste m'a semblé très riche, et j'ai cherché des exemples de créateurs qui n'ont connu leur vrai génie qu'après ce séjour dans l'enfer du négatif. Des poètes "éprouvés", au sens d'une épreuve dont on n'est sorti que de justesse, mais aussi au sens d'une épreuve profondément existentielle et non pas seulement rhétorique ou technique. Un deuil plus qu'un concours de recrutement. Une dévastation qui arase les singularités insignifiantes et ne laisse que la charpente : une ruine qui ne garde que l'essentiel.
Une prudence s'imposait : ne pas confondre cette épreuve avec la douleur caractéristique du poète romantique : cette dernière est l'objet d'une effusion immédiate et non la condition muette d'une rénovation à venir dans le langage.
Mais les exemples n'ont pas manqué de cette catastrophe instituante, de ce "désastre obscur". L'œuvre moderne est bien, selon le vers célèbre de Mallarmé, un "Calme bloc ici-bas, chu d'un désastre obscur".
Mais, si le bloc est calme, la vie ne l'est que rarement. La sérénité personnelle retrouvée dans une synthèse pacifiée est chose rare. Si l'enfer est condition de l'œuvre pure qui parle à tous, il serait trop optimiste de penser que la vie de l'artiste après l'épreuve soit un paradis de calme noblesse gœthéenne. C'est dans l'œuvre que les blessures cicatrisent. Le poète est un survivant, un revenant, porteur de transcendance et d'universalité, mais c'est aussi, le plus souvent, un homme "éprouvé", au sens de fatigué, cabossé, abîmé, démâté. Le bateau rimbaldien est en piteux état ; la vie d'Edgar Poe est un désastre obscur qui se perpétue pour lui, alors même qu'il sculpte le "calme bloc" de son œuvre. L'une des meilleures formulations (car la plus rugueusement simple) de cette tribulation me semble celle de Fitzgerald "... captivé, tabassé, ébloui, étonné, battu, brisé, sauvé, illuminé, récompensé et humilié..." ( One Hundred false starts : "... We have two or three great and moving experiences in our lives - experiences so great and moving that it doesn’t seem at the time that anyone else has been so caught up and pounded and dazzled and astonished and beaten and broken and rescued and illuminated and rewarded [...] ").
Après la folie, le poète reste moitié fou ; après les Enfers, moitié mort. Sans aller jusqu'à Hölderlin, Nerval, ou Artaud qui, si l'on ose dire, y sont "restés", il y a Rimbaud qui après sa fulguration se cadenasse, poétiquement parlant, dans le silence ; il y a Jarry, qui se suicide à l'alcool.
Pour un Mallarmé serein (en apparence) après sa grande crise, les existences effroyables ne manquent pas chez les créateurs les plus glorieux de l'art moderne. Elles étaient bien plus rares chez les artisans du Verbe qu'elles ne le sont chez ses alchimistes : ne font exception que de très rares singularités, comme John Donne, qui se disait "Donne-Undone", et écrivait à Wotton en 1612 : "Bien que j'aie été tué sur le coup lorsque le cours de ma vie a été dévié, il me plaira pourtant d'avoir eu de longues funérailles...".
L'artiste, comme le Dante de l'image populaire, est revenu de l'enfer émacié et brûlé.
Quelques échantillons :
Edgar Poe, orphelin mélancolique et alcoolique.
Et son frère Nerval, à la mélancolie universellement diffractée.
Beethoven sourd, qui faisait des "notes" avec de la "détresse" (son jeu de mots sur Not) .
Et Goya, son frère en surdité, en solitude et en intemporalité.
Sade en prison et couvert d'opprobre.
Flaubert, à la mystérieuse chute épileptoïde (mais aussi au tempérament romantique délirant, toujours dénié par un labeur titanesque, mais au fond jamais aboli : son Saint Antoine est récurrent comme un symptôme).
Dostoïevski, traumatisé, épileptique, fusillé en simulacre, envoyé au bagne.
Van Gogh, cela va sans dire.
Nietzsche chez qui santé et maladie, accablement et fertilité se conjoignent étrangement.
Bloy, au destin marqué par une "catastrophe indicible" et énigmatique.
Proust, mondain qui devient vraiment écrivain après la mort de sa mère et un séjour en "maison de repos", comme on disait pudiquement.
Rilke, d'abord poète trop facile, qui alterne ensuite les longues dépressions et les foudroyantes inspirations.
Bousquet, privé dès vingt ans de la moitié de son corps.
Nabokov, à jamais exilé de son paradis à 18 ans.
Chalamov et bien d'autres, maintenus en enfer.
Cayrol, déporté qui n'en est jamais complètement revenu.
Perec bien sûr, qui fait œuvre avec l'absence, le manque et la disparition mêmes.
Par contraste, on note que chez certains, dont l'existence a au contraire été heureuse, l'immensité des dons permet certes des œuvres merveilleuses mais où manque la trace précieuse de cette angoisse, de cette brûlure. Mendelssohn par rapport à Beethoven. Anatole France par rapport à Proust.
Le chemin de croix est une montée où le Christ ne cesse de tomber, et le chemin de Damas du poète commence par une très dure chute dont il se relève. Mais dans quel état !
Ce dur catalogue voulait faire sentir que demeurent dans la vie les facteurs destructeurs que sont les maladies (épilepsie, addictions, paludisme), la puberté et la sexualité mal assumées, l'exil, la perte (ce que l'on pourrait rassembler sous le vocable starobinskien de "mélancolie").
Le poète, l'artiste, n'est plus un homme supérieur, supérieurement équilibré, mais au contraire celui qui, de ses failles les plus douloureuses, fait œuvre et message ; qui, par elles, accède à une communication ou plutôt à une communauté supérieures en ce que supérieurement douloureuses.
Parler pour tous, ce n'est donc plus user d'une syntaxe commune et intelligible par chacun comme le ferait un propagandiste toujours plus ou moins jdanovien en cela. C'est dire ce qui a été vécu de façon exacerbée et éprouvante dans le désastre. L'œuvre en est purifiée, magnifiée, ennoblie, élevée à un niveau ontologique et universel, même si son créateur est en piteux état, passablement décréé quant à lui d'un point de vue empirique. Une façon nouvelle d'articuler autour de ce désastre les rapports entre beuvisme et contrebeuvisme...
La vie d'artiste, donc, n'est pas une vie de tout repos. Mais le problème devient encore plus complexe s'il s'agit d'un artiste-penseur qui tire de son expérience propre, de son "œuvre au Noir", une leçon à faire partager à tous. Ce penseur ne se contente pas de s'adresser à tous : il se sent l'impérieuse vocation d'être entendu et suivi par tous. Ce qu'il a à proclamer est à la fois une manière d'exister et une pensée, une philosophie, une politique, une foi, une théorie. Non seulement l'art et la vie se composent de façon intime et complexe, mais encore la théorie vient rajouter un niveau de complexité.
