Terreur, terrorisme, terroriste

Ce texte a fait, il y a très longtemps, l'objet d'une sorte de conférence destinée à un public non-spécialiste. elle est donc délibérément progressive, insistante, voire redondante. Nous n'avons pas gommé les traces de cette origine très pédagogique, ni peaufiné style et présentation.


Plan :

A. La terreur d'état et son anthropologie implicite

B. Logique du scandale et mystique de la négation

C. Psychologie : la terreur du terroriste

Conclusion

Compléments (quelques textes)



A. La terreur d'état et son anthropologie implicite


On nomme "terreur" une méthode de gouvernement qui utilise la violence comme instrument principal, abolissant ou méprisant les anciennes lois, foulant aux pieds les garanties de la liberté civique. C'est de façon avouée qu'un tel Etat règne par la peur, c'est-à-dire par un rapport tout extérieur entre le gouverné et l'autorité. Ici, le gouverné n'a nullement pour tâche d'assumer intérieurement une quelconque valeur morale ou spirituelle : sa relation à l'autorité est hétéronomique, et il importe peu que cette relation s'élabore en respect, ou qu'elle se sublime en amour. Le pouvoir spécule sur le bon sens du gouverné, qui le portera tout naturellement à éviter les coups, et donc à se comporter de façon conforme à ce qu'on attend de lui. C'est avec raison qu'un tel mode de gouvernement est communément appelé "politique du gourdin", car le gourdin parle haut, vite, et à tous : aux riches comme aux pauvres, aux ignorants comme aux savants, aux jeunes comme aux vieux. Les canons, disait Hugo, sont les plus puissants orateurs. Si la violence ne convainc pas les consciences, elle règle à coup sûr les comportements, et tel est le seul but recherché. Cette façon d'exercer le pouvoir est certes rustique, mais efficace. Ses théories sont peu lyriques, ses méthodes sont rudes, mais son emprise est grande. On pourrait l'appeler : la pragmatique des hommes tels qu'ils sont, tels qu'ils ont toujours été.

L'anthropologie sous-jacente à cette pratique postule de façon implicite ou explicite que la rébellion des consciences, en tant qu'intérieure, est quantité négligeable : la haine à l'égard du pouvoir ne gêne nullement celui-ci aussi longtemps qu'elle se cantonne aux pensées. Car l'extérieur seul est réel ; il est donc seul à devoir être pris en compte. De façon paradoxale, ce pouvoir qui veut diriger tout l'homme ne se soucie guère qu'on pense contre lui, puisqu'il pose comme axiome que la pensée, au fond, ne compte pas. L'homme n'est donc pas défini comme une intériorité libre régissant souverainement les comportements extérieurs, mais au contraire comme une extériorité, une nature dotée secondairement d'une conscience inessentielle, à l'efficacité illusoire, ayant pour unique puissance la faculté de remâcher un vain ressentiment. L'homme est donc identifié à ce qu'il a de tangible, c'est-à-dire à sa seule dimension empirique : ce que la police en peut voir, entendre, constater, et consigner dans ses registres. La terreur s'exerce sur les corps : les âmes suivront, du moins en règle générale. Et si, par extraordinaire, elles ne suivaient pas, cela ne changerait rien.

L'homme se trouve donc destitué de toute dimension, et, par là même, de toute vocation autre que matérielle : il s'agira simplement pour lui d'éviter les coups et de trouver de quoi survivre. Il est réduit, de fait, à des instincts, à des besoins dont l'universalité fonde l'universelle efficacité de la terreur. La politique du gourdin se fonde sur ce roc inébranlable d'une psychologie stable qui ne saurait être remise en cause par une quelconque aspiration métaphysique. Par conséquent, le caractère très physique de son action est en harmonie parfaite avec cette totale destitution du métaphysique dans l'homme.

Le terrorisme d'Etat va donc jouer en toute certitude sur ces ressorts éternels et bien connus que sont la recherche du plaisir et la fuite de la douleur. Mais on sait, par une psychologie tout aussi triviale, que le plaisir est toujours moins doux que la douleur n'est amère. On aura donc, avec la peur des coups, un instrument incomparablement plus puissant que ne l'est la recherche des satisfactions. Ainsi jouera-t-on sur ce qu'il y a de plus fondamental en l'homme : l'instinct de conservation.

Or cet instinct ne constitue nullement pour l'homme une différence spécifique par rapport à l'animal. Tout au contraire, l'essence de l'homme, son essence vraie, ne se saisit convenablement que si on l'identifie à l'animal, que si on le considère comme soumis à cette même tyrannie de se conserver : l'homme n'est qu'un animal présentant une conformation extérieure particulière. La différence entre l'homme et l'animal n'est nullement rupture métaphysique, mais simple variante à l'intérieur même de la zoologie. L'homme est un animal qui se croit libre parce qu'il a la possibilité de maudire, in petto, le maître qui lui donne le fouet.

Ainsi, la terreur d'état use de violence sur les hommes. Mais, ce faisant, elle n'estime nullement faire violence à la nature profonde de l'homme : tout au contraire, elle peut se targuer d'accomplir l'homme, en lui révélant sa véritable et foncière essence. Cette terreur présente alors une éminente valeur pédagogique : elle rappelle sans cesse l'homme à l'humilité de sa vraie nature, en lui interdisant les ineptes rêveries de la liberté. La terreur est comme un mémento de l'humaine condition. Ce qu'elle bafoue - le consentement intérieur, la libre adhésion de la conscience - n'est qu'un misérable appendice, un ridicule épiphénomène, la chimère d'un homme aliéné d'un homme qui se rêve au-dessus de sa condition. La vérité de l'homme n'est pas ailleurs que dans ce mécanisme psychologique, dans cette détermination animale à se conserver.

Mais on ne peut désigner cette politique comme un gouvernement "en extériorité", en "hétéronomie", que si l'on se place du point de vue de la conscience vouée à l'illusion du libre-arbitre. Le ressort de la peur, en effet, n'est pas extérieur à l'homme, mais réside au plus intime de sa nature. Ce terrorisme ne modifie donc pas l'homme, ne le dénature pas. C'est au contraire le romantisme de la liberté qui pervertit l'animal humain en prétendant donner consistance à une illusoire liberté intérieure, à un libre-arbitre qui n'est qu'un misérable accessoire. La terreur institutionnelle prend l'homme tel qu'il est essentiellement.

Tel est le postulat du machiavélisme : ne pas traiter les hommes comme des âmes, comme des intériorités, comme des libertés, mais comme de purs mécanismes psychologiques. L'homme de Machiavel est "méchant" : cela signifie simplement qu'il sert ses intérêts immédiats, empiriques et égoïstes, et que les grands mots, liberté, vertu, honneur, fidélité, ne sont là que pour la parade. L'homme a une "nature" au sens proprement zoologique. Il ne se donne pas des lois, il les suit ; il ne se détermine pas, il est déterminé. Traitez-le ainsi, il réagira ainsi, selon un déterminisme implacable, comme le fer dans la fonderie ou comme le cheval au manège. Le machiavélisme est un naturalisme étendu à l'homme : il y a des ressorts dans la nature humaine au même titre qu'il y en a dans une machine, toujours à leur place, prédéterminés, universels. L'humaine psychologie est parfaitement classique, prévisible, académique, sans surprise. Non datur casus : dans la nature, il n'y a pas de cas particuliers. L'homme n'est rien d'autre que nature : non datur fatum.

Cette attitude pessimiste peut donc se considérer elle-même comme légitime puisqu'elle ne fait que tenir compte de ce qu'est l'homme. Ce n'est pas la faute aux gouvernants si l'homme est ainsi : c'en est la faute à l'homme lui-même.

En effet, il n'y a de gouvernement possible par la terreur que si l'homme est susceptible d'être terrorisé. Mais l'homme ne peut être terrorisé que s'il est capable de se terroriser lui-même. Ainsi, le maître hégélien ne se trouve tel que par le consentement de son adversaire vaincu, qui préfère l'esclavage et le déshonneur d'une existence servile à la noblesse d'une mort soudaine. Le vrai maître n'est donc pas extérieur, mais intérieur. Ce n'est pas le dictateur qui serait un maître extérieur : c'est l'instinct de conservation qui est le dictateur intérieur. Ce "maître intérieur" est sécrété par la nature même de l'homme : le pouvoir et son appareil de terreur n'en sont que l'illustration, l'incarnation, l'ostentation. "Le plus grand faible des hommes, disait Molière, c'est l'amour qu'ils ont pour la vie". Mais il serait faux de dire que ce goût qui rend si lâche soit inoculé par le pouvoir autoritaire. A l'inverse, un pouvoir de ce type n'est possible que si les hommes ont déjà en eux cette lâcheté. C'est par le goût de survivre que l'homme constitue, à l'intérieur de lui-même, un implacable maître-chanteur.

L'homme n'est donc victime que de sa propre nature, et l'organisation terroriste de l'état le révèle bel et bien à lui-même : elle est une amère leçon d'anthropologie. Cette organisation n'avilit pas l'homme : elle spécule seulement sur sa naturelle vilenie. La coercition extérieure n'est que l'image visible d'une intime démission. L'homme ne serait pas asservi s'il n'était foncièrement servile, de même que l'homme n'aurait pas péché s'il n'avait été foncièrement peccable.. C'est ce que dit avec amertume La Boëtie dans son Discours de la Servitude volontaire (pp. 136-7 et 139) : "Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu'en cessant de servir ils seraient quittes ; c'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix, ou d'être serf ou d'être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse.(…) Il aime mieux je ne sais quelle sûreté de vivre misérablement qu'une douteuse espérance de vivre à son aise. (...) cette opiniâtre volonté de servir [est si enracinée], qu'il semble maintenant que l'amour même de la liberté ne soit pas si naturel."

La conscience servile est donc prête à tout pour sauver sa vie, pour sauver sa peau. La tuer serait alors une insigne maladresse car, ce faisant, le pouvoir se détruirait lui-même en anéantissant ceux sur qui il s'exerce. Il va falloir seulement faire sentir la réalité de la mort, afin d'alerter pour de bon l'instinct de conservation. Il faut que les hommes sachent bien que ce n'est pas en théorie qu'ils sont menacés : il leur faut sentir le vrai vent du vrai boulet. Il faut donc que le pouvoir inaugure son exercice par des actes bien réels, quoique limités, et qui donnent, sans ambiguïté, le diapason : il faut et il suffit de faire des exemples.

L'acte inaugural consistera, par exemple, en un carnage localisé, mais bien spectaculaire, qui frappe définitivement les imaginations. Une telle méthode, pour dure qu'elle paraisse sur l'instant, relève néanmoins d'un principe d'économie bien compris : ces quelques assassinats, à condition qu'ils soient perpétrés avec l'ostentation qui en fait la valeur exemplaire, rendront par la suite superflu le recours à la violence réelle. Ils sont le prix modique qu'il faut payer pour garantir désormais l'ordre et l'obéissance de tout un peuple, qui aura désormais un aliment pour de longues méditations. Intimider une bonne fois pour toutes épargnera le désagrément d'avoir à intimer sans cesse. Chacun saura désormais combien inébranlable est la détermination du pouvoir.

