Communication à la Journée d'agrégation « La pluralité des arts » organisée par Marina Seretti. Université Bordeaux III, avril 2017.

Unité de l’œuvre et diversité des arts


« Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange

D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,

Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux,

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux… »


A travers la gaze double mais fort transparente du récit et du rêve, Racine impose au spectateur la vision de l’horreur par excellence : le démembrement, la dislocation de la figure humaine. Il est assez clair que la notion d’unité est une des plus essentielles de la tradition occidentale. Mais il semble tout aussi manifeste que l’infraction à ce principe n’est nulle part plus ressentie que lorsqu’il s’agit de l’unité du corps de l’homme, condition ou emblème de l’unité de son âme, donc de son immortalité. Cette unité sur laquelle la tradition philosophique met si fortement l’accent a chance d’être une défense contre la mort. Ce qui n’est pas composé est indécomposable, donc ce qui est un est immortel. Il convient alors de ne pas le présenter morcelé, fût-ce en effigie.

Le poète qui, par son œuvre, prétend faire chose plus pérenne que le bronze (Horace) est aussi celui qui proclame que dans les membra disjecta d’un grand poète, dans ses fragments épars, la beauté survit malgré tout, et donc le poète avec lui (ce qui ne va pas sans évoquer le mythe d’Orphée). L’être mortel s’immortalise par une œuvre plus une que lui. Un lien vraisemblable s’aperçoit alors entre l’œuvre et le moi, entre la perduration de la statue et celle du sculpteur. La peinture peut avoir pour objet d’immortaliser le modèle, ce qui ne l’empêche pas d’immortaliser aussi le peintre. C’est un lieu commun aussi que les vers produits par le poète conjurent les vers produits par le cadavre. Composition contre décomposition.


La corrélation semble d’autant plus forte que, dans l’histoire des idées, tant que dure l’unité du moi dure l’unité de l’œuvre (ou l’inverse) ; et quand l’une tend à s’effriter, l’autre tend à se morceler.

Le moment de fracture, pour autant qu’il soit assignable, pourrait être, au choix, et dans des tonalités très diverses :

- l’étonnant roman de Sterne Tristram Shandy, dont le caractère parfaitement chaotique est rapporté à l’instant fatalement confus de la conception même du narrateur. Engendré dans l’interruption, il n’engendrera que dans la digression.

ou bien, plus grave :

- le poème bordelais de Hölderlin, Andenken

ou encore (pas seulement pour sourire)

- le très composite couvre-chef de Charbovari, qui impose une multiplicité dérisoire à la tête du personnage - et au roman.

L’œuvre qui a été longtemps un rempart contre l’éparpillement, une conjuration contre la dispersion, tendra alors à en être l’expression, la dénonciation, voire l’accentuation.

Les deux univers mentaux (unité / dispersion) ne se succèdent que de façon globale : l’unité connaît encore de beaux jours tout au long du XIX° et du XX° siècles ; et la dispersion était déjà présente dans de grandes œuvres antérieures (on ne réprouve fortement que ce qui est une forte tendance).

Dans ce que nous pourrions appeler ici le « deuxième monde », le fait de la diversité des arts ne pose pas un problème majeur. Elle va en effet dans le sens de cette diversité généralisée qui fournit désormais un paradoxal diapason. Mais, dans le « premier » monde, où nous nous situerons principalement, elle pose un problème fort épineux qui peut se résumer ainsi : s’il est aisé de proclamer comme une loi générale que l’œuvre doit être une, il est problématique d’en définir les décrets d’application aux divers arts sans contrevenir à la loi générale.

Nous allons donc tenter d’esquisser les problèmes liés à cette tension fondamentale entre le principe et les cas.


L’unité est donc valeur première.

Mais, avant de s’appliquer à la diversité des arts, elle peut déjà s’entendre en plusieurs sens en fonction des paysages intellectuels d’où elle procède. Double paradoxe : l’unité diffère d’elle-même par ce à quoi elle s’applique, mais aussi déjà par ce dont elle vient.

En ce qui concerne donc le champ intellectuel d’où provient cette exigence, Plotin, penseur de l’Un, relayé par Leibniz, donne le diapason : « ce qui n’est pas véritablement UN être n’est pas non plus véritablement un ETRE. On a toujours cru que l’un et l’être sont des choses réciproques ». A l’inverse, le mal, le démon, s’appelle Légion.