Le message philosophique par exemple se fait indissociable de la biographie du philosophe. Cette intrication a pu être de toujours, et longtemps masquée, ou minorée ; tout philosophe peut être "soupçonné", au sens fort du mot, de ne faire que théoriser sa vie. Selon le mot de Valéry : « Il n'est pas de théorie qui ne soit un fragment, soigneusement préparé, de quelque autobiographie » (1-1320). Mais c'est de façon récente, "moderne", que cette intrication est ouvertement assumée ; et il ne s'agit plus seulement de l'influence d'un tempérament ou d'un statut, mais bien des événements qui scandent simultanément la vie et la pensée du penseur. Cela affleure chez Pascal, mais devient manifeste chez Rousseau (inaugurateur en toutes choses des temps nouveaux de l'art et de la pensée), chez Kierkegaard, chez Nietzsche - sans oublier Auguste Comte. Est-on alors encore "philosophe" ? Je ne tenterai pas de répondre à la question. N'empêche que l'espèce a existé. Difficilement certes, mais elle a existé.
Jean Starobinski a montré magistralement comment s'entretissent les biographèmes de Jean-Jacques et les théorèmes de Rousseau. Mais nous pouvons tirer de cet exemple, le premier et le plus pur peut-être (le plus pur peut-être parce que le premier), bien des traits caractéristiques de notre "seul contre tous".
Relisons la fin du passage cité tout à l'heure : « Rousseau, irréconcilié, voit s'accumuler autour de lui l'ombre hostile, afin de ne pas perdre la conviction qu'en son propre cœur la transparence a trouvé un dernier asile. » Le sujet pur de la philosophie se superpose au sujet empirique de la biographie. Et la biographie, en tous ses événements, se voit transposée en thèses philosophiques. Tout ce qui arrive est symbole et parabole. L'auteur, seul de son espèce (le moule en est brisé), dernier refuge d'une pureté perdue, est le microcosme où se lit le sens du macrocosme.
On notera ici encore une vue inversée d'une méthode platonicienne qui consistait à lire en gros caractères, dans la Cité, ce qui est en trop petits caractères dans l'individu : mais c'était là un temps d'intégration et d'harmonie, où micro- et macrocosme se décalquaient homothétiquement.
Avec Rousseau, c'est l'inverse qui s'inaugure : je vois en moi ce que la société n'est pas, et dans la société ce que je ne suis pas. J'expose donc à tous un modèle, ou du moins un exemple, qui est moi, et qui contrarie ceux à qui je l'expose ; et c'est sur ce modèle qui leur est essentiellement répugnant que je leur intime de se conformer.
Il y a chez le "seul contre tous" une fierté, une volupté d'être "le dernier", l'ultime, le dernier des Mohicans, le dernier locuteur de la langue de Vérité. Montherlant montrera, chez son Maître de Santiago, cette ivresse d'être le dernier - ce qui reviendra, en bonne logique chrétienne, à entrevoir la promesse d'être le premier dans le Royaume.
Ceci à condition, bien sûr, de n'avoir plus rien à attendre ni rien à craindre du monde que l'on dénonce. Le moindre lien maintiendrait la sujétion. Rousseau, presque au début des Rêveries insiste sur cette hygiène, condition préalable du parler-vrai : « Depuis longtemps je ne craignais plus rien, mais j'espérais encore, et cet espoir tantôt bercé tantôt frustré était une prise par laquelle mille passions diverses ne cessaient de m'agiter. Un événement aussi triste qu'imprévu vient enfin d'effacer de mon cœur ce faible rayon d'espérance et m'a fait voir ma destinée fixée à jamais sans retour ici-bas. »
La parole du "seul contre tous" est libre ; elle est même la seule qui soit libre des entraves sociales. Mais on n'est pas libre de s'y soustraire. "Je ne peux pas me taire" : je suis contraint, par la Valeur qui se maintient en moi seul, de parler librement, au prix de mon bonheur, voire de ma vie. Penser ne suffit pas. Il faut parler, clamer, crier (Soljénitsyne ne dit guère autre chose, mais son équation est différente). Et, puisque l'homme et l'œuvre ne font qu'un, il faut sans cesse se mettre en danger. Cela ne manque pas de noblesse ; mais, en une étrange "revanche", chaque coup reçu me confirme la vérité de mon discours, comme les souffrances de la Passion entérinent la divinité du Christ. Tout crachat vaut comme preuve supplémentaire. Le sujet est en position sacrificielle. Il est à la fois la "butte-témoin" géologique de la Valeur, et son "témoin" au sens théologique de "martyr".
Le "seul contre tous" est (c'est évident pour tous, sauf pour lui) dans une posture intenable où il s'enferme de plus en plus. Sa déception perpétuelle le condamne au ressassement, à la surenchère, à la surchauffe, qui déboucheront sur la folie. Sa solitude ne peut que s'accentuer : Rousseau lasse les meilleures volontés, se brouille avec tout le monde, et il faut, pour rester son fidèle, être un Bernardin de Saint-Pierre qui sait ne voir que le bon côté des choses... La véhémence augmente à proportion de ces trahisons et la certitude se fait frénétique à proportion des défaites.
Ne pouvant plus séduire, il ne lui reste qu'à accuser et, finalement, qu'à s'accuser lui-même, c'est-à-dire à faire de Rousseau le juge de Jean-Jacques. Il devient son propre bourreau - héautontimorouménos.
En passant : si la chose n'est déjà faite, il serait très utile de mener une étude comparée des psychologies de Rousseau et de Robespierre : une caricature anglaise représente ce dernier ayant guillotiné tout le monde, se contorsionnant pour se guillotiner lui-même... (Robespierre, un des modèles possibles du Père Ubu).
Le sujet est tellement "seul contre tous" qu'il en est réduit à se scinder pour trouver à qui parler (ce dialogue entre soi et soi qui est la torture de Rousseau, est la volupté de Diderot). L'irréconciliation avec autrui engendre, de façon perverse, l'irréconciliation avec soi : ne reste plus que le souvenir comme refuge, l'évocation des Pâques Fleuries comme seule jouissance...
"Imprécation" est un mot aux étranges sinuosités sémantiques, qui a signifié successivement "bénédiction", puis "malédiction"...