On a frappé brutalement le corps social pour marquer définitivement les âmes, pour inscrire un souvenir. Par cette inauguration violente, le pouvoir vise à être toujours présent dans les âmes. De force, à défaut que ce soit de gré, le peuple se souviendra à coup sûr. Car la haine est plus forte et plus stable que l'amour, la peur plus solide que le respect. On voit bien comment l'amour s'exténue. Mais la peur se nourrit bien plus longtemps d'elle-même. L'action barbare atteint son but tout de suite, et solidement. La barbarie de ce coup de force accède d'un seul coup à l'éternité. Au contraire, un gouvernement démocratique est par nature fluctuant : le respect pour la loi ne parvient à s'imposer que lentement, laborieusement , et de façon toujours précaire. Au contraire, une telle peur pourra tenir leu d'amour : "Je prévois dit Alain (Le cortège du Pape, Propos t. 1 p. 1250) un long avenir pour les tyrans qui se soucient seulement de faire peur. Ils n'ont pas à chercher d'autres ressorts ; ils n'ont qu'à déporter, emprisonner, arracher les ongles, crever les yeux. On veut s'assurer à soi-même, quand on est simple citoyen, que ces horribles procédés mettront le peuple en révolte ; je n'en crois rien. Je crois plutôt que, devant des menaces terribles, et si promptement suivies d'effet, on prend le parti de préférer le tyran."

Mais cette "préférence" n'est pas tant l'effet d'un choix que la conséquence mécanique d'un simple ébranlement de la sensibilité ; elle n'est pas tant une action qu'une réaction prévisible, et prévue, conformément à la psychologie empirique de l'homme.

L'homme en effet n'est sensible qu'au réel. Il lui faut, pour prendre au sérieux le danger de mort, la réalité patente de ces cadavres complaisamment exposés aux carrefours. Sinon, il n'y croirait pas vraiment. Par ce spectacle impressionnant, la mémoire se trouve marquée, la conscience se trouve obsédée. On suppose donc que l'homme n'aura d'idée que proportionnellement à l'impression reçue. La pensée n'est que l'écho des impressions. Elle n'est que la persistance dans la mémoire de ce qui a fortement heurté l'imagination. L'homme n'a de vraie mémoire, et donc de pensée solide qu'abasourdie par une horreur initiale. L'âme n'est que le lieu de persistance des événements traumatiques, comme il y a une persistance rétinienne de la lumière trop forte. L'âme vibre et se souvient, et continue de percevoir, comme l'oreille surprise par la violence d'un fortissimo orchestral continue à en être émue longtemps après que le son réel a cessé. L'âme ne pense qu'à proportion de ce qu'elle vibre, et ne vibre qu'à proportion de ce qu'elle a été heurtée. L'âme est donc inerte, sans initiative : elle est simple faculté d'enregistrement des traces mnésiques. Elle n'a d'autres pensées que ses souvenirs : elle n'aura donc d'autre avenir que son passé.

L'âme est sans activité propre qui puisse s'opposer à l'invasion de la peur : les événements s'y inscrivent sans être contrecarrés en quelque façon par un mouvement en sens contraire, par une résistance réelle de la volonté, de la liberté. La trace traumatique s'y inscrit de façon monarchique comme sur la cire neutre d'un cerveau où les mouvements animaux ne seraient pas contrecarrés par l'effort de la volonté. Le temps de l'âme est donc parfaitement identifié au temps du corps : il est persistance, continuité, continuation. L'homme n'est pas conçu comme l'affrontement entre la naturelle continuité du temps du corps, et la rupture, la discontinuité surnaturelles d'une volonté capable d'initiative et d'inauguration.

L'homme est tout d'une pièce. Rien en lui ne saurait se dresser contre l'événement, contre la force des circonstances. L'homme se réduit à ce qu'il a vu, à ce qu'il a senti. L'horreur du spectacle prend en lui toute la place : nulle instance supérieure ne viendra subvertir l'empire de la peur. Et cet empire sera d'autant plus long que le choc initial aura été plus violent.

Il faut donc, mais aussi il suffit, que le spectacle soit saisissant : l'âme en sera définitivement saisie, et fera désormais cause commune avec la conservation de l'animal. L'homme terrorisé sera pure mémoire.

Le gouvernement par la terreur affirme donc la toute-puissance du fait. Que par un matin blême quelques dizaines de cadavres mutilés se trouvent exhibés à chaque carrefour pour servir de lugubre et silencieux avertissement, cela aurait pu ne pas être. Néanmoins, cela a été. Les consciences se trouvent devant un fait accompli. Fait contingent, mais réel. Il aurait pu ne pas être, mais le réel prime sur le possible et l'anéantit rétrospectivement. Le contingent a pris couleur de nécessaire. Cela a été, et, désormais, que cela eût pu ne pas être est pure hypothèse d'école, fantasmagorie sans pertinence. On peut y penser, mais une telle pensée est dénuée de toute efficacité : la force du réel fait évanouir le possible en irréel pur, comme un soleil brillant fait disparaître les étoiles. Une telle hypothèse n'est plus qu'un état d'âme, et relève de cette pure intériorité que le gouvernant considère comme rien. Le simple possible apparaît comme vidé de toute densité ontologique face à la robustesse désormais invincible du réel.

L'âme se trouve donc entièrement obsédée par le contingent, et, puisqu'elle n'a d'autre dimension qu'empirique, il n'y a rien en elle qui lui puisse enseigner le nécessaire. Obsédée par le fait, rien ne lui enseigne un droit qui lui serait supérieur. L'intériorité se réduit à la connaissance a posteriori.

On ne peut rien contre le passé. On ne peut faire que ce qui a été n'ait pas été. La politique des hommes tels qu'ils sont va de pair avec l'empire des choses telles qu'elles ont été. L'homme n'a d'éternel que cette faculté à se soumettre à la contingence des temps. Tout le réel est nécessaire : le peuple terrorisé est, volens nolens, spinoziste. Il est délivré du souci de désirer autre chose que ce qui est. Considérant ce qui n'a pas été comme ayant été impossible de toute éternité, il vit le réel comme le maximum de perfection, et connaît donc une sorte de béatitude.

L'homme n'est que mémoire. Cette mémoire a été marquée de façon spectaculaire. L'ordre règne donc. La rébellion métaphysique est impossible. La rébellion politique est par conséquent tout aussi impossible : on se résigne à l'état des choses.

Néanmoins, on ne saurait être trop prudent. L'Etat terroriste ne peut prendre le risque de se laisser oublier. Puisque l'ordre se fonde sur la mémoire, on ne saurait trop rafraîchir cette mémoire, en commémorant l'événement fondateur, en en faisant sentir à tout moment la réédition comme imminente, en rappelant, à toutes fins utiles, la menace fondamentale. Certes, tout Etat règne par la peur, par la police et la justice. Toute société vit sous la menace de la loi. Mais cette peur est canalisée, limitée par le cadre légal, qui établit par avance une corrélation exacte entre des délits définis et les peines qui leur sont associées. L'état de droit n'est en aucune façon angoissant, car une loi, même dure, est rassurante : on sait à l'avance comment elle s'exercera. L'état terroriste, au contraire, avertit par milice et bandes armées, que sa violence première peut toujours s'exercer, et qu'elle ne s'exercera pas seulement dans le cadre légal. La simple présence de la milice doit faire sentir qu'on s'économisera la lenteur et la dépense des procès en forme. On n'est pas sûr d'avoir un avocat ; on est même à peu près sûr de n'en avoir pas. La milice, tolérée, encouragée par le pouvoir, est destinée à montrer que la loi n'est pas une protection. Il faut maintenir une terreur permanente et larvée. De temps en temps toutefois, on retrouvera un cadavre destiné à prouver que le caractère expéditif de l'acte inaugural demeure bien la loi permanente de l'Etat. Cet Etat s'est installé par un coup de tonnerre. Mais, malgré la naturelle perduration de la mémoire, il est bon de rappeler la à la nécessaire obéissance due au pouvoir qui, pour être confortablement installé, n'en a pas pour autant changé de nature.

Il faut de temps à autre refaire en petit ce qui a été fait en grand au début. Les gouvernés doivent être assurés de ce que, si cela a été réel une fois, cela est toujours possible, car les conditions sont toujours les mêmes. Les patrouilles ont simplement pour finalité de rafraîchir un peu la mémoire, comme on fait repasser, par précaution, une leçon sue par cœur. Pour cette conscience traumatisée, pour qui il n'y a plus de possible en dehors du réel, le réel ne sera désormais hanté que par le seul possible de la réédition.

Toutefois, la milice ne peut et ne doit être présente partout : il faut laisser travailler l'imagination, en une sorte de "cristallisation" stendhalienne de la peur. L'imagination, aidée par l'instinct de conservation, doit avoir loisir de broder et de faire ainsi que chacun sécrète sa propre peur, que chacun soit son propre milicien.

Une fois les consciences marquées par cet acte inaugural et rappelées à l'ordre par des signes non-équivoques, le gouvernement aura bien sûr recours à la propagande. Mais la propagande n'a rien de vraiment essentiel. Car l'homme est animal : la propagande ne s'adresse pas à l'intelligence, mais encore une fois à des mécanismes psychiques réduits à leur substrat somatique. Elle n'est que complément de dressage, confortation des réflexes. La propagande n'a pas pour but de faire penser, mais au contraire de diminuer la conscience au profit d'automatismes. C'est pourquoi ses cérémonies se présentent ouvertement comme organisées selon des principes psychologiques, indépendamment de toute vérité. On ne se cache pas, par exemple, de ce que de telles cérémonies ne sont faites nuitamment que pour abaisser le niveau de conscience, augmenter la force des réactions instinctuelles, et mener ainsi plus aisément à la transe et à l'hallucination.


Le gouverné se trouve donc cerné : par un traumatisme initial qui a marqué en lui de façon indélébile l'immensité du danger ; par la propagande qui lui inculque de se soumettre. Par la milice qui lui rappelle, à toutes fins utiles, que ce qui a été une fois peut à tout moment se reproduire. Il est donc probable que les réactions d'opposition se feront de plus en plus rares. S'il est vrai que l'homme n'a pas d'âme, pas de dimension métaphysique, ces rébellions sont des manifestations superficielles, accidentelles, destinées à terme à disparaître. Ce ne sont que des résidus, qui sont le fait de quelques dégénérés nostalgiques du désordre antérieur.


Mais ne serait-ce pas plutôt la vraie nature de l'homme qui refait surface malgré la menace ? Quoi que vous fassiez, affirme le rebelle, il y a en l'homme une faculté d'initiative, une liberté absolument irréductible, car constitutive de l'homme en tant que tel. Même si vous tuez tous les rebelles, même si vous effacez de la mémoire de tous les hommes le moindre souvenir de liberté, les générations suivantes réinventeront la liberté. Un jour, quelqu'un viendra, à qui personne n'aura rien dit, qui ne se souviendra de rien, un homme sans mémoire pour lui suggérer la vérité, et qui retrouvera que deux et deux font quatre, même si tout le monde dit depuis des temps immémoriaux que deux et deux font cinq. Nul besoin, pour cela, de se souvenir de l'ordre ancien. On retrouvera toujours transcendantalement le sens de la liberté, même si tous les exemples en ont été soigneusement et parfaitement gommés. Car l'âme est spontanéité, indépendante du fait, du contingent, de la situation empirique des corps et des psychismes : "Toujours s'en trouve-t-il quelques uns, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne se peuvent tenir de le secouer." (La Boëtie p. 151)

Les rapports des gouvernants terroristes aux rebelles se résument donc en un conflit qui est moins un rapport de forces nu qu'une opposition métaphysique entre ceux qui ne croient qu'au corps et à ses intérêts, et ceux qui affirment que l'âme a des intérêts propres, indépendants du corps, supérieurs à ceux du corps, et qu'on peut donc sacrifier les intérêts du corps à ceux de l'âme.


En conclusion de ces premières analyses, on peut tenter de caractériser deux conceptions antipodiques de l'homme, naturaliste et surnaturaliste.

