Textes : Participation esthétique


Alain : Préface à La Jeune Parque de P. Valéry pp. 54-56 (1° éd. : 1936) : Ce qui manque aux vers libres, c’est-à-dire à ceux que l’on veut régler sur le sentiment même, c’est qu’ils permettent trop, c’est qu’ils se plient à tout dire ; c’est que leurs hasards ne dépendent pas assez du vase respirant ; ils ne témoignent pas de l’homme ; aussi la loi cachée de cette poésie c’est l’extravagance pure ; cela on le sent, par l’envie de changer et d’inventer ; la lecture n’a plus d’empire. Or il y a une idée juste dans cette inspiration qui refuse la règle de coutume ; et en effet il faut que l’idée sorte d’autre chose que du raisonnement. Mais c’est alors que le poète reconnaît que le mètre le plus régulier est le meilleur témoin de l’homme, et que la difficulté de faire beau sous cette règle signifie quelque chose de plus qu’une règle ; car c’est le pas même de l’homme et la sonorité de l’homme. Le poète alors comprend que c’est raison d’obéir à la rime. [...] Certes la prose peut oser ; rien ne l’en détourne ; mais aussi rien ne l’y aide ; au lieu que la rime est un pont sonore... On ne peut s’étonner de la rime ; on l’entend déjà. On la cherche ; on l’éprouve avec bonheur. L’idée entre par cette porte heureuse.

[...] On pourrait se risquer à dire que le premier jugement est de poète, et par cette méthode de découvrir qui consiste à préparer un lit pour nos pensées, un lit de rythmes et de sonorités, une suite de places pour des mots qui ne sont pas encore. La poésie réaliserait l’a priori des philosophes, cette forme qui circonscrit le savoir avant le savoir. Étrange et miraculeux moyen, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il révèle l’esprit à lui-même. La poésie doit donc être dite premièrement le miroir de l’esprit, et, ensuite, par ce moyen, le miroir de l’âme. Et le bonheur de lire les poètes est que l’on se confirme à soi-même ce miraculeux moyen de trouver l’idée par la puissance attractive d’un vide de résonance.

[...] Je ne nie pas qu’en vers libres on puisse découvrir du subtil et du profond ; en prose même on le peut, et je n’y vois pas de limite. Seulement ni dans la prose, ni dans le vers libre, on ne perçoit que la découverte est due à la règle même, c’est-à-dire à la stricte exigence du vide exactement mesuré devant nous, et, bien mieux, d’une sonorité future, toutes choses qui ne pensent point, mais qui prédisent les pensées.

Amiel, Journal 26.01.48 : « Ma personnalité se diffond (sic), s'évapore (...) Je me perds par la sympathie, l'assimilation aux choses, par la faculté d'objectiver qui va jusqu'à me dépersonnaliser. »

Amiel (par Du Bos) : je n’ai pas ici la place d’entrer dans la question d’Amiel paysagiste, mais dans l’ensemble j’incline à penser qu’on l’a trop vanté. Toutes les fois où il maintient distincts le paysage et l’état d’âme, où il les rend par notations successives et séparées, où il décrit, Amiel atteint son objet : certains paysages alpestres, certaines promenades aux environs d’Hyères sont irréprochables ; mais, le plus souvent, fidèle à l’esprit de sa fameuse définition, il essaie le tour de force pour lequel il faut peut-être le plus de goût dans le génie, celui de rendre chacun des deux termes par des images empruntées à l’autre, et ses trouvailles sont presque toujours malheureuses. Le hasard fait qu’il s’est souvent proposé les mêmes sujets que Maurice de Guérin : des effets de premier printemps ; la confrontation en est trop instructive : la largeur précise de Guérin dégénère chez Amiel en coquetterie appliquée.

Amiel 2-27 : (11 avril 1868) : « [...] la joie de la contemplation, celle où notre âme, sortant d'elle-même, devient l'âme d'une contrée, d'un paysage, et sent vivre en soi une multitude de vies. [...] Les champs même ont l'air d'exhaler un cantique.»

Amiel 249 (7 nov 78) : « La poésie nous représente une nature devenue consubstantielle à l'âme, parce qu'elle n'est qu'un ressouvenir ému, une image vibrante, une forme sans pesanteur, bref un mode de l'âme. »

Amiel 26.01.48 : "Ma personnalité se diffond (sic), s'évapore (...) Je me perds par la sympathie, l'assimilation aux choses, par la faculté d'objectiver qui va jusqu'à me dépersonnaliser".

Amiel 26.01.48 : "Ma personnalité se diffond (sic), s'évapore (...) Je me perds par la sympathie, l'assimilation aux choses, par la faculté d'objectiver qui va jusqu'à me dépersonnaliser".

Amiel 292 "L'homme est le Sensorium commune de la Nature, l'endroit où s'entr'échangent toutes les valeurs..."

Amiel éd. Schérer 2-18 (cité par Paulhan) : « Sensitif, impressionnable comme je suis, le voisinage de la beauté, de la santé, de l’esprit exerce une puissante influence sur tout mon être, et réciproquement je m’affecte et m’infecte aussi aisément en présence de vies troublées et d’âmes malades... Quand je pense aux intuitions de toutes sortes que j’ai eues depuis mon enfance, il me semble que j’ai vécu bien des douzaines et presque des centaines de vies. Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi, ou plutôt me forme momentanément à son image et je n’ai qu’à me regarder vivre à ce moment pour comprendre cette nouvelle manière d’être de la nature humaine. C’est ainsi que j’ai été mathématicien, musicien, moine, érudit, enfant, mère. Dans ces états de sympathie universelle, j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent. »

Amiel éd. Scherer t. 1 pp. 43-44 (28 avril 1852, après-midi) : « Ne retrouverai-je pas quelques-unes de ces rêveries prodigieuses, comme j’en ai eu quelquefois : un jour de mon adolescence, à l’aube, assis dans les ruines du château de Faucigny, une autre fois dans la montagne, sous le soleil de midi, au-dessus de Lavey, couché au pied d’un arbre et visité par trois papillons ; une nuit encore sur la grève sablonneuse de la mer du Nord, le dos sur la plage et le regard errant dans la Voie lactée ; de ces rêveries grandioses, immortelles, cosmogoniques où l’on porte le monde dans sa poitrine, où l’on touche aux étoiles, où l’on possède l’infini ? Moments divins, heures d’extase où la pensée vole de monde en monde, pénètre la grande énigme, respire large, tranquille, profonde comme la respiration de l’Océan, sereine et sans limites comme le firmament bleu ; visites de la muse Uranie, qui trace autour du front de ceux qu’elle aime le nimbe phosphorescent de la puissance contemplative et qui verse dans leur coeur l’ivresse tranquille du génie, sinon son autorité ; instants d’intuition irrésistible où l’on se sent grand comme l’univers et calme comme un dieu ! Des sphères célestes jusqu’à la mousse ou au coquillage, la création entière nous est alors soumise, vit dans notre sein et accomplit en nous son oeuvre éternelle avec la régularité du destin et l’ardeur passionnée de l’amour. Quelles heures ! quels souvenirs! Les vestiges qui nous en restent suffisent à nous remplir de respect et d'enthousiasme, comme les visites du Saint-Esprit. Et retomber de ces cimes aux horizons sans bornes dans les ornières bourbeuses de la trivialité ! Quelle chute ! »

Amiel p. XXVIII : "Il y a de l'apaisement dans une confession faite la plume à la main ; nous nous séparons de notre infortune en livrant au papier les griefs que nous avons contre notre sort et contre nous-même."