J'aimerais, si j'organisais un séminaire sur ce thème, confier à plus savant que moi des réflexions sur Kierkegaard, sur Dostoïevski (celui du Sous-sol, puis du Journal d'un écrivain), sur Nietzsche, sur Comte (sur ce dernier, pourrait-on tenter de faire tourner les tables pour interroger Philippe Muray ?). Étudier, donc, les façons très diverses et pourtant très ressemblantes entre elles, de déraper, dérailler, partir en vrille ; et aussi de tourner en rond, insister, ressasser, ruminer, radoter : le dernier Dostoïevski ressemble ici au dernier Gogol, celui de la Correspondance avec des Amis (pauvres amis !).
Je peux en revanche dire quelques mots de la figure unique et fulgurante de Léon Bloy. À la grande honte des études françaises, il n'existe pas de biographie digne de ce nom du prophète périgourdin. Mais on sait que sa vie, sa vocation, reposent sur une catastrophe dont il ne mentionne que l'indicibilité : « Je suis entré dans la vie littéraire à trente-huit ans, après une jeunesse effrayante et à la suite d'une catastrophe indicible [...]. J'y suis entré comme un élu disgracié entrerait dans un enfer de boue et de ténèbres, flagellé par le chérubin d'une nécessité implacable. Comment se pourrait-il que mes tentatives littéraires eussent été autre chose que des sanglots ou des hurlements...» Et, en exergue de la réédition du Désespéré : « Le désespoir porté assez loin complète le cercle et redevient une sorte d'espérance ardente et féconde. » (on retrouve ici aisément la triade, le périple odysséen, phénoménologique)
Bloy est un mystique, espèce dont la France est fort avare. Il se sait investi d'une mission absolue, qui est de proclamer le Saint-Esprit, d'annoncer le Feu d'Apocalypse qui viendra enfin anéantir ce monde d'abjection. Sa parole est une perpétuelle exécration, obsécration. Même le mot de "pamphlétaire" qui lui est associé rend faiblement compte de la violence de son verbe. On connaît surtout de lui, mais elle est exemplaire, sa réaction à l'incendie du Bazar de la Charité : « ENFIN ! voilà donc un commencement de justice. Ce mot de Bazar accolé à celui de CHARITÉ ! Le Nom terrible et brûlant de Dieu réduit à la condition de génitif de cet immonde vocable ! ! ! ». Cet incendie providentiel annonce la venue du « FEU, qui est l'habitacle rugissant et vagabond de l'Esprit-Saint. »
Un échantillon de sa prédication (Journal 3-744) : « Le bonheur, c'est le Martyre, Le bonheur suprême en ce monde, le seul bien enviable, désirable : être coupé en morceaux, être brûlé vif, avaler du plomb fondu pour l'amour de Jésus-Christ. »
Comme Rousseau (et comme, plus tard, Céline), il se fait haïr de tous, il se brouille avec tout le monde. Il refuse de travailler car il se sait missionné pour annoncer et rien que pour annoncer. Il consent à être enlumineur - enlumineur illuminé (comme Blake). Avec sa famille, il mourra presque de faim, considérant que c'est le devoir de tout chrétien de le secourir. Cet annonceur fut lui aussi contraint de se nourrir de sauterelles, et il ne cessa de clamer dans le désert
(notons en passant : de façon plus authentique que Gide, ce "Maître" choyé, adulé, au Journal préempté pour la Pléiade, et qui ne craignait pas de dire : "On ne parle bien que dans le désert"...).
Bloy est un mauvais romancier, un piètre nouvelliste. La fiction n'est pas son fort : l'autobiographie y est à peine masquée et l'homélie est incessante (même chose chez le second Huysmans qui, après avoir été grand écrivain, a été grand catholique). Mais c'est un polémiste et un pamphlétaire dont le rugissement n'a pas d'égal. (soit dit en passant : un "titreur" de génie, comme Céline). Un diariste unique ; mais il ne faut pas lire son "Journal" publié de son vivant, recueilli en 2 volumes de la collection Bouquins. Il faut impérativement lire en entier les 4500 pages de son "Journal inédit" pour s'en faire une image non-édulcorée, seul moyen de suppléer à la biographie qui n'existe pas.
Bloy seul contre tous ; mais Dieu est avec lui ; Dieu est en lui ; c'est l'enthousiasme au sens étymologique ; un vrai prophète de malheur, mendiant vêtu de hardes (de même Céline), qui découvre avec suspicion les nouveautés diaboliques de la bicyclette, du téléphone, et du métro, tous dispositifs qui abrègent ou annulent la distance et l'effort. Sa parole libre est une perpétuelle "vocifération de l'absolu" contre les perditions du prétendu progrès. Son énergie, inépuisable, il la tient de Dieu même : il ne veut marcher qu'à pied (point commun avec Rousseau), humblement, indéfiniment (point commun avec Péguy).
Question intransigeance, Rousseau est par rapport à lui un Alceste au petit pied. Ce qu'il prêche ne peut se couler dans des moules rhétoriques convenus : son discours côtoie toujours les gouffres de l'Enfer et de la Grâce. Dieu ne parle jamais que de lui-même ; et Bloy ne parle jamais que de Dieu ; ou du Pauvre, du Mendiant, ce qui revient au même, car Dieu est Faim. Autre point commun avec Céline : son puissant intérêt pour les Juifs : son Salut par les Juifs, mené selon une herméneutique et une eschatologie très personnelles, peut être lu en des sens très divers, voire opposés.
Bloy ne parle que de Dieu. Dieu ne parle que de lui-même. Mais on peut aussi se demander si Bloy ne parlerait pas que de lui-même. Le "seul contre tous" disions-nous, interprète chaque incident de sa vie dans le cadre de son obsession. Bloy, sûr d'être inspiré, fait de même, et entre dans un tourbillon herméneutique personnel et familial. Une intuition de sa femme est infiniment plus décisive que la prédication de son curé.
Sa rage hypercatholique (et, à proportion, anticléricale) arrive donc à se renverser en un libre examen intime qui ressemble à une sorte d'hyperprotestantisme. Ses écrits sont finalement l'exégèse infinie de sa vie tissée de symboles et d'allusions (tout est clin d'œil, cryptogramme, devinette de Dieu), dans le sanctuaire de son cœur surnaturellement immergé dans l'Absolu. Dans l'Absolu... ou (soyons un peu mesquins) dans le vin, qui, avec l'absinthe, est très présent dans le Journal inédit, et qui semble servir d'aliment dans les moments de la misère la plus noire. Non d'aliment spirituel pour la communion (on n'est pas chez le curé de campagne de Bernanos, qui ne peut plus absorber qu'un peu de pain et de vin), mais de carburant tout matériel pour une activité mentale et langagière obsessionnelle. La parole libre et torrentielle (la "parrhèsia" au sens d' "épanchement complet") sourdrait alors d'un autre esprit, d'un "esprit-devin", si l'on ose.