Est "naturaliste" une conception selon laquelle l'homme est un animal à réactions prévisibles. On peut donc jouer sur cet état sans trahir sa nature, sans lui faire violence. Abrutir l'homme n'est pas le nier, mais le réaliser, le rendre conforme à son essence. Il s'agit donc d'un pessimisme : comme l'animal, l'homme est foncièrement inéducable. Il ne peut que rester tel qu'il est. Il a une nature, et une nature, c'est ce qu'on ne change pas. Vouloir rendre l'homme bon, c'est vouloir donner au chien la vertu du cheval. L'homme n'est capable que d'un simulacre d'éducation. Il est figé, sclérosé dans une forme : il n'a ni malléabilité, ni ductilité vraies. Il n'est susceptible que de docilité. Il est donc absurde de concevoir le projet de réformer l'humanité. L'homme est ce qu'il a toujours été : il ne peut s'améliorer qu'en l'étant de façon plus franche, plus nue, plus crue. De l'homme on ne peut rien attendre, sinon un vernis différent. On lui donnera la peur, mais non la conscience du bien. On le fera agir conformément à l'ordre, mais on ne lui donnera pas un sens moral qu'il n'a pas. On ne le fera jamais passer à des intérêts supérieurs, car il n'y a pas vocation. L'homme n'est pas "fait" pour cela, dans les deux sens du mot : tel n'est pas son destin, et sa disposition ne le lui permet pas. Le temps est donc cyclique : le semblable engendre le semblable : les générations successives sont rigoureusement identiques. Cette conception est donc foncièrement pessimiste, s'il est vrai, comme le dit Alain, que "le fond du pessimisme est de ne pas croire à la volonté."

La conception "surnaturaliste", au contraire, pourrait se définir métaphysiquement comme un optimisme historique, comme un espoir dans la capacité de l'homme à changer, à s'améliorer, à s'éduquer à travers l'histoire. C'est donc la philosophie d'un temps de l'évolution, d'un temps linéaire, "apocalyptique" en ce qu'il est le théâtre de la révélation de l'homme à lui-même. L'homme a alors, pour vocation essentielle d'être en progrès , d'être éduqué : il n'a donc pas de nature fixe et immuable. L'homme n'est pas donné, mais conquis. L'homme n'est pas un type prédéfini, mais une liberté en action. L'homme est ce qui, par nature, dépasse toute nature, qui est au-delà de toute détermination empirique. L'homme a donc vocation sur-naturelle, méta-physique. Il est intrinsèquement devenir : il est ce qu'il acquiert, au lieu de n'être en mesure que d'être ce qu'il est. Cette pensée est donc ce qu'Alain appelle "optimisme" : "jugement volontaire par lequel on repousse le pessimisme naturel."

La première attitude se prouve. La deuxième est essentiellement im-probable : même contre les preuves, elle est une confiance, une foi.




B. Logique du scandale et mystique de la négation


Le terrorisme d'état pense peu, repose sur des théories rudimentaires ; il se fonde sur le choc, la peur, l'instinct de conservation, le fait. Tel n'est pas le cas du terrorisme révolutionnaire, qui pense beaucoup, mais d'une pensée confuse, mêlée, où s'interpénètrent sans cesse une logique, une métaphysique, une morale, une mystique. Plus qu'une politique, ce terrorisme est une attitude globale, une perception de l'existence, dont nous allons tenter l'interprétation.

Le terroriste est l'homme d'une expérience fondatrice : l'expérience du scandale. Ce qui est, ce qui existe en fait, l'état des choses, est scandaleux. Le fait est le contraire du droit, le réel est le contraire de l'idéal. L'expérience initiale est donc bien d'ordre métaphysique : le scandale social n'est que l'expression la plus tangible, la plus dicible, d'un scandale universel ; la société n'est que l'illustration de cette foncière perversion de l'Etre. Le terroriste lit en énormes caractères, dans le corps social, cette relation pervertie entre l'être et l'apparaître, entre le visible et le vrai. Il lui faut donc dénoncer de façon véhémente, sous toute chose, son contraire ; il faut crier la vérité cachée, révéler la mascarade.

Le terroriste est donc premièrement homme de langage : sa mission initiale est de faire tomber les masques et de réaccorder les mots et les choses, car les choses sont le contraire de ce qu'elles sont réputées être.

C'est le sens de l'attitude romantique telle qu'elle est caractérisée par Hegel : dans une société foncièrement mauvaise, on ne peut avoir réussi, on ne peut s'être fait une place sans quelque vilenie, et on ne peut être victime, opprimé, méprisé, sans quelque secrète naïveté, donc sans quelque secrète bonté. Les honneurs et les places sont signe d'infamie. Le thème romantique par excellence est celui de la prostituée au grand cœur : celle que la société méprise, celle qui est extérieurement la lie de cette société, est en fait, c'est-à-dire intérieurement, de façon cachée, une sainte, car l'âme est en raison contraire du corps. Elle seule est capable de salut : car l'avenir est le contraire du passé. De même, ceux qu'on appelle les "bonnes gens", sont en fait des brigands, et ce sont les prétendus brigands qui sont dépositaires de l'honnêteté vraie. La vérité n'est donc plus dans l'extérieur, dans le visible, dans le comportement, mais dans l'invisible intériorité. Le vrai est intime : il est de l'âme et non plus du corps. Il est métaphysique et non plus physique.

Dans cette perspective, le scandale moral qui suscita la Réforme est de type romantique et terroriste : l'institution ecclésiastique a perverti sa mission. Son chef, le Pape, honoré et révéré, est en fait le plus grand des criminels. L'Eglise est devenue affaire commerciale. Rome monnaye le Paradis en espèces sonnantes, pour payer les fastes matériels de la Basilique Saint-Pierre : selon la forte expression de Hegel, l'Eglise n'a plus désormais qu'un "cœur de pierre." De même que la papauté est le crime même, la beauté de Saint-Pierre sera la laideur même, et ce prétendu joyau de la chrétienté en sera la honte.

C'est pourquoi éthique et esthétique sont intimement liées dans cette approche romantique : si le Bien, c'est le Mal, alors il faut dire aussi que le Beau, c'est le Laid. Il faut tout penser à l'envers pour penser juste, car la réalité empirique, loin d'être expression de la valeur, en est la trahison. L'art chrétien véritable ne réside pas dans les ors et les pompes du prétendu Saint-Siège, mais dans la crèche, dans la Pietà : rien n'est beau que cette misère, que ce désarroi ; rien n'est grand que cette bassesse, rien n'est noble que ce dénuement. Car la Terre est le contraire du Ciel, et, à condition de renverser les termes, on peut lire, dans l'ordre de la réalité sociale, l'ordre vrai des valeurs : les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers. C'est la fonction révélatrice, "apocalyptique", du théâtre romantique : il est le faux qui dit le vrai.

C'est le sens de cette grande aventure du terrorisme métaphysique que décrit la pièce de Schiller Les Brigands :

"Dans le corps de l'infirme le plus misérable peut briller comme en Esope une grande âme digne d'amour, comme un rubis dans la fange." (III p. 157) : l'intériorité la plus précieuse gît dans l'extériorité la plus vile. Et, à l'inverse, "la ville est là, comme Sodome et Gomorrhe" ( II, III p. 215). Les gens honnêtes sont impitoyables, et "la pitié s'est réfugiée chez les ours."( V, II p. 369).


Le terroriste se situe dans une logique des purs contraires, de la contradiction absolue, de l'opposition parfaite, du renversement exact : il n'y a pas de degrés, nul moyen terme entre Bien et Mal, qui permette de passer de l'un à l'autre. Et, sans moyen terme, pas d'évolution, pas de maturation possibles : on ne peut transformer le mal en bien, on ne peut rien améliorer. Chaque terme ne peut que rester ce qu'il est : le bon reste bon éternellement, comme le mauvais reste mauvais. L'idée réformiste d'une amélioration continue de la société est donc ridiculisée : ce serait dire que du faux pourrait provenir le vrai.

Il n'y a de souhaitable que la révolution, sans degrés, sans genèse du bon à partir du mauvais, révolution qui remet la société à l'endroit par un renversement intégral de toute chose.

L'action qui suit de cette logique est simple comme elle : il faut nier le faux, détruire le mauvais, et tuer le méchant.La logique terroriste est une logique de l'exclusion entre des natures irrémédiablement opposées : "Il n'y a pas trois côtés aux barricades". C'est une logique du tiers exclu, logique d'une stricte et terrible binarité. Selon le terroriste, qui n'est pas absolument avec lui est absolument contre lui (alors que ce que l'on pourrait appeler le "jésuitisme" s'inspirerait de la formule inverse : qui n'est pas absolument contre moi est presque avec moi : on peut toujours s'arranger).

Avec le terroriste, on ne peut pas s'arranger, rien ne peut s'arranger ; il n'est pas de demi-mesure acceptable, pas de compromis supportable. Cette logique pourrait être appelée, en souvenir du Livre des Juges (XII), une logique du "Shibboleth" :

"Puis Galaad coupa à Ephraïm les gués du Jourdain, et quand les fuyards d'Ephraïm disaient : laissez-moi passer, les gens de Galaad demandaient : Es-tu Ephraïmite ? S'il répondait : Non, alors ils lui disaient : Eh bien, dis Shibbolet ! Il disait "Sibboleth", car il n'arrivait pas à prononcer ainsi. Alors on le saisissait et on l'égorgeait près des gués du Jourdain. Il tomba en ce temps-là quarante-deux mille hommes d'Ephraïm."

On est ami ou ennemi, "Friend or foe."


L'action qui procèdera de cette logique sera terrible, car il ne saurait y avoir de compromis sans compromission : on ne peut que tuer le Mal, on ne peut composer avec lui. Le Bien réside dans la mort du Mal. On voit que cette logique est en fait une morale déguisée, un manichéisme absolu bien plus qu'une dialectique. Ou alors, c'est une dialectique sans dialogue (Cf. Hegel : Phénoménologie de l'Esprit t. 2 pp. 135-136).

Il n'y a donc nulle casuistique (opp. jésuitisme) dans ce terrorisme : ni cas particuliers à considérer, ni excuses, ni circonstances atténuantes : seul le principe est à considérer. Tout le reste est détail sans signification. On a affaire à un strict formalisme. La théorie doit tout entière passer dans la pratique : le terrorisme se manifeste par ce "théorisme" impitoyable.

Pour le terroriste, comme pour l'inconscient freudien, il n'est d'autre sanction que la mort. Le bon est parfaitement bon et l'est de toute éternité, le mauvais parfaitement mauvais, et de toute éternité. Les termes opposés sont comme dressés sur leurs ergots en une irrémédiable confrontation. Le gris pâle se voit sans autre forme de procès assimilé au noir de jais. Le gris pâle, même, est plus dangereux que le noir de jais, car plus sournois. Le point de départ mental est : il y a le bien, et il y a le Mal. Ce qui n'est pas le Bien est le Mal. Or le Bien est parfait, parfaitement bon, irréprochable, sinon il ne serait plus le Bien. Alors, on regarde la société : en elle il y a du mal ; donc elle n'est pas le Bien ; or ce qui n'est pas le bien absolu est le mal absolu. Cette logique exigeante n'est pas absurde si elle en reste (par exemple chez Descartes) au stade théorique ; mais, dans la pratique, il en va tout autrement.

L'Etre est donc le Mal, et c'est le non-Etre qui est le bien. Or, ce qui est, par excellence, c'est l'Etat, ce qui est stable : pour le terroriste, la stabilité de l'état n'est que la stabilité de la stabulation. L'Etat est donc l'institution qui a pour vocation de perpétuer le scandale : il est la honteuse légitimation de cette perversion généralisée. C'est pourquoi la prétendue "Justice" est l'injustice même, les forces de l'ordre maintiennent le pire des désordres, la légion d'honneur est le plus grand des déshonneurs, la paix civile, avec ses gardiens de la paix, est une occupation violente. Le droit n'est que le masque des rapports de force. La devise républicaine signifie en fait aliénation, inégalité, et haine. Les "justes" de Camus peuvent donc s'écrier : "La liberté est un bagne", et Babeuf écrire dans Le Tribun du Peuple (n° 40, 5 ventôse an IV ) : " La loi, honteusement prostituée, (est)devenue l'instrument odieux du plus effréné brigandage." La passion du terroriste est de baptiser, ou, plutôt, de rebaptiser choses et gens selon leur vrai nom, car le nom a été trop longtemps le masque de l'ignominie : le même Babeuf écrit : (n° 31, 9 Pluviôse an III) : "Vous semblez croire qu'on ne peut plus vous juger que pour des honnêtes gens quand vous avez empêché qu'on ne dise devant vous que vos crimes sont des crimes."