Amiel Sch1 87 : "Pas un brin d'herbe qui n'ait une histoire à raconter"

Aubigné d'), Les Tragiques, fin : Mes sens n'ont plus de sens, l'esprit de moi s'envole, / Le coeur ravi se tait, ma bouche est sans parole : / Tout meurt, l'âme s'enfuit, et reprenant son lieu / Extatique se pâme au giron de son Dieu

Aymé : Table aux crevés p. 94 : ".. le croquemort (...) s'approcha de la fosse. alors il se fit un silence absolu et toute la commune, sans haleine, se regarda entrer dans la terre"

Balthus Roy 32 : "Le peintre chinois cherche moins à représenter qu'à s'identifier à la nature, aux êtres et aux objets de la nature"

Balzac : La Peau de chagrin 75 75 : « Devant quelques Teniers, il endossait la casaque d'un soldat ou la misère d'un ouvrier, il désirait porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s'enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, et souriait à une grosse paysanne d'un attrayant embonpoint. Il grelottait en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator Rosa. Il caressait un tomhawk d'Illinois, et sentait le scalpel d'un Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne. Emerveillé à l'aspect d'un rebec, il le confiait à la main d'une châtelaine dont il écoutait la romance. »

Barbey : Je me suis enroué en écoutant cette dame.

Basch : La nature tout entière se met à chanter, à se mouvoir, à danser. Tout en elle, tout en nous, car elle est devenue nous, n’est que source de sentiments, de joie ou de douleur, de tension ou de détente, d’excitation ou de dépression.

« Tout en elle, tout en nous, car elle est devenue nous », qu’est-ce que cela veut dire ? Cette phrase recèle l’acte esthétique par excellence, l’Einfühlung, ce que j’ai appelé, dans l’Essai Critique sur l’Esthétique de Kant, le symbolisme sympathique, ce que j’ai appelé plus tard l’auto-projection, l’effusion ou plutôt l’infusion, qui serait le terme le plus adéquat s’il ne prêtait à une équivoque risible, c’est-à-dire l’acte « de se plonger dans les objets extérieurs, de se projeter, de s’infuser en eux ; d’interpréter les Moi d’autrui d’après notre propre Moi, de vivre leurs mouvements, leurs gestes, leurs sentiments et leurs pensées ; de vivifier, d’animer, de personnifier les objets dépourvus de personnalité, depuis les éléments formels les plus simples jusqu’aux manifestations les plus sublimes de la nature et de l’art ; de nous dresser avec une verticale, de nous étendre avec une horizontale, de nous rouler sur nous-mêmes avec une circonférence, de bondir avec un rythme saccadé, de nous bercer avec une cadence lente, de nous tendre avec un son aigu et nous amollir avec un timbre voilé, de nous assombrir avec un nuage, de gémir avec le vent, nous roidir avec un roc, nous épandre avec un ruisseau, de nous prêter à ce qui n’est pas nous, de nous donner à ce qui n’est pas nous, avec une telle générosité et une telle ferveur que, durant la contemplation esthétique, nous n’avons plus conscience de notre prêt, de notre don, et croyons vraiment être devenus ligne, rythme, son, nuage, vent, roc et ruisseau. »

Baudelaire : Correspondances : La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles; / L'homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l'observent avec des regards familiers.

Baudelaire : Confiteor de l'artiste : « Grand délice que celui de noyer son regard dans l’immensité du ciel et de la mer ! ... toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions. ... ces pensées, qu’elles sortent de moi ou s’élancent des choses... »

Baudelaire : Petites vieilles : « Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ; / Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices ! / Mon âme resplendit de toutes vos vertus ! »

Baudelaire : Poème du Haschisch : 419-420 : « Il arrive quelquefois que la personnalité disparaît et que l'objectivité, qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anormalement que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence, et que vous vous confondez bientôt avec eux». (...) « Votre œil se fixe sur un arbre harmonieux, courbé par le vent ; dans quelques secondes, ce qui ne serait dans le cerveau d'un poète qu'une comparaison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d'abord à l'arbre votre passion, votre désir ou votre mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l'arbre. De même, l'oiseau qui plane au fond de l'azur représente d'abord l'immortelle envie de planer au-dessus des choses humaines ; mais déjà vous êtes l'oiseau lui-même. Je vous suppose assis et fumant. Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les nuages bleuâtres qui s’exhalent de votre pipe. L’idée d’une évaporation, lente, successive, éternelle, s’emparera de votre esprit, et vous appliquerez bientôt cette idée à vos propres pensées, à votre matière pensante. Par une équivoque singulière, par une espèce de transposition ou de quiproquo intellectuel, vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabac) l’étrange faculté de vous fumer. » suite p. 420 On dirait qu’on vit plusieurs vies d’homme en l’espace d’une heure. N’êtes-vous pas alors semblable à un roman fantastique qui serait vivant au lieu d’être écrit ? »

Baudelaire : PPP XXXV : Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. / Par-delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant. / Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément. / Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même. / Peut-être me direz-vous: "Es-tu sûr que cette légende soit la vraie?" Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis?

Biran Journal vol.1 p. 78 13 mai 1815 : « L'âme de la nature, dit Madame de Staël, se fait connaître à nous de toutes parts et sous mille formes diverses. La campagne fertile comme les déserts abandonnés, la mer comme les étoiles, sont soumises aux mêmes lois, et l'homme renferme en lui-même des sensations, des puissances occultes, qui correspondent avec le jour, avec la nuit, avec l'orage et le calme : c'est cette alliance secrète de notre être avec les merveilles de l'univers et les beautés primitives de la création, qui donne à la poésie sa véritable grandeur ; il ne suffit pas de voir la nature, il faut la sentir. S'unir à elle par une étroite sympathie et pour ainsi dire s'identifier avec cette [belle] nature, pour prendre comme il faut ses effets sur toute notre existence et exprimer cette ivresse de bonheur dont les attraits pénètrent l'âme faite pour les sentir. » (cf De L'All. 4° p. ch. IX De la contemplation de la nature)

Blondel (Journal, 1900): "Le principal élément de l'intérêt dramatique, c'est (...) notre coopération virtuelle et comme ébauchée avec les acteurs du drame"

Blondin : Un Singe en hiver Folio p. 150 : "La capacité d'éprouver les tristesses ou les joies d'autrui nous distingue de l'animal. Et il faut bien reconnaître, là encore, que la constitution de ce patrimoine affectif ne s'opère jamais mieux que devant une verre..."