Ne pas mentir : c'est le programme d'Alceste et de Rousseau ; on sait l'éloge que le second fait du premier. Mais, dans les deux cas, il est bien difficile, si l'on veut être rigoureux, de ne pas passer à un niveau supérieur d'exigence : tout dire. Vexer la vieille Émilie, ou exposer ses perversions sexuelles. Et ce qui, par excellence, doit être dit et proclamé, c'est bien sûr ce qui choquera le plus. Mettre franchement le doigt sur la plaie morale, sociale, spirituelle. Plus juste sera le diagnostic, plus vif sera le rejet, plus forte sera la "résistance". Le discours de l'Imprécateur est "infalsifiable" : ses critiques le confortent, apportent de l'eau à son moulin. Alceste souhaite perdre son procès, les persécutions contre Jean-Jacques parlent pour Rousseau, la misère de Bloy atteste de la justesse de ses vaticinations.
Il faut cesser donc de raconter et de se raconter des histoires consolantes, d'alimenter la duperie des autres et de soi. Mais, si l'on radicalise ce programme, on ne pourra plus, les siècles passant, se contenter de dénoncer
- les falsifications au nom de l'authenticité (Alceste),
- les dénaturations au nom de la Nature (Rousseau),
- les bondieuseries au nom de Dieu (Bloy, Péguy). L'inconvenance majeure sera de dénoncer le sens lui-même, au nom de... rien du tout : de l'absence de sens, du non-sens, de l'absurde. Il faut en arriver à proclamer que le fond de l'Être est Nuit.
Nous en venons donc au "seul contre tous" par excellence, et à ses péripéties, ses avatars, ses éructations : Céline.
La trajectoire célinienne ne correspond qu'en partie à la tripartition que nous avons évoquée, mais elle en contient cependant de puissants éléments - et se trouve considérablement compliquée, tordue, cabossée, à la fois par des facteurs historiques, mais aussi par des facteurs pathologiques, voire tératologiques.
Tout d'abord, cas peut-être unique dans l'histoire littéraire, ce jeune médecin qui, avec le Voyage, révolutionne la littérature, est un écrivain débutant. Les quelques essais antérieurs (hormis quelques pages en principe non-littéraires de sa thèse de médecine) sont plus que faibles : indigents. Le chef-d'œuvre surgit ex abrupto, voire ex nihilo. Céline n'a jamais eu de talent : il a commencé par le génie. Plus encore : quand il n'aura pas de génie, il n'aura pas non plus le moindre talent. Nous y reviendrons. On ne peut donc dire qu'il y ait eu en premier lieu une production honorable, mais banale, puis une catastrophe, puis une résurrection en gloire.
La catastrophe, d'autre part, peut être considérée comme largement distribuée et répartie sur toute l'existence de Céline. Ne considérons ici (et de façon très sommaire) que le négatif antérieur à la première œuvre :
- la boucherie de 1914 pour un garçon de 20 ans, plutôt timide (sa jument s'appelait "Démolition"...) (Féerie II, 2° p.)
- la blessure au bras (douleurs et handicap pour écrire, durant toute sa vie)
- un souffle d'obus qui a vraisemblablement fait heurter son crâne contre un tronc d'arbre, provoquant une fêlure du rocher (d'où migraines, acouphènes toute sa vie ; si l'on ose dire, un "pet au casque", au sens propre d'abord)
- le traumatisme psychique de guerre (crises de panique devant le rappel des situations traumatisantes : le tir du Stand des Nations)
- le paludisme (séjour africain ; crises toute sa vie, décrites encore dans la trilogie allemande)
Malgré tout cela, le jeune Destouches ne s'en tire pas mal, du moins en apparence ; il fait des études de médecine en trompe-l'œil, épouse la fille du Patron, se fait rattacher aux services d'hygiène de la SDN ce qui lui permet de voyager gratis et luxueusement.
Puis, rupture, discontinuité autodestructrice, que l'on retrouve chez ses personnages : l'engagement militaire au début du Voyage ; le retour en Europe après les Etats-Unis) : il exerce comme minuscule médecin de dispensaire, époque où il écrit le Voyage.
En dépit de sa jactance, Céline n'est pas vraiment médecin ; foncièrement, de compétence, de tempérament, il est hygiéniste, c'est-à-dire scrutateur de la saleté généralisée, des miasmes urbains, de l'ordure omniprésente, de l'alcoolisme prolétarien, de la vénérologie la plus putride.
Et c'est à partir de la disproportion accablante entre le gigantisme du problème et la ridicule petitesse des moyens, que son destin va se déployer. Envisageons pour notre thème deux temps :
- le romancier du Voyage et de Mort à Crédit
- le pamphlétaire.
Car ce sont là deux façons d'être médecin en écrivant, mais selon des postures radicalement antithétiques.
Le Voyage : entre bien d'autres choses, c'est l'exposition romanesque d'une thèse ontologique fondamentale (comme celles d'un Héraclite ou d'un Parménide) : L'Être est maladie (Valéry le dira aussi, sur un autre ton). Ou : tout est putréfaction. Ou (ce n'est pas seulement pour faire un mot) : tout s'écroule. Tout, partout, toujours, chez tous, il n'y a que du Mal, de la Méchanceté, de la Nuit (le mot revient même un peu trop souvent dans le roman).
Le Bien et le Beau ne sont que des illusions : les enfants ont un peu de lumière parce qu'ils n'ont pas encore eu le temps de devenir "carne", mais ça ne saurait tarder. Les jambes musclées des danseuses sont elles aussi d'une beauté très précaire, et ne sont que le résultat de durs et opiniâtres exercices anti-naturels. Les animaux sont exempts du Péché Originel (Céline leur dédiera deux ouvrages).
En revanche, mensonge, meurtre, cupidité, jalousie, exploitation, tuberculose, lubricité, vérole, sénescence, apéritif, folie sont solidement implantés. Pas même "implantés", car cela supposerait un terrain pur où le mal viendrait s'implanter. Ils sont l'Être. Bardamu pourrait être un écho de Des Esseintes : "Tout est syphilis".