Le terrorisme est un terrible anabaptisme : le monde est une gigantesque antiphrase.


L'Etat étant la négation absolue de l'idéal, il doit être absolument nié. Il faut renverser ce qui est à l'envers, et tout est sens dessus-dessous. Tout ce qui existe est scandale.

Tout ce qui nie est donc bon. Si la société est la négation de l'homme, le terrorisme assumera intégralement la négation de la négation. Ainsi que le dit Saint-Just : "Ce qui constitue une république, c'est la destruction totale de tout ce qui lui est opposé." Ce qu'exprime parfaitement le personnage d'Anatole France "Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon. Je suis impitoyable pour que demain tous les Français s'embrassent en versant des larmes de joie." (Les Dieux ont Soif p. 230). C'est aussi le raisonnement qu'on trouve dans le roman de Chesterton Le Nommé Jeudi (p. 51) : "Nous sommes les ennemis de la société parce que la société est l'ennemie de l'humanité, son ennemie antique et impitoyable."

Le personnage de Chesterton raisonne donc comme le tueur de bouchers du film Drôle de Drame qui, par amour pour les animaux, tue les assassins des animaux. Les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Opérant la négation de la négation, le terroriste aura donc pour modèle moral le personnage du "redresseur de torts" (= tordre ce qui a été tordu), du hors-la-loi romantique.

Les honnêtes gens sont des brigands. Les brigands sont donc des honnêtes gens puisqu'ils tuent les honnêtes gens qui sont des brigands. Le terroriste pense selon un infernal jeu de miroirs : si fonder une banque est mal, alors piller une banque est bien, c'est la logique du Dreigroschenoper. Puisque, comme dit Proudhon : "La propriété, c'est le vol", voler les riches n'est pas voler, mais restituer, rétablir, restaurer un ordre immémorialement bafoué.

Si, comme le montre Rougemont dans L'Amour et Occident (p. 35), le mariage était devenu une simple institution destinée à s'enrichir, l'amour courtois ne se contenta pas de lui opposer un fidélité fondée sur le seul amour : il alla même jusqu'à affirmer qu'amour et mariage sont incompatibles.

C'est en ce même sens que Furtwängler écrit à propos de Nietzsche : "Il cherche la moindre occasion de nier ; car c'est quand il nie qu'il sent s'exalter son être. Il aime à éprouver, selon sa propre formule, le pathos de la négation." (Musique et Verbe p. 239)

Un pathos qui tend à la pathologie.


Le terroriste se fait le héros et le héraut du négatif. Il est moral contre la morale, social contre la société. Le brigand sort de la société comme Luther sort de l'Eglise pour la purifier. Le désordre seul amènera l'ordre vrai. Michael Kohlhaas se fait brigand pour faire triompher la justice.

[N. B. Contrairement au terrorisme que nous décrivons, il faut noter que l'intégrisme, bien que se manifestant parfois par des comportements similaires à ceux du terrorisme, n'en est pas moins fort différent métaphysiquement : le terroriste sacrifie et se sacrifie à l'inaccompli, alors que l'intégriste se réfère à un idéal tout constitué derrière lui. Lorsque par exemple, des amis de l'Ayatollah Khalkhali proposèrent fort sérieusement ce dernier pour le Prix Nobel de la Paix, ils voyaient moins en lui l'instituteur d'un ordre nouveau que le restituteur d'un ordre ancien]

C'est un devoir moral de tuer celui qui tue, comme les brigands de Schiller : (II, III p. 207) :

"il peut saigner un hobereau qui écorche ses paysans comme des bêtes." Le riche et l'avocat "coquin qui prostitue la justice" seront tués comme des bêtes ; et (II, III p. 217) : "puisque toute la ville se réjouissait de voir exécuter notre camarade comme un sanglier forcé, pourquoi (...) avoir scrupule à faire sauter toute la ville pour l'amour de notre camarade ?"

Cette fureur est résumée par les Justes de Camus (p. 16) : "Nous tuerons ce bourreau." De même, Renato Curcio, leader des "Brigades Rouges", déclara que l'assassinat d'Aldo Moro était l'acte "le plus humain qui soit."


Le terroriste ne doute pas un instant de savoir parfaitement où est le Bien et où le Mal ; il n'hésite pas sur la valeur de sa médication.Il se fait le juge transcendant de la société : il se voit comme extérieur et supérieur à elle. Et c'est de ce sentiment de transcendance que provient aussi l'impatience qui le caractérise : le Jugement est non seulement proche, mais imminent, présent. Le terroriste ne se laisse relativiser par rien, ne se laisse médiatiser par rien. Tout délai est pour lui un obstacle. Bien loin de dire, modestement, comme le personnage de Malebranche "je voulais qu'on arrachât les méchants qui vivent parmi les bons : mais j'attends en patience la consommation des siècles, le jour de la moisson, ce grand jour destiné à rendre à chacun selon ses œuvres" (Entretiens XIII § 1 OC. t. XII p. 307), il sépare dès aujourd'hui le bon grain de l'ivraie, il exerce le Jugement qui n'appartient qu'à Dieu. Il est "la colère de Dieu".


L'état est scandaleux car il a la sclérose pour vocation. Il perpétue le scandale. Il instaure la continuation d'un temps qui est temps de mort. Alors que le terroriste se réclame de la vie : il faut faire sauter les vieilles structures, pour faire vivre enfin l'humanité selon un vrai temps. C'est en infligeant la mort qu'on va redonner vie à la société. Certes, on va donner la mort à quelques uns, mais ce ne sera que leur ôter une pseudo-vie, une vie toute d'aliénation. Et l'on gagnera en échange la vraie vie pour tous.

Le terrorisme révolutionnaire retrouve quelque chose du terrible principe d'économie du terrorisme d'état (quelques morts bien exposés sont une leçon peu dispendieuse).

Comme toute chose est en fait le contraire de ce qu'elle apparaît, on est dans une dialectique de la mort et de la vie : la vie est une mort lente, mais la mort violente engendre la vraie vie. La violence est la vraie accoucheuse : elle est douleur, cris, sang, mais surtout promesse de régénération.Voulant faire passer l'humanité d'une fausse vie à une vraie vie, le terroriste se veut donc rééducateur de l'humanité : il prétend assumer une vocation magistrale.

Le terroriste se sent vivre dans un monde de dormeurs, d'hébétés. Sa conscience, foncièrement élitiste, aristocratique, se dit : tous dorment, mais moi seul, je veille ! Je suis seul lucide : la société est comme un palais enchanté où des dormeurs, des automates accomplissent mécaniquement le simulacre de la vie. Un maléfice pèse sur l'ensemble de la société qui n'est qu'un assemblage de somnambules, un troupeau de Circé, composé d'hommes qui ont oublié leur vocation essentielle. L'éveillé ne peut se contenter de son propre éveil : il lui faut, c'est pour lui une exigence morale, en faire profiter les autres.

Sa vocation pédagogique se fonde sur le fait qu'il y a en lui plus de raison, plus de morale, plus de lucidité : comme un maître d'école, il se sent justifié à donner le fouet pour le bien des hommes à venir. Il a le droit et le devoir de sacrifier le présent à l'avenir. Car le présent ne vaut rien, vaut moins que rien. L'avenir est la seule transcendance. Et à partir du moment où la fin a été posée comme un absolu, tous les moyens sont légitimés, car rien ne pèse en comparaison de la fin. Rappelons-nous encore Les Justes (p. 36) : "Nous tuons pour bâtir un monde où plus personne ne tuera. Nous acceptons d'être des criminels pour que le terre se couvre enfin d'innocents."

L'élève, de lui-même, resterait dans son "état". La corruption est telle qu'il faut un aiguillon extérieur pour éveiller, une source extérieure de mouvement, une chiquenaude qui provoque la reprise de conscience. Le terroriste n'est donc nullement gêné que le mouvement ne vienne pas du peuple : rien de plus normal puisque le peuple est endormi. Tout est bon alors pour le réveiller. Seul le bruit compte. Tout choc est légitime. L'important, c'est la quantité du bruit. Le terroriste est donc optimiste en ceci que l'homme peut être éveillé par n'importe quoi : nul besoin de longs discours, de rhétorique, de démonstrations savantes. Le maître mot de l'action terroriste est : "il suffit de...".

Le temps relève donc de la même inversion métaphysique que tout être : il semble parfaitement continu, mais il peut en fait à tout moment être brisé. Le terroriste pose des bombes comme le médecin gifle le malade évanoui. On n'accèdera de nouveau à l'être que par la négativité. On n'éveillera qu'en tuant. Il faut agresser la conscience trop placide, pour la faire réagir et restaurer l'homme dans son essence, dans sa dignité, même en le détruisant physiquement. C'est donc bien un sacrifice qu'impose le terroriste à la société : c'est l'action par laquelle ce qui est est détruit, pour laisser place à ce qui qui doit être. Le terroriste châtie la société. Les hommes sont dans la société comme dans la Caverne platonicienne : ils prennent le vrai pour le faux, la mort pour la vie, la servitude pour la liberté. Il faut les retourner, les convertir, les révolutionner vers la lumière : "(il faut aimer la révolution, disent les Justes ) assez fort pour l'imposer à l'humanité entière et la sauver d'elle-même et de son esclavage. _ Et si l'humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ? _ Oui, s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne."



Malgré la longue tradition de l'aliénation, la société n'a pas complètement investi les âmes : elle n'a fait que les offusquer. Ainsi que dans l'image platonicienne de la statue du Dieu marin Glaucos, qui fut rendue méconnaissable par un long séjour sous la mer, la vraie nature des hommes est cachée, masquée, obnubilée par son long séjour dans la société pervertie. Mais elle n'a pas été vraiment pervertie. L'humanité demeure sous ces scories. L'action terroriste se veut comme le burin qui, d'un seul coup, net, sec, douloureux peut-être, fera sauter la carapace artificielle. La vérité réapparaîtra instantanément, lisse et neuve comme une amande. Le passé ne structure pas vraiment l'âme. Ce n'est pas le fond même de l'âme qui est atteint : c'est donc qu'il y a un rapport d'extériorité entre l'âme et son expérience. La souillure reste accidentelle, même si elle est immémoriale. La nature profonde de l'âme n'est pas pervertie : le projet même de faire table rase du passé suppose que le passé est seulement sur l'âme. On se trouve donc dans une pensée imbue de métaphysique et de morale chrétiennes : GK Chesterton peut laver l'âme de ses péchés car celle-ci n'est pas amputée, mais salie. Mais on va amputer physiquement la société pour récupérer cette âme dans sa pureté et dans son intégrité. On nettoie les âmes en pratiquant l'ablation chirurgicale des corps. L'homme peut être lustré. Le terroriste fait table rase d'un seul coup, comme on débarrasse une table d'un coup de coude.

Le terroriste postule donc la convertibilité des souffrances du corps en bienfaits pour l'âme. Car l'apparence est toujours, conformément au principe, le contraire de la réalité. Le corps est donc le contraire de l'âme. C'est pourquoi le personnage de Schiller peut ironiser : "(il) soulagera le voyageur fatigué de la moitié de son fardeau" (Acte I sc.I p. 111). Le terroriste libère le riche de sa fortune et, ce faisant, lui permet d'entrer au Paradis, suivant la parabole évangélique selon laquelle on ne peut accéder au Ciel qu'en se débarrassant de ses biens, comme le chameau ne pouvait entrer dans la ville par la Porte de l'Aiguille qu'en étant déchargé de son fardeau. D'où la négation des évidences : si cela va mal, c'est que cela va bien, et inversement.