Braque : « J'ai le souci de me mettre à l'unisson de la nature, bien plus que de la copier. »

Byron (in Souriau) : « Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens une partie de ce qui m'environne. Les montagnes et les flots et le cieux ne sont-ils pas une partie de mon âme, comme moi je suis une partie d'eux ?"

Caillois : L'Incertitude qui vient des rêves, Idées p. 133 : "La lecture et le spectacle s'apparentent très lointainement au rêve. Ce sont des démissions mineures qui reposent sur la convention. Elles n'impliquent de la part de la conscience qu'une abdication volontaire et limitée. l'esprit demeure libre de rompre le pacte à tout moment ; il conserve ses pouvoirs intacts et comme en réserve."

Céline : Voyage au bout de la nuit : « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. »

Claudel : Conversations dans le Loir-et-Cher p. 22 : « Cette espèce d'amorçage au fond de nous sans lequel ... nous pourrions entendre la musique, mais non pas la devenir. »

Constant (Benjamin) : « Une grande correspondance existe entre tous les êtres moraux et physiques. Il n'y a personne, je le pense, qui, laissant errer ses regards sur un horizon sans bornes, ou se promenant sur les rives de la mer que viennent battre les vagues, ou levant les yeux vers le firmament parsemé d'étoiles, n'ait éprouvé une sorte d'émotion qu'il lui était impossible d'analyser ou de définir. On dirait que des voix descendent du haut des cieux, s'élancent de la cime des rochers, retentissent dans les torrents ou dans les forêts agitées, sortent des profondeurs des abîmes. »

Dante : Convivio IV, X, 10, derniers vers : Celui qui peint une figure, s'il ne peut pas devenir cette figure, ne peut pas la peindre". Poi che pinge figura Chi non può esser lei, non la può porre"

Diderot : Jacques le fataliste : « Ici Jacques s’embarrassa dans une métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu’il ne commençait à signifier quelque chose qu’au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. Son maître lui demanda s’il avait déjà accouché. — Non, lui répondit Jacques. — Et crois-tu que ce soit une grande douleur que d’accoucher ? — Assurément ! — Plains-tu les femmes en mal d’enfant ? — Beaucoup. — Tu plains donc quelquefois un autre que toi ? — Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui s’arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parce que je sais par expérience qu’on ne fait pas cela sans souffrir ; mais pour le mal propre à la femme qui accouche, je ne le plains pas : je ne sais ce que c’est, Dieu merci ! »

Diderot DD5-281 : “Alexandre pâlit à la vue d’un tableau de Palamède trahi par ses amis. C’est qu’il voyait Aristonique dans Palamède. Porcia se sépare de Brutus sans verser une larme; mais un tableau des Adieux d’Hector et d’Andromaque tombe sous ses yeux et brise son courage”.

Diderot Jacques le Fataliste : «... n’ayant pas le sou, et pas le moindre doute que le lendemain, à mon réveil, on n’exigeât le prix dont nous étions convenus par jour. » En cet endroit, le maître jeta ses bras autour du cou de son valet, en s’écriant : « Mon pauvre Jacques, que vas-tu faire ? Que vas-tu devenir ? Ta position m’effraie. JACQUES Mon maître, rassurez-vous, me voilà. LE MAÎTRE Je n’y pensais pas ; j’étais à demain, à côté de toi, chez le docteur, au moment où tu t’éveilles, et où l’on vient te demander de l’argent. »

Dufrenne : EU : esth subjectiviste ; le 1° paragraphe L'esthétique subjectiviste est d'abord une réflexion sur la perception esthétique. Au début du XXe siècle, cette réflexion s'est placée sous l'égide de la psychologie, et le concept clé qu'elle a mis en œuvre est celui d'Einfühlung (à quoi répond alors, en gros, chez Croce, le concept d'intuition). Cette esthétique en effet est toujours soucieuse d'assurer sa pertinence et son autonomie ; elle cherche pour cela à spécifier « l'attitude esthétique » (que V. Basch par exemple discerne parmi cinq « attitudes fondamentales du moi »), et y parvient par l'Einfühlung, sorte de communication avec l'objet selon un sentiment qui le pénètre jusqu'à s'identifier à lui et que Victor Basch traduit par symbolisme sympathique ou sympathie symboliste. Deux thèmes se mêlent dans cette analyse : celui d'une expansion de la personnalité, comme disait Theodor Lipps, qui projette sur l'objet des traits humains, et celui d'une aliénation de la personnalité qui se projette et se perd dans l'objet ; d'un côté, l'objet est éprouvé comme vivant la vie du sujet ; de l'autre, le sujet s'éprouve comme vivant la vie de l'objet. Lire la qualité affective exprimée par une œuvre - la tristesse d'un paysage, l'allégresse d'une mélodie, la sérénité d'un monument -, c'est la comprendre par moi ou me comprendre par elle. Que l'analyse oscille entre ces deux interprétations est plein de sens : cela signifie peut-être que l'expérience esthétique s'accomplit dans un retour à l'être sauvage où le sujet et l'objet ne sont pas encore séparés. Lorsque la phénoménologie prend le relais de cette psychologie, comme elle prend chez Bachelard le relais de la psychanalyse, elle rencontre le même problème : la conscience n'est pas souverainement donatrice de sens, elle reconnaît un sens immanent à l'objet ; et du même coup l'analyse intentionnelle des fils qui se tissent entre la conscience et son corrélat doit être double : noético noématique selon l'expression de Husserl ; et cette double analyse tend à cerner un état d'indistinction première entre le visible et le voyant, entre le réel et l'imaginaire.

Fitzgerald : La Fêlure Folio bil. 199-201 : « Je voulais seulement la tranquillité absolue pour décider pourquoi je m’étais mis à devenir triste devant la tristesse, mélancolique devant la mélancolie et tragique devant la tragédie ; pourquoi je m’étais mis à m’identifier aux objets de mon horreur ou de ma compassion . / Prend-on cela pour une qualité ? On aurait tort : une telle identification condamne à mort toute réalisation. / C'est quelque chose de ce genre qui empêche les fous de travailler. Lénine ne s'imposa pas d'endurer les souffrances de son prolétariat, ni goerge Washington celles de ses troupes, ni Dickens celles de ses pauvres londoniens. Et lorsque Tolstoï tenta de se confondre ainsi avec les objets de son attention, ce fut une tricherie et un échec. I only wanted absolute quiet to think out why I had developed a sad attitude towards sadness, a melancholy attitude toward melancholy, and a tragic attitude toward tragedy -- why I had become identified with the objects of my horror or compassion. / Does this seem a fine distraction? It isn’t: identification such as this spells the death of accomplishment. It is something like this that keeps sane people from working. Lenin did not willingly endure the sufferings of his proletariat, nor Washington of his troops, nor Dickens of his London poor. And when Tolstoy tried some such merging of himself with the objects of his attention, it was a fake and a failure. I mention these because they are the men best known to us all.