L’esthétique, par définition, est liée à l’expérience sensible (dont elle porte le nom) dont les apparences inconstantes supposent toujours quelque contraste, donc quelque disparité : on ne perçoit que des différences, des décalages, des inégalités : gris sur gris, il n’y aurait rien à voir. Les règles de l’art sont alors une façon de jouer avec le divers sans tomber dans le disparate ; une façon de limiter, de canaliser l’éparpillement sans renier le multiple qui demeure l’essence de la perception. Faire la part du feu, voire jouer avec le feu.

Mais cette exigence s’applique à un sensible divers aussi en un autre sens : à savoir la multiplicité des arts. L’exigence en reçoit donc un choc en retour : en une dialectique bien connue, elle est diversifiée par le divers même qu’elle veut unifier. Elle ne peut jouir de l’impassibilité de l'humaine sagesse cartésienne, « qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que soient les objets auxquels elle s'applique, et qui ne reçoit pas d'eux plus de diversité que n'en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu'elle éclaire. » A ce point que l’unité d’une statue, l’unité d’une tragédie, l’unité d’une symphonie, pourraient sembler ne relever que de l’homonymie.

En résumé, l’esthétique que l’on peut par commodité appeler « classique », celle qui considère que la philosophie est la régente de l’art, que la Raison, la pensée de l’Un doit gouverner l'usage du multiple, cette esthétique est donc soumise à une sorte de double contrainte, entre un matériau qui, en plusieurs sens, exige la diversité, et une loi qui s’efforce de l’encadrer. La prise en considération de la diversité y apparaît toujours plus ou moins comme une concession, faite non sans réticence. Si les yeux sont faits pour voir, dit Platon dans le Timée, ce n’est pas pour se régaler des spectacles de l’ici-bas, mais, à la rigueur, pour trouver, par l’entremise de la vision des astres, une initiation au Nombre et donc, en défininite, à l'Un.

Qu'on appelle cette conception "gouvernement par la Raison" ou "impérialisme de l’Un", l'esthétique et l'art se trouvent en position d'hétéronomie. Quand l’art réclamera son autonomie, par exemple avec Baudelaire, c’est l’imagination qui deviendra la faculté-reine, et le temps ne sera pas loin où, avec Nietzsche, en une sorte de roque, la philosophie aura un statut proche de celui de l’art.

Commençons par la rigueur, la sévérité : pour un mathématicien, rien n’est plus un que le point qui, n’ayant pas de dimension, ne saurait être fissuré en parties. Mais ce point atomique ne peut être le fondement d’une esthétique, car il ne peut être que pensé et non senti. Si l’on veut que l’unité se donne à voir, il faut au moins consentir à une relative expansion, il faut comme fait Platon louer la beauté du cercle (dans le plan) ou de la sphère (dans l’espace), figures où tout est égal à tout, mais figures qui ne sont en fait que des manifestations de l’Égal. La « beauté » de cette unité est presque exclusivement pour l’esprit qui, de l’absence de tout point remarquable, déduit l’égalité de tous les points par rapport au centre - soit l’identité des rayons. Il n’y a guère de différence entre un cercle qui tourne sur lui-même et ce même cercle immobile. Tous les cercles sont homothétiques entre eux ; et il en va de même pour toutes les figures inscriptibles, dont le triangle est la première : l’équilatéral bien sûr, qui a souvent été, ce n’est pas un hasard, un symbole de la divinité.

De là viennent, en haut, la beauté des orbites célestes, conçues a priori comme nécessairement et absolument circulaires (on sait les problèmes que cela posera à la cosmologie), et, en bas, la beauté des danses en rond, approximatives certes, mais qui constituent le ciment rituel de la société, reproduisant au niveau de la cité quelque chose de la perfection macrocosmique. De même, en République III, le discours mimétique est critiqué pour sa variété même, sa bigarrure de locuteurs fictifs juxtaposés, au profit d’un discours unifié pris en charge par un locuteur et un seul ; le manteau d’Arlequin est dévalorisé au profit de la toge monochrome. Quant au dialogue philosophique, il est certes une diversité, mais qui se donne pour but d’aboutir, autant que possible, à l’unité d’un accord des esprits entre eux : convergence vers un centre unique.