Nous voyons que le terrorisme révolutionnaire,

lorsqu'il tente de théoriser son action, en vient toujours à user de deux types de métaphores, qui se superposent souvent : métaphores médicales et métaphores mystiques. En ce qui concerne les métaphores médicales, il est sans cesse question d'éradiquer le mal comme une maladie : le terrorisme se veut un traitement épidémiologique de choc. On n'éradique une maladie contagieuse qu'en tuant tous ceux qui en sont porteurs. C'est ce que décrit Froissart dans sa Chronique (ch. LXV) : "Ils dirent que tous les nobles du Royaume de France, chevaliers et écuyers, déshonoraient et trahissaient le royaume, et que ce serait grand bien de les détruire tous (...) Honni soit celui par qui il demeurera que tous les gentilshommes ne soient pas détruits."Il s'agit d'éliminer, de purger la société : il faut séparer le pur de l'impur, le bon grain de l'ivraie, en une grande catharsis. Le vocabulaire sera donc souvent chirurgical : il faut une action brève, sèche, douloureuse, mais radicale. Comme un rebouteux métaphysique, le terroriste remet en place les membres démis du corps social.

Comme toujours, l'expression parfaite de cette conception se trouve chez Schiller, en exergue de la première impression de sa pièce, sous la forme d'une citation d'Hippocrate qui prend une couleur terrible : "Quae medicamenta non sanat, ferrum sanat, quae ferrum non sanat, ignis sanat." Il s'agit toujours de suppression, d'ablation, d'amputation : le nettoyage se fait par le vide. On va supprimer la quantité pour restaurer la qualité. La moitié des hommes y mourra peut-être, mais ceux qui resteront seront meilleurs... C'est cette même logique qui est présentée dans toute son absurde simplicité dans Le Malade imaginaire (III, X) : "Toinette : Que diable faites-vous de ce bras-là ? Argan : Comment ? Toinette: Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous. Argan : Et pourquoi ? Toinette: Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture et qu'il empêche ce côté-là de profiter ? Argan : Oui, mais j'ai besoin de mon bras. Toinette : Vous avez aussi là un œil droit que je me ferais crever, si j'étais en votre place. Argan : Crever un œil ? Toinette : Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l'œil gauche."

On voit bien que le propos du terroriste n'est pas proprement politique, et que toutes ses métaphores médicales sont en fait le déguisement d'une pensée foncièrement mystique dans laquelle les métaphores de la santé ne sont que l'expression d'une pensée de type sotériologique : sauver les corps par la chirurgie est l'image du salut que le terroriste promet aux âmes. Ce que montre Tocqueville dans L'Ancien régime et la révolution (pp. 251 et 71) : "Ils ne doutaient point qu'ils ne fussent appelés à transformer la société et à régénérer notre espèce. (...) (la Révolution) avait l'air de tendre à la régénération du genre humain plus encore qu'à la réforme de la France...".

C'est pourquoi on instituera, par exemple, un "Comité de Salut public" qui, avant de donner l'absolution à la société, réclamera la pénitence des pécheurs. Le terrorisme se veut rédempteur : il assume une vocation christique, et le héros de Schiller est identifié à Jésus, puisqu'il "aura un monument qui se dressera entre Ciel et Terre" (Acte I sc.I p. 111). Comme le Sauveur, il n'est pas venu amener la paix, mais l'épée ; il est venu, avec ce qui n'existe pas, détruire ce qui existe.Il est l'ange exterminateur.

La phraséologie médicale révèle alors tout son sens mystique, eschatologique : le sang, comme dans les cultes sotériologiques, est symbole de mort présente et de vie à venir. Le sang de la mort est aussi celui de l'accouchement. Le bain de sang est comme une rénovation du culte de Mithra. On a affaire à une pensée du sacrifice mystique : la vie perdue sera retrouvée au centuple, et à un niveau supérieur. Tout aussi mystique est la passion du feu purificateur, du bûcher qui expurge la société de ses hérétiques. Il s'agit de revenir à l'état premier de la création, à travers un déluge rédempteur qui sera cette fois un déluge de feu et de sang.

La guerre terroriste est donc en son fond une guerre sainte, animée d'un prophétisme millénariste : il faut purifier l'humanité pour le retour du juge suprême : : "Je viendrai prochainement dans vos rangs passer une terrible revue." (Les Brigands II, III p. 219). Le terroriste est donc bien, étymologiquement, un "fanatique", un "serviteur du Temple."


Le terroriste n'est donc pas du tout celui qui, par entêtement, se sclérose lentement, finit par ne plus voir que son opinion et refuser toute latitude aux autres : le terrorisme est un état d'esprit de départ ; la preuve en est que le terroriste est jeune, le plus souvent (Robespierre, Saint-Just, Alceste). La fermeture d'esprit est chez le terroriste, un serment initial, et non un résultat mécaniquement obtenu.




C. Psychologie : la terreur du terroriste


Jusqu'à présent, nous avons simplement décrit le mode de pensée du terrorisme révolutionnaire. Nous avons analysé ce que les terroristes disent. Mais, par moments, on a pu avoir un sentiment étrange devant l'extrémisme de certaines positions, devant les contradictions de certains thèmes. À l'évidence, une logique y est à l'œuvre, mais une logique perverse qui fait moins songer à une logique philosophique qu'à celle de certains psychopathes. La pensée terroriste, jouant sur des effets de miroirs, apparaît étrangère à toute entreprise de réfutation rationnelle ; elle se clôt comme hermétiquement sur elle-même. La discussion rationnelle apparaît comme vaine.

C'est pourquoi nous allons maintenant nous situer sur un tout autre terrain, qui nous révèlera peut-être le terreau de l'attitude terroriste. Nous allons pratiquer à l'égard du terrorisme une attitude de "soupçon" : nous allons nous demander ce que les terroristes sont, pour y trouver peut-être l'explication de ce qu'ils disent. En d'autres termes, nous allons tenter de mettre en regard leur théorie et leur pratique, leurs idées et leur vie, leurs positions "intellectuelles" et leur situation personnelle.


Prenons un exemple bénin, mais tout à fait représentatif du mode de pensée terroriste : Les Femmes savantes de Molière. C'est une œuvre admirable, un magnifique traité de philosophie : on y voit des êtres obsédés par la séparation du pur et de l'impur, du corps et de l'âme, de la sexualité et de la pensée, du correct et de l'incorrect.

Tous les thèmes terroristes apparaissent ici dans leur mélange, dans leur confusion entre le mystique, le médical, le sexuel, le langage, la morale. Quand on est familiarisé avec les thèmes et l'imaginaire terroristes, une profession de foi comme celle qui suit n'a guère besoin d'exégèse pour être diagnostiquée comme parfaitement terroriste (III, II vv. 899 sqq.) :

"Pour la langue on verra dans peu nos règlements,

Et nous y prétendons faire des remuements.

Par une antipathie ou juste ou naturelle,

Nous avons pris chacune une haine mortelle

Pour un nombre de mots, soit ou verbes ou noms,

Que mutuellement nous nous abandonnons ;

Contre eux nous préparons de mortelles sentences ;

Et nous devons ouvrir nos doctes conférences

Par les proscriptions de tous ces mots divers

Dont nous voulons purger et la prose et les vers. (...)

... c'est le retranchement de ces syllabes sales

Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales (...)

Nous serons par nos lois les juges des ouvrages ;

Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis ;

Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis ;

Nous chercherons partout à trouver à redire,

Et ne verrons que nous qui sache bien écrire."

On sent à chaque ligne la fureur tragique d'une conscience ulcérée à tout instant par le scandale des choses telles qu'elles sont. Ces femmes savantes sont terroristes car elles refusent tout compromis, tout moyen terme : entre l'esprit et la matière, entre l'amour courtois et l'amour charnel. L'un ne se définit que par la négation et par le rejet absolus de l'autre. Toute apparence de l'un apparaît comme insulte à l'autre. Tout ce qui n'est pas parfait est absolument imparfait. Elle ne veulent pas connaître de demi-mesure, de milieu.Elles trouvent la bestialité partout.

Mais posons-nous la question : Qui sont ces précieuses, qui rejettent si fort le mode bourgeois de parler, de penser et de vivre ? Bélise, la sotte, la niaise, par sa sottise même, va nous livrer la solution, en un bref passage qui associe merveilleusement deux vers franchement comiques, et deux vers qui ne dépareraient pas la plus noble des tragédies (II, IX 616-9) (parlant de son frère peu enclin à la science) :

Est-il de petits corps un plus lourd assemblage !

Un esprit composé d'atomes plus bourgeois !

Et de ce même sang se peut-il que je sois !

Je me veux mal de mort d'être de votre race.

Elles rejettent la bourgeoisie dont elles sont elles-mêmes issues, et elles semblent bien ne la rejeter avec une telle violence que parce qu'elles voudraient se débarrasser elles-mêmes de cette tare.

Bélise a vendu la mèche : l'esprit terroriste s'enracine dans une histoire personnelle, dans une situation individuelle plus que dans une analyse théorique réfléchie. Le drame du terroriste, c'est qu'il veut n'avoir rien à voir avec un milieu, avec des valeurs, mais qu'il a néanmoins partie liée avec ce milieu et avec ces valeurs.

Sa manie de la négation est un réflexe de dénégation, elle n'est que l'envers d'une secrète solidarité. C'est pourquoi il ne creusera jamais assez l'abîme : il veut se désolidariser de lui-même, en semblant se désolidariser de la société.

Quoi qu'il fasse, l'abîme n'est jamais assez grand. Il se condamne au jusqu'au-boutisme, mais il n'y a pas de bout, seulement une négation sans fin. Tant qu'il ne se sent pas absolument opposé, il se considère comme assimilé.

On retrouve exactement le phénomène décrit par Hegel (Phéno ménologie t. 1 p. 309) :

"Le battement de cœur pour le bien-être de l'humanité passe par le déchaînement d'une présomption démente, dans la fureur de la conscience pour se préserver de sa propre destruction - et il en est ainsi parce que la conscience projette hors de soi la perversion qu'elle est elle-même."

De même sous la plume de Paul Bénichou Morales du Grand Siècle p. 351 (à propos d'Alceste) :

"Si l'on entre dans la psychologie des individus... on trouve neuf fois sur dix l'inquiétude au fond de la révolte, et l'inquiétude a toujours son passif : entraves affectives, agressivité irraisonnée, mauvais contrôle de soi. (...) Molière, tout en donnant à son personnage le langage de la vertu idéale, l'a montré exagérément sensible à ses misères personnelles, embarrassé dans l'application de ses principes, et ridiculement violent dans des bagatelles." p. 352 : "... la maladie morale d'Alceste, et les vices de caractère qui forment le fond de sa passion pour la vertu..." p. 353 : "la vérité profonde d'Alceste est dans sa faiblesse".


L'entreprise de changement social trouvera (trouverait, car il n'y faut point trop compter) sa dérision, mais aussi sa vérité, dans l'entreprise de changement individuel, dans la rédemption personnelle (une sorte de psychanalyse).

C'est donc par définition que le terroriste n'est jamais compris par ceux-là mêmes qu'il est censé défendre. Le fils de bourgeois qui pratique le terrorisme anti-bourgeois n'est pas compris des prolétaires qu'il prétend sauver, car il n'ont pas fait la même expérience que lui. La négation ne se fait pas du même point de vue chez le terroriste et chez le prolétaire. C'est pourquoi le terroriste n'est compris que de ses semblables. Le groupuscule, la chapelle prétendent ridiculement détenir la vérité de l'humanité tout entière.