Fitzgerald : La Fêlure p. 195 : « il ne me restait plus de "Je" de base où établir le respect de soi-même. [...] C'était étrange de n'avoir pas de soi» there was not an "I" any more - not a basis on which I could organize my self-respect. [...] It was strange to have no self. »

Flaubert à Le Royer de Ch. 12 12 1857 : « (le poète) est tenu maintenant d'avoir de la sympathie pour tout et pour tous, afin de les comprendre et de les décrire. »

Flaubert à A. Le Poittevin 26 mai 2845 : « Tu me dis que tu deviens de plus en plus amoureux de la nature ; moi, j’en deviens effréné. Je regarde quelquefois les animaux et même les arbres avec une tendresse qui va jusqu'à la sympathie ; j'éprouve presque des sensations voluptueuses rien qu'à voir, mais quand je vois bien. »

Flaubert : "il faut que j'entre à toute minute dans des peaux qui me sont antipathiques"

Flaubert : A Louise Colet 26-27 mai 1853. Je suis sûr d'ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l'Univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d'un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon père s'est formé. Et si les atomes sont infinis et qu'ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? A force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr'humaines ne sont pas plus intenses.

Flaubert : Madame Bovary : « Moi, dit l'apothicaire, la vue du sang des autres ne me fait rien du tout ; mais l'idée seulement du mien qui coule suffirait à me causer des défaillances, si j'y réfléchissais trop. »

Flaubert : Madame Bovary : "... elle suivait l'intrigue phrase à phrase, tandis que d'insaisissables pensées qui lui revenaient, se dispersaient, aussitôt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs. "

Flaubert : Un Cœur simple (la servante accompagne la fillette au catéchisme, puis assiste à la première communion) « Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire Sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres sur le fumier d'une étable ? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l'Evangile se trouvaient dans sa vie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit. [...] / La première communion la tourmentait d'avance. Elle s'agita pour les souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel tremblement elle aida sa mère à l'habiller ! / Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui cachait un côté du choeur ; mais juste en face, le troupeau des vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ de neige ; et elle reconnaissait de loin la chère petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche tinta. Les têtes se courbèrent ; il y eut un silence. Aux éclats de l'orgue, les chantres et la foule entonnèrent l'Agnus Dei ; puis le défilé des garçons commença ; et, après eux, les filles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes elles allaient vers l'autel tout illuminé, s'agenouillaient sur la première marche, recevaient l'hostie successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir ; et, avec l'imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla qu'elle était elle-même cette enfant ; sa figure devenait la sienne, sa robe l'habillait, son coeur lui battait dans la poitrine ; au moment d'ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s'évanouir. »

Flaubert à Maxime Du Camp, Pléiade 1973 257-8, à propos de l'agonie de sa sœur Caroline : "Autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur âcres et dures"

Flaubert : (à Louise Colet 6 juin 53) : "Il y a de l'égoïsme dans le fond de toutes nos commisérations"

Flaubert, Tentation de S. antoine de 1849 : « DIABLE : Souvent, à propos de n’importe quoi, d’une goutte d’eau, d’une coquille, d’un cheveu, tu t’es arrêté, immobile, la prunelle fixe, le coeur ouvrt. L’objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t’inclinais vers lui, et des liens s’établissaient ; vous vous serriez l’un contre l’autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innombrables ; puis, à force de regarder, tu ne voyais plus ; écoutant, tu n’entendais rien, et ton esprit même finissait par perdre la notion de cette particularité qui le tenait en éveil. C’était comme une immense harmonie qui s’engouffrait en ton âme avec des frissonnements merveilleux, et tu éprouvais dans sa plénitude une indicible compréhension de l’ensemble irrévélé ; l’intervalle de toi à l’objet, tel qu’un abîme qui rapproche ses deux bords, se resserrait de plus en plus, si bien que disparaissait cette différence, à cause de l’infini qui vous baignait tous les deux ; vous vous pénétriez à profondeur égale, et un courant subtil passait de toi dans la matière, tandis que la vie des éléments te gagnait lentement, comme une sève qui monte ; un degré de plus et tu devenais nature, ou bien la nature devenait toi. ANTOINE. Il est vrai, souvent j’ai senti que quelque chose de plus large que moi se mêlait à mon être ; petit à petit je m’en allais dans la verdure des prés et dans le courant des fleuves, que je regardais passer ; et je ne savais plus où se trouvait mon âme, tant elle était diffuse, universelle, épandue !

Gide à Louys fin sept 89 "Une grande partie de notre sensibilité du cœur, presque toute, vient de la facilité de se représenter, de "s'imaginer" les maux et les douleurs d'autrui"

Girardin "La Composition des paysages" (1777) : Titre du Chapitre XV : " Du pouvoir des paysages sur nos sens et par contrecoup sur notre âme"

Gobineau : Les Religions et les philosophies de l'Asie centrale, Pléiade t. 2 pp. 728-729 : « Tout cela [le théâtre moderne le plus puissamment émotif] me paraît néant quand je me reporte à cette terrible première représentation des Euménides, où les Furies d'Eschyle, en se précipitant sur la scène, firent reculer l'assistance, et je ne retrouve cette possession de l'être entier du spectateur par le drame que dans les tekyehs persans ; mais là je la retrouve tout entière ; et comme j'ai subi moi-même ces ensorcellements, ces entraînements communs, ce magnétisme d'une foule dans laquelle l'électricité circule et qui la communique à tout ce qui l'approche, je suis amené à cette conclusion nécessaire que le théâtre européen n'est qu'une élégance de l'esprit, une distraction, un jeu, tandis qu'à l'exemple du théâtre grec, le théâtre persan, seul, est une grande affaire. »