Mais une telle unité n’est très forte qu’en étant, par rançon, très pauvre. L’unité dans l’identité engendre la monotonie, et donc l’ennui. La beauté de la sphère ou l’unisson des âmes ne parlent guère à la sensibilité. Ici, on se fait gloire en somme de faire une symphonie sur une seule note (quand il fait l’éloge de l’unisson, Rousseau atteint cet extrême).

Pour accorder quelque pâture à la sensibilité, il faut passer d’une pensée de l’unité comme égalité à une pensée, plus délicate à mettre en œuvre, de l’unité comme harmonie, comme rapport, comme conjugaison du multiple en vue de l’un. L’harmonie étant ce par quoi la diversité, loin de mettre en péril l’unité, la renforce.

La tragédie, selon Aristote, doit être une comme est un un animal. Le modèle n’est plus mathématique mais biologique. L’unité est désormais celle d’un organisme contenant une diversité d’organes tendant tous à même fin. Alors, les viscères, qu’un regard superficiel perçoit comme repoussants, contiennent en fait de l’ordre, de la finalité, et donc de la beauté. Ils sont informes pour l’œil ; mais aux yeux du biologiste, ils sont habités et ennoblis par leur fonction de participer au bien du tout, qui est un.

Mais quand on dit de ces viscères qu’ils sont beaux 'aux yeux' du biologiste, ce n’est encore que façon de parler. C’est la pensée biologisante qui met au premier plan la finalité et, de ce fait, néglige le dégoûtant et le divers de la visualité. Il n’est pas question ici du Bœuf écorché de Rembrandt ni de la Raie de Chardin.

L’œuvre d’art, que la Poétique voit à travers la tragédie, doit donc être un organisme, imitant une action, à travers divers épisodes et divers personnages qui en sont comme les organes, chacun ayant une fonction propre, mais ordonnée au bien du tout. Cette œuvre réprouve les hors-sujet, les hors-d’œuvre, les digressions qui ne servent pas l’action principale : l’artiste, comme la nature, ne doit rien faire en vain. Tout ce qui est gratuit, c’est-à-dire non-fonctionnel, relève de cette diversité maligne qui menace l’unité. De même pour le deus ex machina qui, malgré son altitude, apparaît comme une pièce rapportée : toute divine qu’elle est, cette intervention est étrangère, donc nuisible à l’unité : donc, non datur fatum. Elle est assimilée, fonctionnellement parlant, à l’irruption.


Ce modèle d’unité biologique trouve naturellement sa plus parfaite illustration dans la statuaire qui glorifie un beau corps, harmonieux, entier. C’est le meilleur exemple d’un tout complet (integritas), et qui (comme nous le notions en commençant) nous parle le plus fortement car c’est de nous-mêmes qu’il s’agit.

[Notons en passant que le visage peut constituer lui aussi, à son niveau, une telle unité, représentative plutôt de la personnalité, de la subjectivité, alors que la statue est plutôt représentative de l’humanité.]

Il s’agit du corps humain pris dans sa parfaite maturité, dans un accomplissement qui doit être manifeste : ce sera donc, de préférence, la statue d’un corps nu. Cette nudité a au moins deux significations : d’abord, l’unité y éclate (on peut noter qu’en français, « un » et « nu » sont de simples et parfaits palindromes). Les parties du nu en effet ne sont pas partes extra partes : c’est l’automate qui est ainsi.

Mais cette nudité est aussi le refus de tout vêtement particulier. Ce second aspect est plus important qu’on pourrait croire, car il illustre un autre caractère intimement lié à l’unité dans tous les arts : la vocation à une signification globale, voire universelle, par suppression du contingent, de l'anecdote, du singulier in-signifiant.

L’œuvre (statue ou tragédie) nous présente une réalité épurée, unifiée, où tout est pertinent ; elle est donc en ce sens « plus philosophique que l’histoire », cette dernière étant toute encombrée d’un fatras de détails adventices, de redites, de circonstances vaines où l’on a le plus grand mal à déceler ce qui fait l’unité réelle d’une destinée ou d’une guerre. Il y a toujours une sorte de « monumentalisme » dans cette volonté d’épurer l’essentiel de tous les vains détails et ornements et, par là, de grandir son objet en l’ennoblissant, même si on n’en augmente pas les dimensions. De minimis non curat praetor. Ou, en termes baudelairiens : on refuse cette vulgarité égalitariste du pittoresque qui n’est qu’une émeute de détails.