(soit dit en passant : on évoque souvent l'influence de Conrad pour l'épisode africain ; mais n a tendance à oublier la plus grosse évidence, à savoir que le titre même du roman en est le pastiche : Voyage au cœur des ténèbres)
Ce qui fait du Voyage un texte philosophiquement inouï et en même temps profondément moral, c'est que le lugubre diagnostic est fait par un médecin qui ne s'exempte pas du Mal qu'il dénonce. Le médecin est lui-même un malade (dans un autre ton, c'est aussi le cas de Tchékhov) ; il est donc un frère et non un accusateur. Il ne s'exempte en rien de l'universalité du mal qu'il dénonce : en quoi il est moraliste et point du tout moralisateur. Il patauge comme chacun dans le bourbier de l'Être. Un critique (René Trintzius) nota avec perspicacité, en 1932 : « ll importe beaucoup que cet homme soit malade et sa maladie est la nôtre à des degrés divers. »
Il est seul, très seul (Herder : "Personne n'est aussi seul dans l'Univers qu'un homme qui nie Dieu") ; mais il est seul avec tous. Le Mal, il "sait ce que c'est", au sens populaire et non intellectuel de la formule : le Mal n'est pas un objet qu'il désigne, mais une expérience qu'il fait autant et plus que quiconque, expérience qui le constitue. Car le docteur Bardamu n'est pas un parangon de vertu ; il n'est pas très propre, pas très sympathique, pas clair du tout moralement ; il est lâche, faible, complice, veule. Et si on lui ajoute les caractères de son alter ego Robinson, il est en outre cupide jusqu'au meurtre. C'est pour cela que le roman "porte", comme le coup d'un boxeur. Il ne tape pas dans les gants en dénonçant autrui du haut d'une pureté dérogatoire. La vacherie est la chose du monde la mieux partagée, et "un homme, ce n'est jamais que de la pourriture en suspens"... Pourriture physique, emblème de la putréfaction morale. Zola avait osé la littérature "à odeurs". Céline est allé plus loin : c'est l'auteur lui-même qui pue (et aura une audace analogue dans le domaine stylistique, dans Mort à crédit, avec un narrateur qui écrira un français anti-académique).
Assurément sans le savoir, Céline renoue avec des croyances très archaïques qui veulent que le chamane, guérisseur, medecine-man, chanteur, poète, soit lui-même malade, et sa maladie (souvent l'épilepsie ; chez Céline, le paludisme) soit précisément un signe de son élection.
Mais... deuxième façon d'être médecin.
Le Voyage connaît un très grand succès (entre autres pour avoir été privé du Goncourt). Il n'est pas commode d'être propulsé dans la gloire du jour au lendemain (Jean Carrière le mal nommé en saura quelque chose à cause du Goncourt aussi, et de ses failles personnelles aussi). Les failles de Céline n'étaient pas bénignes. Elles vont se conjuguer avec les circonstances en un réseau où toutes les perversions se potentialisent.
Tout en poursuivant son activité de médecin de dispensaire, il s'attaque à son deuxième roman. Il se tue au travail pour inventer, disions-nous, une langue littéraire inouïe, où le mal-parler (toujours le Mal) contamine le narrateur lui-même. Ce deuxième livre, très long, qu'il considère comme son vrai chef-d'œuvre, est un échec complet. Il est allé trop loin en tous domaines (langage, sexe, scatologie, délire). Tout le monde le laisse tomber.
En outre (mais cela nous semble jouer un rôle essentiel, être un des détonateurs de son délire), la femme qu'il aimait d'un amour qu'on peut dire féroce, Elisabeth Craig, la danseuse américaine dédicataire du Voyage, qui était la boussole de sa vie, la "pointe" à l'équilibre fragile de laquelle tenait son existence, l'avait abandonné aussi (on peut la comprendre). Carrière littéraire, santé, amour, tout est en ruines. Il va en Amérique pour tenter de renouer avec Elisabeth ; en vain.
Dans une lettre qui ressemble beaucoup à un épisode délirant d'un de ses romans, il racontera à un de rares proches comment Elisabeth a été kidnappée et prostituée par des gangsters... juifs. Son biographe résume : "(il a pu) ... la rencontrer une nuit dans un terrain vague, dans un état effroyable. Il l'aurait suppliée de le suivre, mais elle aurait été reprise sous ses yeux par des voyous sortis de l'ombre" (Gibault 1 p. 299). De fait, elle s'était simplement fiancée avec un agent immobilier de modeste envergure qui se trouvait être juif. Ses ballets sont refusés par des directeurs de théâtres, juifs bien sûr, qui lui interdisent de ce fait l'accès aux danseuses. Sa situation au dispensaire devient intenable parce que son supérieur, un Juif, le persécute. Etc., etc. (je ne crois pas qu'il mentionne que sa blessure à l'avant-bras intéressait le nerf ulnaire, souvent dénommé "petit juif"...)
La paranoïa du complot juif prend corps en quelques mois. Jusqu'alors, Céline était, comme souvent à cette époque, plus ou moins antisémite, parfois philosémite. Le Dr Semmelweiss, sur qui il avait fait une thèse hagiographique, était juif (et il était terriblement "seul contre tous"). Le père dans Mort à Crédit est un antisémite à la Drumont, copieusement ridiculisé. À l'inverse, certaines scènes de la calamiteuse pièce L'Église étaient lourdement antisémites. Tout ceci concorde mal ; mais la chose, à l'époque, n'était pas rare.
Dans sa construction fantasmatique, les Juifs le privent du seul lien humain, du mince cordon qui lui permettait de ne pas s'asphyxier dans un univers en décomposition. "Réflexe de noyé" dit Dominique Fernandez pour le cas un peu similaire de l'engagement de son père.
D'un autre côté, ils les soupçonne de pousser au renouvellement de la boucherie de 14 : la crise de panique du "Stand des Nations" se trouve réactivée, décuplée : « Sur moi aussi qu’on tire Lola ! » Les deux menaces de mort se mettent en phase : rupture du lien amoureux, rafales de mitrailleuses. Légitime défense, à un double titre. D'où les pamphlets, qui ont pour fonction, pour définition, de dire tout haut ce qu'on a sur le cœur, sans prendre de gants.
Céline a tout oublié de l'universalité du Mal, de la portée ontologique du Voyage, de la com-passion du médecin-malade. Il a désappris sa propre découverte. Il est devenu celui qui, seul, a diagnostiqué l'origine du Mal. Car, désormais le Mal a une origine : il n'est donc pas originel et universel. Céline seul en est conscient car lui seul en est exempt. Il a trouvé la bactérie pathogène, et il est urgent de le dire, de le crier le plus fort possible pour que la deuxième commotion mondiale n'ait pas lieu. Le médecin Céline, ici, est seul contre tous. Circonstance aggravante : abstème rigoureux, il s'adresse à une masse dont le cerveau baignant dans l'apéritif ne verra pas qu'on l'envoie à l'équarrissage.
Cette parole qui se veut libre est aux antipodes d'une pensée libre ; la pensée au contraire est asservie au Principe. Pour le dernier Dostoïevski, tout ce qui était bon était russe. Pour le Céline de Bagatelles, tout ce qui est mauvais est juif : entre autres Racine, Stendhal, Zola, Cézanne, Maupassant, Alain, la famille royale anglaise, les Bourbons, avec leur nez si caractéristique, Henri IV (le nez, toujours), le communisme tout entier, la Renaissance tout entière et son rejeton Descartes... À tel point que Gide a pu croire à une lourde parodie de la nullité antisémite, genre de provocation qui était dans le style de l'ingérable Destouches. N'oublions pas aussi que Denoël avait adorné le volume d'un bandeau publicitaire : "Pour bien rire dans les tranchées"...
