Traduction méthode

(+ commentaires)

Il y a très longtemps, j'ai rédigé, sans but particulier, les pages qui suivent. J'étais alors à l'étranger et on m'a proposé de les lire en mon absence à un petit groupe de linguistes. J'ai su seulement que mon texte n'avait pas fait l'unanimité. Le contraire aurait été étonnant. Ce texte et un billet sur la traduction ont suscité des échos enrichissants, de la part de deux vrais traducteurs, qui n'hésitent pas à lire un amateur. Je les en remercie. Je résume ces échanges à la suite du « Discours ».



Petit discours familier de l'améthode

en matière de traduction poétique



T. S. Eliot disait qu'en matière de critique littéraire, la seule méthode consistait à être très intelligent. Je n'en disconviens pas, mais je n'y souscrirais pas tout à fait. Je crois qu'il faut, en matière de littérature, et d'art en général, être très intelligent certes, mais aussi très fin, et très humble.

Ce disant j'exprime de façon très sérieuse mon approche personnelle de la traduction poétique. Je jouis en effet d'un don assez répandu, mais généralement gâché : le don d'ignorer ou presque les langues étrangères. Une Pentecôte inverse. On n'imagine pas combien cette inconnaissance est riche de délices, et quels trésors gisent en cette absence, comme le feu brillant dans le morne silex.

Le titre que j'ai osé donner à ce texte m'autorise, je pense, comme mon illustre aîné, à raconter quelque peu ma vie.

Par le jeu des contingences mais aussi par des goûts un peu dépravés, je crois avoir une assez honnête connaissance du français, ayant réchappé de justesse à ces innovations pédagogiques qui n'imprégnèrent que tardivement les petites écoles de province où des instituteurs chenus se souciaient encore que leurs élèves apprissent à lire.

Au bout de huit ans d'étude assidue de la langue anglaise, sans cesse couronné de premiers prix, j'étais, comme il se doit, incapable et de m'exprimer en anglais, et de lire trois vers de Shakespeare. Mais, en huit ans à raison de six heures par semaine, on ne peut pas demander l'impossible.

Facilité supposée et proximité géographique conjuguées, on m'accorda un peu d'espagnol, juste de quoi demander à boire sur le bord de la route où se traîne le routard en déroute. L'enseignement supérieur entérina sans réticence ma situation, et la capacité à traduire vingt lignes de David Hume fut considérée comme suffisante pour faire de moi un agrégé de philosophie aux vastes horizons linguistiques.

Mais quelque chose de l'idéologie rétrograde de mes vieux maîtres demeurait en moi sous la forme d'une sourde culpabilité. Je me sentais gêné, "quelque part", d'être agrégé de philosophie sans connaître un traître mot, ni de latin, ni de grec, ni d'allemand, langues ayant éventuellement une sorte d'intérêt pour le philosophe. Aussi, la culpabilité étant un des principaux ressorts de nos actions les plus libres, me mis-je en devoir de me donner, à moi seul, par moi seul, pour moi-même, quelques rudiments des ces langues exotiques.

La Méthode Assimil me fournit, sous le titre un peu optimiste de Deutsch ohne Mühe, les premiers balbutiements de la germanistique. Mais quarante leçons plus tard, l'urgence de terminer une thèse me détourna de l'imparfait et du datif, qui restèrent dans les limbes de la virtualité.

Felix culpa ! J'ai à l'égard de mes maîtres en langues étrangères, une dette que les mots expriment mal. Après tant d'années passées dans le lupanar institutionnel, j'en pus sortir aussi vierge que les héroïnes de la Légende dorée, ignorant comme l'agneau, pur comme Agnès, en état d'a-gnose.

