Descartes : les semences de vérité

Jusqu'où faut-il interpréter les images, comparaisons, métaphores, dont use un philosophe, surtout un philosophe rationaliste, qui devrait en principe s'en abstenir ?

Platon, avec ses mythes, nous en donne l'exemple le plus patent. Il nous fournit aussi en images franchement contradictoires, sur des thèmes qui ne sont pas mineurs. Dans la fameuse allégorie de la Caverne, le rapport de l'esprit au Vrai est décrit comme la contemplation (theoria) d'un soleil unique, lointain et extérieur. Dans le Ménon (presque aussi célèbre), la maïeutique (accouchement des âmes) nous dit à l'inverse que le Vrai est interne à l'esprit, comme un germe qui doit se développer et dont on finit par accoucher, avec l'aide de Socrate le sage-homme.

Il arrive aussi à Descartes de fournir et de filer des métaphores, sans trop nous dire si nous sommes fondés à continuer sur sa lancée. Le rapport de l'homme au Vrai ne saurait plus être celui de la Caverne. Dès la Règle I, l'humaine sagesse n'est plus une âme éclairée par un soleil, mais elle est le soleil même qui éclaire tous objets (c'est Malebranche, faux disciple, qui reviendra au platonisme en dotant l’homme, non d’une Raison, mais d’un esprit éclairé par la divine Sagesse).


On présente en général la chose ainsi :

Platon recourt à un cinéma à grand spectacle, des mythes, des analogies : l'âme a voyagé dans le paysage des idées, en a plus ou moins bien regardé les sites, puis a plus ou moins bu du breuvage d'oubli, et donc la réminiscence sera plus ou moins nette chez les humains... Philosophie en bandes dessinées, dit-on parfois, sotto voce.

Descartes, avec sa doctrine de l'innéisme, purifie grandement ces images : ces idées vraies sont nées avec moi, elles sont constitutives de la nature même de mon esprit, si bien que, lorsque j'y pense, il me semble plutôt que je m'en souviens. C'est toujours la réminiscence, mais débarrassée de ses oripeaux.

Enfin, avec Kant, on passe de l'innéisme à l'a priori, c'est-à-dire de ce qui est encore un contenu déterminé à ce qui n'est plus qu'une forme, une possibilité.


Mais ce mouvement de purification, d'abstraction, est présent au sein même du parcours cartésien. Avant la doctrine de l'innéisme et à sa place, on trouve le vocabulaire imagé des "semences de vérité". "L'esprit humain possède en effet je ne sais quoi de divin où les premières semences des pensées utiles ont été déposées". Le vrai est donc en nous, déposé par Dieu, et il nous incombe, par notre travail méthodique, de le bien jardiner pour lui faire donner tous ses fruits, jusqu'à faire pousser, par exemple, le grand "arbre" de la science. La preuve de cette présence de germes ayant une vocation au développement, une tendance spontanée à la croissance, c'est que, même si on ne les cultive pas, ils donnent des fruits, rabougris, certes, mais qui attestent de ce dynamisme interne. Ce qu'on l'on trouve, par exemple, dans les bribes de bonne rationalité qu'on peut trouver chez les anciens géomètres, qui supposent au moins des bribes de méthodicité.

Cette image de la semence suppose beaucoup. En particulier, que le vrai n'est pas en nous de façon inerte, mais est doté d'une impulsion, d'une tendance à croître, qui ne demande que l'occasion, fût-elle médiocre, de se déployer. Le vrai est en nous à titre déterminé (semence de ceci et non de cela), et aussi à titre de poussée.

On a pu dire que Descartes avait vidé la nature, l'espace, la matière, de toute finalité, et avait réservé la finalité et le dynamisme à l'esprit lui-même, inversant ainsi l'ensemble de la vision aristotélicienne qui (sommairement définie) finalisait toute la nature, et mettait face à elle un esprit réceptif, neutre (même s'il n'était pas tout passif).


Chez Descartes, le passage de l’image de la semence à la notion d'idée innée désencombre de toutes ces suggestions finalistes. L'idée innée n'est pas un germe qui pousse : elle est là, et je la découvre en moi (problème délicat d'un inconscient gnoséologique). Il y a passage de l'inaperçu à l'aperçu, du latent au manifeste. Mais, s'il y a passage de la puissance à l'acte, c'est en un sens faible et plus du tout agricole. Ce n'est pas un déploiement, une maturation, une croissance, mais une simple mise en évidence, un passage à l'explicite de ce qui était implicite, ce qui est explicité n'étant, en soi, pas changé. Évacués sont les problèmes liés aux semences : pour cultiver une semence, il fallait biner (quel terrain ?), arroser et fumer (la semence ne se suffit donc pas ? elle ne croît que par apport extérieur ? elle n'est synthétique qu'a posteriori...? ) ; il faut la saison (il y aurait des saisons de l'esprit ?) ; le climat ... ? On voit rétrospectivement que le thème cartésien de la semence n'était au fond pas plus clair que le thème platonicien de la grossesse. On s'est donc débarrassé de bien des équivoques.