Goncourt (E.) : La Fille Elisa : ... elle le soignait, elle le veillait, et au milieu de la disposition chagrine de son esprit et du douloureux de sa tâche, elle cherchait une distraction dans la lecture des livres, des romans qui traînaient sur le lit du jeune homme, et qu’il lisait comme un malade, en allant de l’un à l’autre, dans les entractes de la souffrance. / XV Chez la femme du peuple, qui sait tout juste lire, la lecture produit le même ravissement que chez l’enfant. Sur ces cervelles d’ignorance, pour lesquelles l’extraordinaire des livres de cabinet de lecture est une jouissance neuve, sur ces cervelles sans défense, sans émoussement, sans critique, le roman possède une action magique. Il s’empare de la pensée de la liseuse devenue tout de suite, niaisement, la dupe de l’absurde fiction. Il la remplit, l’émotionne, l’enfièvre. Plus l’aventure est grosse, plus le récit est invraisemblable, plus la chose racontée est difficile à accepter, plus l’art et le vrai sont défectueux et moins est réelle l’humanité qui s’agite dans le livre, plus le roman a de prise sur cette femme. Toujours son imagination devient la proie pantelante d’une fabulation planant au-dessus des trivialités de sa vie, et bâtie, fabriquée dans la région supérieure des sentiments surnaturels d’héroïsme, d’abnégation, de sacrifice, de chasteté. De chasteté, ai-je dit, surtout pour la prostituée, la femme chez laquelle la science médicale a signalé la pureté des songes et l’espèce d’aspiration inconsciente de son être souillé vers l’immatérialité de l’amour. / Le roman ! qui en expliquera le miracle ? Le titre nous avertit que nous allons lire un mensonge, et au bout de quelques pages, l’imprimé menteur nous abuse comme si nous lisions un livre « où cela serait arrivé ». Nous donnons notre intérêt, notre émotion, notre attendrissement, une larme parfois à de l’histoire humaine que nous savons ne pas avoir été. Si nous sommes ainsi trompés, nous ! comment l’inculte et candide femme du peuple ne le serait-elle pas ? Comment ne croirait-elle pas à sa lecture avec une foi plus entière, plus naïve, plus abandonnée, plus semblable à la foi de l’enfant qui ne peut lire un livre sans se donner à lui et vivre en lui ? Ainsi de la confusion et de la mêlée de ses sensations irréfléchies avec les choses qu’elle lit, la femme du peuple est impérieusement, involontairement amenée à substituer à sa personne le personnage imaginaire du roman, à se dépouiller de sa misérable et prosaïque individualité, à entrer forcément dans la peau poétique et romanesque de l’héroïne : une véritable incarnation qui se continue et se prolonge longtemps après le livre fermé. Heureuse de s’échapper de son gris et triste monde, où il ne se passe rien, elle s’élance vite à travers le dramatique de l’existence fabuleuse. Elle aime, elle lutte, elle triomphe de ses ennemis, ainsi que s’expriment les tireuses de cartes. Elle a maintenant enfin, par l’exultation des sens, par une grossière ivresse de la tête, les aventures du bouquin. / Le cabinet de lecture de Bourlemont, sur lequel était tombée Élisa, était bien la bibliothèque qu’il lui fallait. Une centaine de petits volumes ressemblant, dans leur reliure de basane, à des semaines saintes de village, et dont la location s’ajoutait à la vente d’almanachs liégeois et d’animaux en sucre-cerise d’une boutique faubourienne, formaient, rassemblés par le hasard, une réunion hétéroclite des romans qu’avait fait publier en France l’insurrection de la Grèce en 1821. C’étaient, dans le décor d’une féerie et d’un Orient baroque, des palicares héroïques, des captives grecques résistant à des pachas violateurs, des combats singuliers dans des souterrains, des incendies, des captivités, des fuites, des délivrances, et toujours, à la fin, le couronnement légal des feux de l’amant devant un maire de Sparte ou d’Argos. Tout l’épique du boulevard du Crime, tout le faux chevaleresque, tout le faux amoureux, capables de transporter dans le bleu d’un troisième ciel le terre-à-terre des idées d’une fille gagnant avec son amour, pauvrement, son pain dans une laide petite ville de province. Au milieu de ces romans, se trouvaient d’autres romans, produits par le mouvement religieux de la Restauration, et promenant en Judée des idées néo-catholiques dans des suppléments à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem : des romans où des pèlerinages pieux à la recherche d’une rose mystique s’entremêlaient, dans la vallée de Josaphat, avec des légendes pieuses, avec de la minéralogie, avec des histoires de brigands, avec des amours platoniques. / La lecture était devenue une fureur, une rage chez Élisa. Elle ne faisait plus que lire. Absente de corps et d’esprit de la maison, la fille, autant que lui permettait l’idéal bas et borné de sa nature, vivait dans un vague et généreux soulèvement, dans le rêve éveillé d’actions grandes, nobles, pures, dans une espèce d’hommage de son cerveau à cela que son métier lui faisait profaner à toute heure. / XVI / ? Élisa ! / ? Madame ? / ? Monte, ma fille ! / Le dialogue avait lieu du haut en bas de l’escalier. / ? De quoi, Madame ? fit Élisa, arrivée sur le seuil de la chambre à la porte toujours ouverte. / ? Qu’est-ce qu’on me dit... Des messieurs se plaignent que vous n’êtes plus amoureuse... En voilà un renom propre pour ma maison... C’est les sales livres que tu lis toute la journée... Un peu vite que tu vas me ficher tout ça dans les lieux de l’Enfer, petite traînée !...

Gracq : Un Beau ténébreux, 1945, p. 73 : « C'était vraiment une vasque, dont l'œil suivait malgré lui, ininterrompue, la douce inclinaison des berges jusque sous l'eau des pentes solennelles coupées çà et là de petites murailles de galets. »

Guérin : Cahier vert :

Si l'on pouvait s'identifier au printemps, forcer cette pensée au point de croire aspirer en soi toute la vie, tout l'amour qui fermentent dans la nature, se sentir à la fois fleur, verdure, oiseau, chant, fraîcheur, élasticité, volupté, sérénité ! Que serait-ce de moi? Il y a des moments où, à force de se concentrer clans cette idée et de regarder fixement la nature, on croit éprouver quelque chose comme cela.

(...)

Comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans l'air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents ? [...] je suis devenu le jouet de tout ce qui souffle sur la terre.

Guérin (Maurice de) : "J'habite avec les éléments intérieurs des choses, je remonte les rayons des étoiles et le courant des fleuves jusqu'au sein des mystères de leur génération. Je suis admis par la nature au plus retiré de ses divines demeures, au point de départ de la vie universelle ; là je surprends la cause du mouvement et j'entends le premier chant des êtres dans toute sa fraîcheur."

Guérin : Peut-on faire des poétiques en face de l'ample poésie de l'univers ? Le Seigneur vous l'a faite, votre poétique ! C'est la création. (...) J'étends au large le sens du mot imagination : c'est pour moi le nom de la vie intérieure [...]. Mon esprit sourit sans cesse à de belles régions qu'il voit en lui-même et qu'il ne verra jamais ailleurs. J'habite avec les éléments intérieurs des choses, je remonte les rayons des étoiles et le courant des fleuves jusqu'au sein des mystères de leur génération. Je suis admis par la nature au plus retiré de ses divines demeures, au point de départ de la vie universelle ; là je surprends la cause du mouvement et j'entends le premier chant des êtres dans toute sa fraîcheur.