Vierge, donc, mais pas sourd. Car, lorsqu'il m'arriva sans espoir et même sans espérance, de rencontrer un poème allemand, je savais déchiffrer tant bien que mal, prononcer sans trop d'erreurs, et, en tâtonnant, repérer les toniques et les atones. Quant au sens, quelques bribes, quelques éventualités me traversaient l'esprit, esquissant des perspectives possibles, des contenus virtuels, mais si évanescents qu'ils laissaient le grand premier rôle à la pure sonorité des mots. Je baignais dans une musique au sens toujours suspensif, dans une peinture à la figuration toujours différée. De par ma presque ignorance de la langue allemande, le poème venait à moi d'abord par le son, par la scansion, et nullement par le sens. Enchantement de mélomane par lequel tout poème était, de par sa résistance grammaticale et lexicale, un lit de délices pour l'oreille.

Sans le savoir (par non-savoir), je lisais la poésie allemande exactement selon la manière prônée par Valéry pour lire toute poésie. Dans un premier temps, s'efforcer de ne pas prendre en compte le sens, pour n'entendre que la musique. Je n'avais nul besoin de me forcer. Il m'est arrivé de savoir par cœur une strophe, voire un sonnet, sans avoir bien idée de son sujet. Tout était équivocités, flottements, vacillements, hésitations. Tout, sauf le chant. J'étais symboliste toujours, et si, grammaticalement, tout m'était Aquilon, auditivement, tout m'était Zéphir. Le moindre poème m'était un Jeune Parque, chaste de sens, et reprenant à la musique son bien. On comprend combien je peux avoir d'amour pour cette langue allemande qui, par les vertus de mon impéritie, me fournissait des jeunes parques par milliers... À quelle aune va se mesurer parfois la richesse d'une tradition !

Après bien des heures de bercement verbal - largement infra-verbal - si je m'aventurais tout de même vers un dictionnaire, pour voir s'il s'agissait de printemps ou d'automne, il y avait déjà belle lurette que la musique du vers était installée, bien assise chez elle dans mon oreille, et maîtresse du lieu de par la loi du premier occupant. Peu à peu, comme en ces aurores si souvent décrites par Valéry, et qui sont souvent, aussi, des allégories de la lecture poétique, des significations se dégageaient, des fonctions lexicales se fixaient, des choses apparaissaient, comme un amandier qui s'illumine le premier quand la nuit va se coucher.

Le poème se construisait peu à peu devant moi, ou, plutôt, je le reconstruisais par un effort de mon cœur. Co-auteur, je l'étais en quelque sorte, par carence, mais avec volupté.

Longtemps, j'en suis resté à ce stade délicieux du sens encore lacunaire, stade où, finalement, au bout de quatre ou cinq cents lectures, on comprend... presque. Mais de cet exercice on ne ressort pas indemne, car la musique s'imprime, s'incorpore, accompagne des semaines durant une conscience hypnotisée par ces sonorités évidentes et ces pensées obscures. Le poème était alors la fosse sacrée de Bayreuth d'où émanent des leit-motiv, des allusions, des rappels - cette fosse que Claudel appelait "la marmite à prestiges".

Il en allait pour moi (et il en va encore) de la poésie comme de l'amour : un même texte sujet à des interprétations à l'infini, toujours inachevé, toujours réclamant d'être repris, relu, dans la certitude délicieuse de ne jamais comprendre, mais de sentir. Sur la basse continue de la métrique, sur l'ostinato du vers, toute une diaprure de pensées jamais fixées. La garantie de l'infini.


Mais, dira-ton : et la traduction, dans tout ça ? Il ne faut pas trop s'étonner de ce qu'une anti-méthode de la traduction poétique parle peu de méthode. Mais on peut s'étonner, pour l'instant de façon légitime, de ce qu'il n'y soit même pas question de traduction. Précisément : l'essentiel de ce que j'ai à dire, qui ne se prouve pas, et qui n'engage que moi, c'est que, dans la traduction poétique, il doit s'agir beaucoup de poésie, et fort peu de traduction. J'ai osé comparer l'amour pour un poème à l'amour pour une personne : tous les deux réclament de la patience, de l'attention, de l'humilité, de l'ignorance (condition des découvertes, donc des merveilles). Tous les deux constituent une étrange cohabitation intime de deux êtres dont l'un nourrit invisiblement l'autre.