La "libre parole" (c'était le titre du journal de Drumont) ou le "franc-parler" des pamphlets est donc l'opposé d'une parole de communauté ou de compassion. Ce n'est même pas une parole de connivence : il n'y a pas de "proches". C'est une parole d'exclusion. Certes, exclusion des Juifs, bien que la véhémence du propos ne se traduise pas par des mesures bien définies ; mais exclusion de soi-même. Cette formulation paradoxale fonctionne à double sens : je m'exclus au sens où je m'exempte, mais aussi au sens où je suis le seul, le dernier pur enfermé dans sa forteresse de vociférations excrémentielles.
L'auteur des Bagatelles est très sûr de lui ; il ne connaît pas le doute car il n'est pas contaminé par le Mal. Mais, par un renversement dialectique évident, il est le Mal.
Certes, comme le dit Starobinski à propos de Montaigne, "Le danger du mensonge et de l'hyperbole est inséparable de l'élan même de la parole, fût-ce chez un homme de bonne foi. L'emportement ne va toutefois pas jusqu'au vertige." Mais Céline n'est pas de bonne foi, il va jusqu'au vertige et se complaît dans l'emportement.
Vertige d'orgueil, bien sûr : moi seul... ! Je suis le seul à... Mais cela implique que je suis isolé. Loin d'être Sol invictus, je suis "solus rex", cette configuration nabokovienne où le Roi des échecs est seul et donc condamné. Paraphrasons Hemingway : un Roi seul est foutu d'avance.
Vertige aussi de la logorrhée : une machine à parler, à injurier, à calomnier est en marche et fonctionne toute seule ; Céline connaît (subit ?) la profusion verbale. Julien Gracq dit que Céline "s’est mis en marche derrière son clairon" [cf. texte en fin de doc.] : l'instrument langagier célinien était en effet très apte à l'invective, à l'injure. Ce paramètre joue, mais il se compose de façon maléfique avec d'autres.
Les Bagatelles sont un pamphlet de très grande dimension. Mais on y repère sans trop de peine la juxtaposition (peut-être unique) entre des pages, hélas très nombreuses, qui sont en-dessous de tout talent, et même de toute qualification littéraire, et quelques passages magnifiques - qui, en général, sont les moments où il n'est pas directement question des Juifs... On a pu dire (Ph. Muray) que les pamphlets ne faisaient pas partie du corpus littéraire de Céline car ils ont été écrits très vite, alors que ses "vraies" œuvres lui ont demandé un immense labeur. Je serais plus nuancé. La logorrhée qui noircit les pages, et qui est pis que nulle, n'est qu'un "copier-coller" de brochures immondes, ce qui ne réclame pas beaucoup de temps ni d'efforts : tout fait ventre. Curieuse parole prétendue libre et hygiéniste, qui trouve sa pâture dans les poubelles.
Un dernier point qui nous intéresse directement, mais selon un autre sens du mot "franc", dans la locution "franc-parler" : le lien très réel entre antisémitisme et style. Céline cherche, quand il est grand auteur, puissamment novateur, une parole libérée des carcans académiques, un style qui émane de la sensibilité et non de l'intellect desséchant - ce en quoi il rejoint la revendication romantique contre l'abstraction des Lumières.
Il s'associe, assez légitimement, à Barbusse, à Dabit, à Ramuz, lorsqu'il cherche dans l'oralité populaire cette immédiateté émotive ; il en fait, sinon un modèle, du moins une source d'inspiration pour son écriture asyntaxique, immédiate, qui parle aux poumons et au cœur sans passer par le cerveau. Or, comme il associe les Juifs à la culture académique issue de la Renaissance, il voit une opposition radicale/raciale entre ce parler populaire direct, "franc", le franc-parler français, issu de "Françoys" Villon, et la phrase littéraire cultivée, construite, charpentée, latine, méditerranéenne, orientale, ... juive. L'idée n'est pas toute nouvelle ; elle est déjà chez Daudet, fils et père (cf. Numa Roumestan). Il s'agit donc pour Céline de créer une littérature qui soit, qui redevienne fidèle à cette parole "libre" au sens de spontanée, non-préméditée, non-concertée, im-médiate, sans médiations, aux antipodes par exemple d'un Valéry à l'intelligence méditerranéenne associée à une profusion de latinismes, ou d'un Proust qui lui fournit l'occasion inespérée de dénoncer ensemble le style compliqué, la judéité, et la pédérastie (j'édulcore bien sûr la terminologie). La syntaxe est menteuse : sous couvert de rigueur, elle emberlificote, elle annihile l'émotion vraie, elle est l'insincérité même. Céline préfère les vieux airs au mètre bref et rustique, comme Rousseau, comme Alceste :
Si le Roi m'avait donné / Paris, sa grand'ville...
Mais quand Céline tente, avec passion plus qu'avec succès, d'écrire des "légendes", comme celle du Roi Krogold, celles-ci sont toujours nordiques, médiévales, rêveuses, brumeuses, bretonnes - et d'une insigne faiblesse.
Je ne traiterai pas des postures ultérieures de Céline par rapport à ses pamphlets : contre-vérités, paradoxes, labyrinthe de faux-semblants, faux-fuyants, mauvaises excuses, faux repentirs, mensonges et demi-aveux, apparition des Chinois comme nouveau péril oriental (ce dernier dada mériterait une étude philosophique) : jusqu'à la fin, Céline, qui en avait pourtant durement pâti, n'a jamais battu sa coulpe : ce refus d'en démordre n'étonne pas de lui.
Pour terminer, ou plutôt, avant d'arrêter, je voudrais esquisser le cadre historique dans lequel cette posture du "seul contre tous" est devenue possible. C'est Rousseau qui a inventé cette dangereuse méthode qui consiste à traiter des conflits personnels, intimes, psychiques, par des théories qui se prétendent valables pour tous, et qui sont donc vouées à faire le bonheur des hommes malgré eux. Une telle autothérapie sauvage n'était pas possible sous l'Ancien Régime (en cela, Rousseau a anticipé) puisque n'avaient leur mot à dire sur la chose publique que ceux qui y étaient destinés par leur naissance ou leur statut officiel.
On songe bien sûr à Descartes (Discours II) qui, proposant de tout révoquer en doute, exclut prudemment le domaine du politique, se démarquant très nettement des particuliers qui voudraient tout bouleverser au gré de leurs idées personnelles : « je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n'étant appelées, ni par leur naissance, ni par leur fortune, au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire toujours, en idée, quelque nouvelle réformation. » "Humeurs brouillonnes et inquiètes" : on dirait que Descartes connaissait Jean-Jacques...