Guillaume (Paul) : La psychologie de la Forme 1937 p. 186 : "Ce ne sont pas seulement les autres hommes, ni même les êtres vivants qui reçoivent ainsi une physionomie morale, mais tous les objets, toutes les situations, tous les milieux qui agissent directement ou ifdirectement sur nous"

Hölderlin : A la nature, Poèmes de jeunesse, 1789-1794 trad. Bianquis : « Quand je m’en allais au loin sur la lande aride / Où montait du fond des gorges sombres / Le chant révolté des torrents, / Quand les nuées m’environnaient de leurs ténèbres / Quand la tempête à travers les montagnes / Déchaînait ses rafales furieuses, / Et que le ciel m’enveloppait de flammes / Alors tu m’apparaissais, âme de la Nature ! »

Hugo : « Tout dit dans l'infini quelque chose à quelqu'un. »

Hume : Sur la tragédie : (...) cet effet extraordinaire procède de l'éloquence même avec laquelle la scène désolante est évoquée. Le génie requis pour peindre les objets de manière vivante, l'art consommé déployé pour en rassembler tous les détails pathétiques et le jugement exercé pour les exposer dans l'ordre, l'exercice, dis-je, de ces nobles talents, en même temps que la force de l'expression et que la beauté des rythmes oratoires, diffusent la plus grande satisfaction dans l'auditoire. Ils suscitent les plus délicieux plaisirs. Par ce moyen, non seulement le tourment des passions tristes se trouve maîtrisé et effacé par l'action de quelque chose de plus fort, et d'une essence opposée, mais aussi l'élan d'ensemble de ces passions se trouve transformé en plaisir, et vient augmenter le délice que l'éloquence soulève en nous. Le même déploiement d'éloquence utilisé sur un sujet sans intérêt ne plairait pas moitié moins, ou bien, plutôt, semblerait complètement ridicule. L'esprit demeurant d'un calme et d'une indifférence absolus ne prendrait goût à aucune de ces beautés imaginatives ou expressives qui, lorsqu'elles sont accordées à la passion, lui donnent un agrément si exquis. L'impulsion ou la véhémence consécutives à la peine, à la compassion, à l'indignation reçoivent une nouvelle direction relevant des beaux sentiments. L'émotion prédominante de ces derniers saisit l'esprit tout entier, et prend la place des premiers sentiments ou du moins les imprègne assez fortement pour en altérer totalement la nature. Et l'âme qui est en même temps soulevée par la passion et charmée par l'éloquence ressent dans l'ensemble un mouvement puissant et d'un délice sans mélange. / Le même principe trouve sa place dans la tragédie, d'une manière encore plus considérable parce que la tragédie est une imitation et que l'imitation est toujours en soi agréable. Cette particularité a pour effet d'adoucir encore davantage les mouvements de la passion et de convertir intégralement le sentiment en un plaisir puissant et régulier. En peinture, des représentations qui inspirent la plus grande terreur et la plus grande détresse qui soient, plaisent davantage que de plus belles œuvres, qui nous paraissent sereines et indifférentes. L'affection qui soulève l'esprit excite de façon considérable l'inspiration et la véhémence, qui sont entièrement transformées en plaisir par la force du mouvement prédominant. C'est ainsi que la fiction de la tragédie adoucit la passion, par l'infusion d'un nouveau sentiment et non pas simplement par l'affaiblissement et l'atténuation de la peine. Vous pouvez, par degrés, affaiblir une peine existante au point de la faire disparaître totalement. Mais aucune de ces gradations ne donnera jamais du plaisir, excepté peut-être, par accident, pour un homme submergé d'une indolence léthargique et que cela arrache à cet état languide. / Pour confirmer cette théorie, il suffira de produire d'autres exemples, où le mouvement subordonné est converti dans le mouvement prédominant et le renforce bien qu'il soit de nature différente, et parfois même contraire.

Huysmans Sac au dos p. 259 : "le fauteuil me tend les bras comme un père de Greuze"

Jünger : Graffiti 10x18 p. 51-52 : « Quand la contemplation dépasse une certaine borne extrême, la conscience se retourne et se généralise [...] Ce n'est pas seulement l'artiste, mais aussi le philosophe et l'historien, et d'ailleurs tout homme dont l'effort intellectuel dépasse le mesurable et l'assimilable pour attenidre aux conceptions générales, qui est amené à cette dépossession de soi [...] Nous appelons cet acte "entrer dans l'objet". Mais en même temps, c'est l'objet qui entre dans le contemplateur. Les facultés masculines et féminines commencent à coïncider, sous la forme de l'intuition et de la conception ; elles se recouvrent. Ainsii se modifient, et la vue des choses et aussi leur expression. Un bon exemple s'en trouve dans le récit que donne Goethe sur sa visite au musée de Dresde. Si la contemplation des tableaux nous épuise et nous affecte, c'est qu'elle exige de nous un sacrifice : de la substance magique. Seul, ce sacrifice nous préserve du danger de la reproduction, qui serait de ne répondre qu'en écho. / Quand cet intérêt supérieur mène au fond des choses, la perte s'inverse en gain. "Voilà ce que tu es" : ces mots ne reviennent pas à nous comme un écho, mais comme un acquittement. Nous n'avons plus besoin de l'œil - le dépouillement de soi devient alors souvenir. »

Keats / Claudel Journal Pléiade 1-736 cite (imparfaitement) Keats (extr. lettre) : “Talking of Pleasure, this moment I was writing with one hand, and with the other holding to my Mouth a Nectarine — how good how fine. It went down all pulpy, slushy, oozy, all its delicious embonpoint melted down my throat like a large, beatified Strawberry.” traduction (imparfaite) en note : "Parler de la somptuosité de ce moment, où j'écris d'une main, pendant que de l'autre je tiens à la bouche un brugnon à la suavité de nectar. Seigneur ! quelle douceur ! Le fruit s'écoulait, moëlleux et pulpeux, fondant, liquiéfié, toute sa chair délicieuse se dissolvait en ruisselant sur ma gorge, comme une fraise énorme et luxuriante."

Keats à Mrs Samuel Brawne, 24 (?) oct 1820, port de Naples trad. Davreu p. 468 : "J'ai eu la malchance que l'une des Passagères soit une jeune dame atteinte de Consomption - son imprudence m'a beaucoup tourmenté - la connaissance de ses maux - les rougeurs de son visage, tous ses mauvais symptômes m'ont rongé - ils l'auraient fait si j'avais été en bonne santé ; Severn, quant à lui, est un très brave garçon mais il a les nerfs trop solides pour que les maladies des autres le touchent."