Mais l'analogie va plus loin. Car l'amour pour un poème, comme l'amour étrangement dit "tout court", ne se satisfait pas de platoniques ardeurs. Il réclame des actes. Non point des actes qui le terminent, qui l'exténuent, qui... l'achèvent - mais des actes de restitution. Le poème, l'être aimé (ici, c'est tout un) donne tellement, fournit tant, et de si essentiel, de si proche du centre de gravité de l'existence, qu'il est impératif de rendre, de restituer. Rendre, pas tellement comme un peintre "rend" son modèle, mais comme on "rend hommage" à une beauté qui vous a embelli, à une hauteur qui vous a élevé, à une sainteté qui vous a purifié.

Il faut faire quelque chose pour rétablir, dans le système des forces spirituelles qui gouvernent l'univers, un peu de cet équilibre, merveilleusement altéré depuis que le poème vous comble de ses grâces. Il y a alors, pour le lecteur, du moins pour le lecteur que je suis, une impérieuse et inexplicable obligation de "rendre grâces". Par la sainte loi du contraste, disait Rilke, tout jeu veut son contre-jeu. On ne peut indéfiniment rester en dette, et cet effort de remboursement (qui s'en étonnerait ?) est la chose la plus difficile et donc la plus profondément reposante qui soit. Il est fatigant de traduire un poème qu'on aime comme il est fatigant de faire l'amour... "Chute superbe, fin si douce..."

Combien de fois, après une journée épuisante passée à batailler avec les mots, que ce soient des copies à corriger, des cours à préparer, des documents à consulter, que de fois ne m'est-il pas arrivé de faire ma récréation de cette recréation, face-à-face avec le texte sacré, nulla creatura interposita, sinon un petit crayon et une humble mais très nécessaire gomme.

Mais là, comme l'écrit Rilke à son jeune correspondant, le temps ne compte pas, et la patience est tout. Quand on aime, dit la sagesse populaire, on ne compte pas. On a affaire à un poème qui est aussi singulier que peut l'être une personne, qui mérite autant d'égards, qui mérite surtout autant de souci de sa particularité qu'on en doit avoir à l'égard des personnes, que l'on en a du moins à l'égard de celles que l'on aime. Ce poème qu'on a fait sien, qu'on a longuement appris et apprivoisé, on ne saurait le traiter selon une méthode générale : les clés qui ouvrent tout n'ouvrent jamais à rien qui vaille la peine, et seules les clefs qui ne servent que pour une serrure méritent d'être patiemment forgées. L'universel de la méthode ne capte jamais que l'universel, quand c'est de l'absolue singularité qu'il s'agit.

Aborder la traduction d'un poème armé d'une méthode, ce serait approcher sa belle avec, sous le bras, un traité de comportement sexuel. Isolde n'est pas une femme : elle est Isolde. Et Rilke, toujours Rilke, n'avait pas tort de dire, de façon apparemment négative, que les œuvres d'art sont d'une solitude infinie. Solitude qui n'est pas délaissement, ou désarroi (bien qu'elles implorent aussi d'être animées, aimées, traduites), mais surtout en ce que chaque œuvre ne mérite notre attention profonde que si elle est unique en son genre, seule de son espèce.

... À moins, hypothèse que je ne repousse pas tout à fait, que ce soit la qualité unique de l'attention qui lui est portée qui finisse par se sédimenter en ce caractère unique de son objet. Peut-être n'y a-t-il d'objet, ou de poème, que par notre amour.

Chacun sait, ou, du moins, chacun devrait savoir que, si l'on sait faire l'amour, ce n'est pas l'amour qu'on fait ; et qu'en revanche, ce n'est que si on l'ignore qu'on le fait vraiment. J'incline à penser de même pour la traduction : si l'on sait où l'on va, on ne va guère loin et, le plus souvent, nulle part.