Le vrai changement serait de se changer soi-même. Qui veut changer le monde n'en finira jamais.


Le terroriste est donc foncièrement dédoublé : son moi d'aujourd'hui juge son moi d'hier, mais il ne le sait pas. Et c'est le secret, le huis-clos absolu de ce procès qui pervertit tout. Il combat une tare de la société qui est avant tout tare de lui-même. Il est bourreau de lui-même. Par projection, il attribue à autrui sa propre tare secrète. Il croit se purger, mais ne le peut car c'est de son passé qu'il s'agit, ce passé sous les espèces d'une institution sociale présente.

Cf. Schiller, Les Brigands II,III p. 197 : "Voilà 78 hommes à nous, pour la plupart des boutiquiers ruinés, des maîtres d'école ou des greffiers révoqués."

Le terroriste met le passé dans le présent, l'individuel dans le social, l'intérieur dans l'extérieur. La révolte de Karl Moor s'explique par une opposition à son père. La projection dans le social n'est qu'une façade pour cacher le problème individuel. Le politique est l'écran sur lequel il projette ses monstres psychologiques. On peut en ce sens interpréter l'afflux sur les divans des agitateurs de Mai 68 qui se retrouvaient, après l'échec politique, face à eux-mêmes.


La conscience ne récupère(rait) sa vérité qu'à condition de voir que le partage se fait en elle. Le terroriste est lui-même le crime qu'il traque, crime œdipien, crime ancien. Il est dans la négation infinie, la surenchère, la surchauffe, car l'objet de sa haine n'est jamais que de substitution.

En frappant de plus en plus fort, il se donne l'illusion d'arriver à la solution.

Chose parfaitement diagnostiquée par Montaigne, Essais livre I ch. LIV pp. 313 : "... ces autres qui, pour se purger du soupçon de leur erreur passée et pour nous assurer d'eux, se rendent extrêmes, indiscrets et injustes à la conduite de nostre cause, et la taschent d'infinis reproches de violence."


Le terroriste, cherchant à l'extérieur de lui alors que le mal est en lui, se trouve donc condamné à une suspicion infinie. Il va traquer la moindre allusion, la moindre formule, et se lancer dans un délire d'interprétation, qui l'amènera à chercher, frénétiquement, les moindres allusions, les moindres symboles du Mal. Il refusera avec fureur tout ce qui ressemble peu ou prou, tout ce qui évoque de près ou de loin, pour lui, l'instance haïe. Il finira par voir en toute chose, soit le mal, soit le déguisement du mal

Valéry, Ébauche d'un Serpent str. 10 : "A la ressemblance exécrée, vous fûtes faits, et je vous hais..."


De cette infinie suspicion nous donnerons rapidement cinq exemples.


1. La révolution française :

Tocqueville p. 43 : "Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient été jusque là de ce qu'ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle ; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères ; ils n'ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables".

(changement de nom des rues, des mois, des jours ; désignation des 'ci-devant' : datur saltus : il y a un avant et un après absolus)

Tocqueville p. 80 : "Elle a entièrement détruit (...) tout ce qui, dans l'ancienne société, découlait des institutions aristocratiques et féodales, tout ce qui s'y rattachait en quelque manière, tout ce qui en portait, à quelque degré que ce fût, la moindre empreinte." (souligné par Tocqueville)

[On pourrait songer à la nouvelle de Thurber : The Thirteen Clocks and the wonderful O : déçus par Oroo, ils détruisent tout ce qui contient la lettre O]


2/ Nietzsche contre Wagner

Furtwängler disait de Nietzsche qu'il était un "wagnérien défroqué" (Musique et verbe p. 248)

Nietzsche, Humain trop humain, II fr. posth. 1878-9 § 27(144) : "Je me suis vengé sur Wagner de mes espérances déçues."

Furtwängler id. p.229 : (quand Nietzsche trouve le mot de "décadence") : "L'expression, sitôt prononcée, lui procura une véritable ivresse, car il découvrait, d'une part, qu'il lui était possible de l'appliquer (et le plus facilement du monde) à mille et mille problèmes, insolubles jusqu'ici ; d'autre part que ce seul mot suffisait à les expliquer. Ce n'est pas assez dire qu'il venait d'avoir une idée : c'est cette idée qui, de ce jour, avait Nietzsche ; j'entends, qui le possédait. Qui avait pris possession de lui."

id p. 230 : "Poussé à cette extrême limite par son idée directrice, il devait en toute logique tenir pour "décadents", et dénoncer comme tels, non seulement Wagner, non seulement lui-même, non seulement tout ce qu'il connaissait, pensait et voulait, mais encore les hommes politiques de son temps, les mouvements populaires, etc. ; sans parler de la victoire allemande de 1870 et de l'unité, enfin conquise, de l'Etat allemand."

id. p.235 : N. dit : "Je suis un décadent, moi aussi".

id. p.236 : "On veut fuir le plus loin possible parce qu'on ne supporte plus l'époque où l'on vit ; et que pour commencer, on ne se supporte plus soi-même. (…) N. ne décolère pas, parce qu'il se reconnaît en Wagner. Wagner lui a jeté un mauvais sort. Il ne peut pas plus le fuir qu'il ne peut se fuir lui-même."


On pourrait ajouter d'autres exemples artistiques :

- David, élève de Boucher, fuit à l'extrême opposé à tous points de vue (moral, esthétique, politique) : il devient rigide, droit, austère, antique, anti-sensuel. il va même jusqu'à être terroriste politiquement, conventionnel régicide - il devient boucher dans un autre sens...

- Gœthe, selon Marcel Brion, a toujours été un romantique, mais qui s'est maîtrisé ; il n'a rejeté les romantiques que dans la mesure où cela correspondait trop à une sienne tendance aux passions non-maîtrisées. Même chose pour la musique : il craignait d'être trop pris, trop profondément bouleversé.

- Flaubert et Valéry : on pourrait faire dire à Flaubert ou Valéry, comme à Gœthe : "je ne suis pas un romantique", c'est-à-dire, je ne veux pas être le romantique que je suis (négation, dénégation surcompensation). Mais le vieux Gœthe finit par tomber amoureux comme un jeune romantique ; Flaubert ne cesse de revenir à sa tentation (de Saint Antoine, mais aussi de lui-même), qui est comme un chiendent inarrachable ; et Valéry âgé se retrouve en proie aux passions et au lyrisme.


3. l'antisémitisme comme terrorisme interprétatif :

On peut toujours s'interroger, remonter les générations, rechercher des certificats de baptême. Mais rien n'est parfaitement concluant. Il y a une suspicion universelle, peut être parce que l'enquêteur enquête sur lui-même. Cet antisémitisme a à voir avec l'herméneutique : apparence physique, façon de vivre, productions intellectuelles et artistiques, etc. L'ennemi étant défini de façon très floue, tout peut y être assimilé. Avec Céline, l'inflation paranoïaque en arrive à ce que le soupçon se referme sur l'auteur lui-même, voire sur son chat !

On a noté que bien des antisémites avaient un soupçon sur leur propre judéité (Wagner, Hitler). Cf. Bredin, L'Affaire p. 86, note : Bertin-Mourot, d'origine juive, s'efforçait de le faire oublier en faisant profession d'antisémitisme.


4. le cartésianisme :

Discours I : "je réputais presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable."

Descartes a été dans son jeune temps un peu rosicrucien, amateur de sciences rares. Faut-il voir dans se philosophie de maturité un renversement, une chasse à ce qu'il fut un temps ? une chasse aux sorcières intérieures et passées ? (pas entièrement passées, donc). Il traque tout ce qui peut ressembler à l'imprécis, au confus, il traque systématiquement l'occulte : sciences occultes, qualités occultes. "L'ombre d'un doute" suffit à jeter la suspicion.

Sa pensée et son ontologie sont binaires. Sa conception de la vérité l'est aussi : opposition entre oui et non, sans moyen terme. Ce qui n'est pas l'un ne peut être que l'autre. C'est une sorte de manichéisme : tout ce qui n'est pas Dieu est diable. Il n'y a pas de peut-être ; pas de presque ; pas d'à-peu-près, d'approximation. Pas d'intermédiaire, pas de mélange. C'est ceci ou cela ("considérer comme faux tout ce qui n'est que vraisemblable").

Il est évident qu'une telle logique est rebelle à toute dialectique : l'opposition étant radicale dès le début, un terme ne peut en aucune façon rejoindre l'autre ; les contraires ne peuvent se fondre en synthèse. C'est ainsi que chez Descartes, le faux ne peut devenir vrai, ni le vrai, faux. Ce qui peut devenir faux est déjà faux et l'a toujours été : cela n'a fait que paraître vrai-semblable.

Du point de vue gnoséologique, il n'y a pour Descartes que deux instances : le corps qui nous dicte l'utile, et l'esprit qui nous dicte le vrai. La "politique" interne de l'homme ne peut donc connaître que deux statuts : la domination de l'un sur l'autre, ou celle de l'autre sur l'un. Or, de par notre humaine condition, nous naissons tous soumis à notre corps. Nous naissons dans le faux. C'est le pessimisme cartésien : il nous faut absolument une révolution interne pour penser vrai. Un arbre courbé ne peut être redressé qu'en étant exagérament courbé dans l'autre sens.


5. L'Inquisition :

C'est une lutte contre tout ce qui pourrait entretenir quelque rapport avec le diabolique. La "question" peut servir à faire apparaître ces rapports secrets. Le Diable, c'est tout le monde, sauf l'inquisiteur lui-même. C'est donc principalement l'inquisiteur lui-même : il ne le verrait pas partout s'il ne l'était pas. Le Diable, c'est l'irradiation maléfique que l'inquisiteur projette sur tous.

Même processus dans l'inquisition politique : on élimine les opposants, puis les dissidents, puis les tièdes, puis les amis ; on fait le vide autour de soi. Cf. la caricature anglaise de Robespierre se guillotinant lui-même au milieu des cadavres (que l'on retrouve dans un étrange monologue-discours de Marcel Aymé).



Nous voyons maintenant que l'état d'esprit terroriste s'enracine toujours dans ce qu'il dénonce, dans une collusion qui est à l'origine le fait du terroriste lui-même. Comme si le terroriste ne devenait tel que pour se dédouaner d'une honte qui est la sienne, qui lui colle à la peau. La position théorique relèverait d'un règlement de comptes personnels.

Les représentants les plus frénétiques du terrorisme anti-bourgeois sont en règle générale de jeunes bourgeois. Ce sont les étudiants qui veulent étriper le professeurs car ils ont partie liée avec ce qu'ils nient. On ne critique pas ce qui est totalement étranger, mais ce qu'on connaît bien pour l'avoir beaucoup fréquenté et par quoi on peut donc se soupçonner d'être contaminé. Pour reprendre l'expression de Heine, on ne maudit que le dieu qu'on a prié.

Heine : Les Tisserands de Silésie, str. 2 :

[c'est de la poésie engagée, diffusée sous forme de tract, et interdite] trad. Lefèvre Anth. poésie allemande Pléiade.

Maudit soit-il ce Dieu que nous avons prié

Dans le froid de l'hiver, quand nos ventres criaient ;

Vainement nous avons tenu et espéré,

Lui nous a bafoués et raillés et nargués [...]


On ne brûle bien que ce qu'on a adoré.

[cf. Michelet, Histoire de France, t. 1 p. 227, éd. J. de Bonnot, Paris 1976 : S. Rémi au baptême de Clovis : "Sicambre, baisse doucement la tête ; brûle ce que tu as adoré, et adore ce que tu as brûlé."]

On ne hait bien que son propre milieu. On ne critique qu'une entité à laquelle on participe, ou a participé en quelque façon. On ne hait bien que soi.

Les vrais anticléricaux sont presque toujours passés par le Séminaire.

