Forme et pensée dans les Propos d'Alain



Un Professeur de Philosophie s'adressant, dans les Classes préparatoires parisiennes les plus prestigieuses, aux futures élites de l'enseignement et de la société. Un humaniste nourri de l'Iliade et de Balzac. Un lecteur infatigable de Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Comte. Un radical imprégné de l'esprit des Lumières selon lequel tout homme, par-delà les clivages sociaux, est promis à la pensée rationnelle autonome, au jugement clair qui délivre du tyran et de tout abus des pouvoirs.

Le professeur est un improvisateur magistral. Il sait, et il le prouve sans cesse, qu'il n'y a de pensée qu'en train de se faire. Le rationaliste hérite de Descartes cette obligation d'une pensée qui soit toujours actuelle (alors qu'à l'inverse, mémoire va avec armoire). Mais, devant l'incessante recrue des jeunes générations, il faut toujours recommencer une recherche qui n'est jamais identique à elle-même, donner à nouveau l'exemple d'une pensée vivante. On enseigne mal l'éveil en dormant. Face à la jeunesse, il est impératif que la pensée demeure toujours jeune, commençante.

D'autre part, le radical se sent la mission de ne pas abandonner intellectuellement, donc politiquement, le peuple à lui-même : une telle liberté serait fatale, car on ne peut être citoyen que si l'on est éclairé. Il faut donc, dans les journaux ordinaires, non point instruire par un encyclopédisme vulgarisateur et factice, mais fournir quelque échantillon de sens critique et par là même, quelque exhortation à la réflexion. Jules Lagneau, le Maître, a eu raison de dire que l'homme qui a pensé vraiment, fût-ce une seule fois, a changé sa vie. Si la philosophie peut être affaire de spécialistes, la pensée doit être l'affaire de tout un chacun. Le souci d'une vigilance intellectuelle propre à prémunir le citoyen contre les pouvoirs oblige le penseur d'élite à se mettre à portée : le pédagogue des hautes classes préparatoires se fait aussi celui de toutes les classes sociales.

Le croisement de ces exigences de rigueur intellectuelle, d'accessibilité populaire et de recommencement perpétuel de la pensée, suscite la production de ce qu'il est convenu d'appeler une “œuvre”. En fait des milliers de textes brefs qui, ne correspondant à nul genre établi, se voient commodément baptisés Propos, et sont intimement solidaires, tant par leur forme que par leur contenu, de la personnalité singulière de leur infatigable auteur. À tel point que la formule “Propos d'Alain” constitue presque un pléonasme : il n'est de Propos que d'Alain et - hormis quelques ouvrages plus copieux en apparence, mais qui, le plus souvent, ordonnent de brefs chapitres - il n'y a d'Alain qu'en Propos.

Cette forme spécifique, on le voit, ne résulte nullement d'une méditation sur la forme, d'une réflexion littéraire. Ce sont les exigences de l'esprit qui circonscrivent ce genre et en dessinent les caractères. Posées les conditions (les contraintes), la marge de manœuvre est fort étroite, et le choix personnel presque nul. La chance d'Alain fut d'avoir le tempérament, le tempo, le souffle de ses besoins intellectuels ou, plus probablement, d'avoir développé, par exercice opiniâtre, sa faculté de philosopher bref, d'écrire concis, lui qui savait parler avec prolixité.

Le mot même de “propos” conserve, on le voit, dans l'écrit, quelque chose de l'oral. Le professeur demeure dans le journaliste philosophe. Mais il se trouve aussi singulièrement bridé. L'écrit ne saurait supporter ces digressions, ces bourgeonnements qui sont le plus précieux de l'oral. Si Alain fut un nouveau Socrate dans ses leçons toujours nouvelles et improvisées face à un auditoire vivant, il sut aussi, par de remarquables stratégies, déjouer la malédiction de Theuth qui, en inventant l'écriture, avait trouvé selon Platon un moyen pernicieux de ne plus penser.