Il y a selon moi une véritable mystique de la pauvreté, de cette humilité face au poème. Traduire, c'est faire vœu de dénuement. La lente et délicieuse intussusception d'un poème dans une langue mal connue nous ramène à un état très archaïque du langage, à un âge où, dans notre berceau, nous entendions des mots traversés de bribes de sens, auxquels nous répondions de même. La langue étrangère nous fait régresser à un dénuement de petit enfant : heureux les simples !

Il faut parler, c'est-à-dire traduire, comme on a entendu : sans armes préfabriquées, sans matériel sophistiqué, sans armure ni cuirasse de concepts ni de théories. Il faut demeurer dans l'inconnaissance de ce qui va advenir. Il ne faut pas que la rugosité conceptuelle d'Animus fasse s'évanouir le frêle chant d'Anima.

J'aime la poésie française. Mais comme il est difficile, quand on connaît bien une langue, de maintenir cette lenteur pieuse, ce temps fertilement perdu sans lesquels il n'est pas de poésie ! Sur des vers français, mon œil me devance et souvent neutralise ma voix : saisir en un clin d'œil est fatal au rythme interne.

C'est pourquoi je n'hésiterai pas à dire, comme Diderot, mais en un tout autre sens, que, pour traduire, il n'y a pas besoin de connaître la langue à partir de laquelle on traduit. J'irai même plus loin : il vaut bien mieux l'ignorer, pour peiner, et savourer à proportion un mets que nous aurions tendance à engloutir. Quand, non-germaniste, on a passé cent heures sur un Sonnet à Orphée, on le connaît dans ses moindres recoins, car on n'est pas aveuglé, pour parler comme Montaigne, par "l'opinion de savoir". La poésie, disait Mallarmé, ne va pas sans quelque énigme. En cela, l'ignorant que est abondamment servi : tout est énigmes, et l'orgueil cérébral en est vivement abattu.

On ne traduit bien qui si on est depuis longtemps dans la familiarité du poème, dans son intimité. À moins que ce ne soit le poème qui habite depuis longtemps dans notre intimité, ce qui revient au même. Traduire, c'est alors se dire soi-même. Il ne faut pas croire que la traduction soit la transcription d'un poème d'une langue dans une autre, triste besogne et donc légitimement rémunérée. La traduction doit être l'expérience que je n'hésiterai pas à qualifier de spirituelle par laquelle le poème, d'abord, s'instille dans le lecteur, le change ; et c'est seulement à partir de ce moment que, devenu autre par le poème, le lecteur pourra "traduire". Claudel parle, en un même sens, de cette espèce d'amorçage électrique, au plus profond de nous, sans lequel nous pouvons certes entendre la musique, mais non la devenir.

Peut-être le terme de "traduction" est-il impropre, et je l'ai employé avec réticence, préférant "interprétation", ou "reprise". J'ose avancer comme un point de foi que la traduction d'un poème ne peut et ne doit être qu'un poème, dont la beauté, pour autant qu'on en soit capable, restitue au moins mal l'effet global, "l'odeur de rose" de l'original pour parler comme J. Gracq. Traduire un poème par de la prose me semble aussi étrange que traduire une pièce de théâtre sous forme d'un roman, ou l'inverse. Ce pourquoi je disais que la question est moins de traduction que de poésie.

Pour moi, liberté intégrale doit être donnée au traducteur quant à ses moyens, ses substitutions, ses suppressions, etc., et on ne doit le juger que sur la fertilité rétrospective globale de ses choix. La musicalité d'une langue étant de toute façon différente de celle d'une autre langue, celle d'un poème ne pourra a fortiori jamais être intégralement rendue. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas essayer.

On voit maintenant l'envers de ce cadeau initial qui permettait de traduire une langue tout en l'ignorant. La revanche, c'est qu'il faut être, autant qu'il se peut, et à sa façon, poète. Les déclinaisons, cela s'apprend, alors que l'amour ne s'apprend pas. L'amour, dit une formule très usée, l'amour rend poète. En tout cas, l'amour pour la poésie d'autrui a pour effet et, peut-être, pour secrète destination, de nous rendre poètes, et de nous contraindre à franchir le pas en produisant, non pas une traduction d'agrégation, mais un Nachgedicht, un "après-poème", un poème induit par un autre poème.