Cette purification, cette limitation à l’essentiel, est certes un principe aristotélicien, mais ce principe est présent aussi, dans une autre tonalité, chez Platon, qui en fait un critère de tri parmi les arts. Si Platon en effet rejette peintres et poètes, c’est dans la mesure où ils sont producteurs de simulacres où l’être se désagrège en se multipliant. Il est favorable en revanche aux chorales et aux danses qui ne produisent nul objet, mais font à l’inverse que le sujet se simplifie, s’épure, devient plus un qu’il ne l’était. Non plus imiter ce qu’on voit, mais se rendre semblable au cercle et au centre, pivot à la fois tournant et immobile. C’est ce qui a été magnifiquement repris par Alain dans son célèbre Propos sur la danse bretonne.

C’est ce même processus de purification, de densification, qui est à l’œuvre dans la valorisation plotinienne de cette paradoxale « imitation » qui nous retourne vers l’Un par la suppression de ce qui, dans le visible, relève du multiple, au profit de formes simplifiées plus denses en unité que la matière de notre réel dispersé. Ce qui n’est pas Un s’est éloigné de l’Un, et a donc vocation à y revenir, ou du moins à s’y convertir.


Nous avons ainsi, je crois, posé quelques unes des bases du problème. Et nous avons vu, par occasion, que, sur tel ou tel point, des arts fort divers peuvent relever de principes d’unité identiques : l’unité organique d’une statue et l’unité organique d’une tragédie.


On se trouve donc ici au cœur d’une tension entre deux pôles :

1 - exiger que tous les arts suivent un seul et même modèle de l’unité ; ceci unifierait grandement le champ esthétique et permettrait d’en fournir une théorisation intellectuellement satisfaisante ; mais on risque bien, comme l’expérience l’a montré, d’hypostasier un art singulier en régent, voire en dictateur de tous les autres. On décrétera que tout est poésie, que tout est peinture, que tout est musique, selon le prestige (temporaire) de chacun de ces arts. Nous avons dit « dictature » ; on pourrait parler, sans trop d’excès de langage, d’impérialisme : dans le continent esthétique, le pays le plus fort impose sa loi comme le fit la Prusse hégémonique à la fin du XIX° siècle.

2 - chaque art suit sa propre loi, cherche l’unité à sa manière ; et l’on en reste à une Kleinstaaterei où chacun fait librement sa petite cuisine dans son petit canton, ce qui interdit cette fois une théorisation intellectuellement satisfaisante (mais l’art doit-il être docile aux injonctions universalisantes de la philosophie ?).


Peut-on trouver des voies d’unification qui soient susceptibles de s’appliquer à des arts très différents, et qui, comme une règle de plomb, assoupliraient cette binarité ?

Les deux tendances principales que nous allons évoquer sont inévitablement co-héritières de l’idéal platonicien du cercle : c’est


- le mouvement centripète qui, comme son nom l’indique, vise le centre, tend au centre, à la réunion, à la focalisation. En poursuivant le parallèle organique, on pourrait ici évoquer l’apologue des membres et de l’estomac.

et

- le circuit, ou, au sens propre, le périple, qui parcourt en quelque sorte la circonférence, qui opère une circumnavigation : le parcours d'Ulysse ou de Magellan. Notons d’ailleurs que l’organisme conçu comme un tout peut être considéré comme un circuit d’humeurs, de nutriments et de fonctions constituant une seule et complexe interaction, par sympathie et conspiration des organes.

Il s’agit donc toujours de venir ou de revenir au même, - ce qui peut évoquer aussi bien la redondance que la conversion plotinienne.

La première figure est donc celle d’un mouvement centripète.

À défaut que tout soit centre, on cherchera à ce que tout aille vers le centre, que tout en procède ; que tout y tende, par causalité finale. L’œuvre, fermée sur elle-même, con-centre les attentions, les intentions, les mouvements. Elle se ferme, elle se replie : ce mouvement centripète est un dispositif de « focalisation ».