La Révolution, la liberté de parole, la liberté de la presse, la démocratisation, permettent la multiplication des théoriciens en chambre qui n'aspirent à rien moins qu'à réformer l'humanité. Les Panacées fourmillent, d'autant plus ambitieuses que leur racine est particulière. Les exemples abondent : en regard de Céline, on songera de nouveau à Ramon Fernandez qui a tenté de guérir un désastre conjugal par un engagement absurde et suicidaire qui manifestait surtout, de façon caricaturale, la carence, dans son psychisme, d'une figure paternelle (la recherche d'embrigadement et de soumission à un Chef est en revanche totalement absente des pamphlets de Céline) . Le livre de son fils fournit nombre d'éléments sur cette "libération de parole", où le fin lettré se fait le plus lourd des propagandistes.
La libre parole peut donc devenir un baume, une compensation, un antalgique, un opium. C'est donc avec Rousseau que l'on voit apparaître une pensée si intimement liée à la personne particulière qui la profère, qu'on n'y peut plus discerner le politique du moral. Je sais que c'est vrai et bien parce que je l'éprouve évidemment être tel dans le sanctuaire de ma conscience morale. À propos de ses persécutions, Rousseau ne dit-il pas par exemple : "J'ai bien plus que des preuves, j'ai l'évidence" (Pl. 1-1175) ? Il y eut par la suite des tribunaux pour "raisonner" ainsi...
Le Vrai, le Bon, le Juste (le Beau, même), sont l'objet d'une unique appréhension intime. Dangereuse assimilation des pouvoirs car celui qui est en désaccord avec moi doit être à la fois un esprit faux et une âme noire - et, en prime, il doit avoir mauvais goût en art. À se demander s'il y a encore du politique proprement dit ; si le politique n'a pas fondu dans le moral ; si ce qui est, par excellence, la discussion, ne se retrouve pas ramené à l'indiscutable d'une morale assimilée à une religion. Car, en morale, il n'y a plus d'adversaires mais des méchants ; et ces méchants sont des ennemis : c'est la guerre, une guerre incivile.
J'ai mentionné Bloy, qui a été cité récemment au niveau d'autorité qu'on sait : celui qui ne confesse pas le Christ confesse le Diable. En religion, peut-être. Mais traiter ainsi de la politique revient à remplacer l'argumentation par l'inexpiable guerre de religions ; et, pire encore, en guerre de la religion de chacun contre les religions de tous les autres : chacun est l'hérétique de chacun.
Hegel, déjà, ironisait sur le sanctuaire de l'intériorité, refuge et diapason de la Pureté, de la Vérité, et du Goût. Il avait diagnostiqué, à travers les Brigands de Schilller, que l'entreprise terroriste de Karl Moor procède d'un conflit irrésolu avec son papa, donc, au fond, avec soi-même.
Le terroriste, qui tend presque inévitablement à prendre la forme du "seul contre tous", projette sur l'univers entier, non point comme il le croit un Mal dont il serait seul exempt, mais tout au contraire le Mal qu'il est. Le "seul contre tous" ne cesse de clamer, non pas que "le monde est fou" (ceci, c'est une banalité), mais que tout le monde est fou, sauf lui. Or qui proclame sans cesse "je suis le seul à avoir raison", sinon le fou ?
C'est certes un précepte de saine et simple prudence qu'énonce Tchékhov quand il dit, dans Ivanov : "Ne faites pas tout seul la guerre à la multitude ; ne vous battez pas contre les moulins ; n'essayez pas d'enfoncer les murailles avec votre front." On peut aussi l'appliquer à notre furieux : Céline, dans sa prison de Copenhague, avait (disait-il) un voisin de cellule qui passait son temps à se taper bruyamment la tête contre les murs. Mais Céline a-t-il fait autre chose : crier "à tue-tête", une tête déjà sérieusement carillonnée depuis le souffle d'obus de 1914 ?
Appendice : textes de Starobinski et de Gracq :
Starobinski extr. de la préface de Trois Fureurs : p. 8 :
« Les trois œuvres montrent ... le retour – douloureux, triomphant – d’une conscience accrue, la nouvelle naissance du sujet à lui-même, la dépossession surmontée. Après l’éclipse démentielle, Ajax se retrouve lui-même sous la lumière d’un savoir acéré qui exige la mort. Le démoniaque délivré reçoit mission de narrer sa délivrance, et de propager le verbe qui l'a soustrait à l'Ennemi. [Dans] l'œuvre de Füssli (...) la réflexion se fait spectatrice de l'aveuglement (...) Un nouveau savoir, une nouvelle parole, un nouveau regard : voilà ce qui est atteint, une fois traversées la fureur et l’absence. Encore faut-il que soient assez vigoureuses les énergies mises au service du retour à soi. Sinon, il n'y a pas de traversée, et la fureur n'est qu'engloutissement et dissolution dans la nuit. ». [...] p. 61 : « Entre la violence vengeresse du meurtre et la violence autopunitive du suicide, l’épisode intermédiaire de la folie, la dérive du délire auront joué un rôle décisif. Singulière fonction médiatrice qui, en redoublant l’obscurité, prépare le triomphe d’une clarté elle aussi redoublée. »
Starobinski : Table d'Orientation, sur Mme de Staël :
p. 87 :
[mélancolie (à propos de Staël) : pas climat morose des passions incertaines mais] "l'état de l'âme de celui qui mène une existence posthume au-delà de son désir et de sa vie personnelle à jamais consumés [...] [litt. =] "l'œuvre d'une réflexion issue de la douleur, mais rendue comme étrangère à sa propre aventure "
pp. 108-109 :
Là s'ouvre le domaine de la mélancolie. L'âme qui s'est détachée d'elle-même, l'âme pour qui le bonheur personnel est un paysage qui se déroule tout entier en arrière du moment présent ; l'âme qui a trouvé le calme dans le suicide moral ne peut cependant oublier ses deuils. Elle s'est familiarisée avec la mort, elle l'a traversée ; le sommet réflexif où elle est parvenue est situé outre-tombe. Elle ne cesse donc pas, ici encore, d'être une morte-vivante. Ses plaisirs ont quelque chose d'élyséen et d'exsangue : ce sont les plaisirs de la douce mélancolie. L'épithète n'est pas sans importance, pour définir cette variété presque heureuse de la mélancolie et la distinguer de celle qui incite à se précipiter vers la mort. Il s'agit, j'y insiste, d'une mélancolie d'après la mort acceptée, d'une mélancolie terminale. D'où ces expressions éparses :
La mélancolie, dernier espoir des malheureux (34). [...] Celui qui peut être mélancolique, qui peut se résigner à la peine, qui peut s'intéresser encore à lui-même, n'est pas malheureux (35). ...Cette douce mélancolie, vrai sentiment de l'homme, résultat de sa destinée, seule situation du cœur qui laisse à la méditation toute son action et toute sa force (36).