France : L'Orme du Mail p. 15 (ch. II) : "(...) il discernait en cet enfant un Guéroult, un Renan. Et une sueur d'angoisse lui glaçait le front. Son épouvante était, en nourrissant de tels élèves, de préparer à la vérité des ennemis redoutables. Il savait que c'est dans le temple que furent forgés les marteaux qui ébranlèrent le temple. Il disait bien souvent : “Telle est la force de la discipline théologique que seule elle est capable de former les grands impies ; un incrédule qui n'a point passé par nos mains est sans force et sans armes pour le mal. C'est dans nos murs qu'on reçoit toute science, même celle du blasphème."

France : L'Orme du Mail p. 20 : le supérieur du séminaire dit doucement à l'élève qu'il a prié Dieu qu'il lui donne la force de le mettre à la porte : "Soudain, un sentiment naquit et grandit en lui, le soutint et le fortifia, la haine du prêtre, une haine impérissable et féconde, une haine à remplir toute une vie."

De même, quand on écoute Die verklärte Nacht de Schönberg, musique on ne peut plus post-romantique, pathétique, on se demande si l'intellectualisme forcené de Schönberg n'a pas été une réaction extrême à l'égard de son propre romantisme forcené et gluant...

Exemple le plus spectaculaire : Monsieur de Rancé, dont Chateaubriand a écrit une biographie en principe pénitentielle, en fait très romantique et subjective. Dans la première moitié de sa vie, il mène une existence on ne peut plus mondaine, fastueuse. Mais, à la moitié de ce qui sera la durée de sa vie, sa maîtresse meurt de la variole, et, selon la tradition, il voit, le corps qui a été décapité pour loger dans le cercueil. Sa vie en est soudain inversée, et il devient le plus austère des ascètes ; il procède à la rénovation des règles de la Trappe selon des critères d'une exigence aussi extrême que le furent ses fastes mondains.

Cf. Tolstoï, La Sonate à Kreutzer III pp. 29-30 : (le héros a été débauché avant d'être chaste ) "Depuis qu'est survenu cet épisode, mes yeux se sont ouverts et j'ai vu tout dans une lumière très différente. Tout est à l'envers ! Tout est à l'envers !"


Le terroriste exerce des représailles contre lui-même ; il est en perpétuelle réaction contre sa faute originelle, le terroriste serait le plus parfait des réactionnaires... On connaît le danger des "récents convertis", qui ont besoin de prouver la pureté de leur doctrine, contrairement aux vieux croyants de famille, qui ne doutent pas d'eux-mêmes.

La négation féroce du terroriste est donc une affaire personnelle plus qu'intellectuelle ou morale. C'est un vieux compte personnel à régler. Le terroriste relève d'une communauté étroite avec l'entité haïe. Il combat un aspect de lui-même : il lutte contre son propre passé, contre son propre être.

Nous en avons encore un exemple frappant chez Molière avec le personnage d'Orgon. Orgon a soutenu intimement et publiquement Tartuffe. Il s'est totalement engagé en sa faveur. Il a volontairement lié toute son image sociale à celle de Tartuffe. Aussi sera-t-il plus que réticent à croire à l'infamie de ce dernier. Mais, quand il reconnaîtra son erreur, sa faute, son ridicule, sa fureur ne connaîtra plus de bornes. Sa haine sera aussi irrémédiable que le fut son amour. On assiste à un renversement absolu (V, I) :

"Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante

Cacher un cœur si double, une âme si méchante !

Et moi qui l'ai reçu, gueusant et n'ayant rien...

C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien :

J'en aurai désormais une horreur effroyable.

Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un diable."

C'est alors le frère d'Orgon, qui, pour sa part, n'a jamais cru à Tartuffe, qui doit le retenir. Orgon a honte de de lui-même, de son ridicule. Il a honte de ce qu'il a été, et dont il ne peut pas faire que cela n'ait pas été. Il se trouve, non face à une infamie présente, mais face à un passé inaccessible, qui s'attache à lui comme un destin implacable. Pour son beau-frère, Tartuffe est certes une crapule, mais il l'a toujours su, il s'en est toujours douté. Le terrorisme procède d'un engagement passé, d'une confiance trahie. Pour Orgon, l'existence même de Tartuffe manifeste sans cesse sa niaiserie : l'existence même de Tartuffe ne cesse de lui dire : "pauvre niais !" Il faudrait alors non seulement le tuer, mais encore exorciser sa mémoire, effacer jusqu'à son nom et jusqu'à son souvenir. Il faudrait exorciser le passé. Le ridicule tue : celui par qui j'ai été ridiculisé mérite au moins d'être tué. Orgon se sent en état de légitime défense. Comme la conscience hégélienne dans la Phénoménologie, il a honte d'avoir appris. Car le plus important de ce qu'il a appris concerne moins Tartuffe que lui-même.

Orgon applique la loi énoncée par Valéry (Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci Pléiade p. 1200) : "On devient dur pour le jeune homme qu'il faut bien souffrir d'avoir pour aïeul."

[Flaubert, L'Éducation sentimentale, première version : "Pourquoi l’homme de vingt ans se raillerait-il de celui de quinze, comme plus tard celui-ci sera nié à son tour et bafoué par l’homme de quarante ? à chaque âge de la vie, pourquoi maudire son passé ? pourquoi le méconnaître et l’outrager ? à quoi bon rougir de nos anciennes amours ?"]

Cf. Cioran, Histoire et Utopie p. 139 : "Qui a touché à l'enfer, au malheur planifié, en retrouvera la terrible symétrie dans la cité idéale, bonheur pour tous, auquel répugne quiconque a beaucoup souffert : Dostoïevski s'y montra hostile jusqu'à l'intolérance. Avec l'âge, il allait se définir de plus en plus par opposition aux idées fouriéristes de sa jeunesse ; ne pouvant se pardonner d'y avoir souscrit, il s'en vengea sur ses héros, caricatures surhumaines de ses premières illusions. Ce qu'il détestait en eux, c'était ses anciens errements, les concessions qu'il avait faites à l'utopie (...)."

Ainsi pour le Satan de Milton : "Le plus loin de lui sera le mieux"

et pour le Serpent de Valéry : str. 8 : "Objet radieux de ma haine, / Vous que j’aimais éperdument [...]".

Cette haine est une honte. Jankélévitch dit magnifiquement, dans son Ravel p. 102 : "La dissonance n'est-elle pas le dépit amoureux de l'accord parfait ?" et 146 "Ce qu'on appelle le 'goût' de Ravel, ce goût délicieux qui est fait de mesure, de refus et de discernement exquis, ce bon goût n'est peut-être qu'un mauvais goût étranglé."

Nous avons signalé le rôle que Hegel donne à la honte : dans le processus phénoménologique, la conscience voit le côté négatif de son expérience, et ce négatif vient surtout du fait que, quand quelque chose a été appris, c'est toujours sur le mode de la honte : j'étais donc si niais !comment ai-je pu être si niais ??!! (il faut ici des signes affectifs, comme les ? et les !!, car ce n'est pas un apprentissage neutre, purement intellectuel, mais une épreuve existentielle).

L'intime désillusion se mue instantanément en la soif d'une vengeance infinie. La conscience ne parvient pas à faire le deuil de sa propre bêtise. Le terroriste vit une sorte d'image inversée de la nostalgie : alors que la nostalgie souffre de ne pouvoir revenir au passé, le terroriste souffre de ne pouvoir abolir son passé. Donc le terroriste ne pourra tenter de le faire que par une accumulation de signes, de même que la nostalgie ne peut faire revivre le passé que par des signes.

Le terroriste est un converti ; et peut-être n'est-on saint que quand on a été un grand débauché :

Outre celui de Rancé, les exemples ne manquent pas.

Clérambard est tyrannique, excessif, outré dans la sainteté comme il le fut dans la méchanceté.

Cf. Alain disant qu'avec un avare, on peut faire un prodigue ; mais on ne peut pas empêcher que cette main qui donne maintenant le fasse avec un geste voisin de celui par lequel elle gardait naguère.

Tolstoï prône l'ascétisme à proportion de ce qu'il ressent sa propre sensualité.

De même, le cheval du Phèdre ne fuit l'objet qu'à proportion de ce qu'il l'a convoité.

Le malaise vient du souvenir permanent d'une honte toujours cuisante, jamais cicatrisée (de même que la mélancolie est une impossibilité de cicatriser un perte).

Cf. aussi Diderot face à Bemetzrieder, OC X, 292-3 et 301: Diderot ne parle que du bon Bemetzrieder, de l'honnête Bemetzrieder Puis il a le sentiment d'avoir été trompé par lui, qui devient sous sa plume "ce petit scélérat, brouillon, infâme, ingrat, malhonnête de Bemetzrieder.. Je ne connais aucune maison où il mette le pied d'où il ne soit bon à être jeté par les fenêtres. C'est qu'il joint la bassesse à la méchanceté." [cf. sur cela Neveu Folio pp. 375 et 388].


Le terrorisme suppose une conversion, et donc la trace à effacer de l'existence antérieure : on peut songer à Angelus Silesius qui atteste de sa conversion par des comportements ostentatoires.

Denis de Rougemont peut écrire (Les Mythes de l'Amour p. 302) de Saint Paul qu'il

"se battait pour fonder une Eglise, pour imposer une doctrine de l'homme, et pour épurer sans relâche ses petits groupes de militants locaux, convertis de la première heure, mal ressuyés de leur éducation hellénistique ou judaïque, et tentés par la gnose naissante. Les hommes étant ce qu'ils sont, lâches et vulgaires, facilement entraînés à tout vent de doctrine, et toujours prêts à retourner aux coutumes de leurs pères ou de leur tribu comme le chien à son vomissement, le puritanisme agressif et l'orthodoxie ombrageuse sont des nécessités indiscutables de l'action révolutionnaire et missionnaire, sous tous les cieux et de tous les temps."


Le terrorisme est une rage de la déception, portée à l'incandescence. Tel est, par exemple, selon Alain, le fondement de la misanthropie : "Un amour des hommes qui se hâte trop de conclure qu'il est trompé. Il y a dans la misanthropie un grande espérance et une grande déception."

La négation présente est liée à l'assentiment passé. Mon passé tend à se solidifier en nature : j'ai été cela, je suis donc cela. Il me faut donc expier cette faute inexpiable en réagissant avec la plus extrême violence.

Monsieur Jourdain, fils de bourgeois, bourgeois lui-même, se comporte en terroriste. Le problème, pour lui aussi, est insoluble. Jourdain traque le bourgeois sous toutes ses formes. Mais il sait, au moins un peu, que le bourgeois est intérieur. Alors que les terroristes font leur catharsis sur les dos des autres. Monsieur Jourdain la fait sur son propre dos puisqu'il va jusqu'à réclamer le fouet (comme au collège, comme s'il voulait redevenir enfant, se rééduquer), pour chasser le marchand du temple de son âme. Tous les terroristes veulent se purifier de leur passé. Mais les terroristes au sens usuel du terme cherchent le passé dans une société qui est chargée de tous les péchés. Monsieur Jourdain le traque dans son propre langage, dans ses propres attitudes. Il sait que sa vérité n'est pas dans le bourgeois qu'il est mais dans l'aristocrate qu'il ne pourra devenir que par magie, ou par mystification.

Il ne peut réaliser son rêve car le dépassement consisterait, dans la société du temps, à avoir un passé noble, ce qui est impossible. Il est donc contraint à l'imposture. Il ne peut réaliser le dépassement. Il doit se contenter d'une vue de la terre promise sans jamais y accéder vraiment. Il est crucifié : il a son avenir derrière lui. Les deux classes de la société, bourgeois et aristocrates, se retrouvent en lui, cohabitent à titre de réel et à titre de rêve ; il est Jekyll et Hyde.