On a même pu en faire un critère pour opposer le tableau classique au tableau moderne qui présente quant à lui de fortes tendances centrifuges, qui se trouve virtuellement en expansion permanente. Dans les galeries d’autrefois, l’entassement des tableaux, cadre à cadre, ne posait pas les problèmes de cohabitation et de promiscuité que nous imaginons, car chacun, dans son cadre, attirait le regard vers son centre et faisait oublier les autres. En revanche, il faut de très vastes marges autour des tableaux modernes, sous peine que les projections virtuelles des uns et des autres ne se superposent et ne se parasitent en une pénible cacophonie.

Claudel oppose fort bien un Ver Meer conçu et éprouvé comme un enclos, autour d’un centre de gravité, à ces tableaux modernes (qu’il ne nomme pas) qui « explosent comme de la limonade gazeuse » ! Dans un tableau classique, on ne voit pas, comme chez Degas (La Famille Bellelli), la moitié d’un chien qui s’en va. Ce demi-chien dédaigneux et comiquement coupé par le cadre est lourd de sous-entendus plastiques et de conséquences esthétiques.

Notre exemple privilégié sera ici le tableau de chevalet, de préférence avec cadre.

L’unité de perspective et la cohérence des sources de lumière vont de soi. L’unité du sujet aussi : ce dernier doit être puissant pour fédérer, pour finaliser tous les éléments. Diderot le dit mieux que quiconque : « La principale idée, bien conçue, doit exercer son despotisme sur toutes les autres. C’est la force motrice de la machine […] semblable à celle qui retient les corps célestes dans leurs orbes et les entraîne. » Ces deux verbes composent puissamment immobilité et mouvement. Gide réclame encore cette unité en 1937 : un puissant « sujet », exprime, transfuse sa densité psychologique en densité plastique ; sans lui, tout s’éparpille, tout s’éteint.

Mais insistons sur le cadre. Par lui, il est manifeste que le tableau s’autolimite en une sorte de templum qui l’isole virtuellement des alentours. Il constitue, pour parler comme Claude Bernard, un « milieu intérieur » régi par ses propres lois ; une île en splendide isolement. Un paysage peint est foncièrement autre qu’un vrai paysage perçu, car notre perception naturelle se perd dans le flou des marges visuelles, dans l’apeiron (= ce qui n’a pas de périmètre délimité) : les lignes de forces se dissolvent dans le vague, ne se conjuguent que très peu. Au contraire, le cadre est une bordure de billard qui renvoie les forces centrifuges vers l’intérieur, les réinjecte, les fait rebondir et se recomposer entre elles, constituer un réseau, un système autonome qui fait converger les chemins de l’œil, qui aspire l’attention. L’œuvre est un jeu de billard à plusieurs bandes. Le cadre renforce ce « cadrage », accentue la cohésion, la cohérence. Les choses y sont certes extérieures les unes aux autres mais, par la grâce de l’art, elles ne sont plus étrangères les unes aux autres ; elles sont intégrées dans une logique, dans une syntaxe, par des amitiés, par des affinités savamment élues et concertées. On se souvient de Poussin recommandant que le tableau soit "[orné] d’un peu de corniche, car il en a besoin, afin qu’en le considérant en toutes ses parties les rayons de l’œil soient retenus et non point épars au dehors en recevant les espèces des autres objets voisins qui venant pêle-mêle, avec les choses dépeintes confondent le jour".

Il en va de même, toujours dans le tableau, pour les échos de couleurs, rappels, oppositions, touches qui se répondent et structurent elles aussi l’espace pictural, souvent à l’insu du regardant qui perçoit une harmonie dont il n’aperçoit pas les causes dans ces taches qui s’interpellent et s’équilibrent, le tout étant bien sûr harmonisé, lissé, par un discret glacis, d’autant plus efficace que, présent partout, il n’est visible nulle part. Même intention chez Fragonard qui, dans Le Verrou, instille dans toutes les teintes un peu du jaune de la robe, baignant ainsi l’ensemble dans une merveilleuse lumière d’or.