Mais Descartes lui-même avait commencé par être fort peu cartésien... Si l'on regarde le notes de jeunesse (copiées par Leibniz), non-publiées, non-reprises, mais significatives, on trouve un étrange propos : “Il y a en nous des semences de science, comme en un silex (des semences de feu)”.

L’idée d'un vrai interne à l'esprit était déjà présente. L'idée aussi d'un vrai qui ne s'aperçoit pas à première vue : un silex, sans action particulière exercée sur lui, ne montre nulle lumière, ne projette nulle étincelle. Le feu y reste virtuel. Il faut le travailler. Mais le travail qui est supposé, si on file un tant soit peu la métaphore, c'est le choc du silex contre un autre silex. Et cela suffit à condamner l'image. Le choc des silex, c'est la confrontation des esprits, c'est le dialogue, platonicien ou non, c'est la cervelle de l'un se limant à la cervelle de l'autre.

C'est donc donner à autrui (l'autre silex) un rôle essentiel dans le passage de la puissance à l'acte, ce que toute la pensée de Descartes refuse (refusera) avec la dernière opiniâtreté. C'est supposer que "de la discussion jaillit la lumière", pensée horrible à Descartes, malgré son abondante correspondance philosophique, qui n'est jamais un dialogue, mais le monologue audacieux d'un esprit qui sait sa philosophie inébranlable. Descartes attend de ses correspondants que leur déconfiture atteste de son invulnérabilité.

Descartes est avant tout un philosophe de la solitude, un Monsieur Teste du XVII° siècle. Découvrir en moi mes idées innées, c'est parfait, cela se passe "entre moi et moi". Cultiver mes propres semences (même données par Dieu), avec mon terreau et ma sueur, cela va encore. Mais avoir besoin d'autrui pour faire jaillir "ma" lumière, c'est donner à ce possessif une bien piètre densité. Descartes n'a pas besoin d'interlocuteurs, de lecteurs, de correspondants. Son blog est à commentaires fermés. Il dit ce qu'il a à dire ; il l'éprouve sur autrui ; il le publie éventuellement pour le bien des autres. Et si nul ne le lit, cela ne change rien d'essentiel. Car rien de ce qui est pensé ne l'est grâce à autrui. Autrui ne suggère rien, n'apporte rien, sinon des objections à faire voler en éclats. Pour Descartes, penser, ce n'est pas parler, c'est soliloquer (de façon encore plus solitaire qu'Augustin, qui soliloquait au moins sous le regard de Dieu). Pas de discussion, de dispute. Descartes n'attend jamais d'autrui "l'écho de (s)a grandeur interne", dont il est bien assez persuadé. L'idée d'une pensée en commun lui est totalement étrangère : "souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé" (Discours II). Il pourrait contresigner La Bruyère : "L'on n'a guère vu jusques à présent un chef-d'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs." Indépendant, ou autonome, ou solipsiste (ou autiste ?), il veut ne rien devoir à quiconque. Il refuse même de contester les philosophies autres que la sienne ; non seulement parce qu'il les trouve ineptes ; mais surtout parce que, la sienne étant vraie, sa simple exposition abolit de facto toutes les autres, qu'il aurait été bien vain de vouloir démonter pierre à pierre.

Le merveilleux et l'inquiétant chez Descartes est cette indépendance à l'égard de tout apport extérieur : non seulement autrui n'enseigne rien, mais il ne suggère même pas, ne suscite pas, n'éveille rien. Son écoute ne donne pas, par une acoustique autre, une couleur un tant soit peu nouvelle à la pensée qui lui est présentée.

Descartes veut du sérieux et du solide, du définitif ; rien qui soit précaire. Mais rien qui soit précaire non plus au sens étymologique : soumis à la prière, et donc à autrui, à l'existence et à la bonne volonté d'autrui (pire : à sa collaboration). Peu lui importe qu'il y ait ou non d'autres hommes que lui : le thème d'autrui est le grand absent de sa philosophie. Mais il est aussi le grand absent de sa théorie de la connaissance et peut-être de sa psychologie. La pensée pure, sans appui ni relais extérieur, se suffit. Dédaigneux de tout ce qui n'est pas lui, l'esprit cartésien ressemble par là au Dieu d'Aristote, suprêmement indifférent, qui "en soi se pense et convient à soi-même."