Ici commence l'acte d'écrire : dans la mélancolie, expression d'une douleur approfondie, dépassée, mais constamment renouvelée, M"" de Staël voit le principe de la littérature des peuples du Nord, littérature qui pour elle représente la poésie par excellence. J'en appelle à des textes trop connus pour qu'il soit nécessaire de les citer à nouveau...
La littérature, œuvre de mélancolie, se situe donc au-delà de l'acte décisif qui supprime la vie. Une étrange analogie n'unit-elle pas la définition du suicide réel, «deuil sanglant du bonheur personnel », et la définition de la gloire littéraire, «deuil éclatant du bonheur » ? M"" de Staël a nettement désigné, dans ces formules frappantes, une rupture qui sera le geste inaugural essentiel des grands écrivains du XIXe siècle. L'entrée en littérature suppose le sacrifice de l'homme en faveur de l'œuvre, l'abolition de l'existence personnelle empirique (où l'écrivain vit réellement son bonheur et son malheur) au bénéfice de l'existence seconde qu'il poursuit dans son œuvre. Balzac, Flaubert, Mallarmé s'immolent, s'annulent, meurent à eux-mêmes pour que l'Œuvre entre à leur place dans une vie substitutive, selon la loi de la littérature.
M"" de Staël indique cet aspect moderne de la littérature. Mais en accomplit-elle le mouvement jusqu'au bout ? Il me semble qu'elle reste sur le seuil du suicide littéraire, comme elle est restée sur le seuil du suicide moral. Dans Sapho, Alcée, qui souhaite que Sapho se donne tout entière au culte du dieu de la poésie, s'adresse à la poétesse : « Ah ! si, dégagée des passions terrestres, tu veux enfin te vouer à ce dieu dont tu reçus tant de bienfaits, les secrets mêmes de l'univers peuvent un jour t'être révélés. »
Mais Sapho répond : « Le secret de l'univers, Alcée ! c'est l'amour et la mort. Crois-tu que je ne connaisse pas l'un et l'autre ? (37) » Sapho refuse de se dégager des « passions terrestres », parce que c'est là, croit-elle, que lui sont dévoilés les plus saints mystères. Comme Sapho, M"" de Staël ne cesse de regarder en arrière, vers ces régions où le bonheur personnel pourrait renaître de ses ruines. Elle attend les résurrections du cœur, et non la vocation divine et l'effacement total dans la vie seconde de la littérature. Ses héroïnes la doublent, mais ne la supplantent pas. Elle n'a pas renoncé à sa propre vie pour leur donner la vie. Ici, le créateur ne s'est pas sacrifié à sa créature. C'est M"" de Staël qui sollicite notre attention, et non pas Delphine ou Corinne. Le geste d'abnégation qui leur eût donné la plénitude de l'existence littéraire n'a pas été accompli.
Quelle explication à cela ? Il ne suffit pas de dire que les temps de l'extrémisme et du terrorisme littéraires n'étaient pas encore venus. Il faut surtout constater que chez M"" de Staël, les puissances de la vie, de l'espoir, de la passion restent toujours les plus fortes, et qu'elles ne cessent de revendiquer la primauté. Entre l'appétit de vivre et l'exigence terroriste de la littérature, la mélancolie staëlienne s'efforce d'établir un régime "intermédiaire".
34. I, p.135. 35. I,p. 161. 36. I, p.164. 37. II, pp. 708-709.
Starobinski : Table d'orientation, § sur A. Béguin pp. 124-5 : « La dernière page de L'Ame romantique... marque déjà ce mouvement de retour. On voit s'y manifester le grand archétype classique de la descente aux Enfers : marche souterraine, parcours initiatique, épreuve où la connaissance des mystères est donnée, avant le combat à ciel ouvert qu'il faut mener pour l'établissement de l'ordre humain. Après avoir vu s'agrandir l'espace intérieur - de toute une dimension inconsciente - il faut retrouver le compagnonnage des vivants. Le rêve nous aura révélé le centre authentique de notre âme - après quoi il faut rejoindre la terre commune, la redécouvrir d'un regard changé, avec la chance d'agir selon plus de justice [...] Communiquer avec les obscurs secrets du cosmos, rejoindre les énergies primitives qui me dépassent, c'est certes quitter mon premier 'moi' limité, mais ce n'est nullement encore rejoindre autrui dans son existence individuée - et cette insuffisance est ressentie comme un exil, comme une nouvelle séparation. Pour rompre la séparation, il faut former - consciemment - des paroles. »
Gracq : En lisant en écrivant (Pléiade t. 2 p. 686) :
« Il y a dans Céline un homme qui s’est mis en marche derrière son clairon. J’ai le sentiment que ses dons exceptionnels de vociférateur, auxquels il était incapable de résister, l’entraînaient inflexiblement vers les thèmes à haute teneur de risque, les thèmes paniques, obsidionaux, frénétiques, parmi lesquels l’antisémitisme, électivement, étaient fait pour l’aspirer. Le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l’instrument qu’il a reçu en don, exigences qui sont – parfois à demi monstrueuses – avant tout celles de son plein emploi, a dû se jouer ici dans toute son ampleur. Quiconque a reçu en cadeau, pour son malheur, la flûte du preneur de rats, on l’empêchera difficilement de mener les enfants à la rivière. »
Gracq, Pléiade t. 2 p. 1533 (Arts n° 13, 22-28 décembre 1965 p. 12-13) : "Ce qui m'intéresse chez lui, c'est surtout l'usage très judicieux, efficace qu'il fait de cette langue entièrement artificielle-entièrement littéraire- qu'il a tirée de la langue parlée. Langue constamment en mouvement, parce que sa syntaxe implique un perpétuel porte-à-faux, qu'il utilise comme une "lancée", comme une incitation presque mécanique au lyrisme (une fois embarqué dans sa phrase, il lui faut accélérer coûte que coûte, comme un cycliste). Il s'est forgé un instrument qui par nature ne pouvait pas être maîtrisé : il ne pouvait que s'y livrer – comme d'autres se risquent à la drogue".
Céline, Lettres, Pléiade p. 530 : "Je veux bien être seul contre tous. Il me plaît même parfaitement d’en arriver là. Toute approbation a quelque chose de dégradant et de vil. L’applaudissement fait le Singe. En ces temps parfaitement grégaires, il m’est agréable de chier sur n’importe quelle puissance."