Ici, à l'évidence on est fort loin de toute docimologie, de toute évaluation. C'est peut-être grand dommage pour l'Université, mais il n'est pas sûr que la poésie et sa traduction doivent se plier aux contraintes de cette vénérable institution. Avoir une méthode pour traduire la poésie est, à mon avis, la plus sûre façon de ne pas avoir à devenir poète.

J'ose appliquer à ce sujet la fameuse distinction faite par Tolstoï dans la Postface à La Sonate à Kreutzer. On peut se faire guider par mille préceptes divers, par mille théories, par mille rites. On peut aussi se laisser guider par une simple boussole. Dans sa religion, plus guère religieuse, un seul précepte : aime ton Dieu et ton prochain de toute ton âme. À mon avis c'est encore trop long. Une syllabe suffit : "aime !" (le "e" muet ne compte pas, mais il ouvre à l'infini).

Et, comme l'amour fait des miracles, des miracles auront lieu, puisque l'amour ne compte pas son temps. C'est pourquoi je suis d'un optimisme invétéré, d'un providentialisme bien peu méthodologique.

D'abord, je pense qu'il faut absolument tenir à un schéma rythmique qui soit aussi proche que possible de l'original, les seules inégalités provenant de la spécificité des langues.

Ensuite, que toute différence de métrique dans l'original doit être rendue par une différence qui en soit proche, ou qui la compense.

Ensuite, que le sens soit rigoureusement respectédans son ensemble, quitte à prendre de très grandes libertés de réorganiser autrement les atomes pour obtenir des molécules-ersatz fournissant une odeur de rose très voisine. Par exemple, j'ai osé interpréter la Selige Sehnsucht de Gœthe en ne traduisant pas le mot "Schmetterling", ce qui ne manque pas d'insolence, mais une insolence sans risque, puisque je ne passe pas l'agrégation. Les ailes brûlées à la flamme m'ont semblé suffire à qui n'est pas sourd.

Enfin, ce qui rend le travail impossible, donc intéressant : suivre rigoureusement la structure des rimes. J'ai cru entendre que les connaisseurs se déchirent entre traductions rimées ou non rimées. Pour ma part, je n'entre pas dans leurs querelles, mais je ne pourrais supporter déjà que très difficilement une traduction qui suive rigoureusement le mètre, mais ne rime pas. On m'a objecté que la rime n'était pas très importante, que la rime en traduction contraignait à appauvrir le sens, et, enfin, qu'il valait mieux ne pas rimer que rimer pauvrement

À quoi j'objecte à mon tour que la traduction doit être rimée si la rime joue un rôle dans l'original (ce qui me semble être souvent le cas). Ensuite, que la contrainte même de la rime pousse à la recomposition moléculaire et épargne bien souvent les facilités du décalque. Quant à la pauvreté (de la rime), je ne vois pas pourquoi on y serait condamné. Il est certes difficile de rimer toujours aussi richement que son original, mais une rime modeste suffit à marquer la scansion acoustique.

Toutefois, l'essentiel n'est pas là et je voudrais vous faire part d'une expérience toute personnelle. Il m'est arrivé, surtout avec Rilke, de désespérer, et d'abandonner le poème. Puis de le reprendre, des mois après, et de trouver presque tout de suite une rime relativement riche, en tout cas satisfaisante, et, chose étrange, très satisfaisante pour le sens global de la strophe. Je me demande si, dans quelques obscures zones du cerveau du traducteur, zones où l'intellect a peu de part, les mots ne continueraient pas tout seul leur travail, se cherchant à tâtons, et finissant, inéluctablement, par se trouver, comme le ver chez Blake, immanquablement, trouve la rose.