On est donc dans une enceinte de forces, de formes, de couleurs qui toutes se répondent. C’est « un écho redit par mille labyrinthes », c’est « un cri répété par mille sentinelles »…

Un tableau est donc bien analogue à un organisme, qui est en circuit avec lui-même, autosuffisant, et, pour le regardant, premier moteur immobile.

Mais il ne s’agit pas vraiment, notons-le, d’une œuvre autotélique (= qui n’a d’autre but qu’elle-même) mais, si l’on ose un gros mot, d’une œuvre autodéictique (= qui se désigne elle-même) : elle ne se raconte pas, elle se signale, elle s’impose.

Or cette conception de l’œuvre unifiée par ses échos internes peut s’appliquer sans peine à d’autres arts.

Dans la poésie, le mètre, la rime (et ses alternances de masculines et de féminines), les retours de la grille strophique unifient manifestement la linéarité de l’œuvre. Mais il n’y a là rien qui soit sorcier : da ist keine Kunst… Tout aussi efficacement (plus efficacement peut-être), les subtils réseaux de sonorités, touches de couleur sonore qui se répondent, se renforcent, tissent une unité profonde à côté de quoi la rime peut sembler un « bijou d’un sou ». C’est là qu’on voit l’artiste. Paul Valéry cultivait avec maestria l’allitération. Un vers peut être saturé de certaines consonnes sans que pour autant l’oreille en soit choquée :

Le vent se lève, il faut tenter de vivre

La consonne V apparaît 4 fois en 10 syllabes, ce qui constitue un sérieux écart par rapport à sa fréquence usuelle en français.

Parfois, il s’en amuse :

dore-lui les / Plus doux des dits

Et il en va de même pour ce qu’il appelle intrasonance : la répétition d’une même voyelle dans un vers :

La flûte sur l’azur enseveli module

4 fois U, c’est beaucoup, sans pourtant se remarquer, ce qui est la condition de l’effet. Le motif est caché dans le tapis.

Déjà, chez Marot, un exemple fameux, à la limite du prodige poétique et de la virtuosité rhétorique :

Anne, par jeu, me jeta de la neige


Autre domaine d’application :

En musique, (grosso modo) la tonalité assure la charpente harmonique, et le thème assure l’homogénéité mélodique. Mais d’autres procédés accentuent cette unité. Par exemple, la répétition d’un motif, celui de la Pastorale, celui de La Grotte de Fingal. Et surtout la fameuse « cellule rythmique » de la V° Symphonie de Beethoven, qui n’est pas vraiment un thème, mais un germe qui appose sa marque sur toute l’œuvre. Enfin (dans ce survol criminellement bref), la fameuse « idée fixe » de Berlioz qui fait de la Fantastique une symphonie monothématique, narrative, linéaire, un poème biographique ; tout, en somme, sauf une symphonie au sens architectural du terme. Berlioz est parfaitement romantique en ce que le contenu singulier du programme engendre la forme singulière de l'œuvre - que l’on a pu trouver trop linéaire, sinueuse, arbitraire, insuffisamment charpentée. C’est normal : dans la Fantastique, il le dit lui-même, Berlioz ose nous raconter sa vie : linéaire et littéraire. Il nous fait suivre le « fil » de sa vie.


Cette image du ‘fil’ n’est point illégitime pour passer à notre deuxième point, à savoir :

dans quelle mesure peut-on penser sur un même modèle le narratif et le musical ?

Aristote prend pour modèle la tragédie, art du langage, art narratif. Bien sûr, la fin y est différente du commencement. Mais, si l’on considère les choses d’un peu loin, on voit que le schéma est le suivant : dans la tragédie, il doit y avoir

commencement / milieu / fin soit

stabilité / instabilité / stabilité soit

calme / agitation / calme soit

sérénité / nœud / dénouement

soit…

A B A

ou, si l’on veut être un peu plus précis :

A B A’

L’oméga est toujours de l’alpha devenu.

De même, on aurait :

la tranquillité de la thèse

/ le combat de l’antithèse

/ la réconciliation de la synthèse,

(qui est de la thèse devenue).

La narration suit la diachronie de la vie ; or cette vie, par une logique immanente, revient, à travers maintes figures, à son point de départ, mais, cette fois, instruite, formée, devenue.

On rentre chez ses parents vivre le reste de son âge, mais plein d’usage et raison.