L'enseignement, laissant toute liberté, donne à la fois toute latitude d'essayer et toute permission de se diluer. Un auditoire choisi, captif, fasciné suivra dans les détours. Mais le journalisme philosophique doit être bien plus ramassé : expéditif sans être sommaire, suggestif sans être énigmatique. Alain s'impose ces “gênes exquises” qui, selon Valéry, sont constitutives du poème et qui, selon le philosophe lui-même, font ressembler le genre du Propos à celui du Sonnet. Il s'impose ces restrictions dans lesquelles, selon Gœthe, se reconnaît le maître. Mais toujours avec un objectif intellectuel et non formel : faire passer la pensée dans le public sans la vulgariser. Ce n'est que chez des intellectuels rompus à l'abstraction que l'attention véritable peut avoir quelque durée – et encore, moins qu'on ne le croit. Pour cette raison, Alain se limite strictement à deux feuillets manuscrits, pratiquement sans rature, et quotidiens.

On ne peut manquer d'être frappé à la fois par les analogies et par les dissemblances entre les “Propos” d'Alain et les “cahiers” de Valéry. Ces deux pratiques, d'abord, partent d'une même conception de la pensée comme mouvement perpétuel, comme devant être sans cesse repensée, reprise, afin ne pas se figer en une rengaine, fût-elle virtuose. La pensée, qui est perpétuel mouvement, requiert un constant rafraîchissement. Dans un cas comme dans l'autre, il n'y a pas de système, il n'y a pas, sinon au prix d'une contradiction, de “corps de doctrine”. La philosophie d'Alain certes est un peu plus aisément cernable que ne l'est celle de Valéry, mais elle est fort éloignée de former un tout cohérent.

Ces deux pratiques de la pensée et de l'écriture, ensuite, sont fortement ritualisées. L'un comme l'autre, en athées convaincus, ne méprisent point ce que l'Église a su apporter à la vie intellectuelle en lui imposant non seulement des exercices, mais aussi, plus concrètement, une très stricte, une inexorable scansion. La réflexion, comme toute fonction physiologique, s'épanouit mieux si elle suit l'horloge qui finit par inspirer à heures fixes. À chacun sa prière laïque quotidienne. Valéry est plus sensible à la contrainte chronologique, qui fait résonner l'idée quand l'heure sonne. Alain est plus sensible à la limite spatiale de la double feuille : au bout de l'aune faut le drap, et la pensée doit songer à sa fin dès son début. Il faut toujours commencer par finir : si l'on n'a présent à l'esprit, dès le début, et la fin et toute la trajectoire, le lecteur non-averti sera inéluctablement perdu. Seul ce qui se conçoit d'un jet chez le philosophe pourra être lu et saisi d'un trait par l'abonné de La Dépêche de Rouen.

Commencer par finir, c'est définir premièrement l'exiguïté, ébrancher par avance, se contraindre, parfois, à l'ellipse, voire (comme l'a fait remarquer Maurice Blanchot en un remarquable article) à une opacité qui a la vertu de laisser pensif, et donc d'ouvrir au lecteur un espace pour sa propre pensée, de laisser vibrer une formule dont on ne donne pas le sens, de fournir donc occasion de chercher, de raisonner, de prolonger le propos au-delà de ses limites. La double page en effet est une petite toile dont on ne saurait dépasser les bords : le tableautin n'est pas un art mineur. Alain aimait à dire que, s'il était dictateur en matière scolaire, il ne prendrait qu'une mesure : la journée de classe réduite à trois heures. Obligation serait faite, ipso facto, de considérer comme absolument superflu tout ce qui n'est pas absolument nécessaire. Ébrancher toujours, pour donner vigueur. Faire flèche.

Et pas de rature – alors que Valéry se proclamait "roi de la rature". Car, s'il n'y a pas de système, il y a tout de même un ordre de la pensée, et, sachant la fin, on doit pouvoir la rejoindre sans hésiter, en un parcours tout clair, même s'il n'apparaît que rétrospectivement tel au lecteur. L'absence de repentir dans les formulations est un gage rétrospectif de la netteté dans la conception. Alain applique sans sourciller le précepte de Boileau selon lequel ce qui se conçoit bien, etc. En revanche, c'est la pensée, non l'écriture qu'il faut sans cesse remettre sur le métier.