Kundera : L'Insoutenable... § 9 (Folio pp. 36-38) : « Toutes les langues issues du latin forment le mot compassion avec le préfixe « com- » et la racine « passio » qui, originellement, signifie « souffrance ». dans d’autres langues, par exemple en tchèque, en polonais, en allemand, en suédois, ce mot se traduit par un substantif formé avec un préfixe équivalent suivi du mot « sentiment » (en tchèque : sou-cit ; en polonais : wspol-czucie ; en allemand : Mit-gefühl ; en suédois : med-känsla). / Dans les langues dérivées du latin le mot compassion signifie que l’on ne peut regarder d’un cœur froid la souffrance d’autrui ; autrement dit : on a de la sympathie pour celui qui souffre. Un autre mot, qui a à peu près le même sens, pitié (en anglais pity, en italien pietà, etc.), suggère même une sorte d’indulgence envers l’être souffrant. Avoir de la pitié pour une femme, c’est être mieux loti qu’elle, c’est s’incliner, s’abaisser jusqu’à elle. / C’est pourquoi le mot compassion inspire généralement la méfiance ; il désigne un sentiment considéré comme de second ordre qui n’a pas grand-chose à voir avec l’amour. Aimer quelqu’un par compassion, ce n’est pas l’aimer vraiment. / Dans les langues qui forment le mot compassion non pas avec la racine « passio - souffrance » mais avec le substantif « sentiment », le mot est employé à peu près dans le même sens, mais on peut difficilement dire qu’il désigne un sentiment mauvais ou médiocre. La force secrète de son étymologie baigne le mot d’une autre lumière et lui donne un sens plus large : avoir de la compassion (co-sentiment), c’est pouvoir vivre avec l’autre son malheur mais aussi sentir avec lui n’importe quel autre sentiment : la joie, l’angoisse, le bonheur, la douleur. Cette compassion-là (au sens de soucit, wspolczucie, Mitgefühl, medkänsla) désigne donc la plus haute capacité d’imagination affective, l’art de la télépathie des émotions. Dans la hiérarchie des sentiments, c’est le sentiment suprême. / Quand Tereza rêvait qu’elle s’enfonçait des aiguilles sous les ongles, elle se trahissait, révélant ainsi à Tomas qu’elle fouillait en cachette dans ses tiroirs. Si une autre femme lui avait fait ça, jamais plus il ne lui aurait adressé la parole. Parce que Tereza le savait, elle lui dit : « Flanque-moi à la porte ! » Or, non seulement il ne la flanqua pas à la porte, mais il lui saisit la main et lui baisa le bout des doigts car, à ce moment-là, il sentait lui-même la douleur qu’elle éprouvait sous les ongles, comme si les nerfs des doigts de Tereza avaient été reliés directement à son propre cerveau.

Kundera : Le livre du rire et de l'oubli, p. 236 : « C'est ça le mystère de la poésie. Nous nous consumons dans la femme aimée, nous nous consumons dans l'idée à laquelle nous croyons, nous brûlons dans le paysage qui nous émeut. »

Kundera Insoutenable § 15 p. 53 : "Il n'est rien de plus lourd que la compassion. Même notre propre douleur n'est pas aussi lourde que la douleur coressentie avec un autre, pour un autre, à la place d'un autre, multipliée par l'imagination, prolongée dans des centaines d'échos".

La Rochefoucauld, Maxime 19 : « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui. »

Léautaud : Le Fléau p. 154 21 juillet 24 : « Je deviens romanesque en vieillissant. Je passe mon temps à lire des romans d'amour. C'est pour remplacer ce que j'aurais aimé et que la vie ne m'a pas donné. Je m'aperçois que je ne suis pas si sec qu'on pourrait le croire. Je pars avec mes héros dans leurs aventures. Je rêve, je ris, je désire, je souffre avec eux. Quand je ferme le livre, j'ai comme une barre dans l'estomac et je refoule avec peine un besoin de pleurer. Au moins pendant quelques heures, j’ai échappé à ma vie médiocre, j’ai donné un objet à mes rêves inutiles. »

Lessing : Dramaturgie de Hambourg (cité par Lescourret Goethe p. 207) : « La détermination de la tragédie est la suivante : elle doit développer notre capacité à éprouver de la pitié. Elle ne doit pas seulement nous enseigner à ressentir de la pitié envers tel ou tel malheureux, elle doit nous faire sentir que le malheureux, de tous les temps et sous toutes ses formes, doit nous émouvoir et nous attacher à lui. Le meilleur homme est l'homme compatissant"

Liszt : " Les arts sont le plus sûr moyen de se dérober au monde ; ils sont aussi le plus sûr moyen de s’unir à lui »

Mann, Zauberberg p. 214 (dans une salle de restaurant, il regarde de loin la femme aimée) "Tressaillant nerveusement, elle allonge la main, mais lui aussi est pris d'un sursaut qui le soulève à moitié de sa chaise et il veut se précipiter aveuglément à son secours, par-delà huit mètres d'espace."

Mauriac : La Pharisienne. (Grasset, Cahiers rouges) p. 166 : "... ma pitié, ou du moins cette sorte de malaise devant la misère d'autrui, que nous avons accoutumé d'appeler ainsi."

McCullers : Le Cœur es tun chasseur solitaire :

(Mick = petite fille) :

« Dans la nuit secrète et paisible, elle était seule une fois de plus. Il n’était pas tard. Les fenêtres des maisons découpaient des carrés de lumière jaune le long des rues. Elle marchait lentement les mains dans les poches, la tête de côté. Pendant longtemps elle marcha sans se soucier de la direction.

Bientôt les habitations s’espacèrent, s’entourèrent de jardins plantés de grands arbres et de buissons noirs. Elle s’aperçut alors qu’elle était près de la maison où elle était venue si souvent l’été dernier. Ses pieds l’avaient menée là à son insu. Elle s’assura que personne ne la voyait et entra dans la cour.

La radio marchait comme d’habitude. Pendant ne seconde elle resta devant la fenêtre, observant les gens qui se trouvaient à l’intérieur. L’homme chauve et la dame à cheveux blancs, assis à une table, jouant aux cartes. Mick s’assit par terre. C’était un bel endroit, un endroit secret. Des cèdres épais la cachaient complètement. La radio ne valait rien ce soir…quelqu’un chantait des chansons populaires qui finissaient toutes de la même façon. Elle se sentait vide. Elle fouilla dans ses poches. Elles contenaient des raisins secs, un rang de perles, une cigarette et des allumettes. Elle alluma la cigarette et mit ses bras autour de ses genoux. Elle se sentait vide…comme si il n’y avait plus en elle ni un sentiment ni une pensée.

Les programmes se succédaient et ne valaient rien. Elle écoutait à peine. Tout en fumant elle arrachait de petits brins d’herbe. Un speaker parla de Beethoven. Elle avait lu quelque chose à la bibliothèque à propos de ce musicien. Son nom s’orthographiait avec deux e et se prononçait avec un seul. C’était un Allemand, comme Mozart. Quand il vivait il parlait une langue étrangère et vivait en pays étranger….ce qu’elle voulait faire. Le speaker dit qu’on allait jouer la troisième symphonie. Elle écoutait vaguement parce qu’elle avait envie de marcher et ne s’intéressait pas à ce qu’ils jouaient.

Puis la musique commença. Mick leva la tête et son poing se porta à sa gorge.

Comment cela vint-il ? Pendant une minute l’ouverture hésita. Une promenade ou une marche. Comme si Dieu se pavanait dans la nuit. Brusquement elle se sentit glacée extérieurement et, seule, la première partie de cette musique était chaude dans son cœur. Elle ne put même pas entendre les sons qui suivirent ; elle attendait, glacée, les poings serrés. Puis la musique reprit, plus impérieuse et plus puissante. Cela n’avait rien à faire avec Dieu. C’était elle, Mick Kelly, marchant dans la lumière du jour et toute seule dans la nuit. Sous le chaud soleil et dans le noir avec tous ses plans et ses sentiments. Cette musique était elle….son moi réel.