On a donc : A B A’

La Phénoménologie de l’Esprit est une Odyssée de la conscience, un périple.


Or la musique tonale est réputée ennemie du "fil narratif", car elle est fondée harmoniquement sur un retour obligé :

tonique, 7° de dominante, tonique

(C / G7 / C )

consonance / dissonance / consonance

La musique (tonale) doit constituer harmoniquement un cercle, revenir à son début. Elle est donc semble-t-il impropre à la linéarité narrative. D’où les problèmes structurels de l’opéra qui se contente de faire alterner des airs très musicaux, représentant des affects, mais où rien n’arrive, et des récitatifs narratifs, où il se passe des choses mais qui, musicalement, sont souvent pauvres.

La structure ternaire du tonalisme classique fait donc circuit : le début et la fin se confondent, comme pour un Ouroboros, quels que soient le nombre et la complexité des modulations intermédiaires.

Mais, comme on veut conjurer l’ennui, comme on veut ne pas radoter une fin qui soit le simple décalque du début, on prend l’habitude, la douce licence d’ornementer le retour à la tonique. Ce qui donne :

A B A’

Le temps est donc à la fois circulaire et linéaire ; à la fois répétition et progrès. De même, dans le circuit fermé de l’organisme, il y a à la fois l’identité, la répétition - et le développement.


Illustrons par un contre-exemple, chez le premier romancier moderne, Flaubert, avec son Education sentimentale, roman prodigieux et raté. Les deux termes ne s’opposent pas car c’est un roman du ratage, dont le titre est une cruelle ironie : le « héros » n’apprend rien, et se retrouve exactement et cruellement à son point de départ, adolescent provincial, immature. L’Education sentimentale n’est pas une Bildung ; c’est un tâtonnement incessant et stérile ; une permanente et pénible pénéplaine (Bouvard et Pécuchet le sera aussi à sa façon). Le roman « ne fait pas la pyramide », et il ne se termine pas en fanfare par un retour glorieux à Ithaque, tout au contraire. On a perdu sa vie sans acquérir de sagesse. Le temps linéaire s’est déroulé mais nulle synthèse n’a eu lieu. Le roman se clôt sur un radotage, sur un parallélisme plat, une répétition (procédé qui sera souvent, par la suite, la signature de la modernité dans la narration) :

« - C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.

- Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers. »

Cela s’oppose, de façon désespérante, au douloureux progrès de Cosi, où les jeunes gens finissent par dire eux aussi, à la fin et en parallèle « Cosi fan tutte » ; mais c’est là pour eux une conquête existentielle.

La redondance, le pléonasme des deux ultimes lignes de la non-éducation sentimentale, marquent par la forme même la stérilité de cette pauvre Odyssée. « Il voyagea… » … à quoi bon, si c’est pour finir par ces mornes quintes parallèles ?


Signalons rapidement, pour terminer :

Une autre façon de renforcer ou de menacer l’unité de l’œuvre dans les divers arts serait de jouer sur les rapports du fond et de la forme.

Dans la doctrine classique, l’homogénéité est requise : à sujet noble, traitement noble, à sujet bas, traitement bas. Cette loi du parallélisme entre forme et fond, qui unifie puissamment l’œuvre, si elle est enfreinte, donne le burlesque et l’héroï-comique. Burlesque quand le fond est noble et la forme basse : Le Virgile travesti de Scarron. Héroï-comique quand, à l’inverse, le sujet est bas, et le traitement noble : l’ouverture du Roman comique du même Scarron, ou le Lutrin de Boileau.

Notons que ces distorsions prêtent à rire ou à sourire. Le classicisme strict fait mauvais ménage avec le rire, car le rire vient toujours d’un contraste.

Un des traits de la modernité est la distorsion entre fond et forme, entre le sujet et le ton. C'est ce que dit cette phrase très dense de Lévi-Strauss (Le Cru et le cuit p. 28-29) :

« La poésie opère tout à la fois sur la signification intellectuelle des mots et des constructions syntactiques, et sur des propriétés esthétiques, termes en puissance d'un autre système qui renforce, modifie ou contredit cette signification. »

« renforce, modifie ou contredit » : ce sont bien trois grandes étapes de l’esthétique :

cohésion, singularisation, sarcasme

ou : classicisme, expressivité, modernité.