Toutefois, si l'on trouve chez Alain et Valéry une même passion pour l'exercice intellectuel, une identique vocation à faire de son propre esprit un cheval de haute école, ils s'opposent du tout au tout en ce qui concerne le rapport au public. Valéry ne se soucie que de son propre cerveau, de son éducation : il écrit en langage “self”, dans le secret de la nuit. S'il se comprend, c'est déjà beaucoup, c'est même tout, car son propre cerveau est pour lui le seul jury qui vaille. La méditation valéryenne n'est pas conversation mais cahier tout solitaire. Alors que la réflexion d'Alain est essentiellement politique, parfois par son contenu, mais toujours par sa finalité, c'est-à-dire par ce qui préside à sa naissance, et donc la précède. Il s'agit de s'adresser au monde, et, ce faisant, donner l'exemple d'un esprit en train de se faire. “Vivre au grand jour”, disait Comte en une formule qui n'eût guère plu à Valéry. Alain quant à lui menait sa vie intellectuelle en pleine lumière. Sa gymnastique cérébrale était publique : leçon gratuite de liberté.

Loin d'être prostitution, cette adaptation au public est un devoir de charité, et une épreuve quotidiennement renouvelée de ce que, si le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, son exercice effectif, fût-il modeste, doit pouvoir se partager avec tout esprit de bonne volonté. Interdit de tour d'ivoire, l'intellectuel radical doit revenir sans cesse au rudiment de la philosophie, en s'interrogeant brièvement à partir du quotidien. Tout le monde n'est pas apte à suivre de longs discours. Il faut, comme les premiers dialogues de Platon, justement dénommés “socratiques”, faire bref, pour ne pas lasser un lecteur qui, s'il n'est pas captivé, ne sera nullement un public captif : on a vite fait de refermer un journal. Cet exercice de feinte naïveté n'est pas sans vertus réelles pour l'esprit toujours enclin à la connivence avec ses propres traces.

Le philosophe professionnel doit sans arrêt revenir à l'enfance de son art quant à la durée de la réflexion, mais aussi quant à l'insertion de cette réflexion dans la vie. Chaque Propos trouve son impulsion initiale dans un petit fait, une observation, une remarque, une lecture, un étonnement quelconques. La narration, parfois, se fait assez ample, semble ne pas évoluer vers des considérations plus profondes. Erreur : les meilleurs des Propos sont souvent ceux qui, l'air de rien, philosophent déjà sous couvert de narrer de la façon la plus débonnaire qui soit. Il arrive que la réalité même soit leçon, allégorie bien complète : il suffit alors de décrire pour enseigner. La Fable de La Fontaine ici peut servir de lointain modèle, comme d'ailleurs un certain Balzac, qui aime à raconter une brève anecdote pour le plaisir d'en tirer une leçon qui en est désormais inséparable. La philosophie ne saurait se scinder de la vie et traiter en autarcie de problèmes pour philosophes. Le Propos quotidien est une Jouvence.

Quant au style, Alain est immédiatement reconnaissable, mais aussi très malaisément définissable. La raison en est peut-être dans le fait que sa pensée, sinon sa doctrine, consiste, en un de ses axes principaux, en une permanente réflexion sur les signes. Pour Alain, le signe se définit par une double négation : il est à la fois ce qui n'est pas l'idée, et ce qui n'est pas la chose. Son ontologie, peut-on dire, est ternaire, et réclame donc de soigneuses distinctions, qui commandent à la fois sa pensée de la pensée et sa pensée de la politique. Considérer les signes comme déterminant les choses, c'est vivre dans le monde magique de l'enfance, ou dans le monde fallacieux du bourgeois. À l'inverse, faire primer les choses sur les signes, c'est être adulte, ou prolétaire. Anthropologie et sociologie se caractérisent par diverses appréhensions du langage. D'un autre côté, la pensée est toujours guettée par une réification paresseuse qui consiste à prendre le signe pour l'idée : non seulement quand le sophiste ou l'habile politique s'expriment, mais aussi quand nous nous berçons nous-mêmes, et non sans volupté, de la facilité des mots, papier-monnaie aisément émis. Quand nous sommes en état de “passion”, nous confondons un état du corps, qui est chose, avec un état de l'âme que nous exprimons par de grands mots, ennoblissant par un vocabulaire élevé ce qui n'est qu'une buée d'esprits animaux. Les corps, les pensées et les signes se trouvent donc en un tournoiement constant qui autorise toutes les confusions, et que la liberté d'esprit consiste précisément à éviter. D'où la fréquence des associations brutales entre le concret et l'abstrait, que ce soit pour en dénoncer l'hétérogénéité ou pour en exhiber les secrètes filiations.