La négation terroriste est toujours liée à son histoire, à son aventure personnelle, à son existence particulière et contingente. Son attitude n'est pas rationnelle, mais rationalisée, après coup. Il a adhéré aux circonstances, puis s'y oppose ; il se définit donc toujours en fonction des circonstances. Il pense de façon particulière, et prend le particulier pour l'universel. (cf. Schiller III, II p. 257 : une suite de malheurs personnels justifie l'engagement dans le banditisme )


McCullers, Le Cœur est un Chasseur solitaire pp. 306-7 et 309 : "Un jour il lui avait tout expliqué au sujet des fascistes. Il lui avait raconté que les nazis obligeaient les enfants juifs à se mettre à quatre pattes et à manger de l'herbe. Et le plan qu'il avait combiné pour assassiner Hitler.(...) Il lui avait expliqué qu'il n'y avait dans le fascisme ni justice ni liberté (...) Il y a une chose que je n'ai jamais dite à personne... Je déteste y penser(...). J'étais fasciste. Je pensais que je l'étais. Vous avez vu toutes ces photos des jeunes de notre âge en Europe, défilant en chantant, gardant le même pas. Je trouvais ça merveilleux. Ils prêtaient serment à leur chef et se prêtaient serment les uns aux autres. Tous avec le même idéal, marchant ensemble au pas. Je ne me préoccupais pas de ce qui arrivait aux minorités juives parce que je ne voulais pas y penser. Et parce que, à cette époque, je ne voulais pas penser que j'étais Juif. (...) Je regardais les images, je lisais ce qui était écrit au-dessous et je ne comprenais pas. Je ne savais pas que c'était affreux. Je pensais que j'étais un fasciste. Bien entendu, plus tard, j'ai compris... Sa voix était chargée de colère contre lui-même."

Il est insupportable de sentir qu'on a été berné, et donc qu'on s'est laissé berner, qu'on s'est berné soi-même. Ce jeune homme ne savait pas qu'il était juif. Sa vraie nature a failli être occultée, et il a même travaillé à cette occultation. Il éprouve le sentiment rétrospectif d'un danger infini : si j'étais resté dans cette erreur, ce serait, selon mon point de vue actuel, pire que la mort. : je puis donc vouer à qui m'a trompé une haine pire que la mort.

Le terrorisme est donc une réaction au sentiment inavoué de culpabilité ; c'est cette origine psychologique qui lui donne cette propension à la folie et à la destruction : il est une maladie subjective de l'âme.




Quand le terroriste prend enfin conscience du caractère strictement personnel et intime de son problème, il est trop tard : les morts sont morts. Il peut s'écrier, comme le héros de Schiller :

"Insensé que j'étais, de me figurer que j'allais perfectionner le monde par mes atrocités, et maintenir les lois par la licence. (…) Croyez-vous que cette dissonance impie contribuerait à l'harmonie du monde ?" (V, II p. 373).

Le terroriste croyait exercer une chirurgie, une thérapeutique, et il se rend compte qu'il n'a fait qu'ajouter au mal, qu'ajouter, "à l'injustice vivante pour une justice morte" (Les Justes p. 65). Il a fait partie de ceux "qui croyaient faire régner la paix en ajoutant au chaos existant celui de leurs guerres." (Salomon, Les Cadets p. 9). Il ne s'est fait l'ange ou plutôt le démon exterminateur de la société que pour avoir ignoré que cette haine, il ne la porte qu'à lui-même. Erreur de celui qui, selon l'expression de Hugo, veut "répandre la lumière avec le masque de la Nuit."




Compléments (quelques textes)


Alain Définitions, § Tolérance : "Le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité"

Kœstler : Le Zéro et l'Infini :

p. 211 : "on peut renier son enfance, mais on ne l'efface pas ;

p.238 "L'unique solution était le bistouri (...) Mais partout où le bistouri avait passé, une nouvelle plaie était apparue au lieu de l'ancienne."

p. 238 : "L'Amok de la raison pure".

p. 151: "Nous arrachons sa vieille peau à l'humanité pour lui en donner une neuve."

142 : "Son impitoyable froideur envers le genre humain découle d'une sorte de pitié mathématique. Il est condamné à faire toujours ce qui lui répugne le plus : à devenir un boucher pour abolir la boucherie, à sacrifier des agneaux afin qu'on ne sacrifie plus d'agneaux, à frapper le peuple au knout afin de lui apprendre à ne plus se laisser fustiger, à se défaire de tout scrupule au nom de scrupules supérieurs, à s'attirer la haine de l'humanité par amour pour elle, un amour abstrait et géométrique."

Maïakovski cité par Soljénitsyne : L'Archipel du Goulag t. 1 p. 55 : "Tout ce qui n'affermit pas affaiblit. Tout ce qui ne concorde pas porte atteinte, et celui qui aujourd'hui ne chante pas avec nous, celui-là est contre nous“

Soljénitsyne : L'Archipel du Goulag t. 1 127-128 : "Ah, si les choses étaient si simples, s'il y avait quelque part des hommes à l'âme noire se livrant perfidement à de noires actions, et s'il s'agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer ! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur ?"

Baudelaire : Mon Cœur mis à nu p. 1289 : "Suprématie de l'idée pure, chez le Chrétien comme chez le communiste babouviste."

Joubert : "La haine du mal peut rendre les hommes méchants si elle est trop forte.

Cioran, sur Maistre, Exercices d'admiration, Quarto p. 1558 : "Cramponné à l’absolu par haine d’un siècle qui avait tout remis en question, il devait aller trop loin dans l’autre sens, et, par peur du doute, ériger l’aveuglement en système. + 1554-5 On insiste trop sur l’amour-haine, et on oublie qu’il existe un sentiment plus trouble encore et plus complexe : l’admiration-haine, celui-là même que nourrissait Maistre pour Napoléon. Quelle chance que d’avoir pour contemporain un tyran digne d’être abhorré, auquel vouer un culte à rebours et à qui, secrètement, on voudrait ressembler ! En obligeant ses ennemis à se hisser à sa hauteur, en les contraignant à la jalousie, Napoléon fut pour eux une vraie bénédiction. Sans lui, ni Chateaubriand, ni Constant, ni Maistre, n’eussent pu si facilement résister à la tentation de la mesure : le cabotinage de l’un, la versatilité de l'autre, les colères du dernier, participaient de son cabotinage à lui, de sa versatilité, de ses colères. Dans l’horreur qu’il leur inspirait entrait une bonne part de fascination. Combattre un « monstre » c’est nécessairement posséder quelques mystérieuses affinités avec lui, c’est aussi lui emprunter certains traits de caractère. Maistre rappelle Luther, qu’il insulta tant, et, mieux encore, Voltaire, l’homme qu’il attaqua le plus, de même le Pascal des Provinciales, l’ennemi des Jésuites, c’est-à-dire le Pascal qu’il exécrait. En bon pamphlétaire il s’en prenait aux pamphlétaires de l’autre bord, qu’il comprenait bien, car, tout comme eux, il avait le goût de l’inexactitude et du parti pris."

Cioran, Histoire et utopie : "Lorsque je songe à ces moments d'enthousiasme et de fureur, aux spéculations insensées qui ravageaient et obnubilaient mon esprit, je les attribue maintenant non plus à des rêves de philanthropie et de destruction, à la hantise de je ne sais quelle pureté, mais à une tristesse bestiale (...) dissimulée sous le masque de la ferveur "

Koestler, Le Zéro et l'infini p. 142 : "La tentation n'est plus celle de la chair, mais de la raison pure. [...] Son impitoyable froideur envers le genre humain découle d'une sorte de pitié mathématique. Il est condamné à faire toujours ce qui lui répugne le plus : à devenir un boucher pour abolir la boucherie, à sacrifier des agneaux afin qu'on ne sacrifie plus d'agneaux, à frapper le peuple au knout afin de lui apprendre à ne plus se laisser fustiger, à se défaire de tout scrupule au nom de scrupules supérieurs, à s'attirer la haine de l'humanité par amour pour elle - un amour abstrait et géométrique." p. 151 : "Nous arrachons sa vieille peau à l'humanité pour lui en donner une neuve." p. 211 "on peut renier son enfance, mais on ne l'efface pas." p. 238 "L'unique solution était le bistouri (...) Mais partout où le bistouri avait passé, une nouvelle plaie était apparue au lieu de l'ancienne." p. 238 "L'Amok de la raison pure".

Bourget, sur Amiel "Se révolter, c'est subir encore une influence, à rebours".

(Wikipedia) : During a lecture the Oxford linguistic philosopher J. L. Austin made the claim that although a double negative in English implies a positive meaning, there is no language in which a double positive implies a negative. To which Morgenbesser responded in a dismissive tone, "Yeah, yeah."

Jankélévitch L'ironie p.76 : "Deux négations s'annulent, disent les grammaires : mais - ce que les grammaires ne nous disent pas - l'affirmation ainsi obtenue rend un tout autre son que celle qui s'installe du premier coup, sans passer par le purgatoire de l'antithèse. La ligne droite n'est pas si courte que cela et le temps perdu est quelquefois le mieux employé."

Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, 1 LP p.391 : "L'instigateur du massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide, Pons de Verdun, acharné contre sa ville natale. Ce que l' Almanach des Muses a fourni d'agents de la Terreur est incroyable ; la vanité des médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons : révolte analogue des infirmités de l'esprit et de celles du corps."

Jerphagnon, Introduction à la philosophie générale : "La liberté, c'est d'abord, n'est-ce pas, la possibilité chèrement gagnée de faire rigoureusement ce qu'on veut - même des sottises. On pense, bien sûr, à l'adolescent, mais il faudrait reconnaître le même mouvement élémentaire chez bien des gens qui en ont passé l'âge, du moins théoriquement. On retrouve cette conception sommaire chez les masses politiquement incultes, qui s'imaginent que le fait d'avoir été longtemps brimées leur donne un droit immédiat à une sorte de vie de château où tout serait permis, à commencer par le propos arrêté de ne rien faire. Promettre politiquement une telle liberté, ou seulement laisser entendre qu'elle pourrait exister est démagogie. Même sentiment chez l'inadapté — probablement inadaptable — qui s'est taillé dans la société la spécialité de promouvoir la révolution pour la révolution."

Boukovski, Cette lancinante douleur de la liberté p. 84 : "...étrange faculté que l'homme a de projeter ses maux intérieurs dans le monde environnant, puis d'exiger une refonte de l'univers".

Maïakovski cité par Soljénitsyne, L'Archipel du Goulag t. 1 p. 55 : "Tout ce qui n'affermit pas affaiblit. Tout ce qui ne concorde pas porte atteinte : “Et celui qui aujourd'hui ne chante pas avec nous, celui-là est contre nous“

Jaurès : " Si, dans leur soulèvement contre l'iniquité et le mensonge, les socialistes éteignent, un moment, toutes les étoiles du ciel, j'irai avec eux, dans le chemin sombre, parce que celui-ci mène à la justice et que celle-ci constitue l'étincelle divine qui suffira à rallumer tous les soleils."

Eco, Le Nom de la rose, 3° jour, sexte (traduction Schifano) :

"Nous voulions devancer l'heure du châtiment, nous étions les avant-gardes de l'empereur envoyé par le ciel et par le pape saint, nous devions hâter le moment de la descente de l'ange de Philadelphie, et alors tous auraient reçu la grâce de l'Esprit Saint et l'Eglise eût été renouvelée, et après la destruction de tous les pervers, les seuls parfaits auraient régné ! »

[...] – Mais c'est cela la pureté ? demandai-je horrifié.

– Il en existera aussi d'une autre espèce, dit Guillaume, pourtant, quelle qu'elle soit, elle me fait toujours peur.

– Qu'est-ce qui vous effraie le plus dans la pureté ? demandai-je.

– La hâte", répondit Guillaume."