Ici, je suis roi, et je vis dans le luxe suprême : je ne suis pas un traducteur professionnel, et nul imprimeur n'attend ma disquette. Aussi puis-je laisser mûrir le temps qu'il faut.

Le poème est un animal qui s'effarouche d'un rien, et que la moindre brusquerie fait fuir. J'ai envie de lui appliquer les trois règles de la méthode que Montaigne applique à l'amour :

1. prendre son temps

2. prendre son temps.

3. prendre son temps.


ou Rilke :


Wir sind die Treibenden,

aber den Schritt der Zeit,

nehm ihn als Kleinigkeit

im immer Bleibenden.





Commentaires et réponses



Michel Volkovitch sur son site

http://www.volkovitch.com/

(en marge gauche, "Carnets du traducteur 09-10", article "Précieux provocateurs")

Paul Lequesne écrit en commentaire : Comment ne pas adhérer des deux mains à une si sage profession de foi ? Pour ma part, je considère qu'il est important d'observer quelques principes fondamentaux mais non pas sacrés (ne rien ajouter, ne rien retrancher — quant au sens —, respecter les niveaux de langue), mieux vaut ne pas s'encombrer de règles.


On peut et on doit penser seul ; il faut beaucoup méditer ; il ne faut jamais débattre ; et (malgré certaines apparences) on ne discute bien que si on est d'accord sur l'essentiel ; sinon, on remue la poussière, on joue pour la galerie, pas pour la vérité.

Mais (pour parodier une formule fameuse), il n'est pas bon que l'homme pense toujours seul. Des échos pertinents sont alors la meilleure relance.


Michel Volkovitch a parfaitement vu la part d'excès, d'humeur, de pamphlet, dans ces deux billets ; en particulier que le mot "professionnel" y désignait une polarité et non une catégorie sociale. Loin de moi l'idée d'en vouloir à celui qui, mal rémunéré, pressé par le temps et l'éditeur, content ou non de sa copie, doit fournir. Je voulais dire que les effets négatifs de cette contrainte ne pouvaient être érigés en modèles.

En outre, il discerne bien que "pas de méthode" ne signifie pas la latitude de faire n'importe quoi, mais l'absence de carcan, de principes abstraits et doctrinaires (les ouvrages théoriques de "traductologie" sont souvent hilarants ou consternants, selon l'humeur). Il y a (P. Lequesne en parle aussi), des exigences simples, mais essentielles. Pour faire un mot, je dirai que le traducteur ne fait pas "comme ça lui chante", mais qu'en poésie, il doit être très attentif à la façon dont "cela chante en lui"...


Quant à P. Lequesne (traducteur du russe), je réponds à son commentaire :

... Tolstoï, dans la postface de la Sonate à Kreutzer, a écrit sur la morale de bien belles choses qui peuvent s'appliquer à la traduction : mieux vaut une boussole qu'une kyrielle d'indications pointilleuses et pointillistes. Un diapason qui ne dit rien par lui-même, mais permet de ne pas dériver.

En poésie, ce repère est plutôt donné par l'oreille. En prose, je présume, par les niveaux de langue, ce qui exige un traducteur aguerri, capable de nombreuses mimétiques : les voix et les tons d'un roman sont plus divers et plus délicats à saisir que la tonalité d'ensemble d'un poème (surtout d'un poème classique).

Pour un amateur, qui ne connaît pas bien la langue, une page de prose, une tirade de théâtre, même un peu bizarroïde, cela semble possible (je songe p. ex. aux lettres de Keats). Mais un échange de voix, c'est une autre histoire.

Au fond, cela revient un peu à la distinction de Girard entre le poétique et le romanesque : le lyrique s'exprime dans son ton personnel ; le romancier, ou le dramaturge, fait parler divers tempéraments, selon divers registres, divers niveaux, qu'il dépasse, fait comparaître.

C'est pourquoi j'ai parlé (prudemment) de poésie, de poésie plutôt classique, de poésie plutôt classique de petite dimension. Ce qui laisse tout de même un espace de plaisir pour l'amateur.