Le langage, bien que par essence instrument bourgeois ou infantile, vise donc toujours chez Alain à maintenir le contact avec la réalité inexorable. D'où son aspect souvent rugueux, escarpé, presque militaire. Le style essaie de rendre la pesanteur, la massivité des faits, et (paradoxe) leur mutisme. On a souvent évoqué son solide bon sens de paysan normand. De fait, Alain était fils de vétérinaire, et accompagna souvent son père dans ses tournées. Proche de la nature, donc, comme pouvait l'être un Montaigne, il a vu la science aux prises avec le réel, avec un réel muet, qui souffre sans pouvoir décrire ses symptômes. L'enfant Émile Chartier y apprit aussi que les remèdes les plus rudimentaires, les plus strictement corporels, sont les meilleurs. Le vétérinaire n'est pas homme à faire des manières : efficacité d'abord, et action directe sur le corps, en-deçà des mots et des séductions. Le vétérinaire est, dans la configuration mentale d'Alain, l'homme par excellence, l'homme complet : à la fois homme des villes et hommes des champs, à la fois savant et efficace, homme de pensée et homme d'action, mais chez qui l'action prime, et doit être brève.

Hommes et conscients et parlants que nous sommes, nous avons trop tendance à irriter nos maux par notre conscience et par nos mots. Le langage d'Alain joue donc double jeu : il vise d'abord à dénoncer le langage. L'hygiène intellectuelle, dont les Propos sont la gymnastique quotidienne est donc aussi exhortation à une hygiène morale, qui consiste à ne pas donner aux minimes variations d'humeur une dignité spirituelle qu'elles n'ont pas. Le langage sert ici à ramener l'esprit de l'adoration de ses idées à la simple constatation de son corps ; à rebrousser le chemin qui, à partir d'une mauvaise digestion, avait fabriqué de mauvaises pensées.

La brusquerie de l'expression, la maladresse, la rudesse et la gaucherie parfois, font partie de cette stratégie de simplification vétérinaire des problèmes. Alain peut écrire de façon très classique, très fluide. Mais il ne le veut que rarement. La phrase est une bourrade qui simplifie bien plus les situations que ne le feraient les plus subtils démêlages psychologiques (ou psychanalytiques, qu'il abhorrait). Il faut, par la volonté, trancher le nœud gordien des pensées, et apprendre, par longue réflexion, à ne pas trop réfléchir. Alain le terrien est proche encore en cela de Valéry le littoral : nous pensons trop, et la sagesse est de savoir arrêter de penser. Mais le philosophe a plus de méthode que le poète pour y parvenir. Savoir dormir, par exemple, est un grand art, et un signe d'élévation morale. Napoléon qui dort profondément, et sur commande, à la veille d'une bataille décisive donne, à la manière antique, une leçon de morale par l'exemple, sans mots. Il prouve paradoxalement la grandeur d'âme en dormant. Mais cela ne peut se dire en un style trop raffiné. Il y faut un peu de brusquerie militaire.

La forme des Propos a donc été telle, non seulement pour des raisons contingentes, non seulement pour des raisons politiques ou sociales, mais aussi pour des raisons de doctrine : la vérité, au fond, est simple ; même, c'est la simplicité qui est vérité ; et la vraie philosophie est simplification. Il faut beaucoup de temps pour devenir un sage, mais il ne faut qu'un instant pour chasser une pensée fausse et triste. Le processus infini de la pensée peut et doit se faire par sursauts intellectuels, comme on hausse les épaules pour se débarrasser d'un rien qui obsède.

Le Propos est une thérapie brève, un exercice hygiénique, tout empreint de rude bonté vétérinaire. Mais aussi un petit temple simple à Minerve, car « toute pensée est un monastère d'un petit moment ».