Elle ne pouvait pas écouter assez pour tout entendre. La musique bouillonnait en elle. Que faire ? S’attacher à certains passages merveilleux pour ne plus les oublier.. ou se laisser aller, écouter ce qui venait sans penser, sans essayer de se rappeler ? Seigneur !! Le monde entier était cette musique et elle n’avait pas assez de tout son être pour écouter. Puis enfin le thème d’ouverture fut repris par tous les instruments donnant ensemble la même note comme un poing dur, crispé, qui lui martelait le cœur. Et la première partie s’acheva.

Cette musique ne durait pas un temps long ou court. Elle n’avait rien à faire avec le temps. Les bras fortement serrés autour de ses jambes, elle mordait son genou salé. Avait-elle écouté pendant cinq minutes ou la moitié de la nuit ? La deuxième partie avait une couleur noire…une marche lente. Pas triste, mais comme si le monde entier était mort et noir et qu’il fut inutile de se rappeler ce qu’il avait été. Un instrument joua une mélodie triste, argentine. Puis la musique s’éleva furieuse, véhémente. Et finalement de nouveau la marche funèbre.

Mais peut-être ce qu’elle préféra ce fut la dernière partie de la symphonie – musique joyeuse comme si les plus grands personnages du monde couraient et sautaient, ardents et libres. Une musique merveilleuse comme celle-là causait une souffrance indicible. Le monde entier était cette symphonie et elle n’avait pas assez de tout son être pour écouter.

C’était fini et elle restait raidie, les bras autour des genoux. La radio commença un autre programme et elle se boucha les oreilles. La musique laissait seulement en elle une souffrance et un vide. Elle ne pouvait rien se rappeler de la symphonie, pas même les dernières notes. Elle essaya, sans succès, d’évoquer un passage. Maintenant que c’était fini il n’y avait plus que son cœur qui battait follement, et cette terrible souffrance.

La radio et les lumières furent éteintes. La nuit était sombre. Brusquement Mick commença à se frapper la cuisse avec ses poings. De toute sa force, elle martela le même muscle jusqu’à ce que les larmes coulassent sur son visage. Mais ce n’était pas assez douloureux. Les graviers étaient pointus sous les buissons. Elle en prit une poignée et les frotta sur le même endroit jusqu’à ce que sa main fût ensanglantée. Puis elle tomba sur le sol de tout son long et regarda la nuit. Cette douleur aiguë à la jambe lui faisait du bien. Elle se détendit sur l’herbe humide et, bientôt, sa respiration redevint normale. »

McCullers : The Heart is a lonely Hunter (Mick = petite fille)

When Mick came to the house she waited to be sure no person could see. Then she went through the side yard.

The radio was on as usual. For a second she stood by the window and watched the people inside. The bald-headed man and the gray-haired lady were playing cards at a table. Mick sat on the ground. This was a very fine and secret place. Close around were thick cedars so that she was completely hidden by herself. The radio was no good tonight --- somebody sang popular songs that all ended in the same way. It was like she was empty. She reached in her pockets and felt around with her fingers. There were raisins and a buckeye and a string of beads --- one cigarette with matches. She lighted the cigarette and put her arms around her knees. It was like she was so empty there wasn't even a feeling or thought in her.

One program came on after another, and all of them were punk. She didn't especially care. She smoked and picked a little bunch of grass blades. After a while a new announcer started talking. He mentioned Beethoven. She had read in the library about that musician --- his name was pronounced with an a and spelled with double e. He was a German fellow like Mozart. When he was living he spoke in a foreign language and lived in a foreign place --- like she wanted to do. The announcer said they were going to play his third symphony. She only halfway listened because she wanted to walk some more and she didn't care much what they played. Then the music started. Mick raised her head and her fist went up to her throat.

How did it come? For a minute the opening balanced from one side to the other. Like a walk or march. Like God strutting in the night. The outside of her was suddenly froze and only that first part of the music was hot inside her heart. She could not even hear what sounded after, but she sat there waiting and froze, with her fists tight. After a while the music came again, harder and loud. It didn't have anything to do with God. This was her, Mick Kelly, walking in the daytime and by herself at night. In the hot sun and in the dark with all the plans and feelings. This music was her --- the real plain her.

She could not listen good enough to hear it all. The music boiled inside her. Which? To hang on to certain wonderful parts and think them over so that later she would not forget --- or should she let go and listen to each part that came without thinking or trying to remember? Golly! The whole world was this music and she could not listen hard enough. Then at last the opening music came again, with all the different instruments bunched together for each note like a hard, tight fist that socked at her heart. And the first part was over.

This music did not take a long time or a short time. It did not have anything to do with time going by at all. She sat with her arms held tight around her legs, biting her salty knee very hard. It might have been five minutes she listened or half the night. The second part was black-colored --- a slow march. Not sad, but like the whole world was dead and black and there was no use thinking back how it was before. One of those horn kind of instruments played a sad and silver tune. Then the music rose up angry and with excitement underneath. And finally the black march again.

But maybe the last part of the symphony was the music she loved the best --- glad and like the greatest people in the world running and springing up in a hard, free way. Wonderful music like this was the worst hurt there could be. The whole world was this symphony, and there was not enough of her to listen.

It was over, and she sat very stiff with her arms around her knees. Another program came on the radio and she put her fingers in her ears. The music left only this bad hurt in her, and a blankness. She could not remember any of the symphony, not even the last few notes. She tried to remember, but no sound at all came to her. Now that it was over there was only her heart like a rabbit and this terrible hurt.

Melville, Lettre à Hawthorne (après Moby Dick) : "Vous avez souvent dû l'éprouver, couché sur le gazon par un jour chaud d'été. Les jambes semblent plonger des racines dans la terre. On sent ses cheveux comme des feuilles sur sa tête (...) mais le tort de cette vérité, c'est de tenir à donner une valeur universelle à une sensation temporaire. / C'est le PS de la lettre de Juin 1851 : In reading some of Goethe's sayings, so worshipped by his votaries, I came across this, "Live in the all." That is to say, your separate identity is but a wretched one, -- good; but get out of yourself, spread and expand yourself, and bring to yourself the tinglings of life that are felt in the flowers and the woods, that are felt in the planets Saturn and Venus, and the Fixed Stars. What nonsense! Here is a fellow with a raging toothache. "My dear boy," Goethe says to him, "you are sorely afflicted with that tooth; but you must live in the all, and then you will be happy!" As with all great genius, there is an immense deal of flummery in Goethe, and in proportion to my own contact with him, a monstrous deal of it in me.This "all" feeling, though, there is some truth in. You must often have felt it, lying on the grass on a warm summer's day. Your legs seem to send out shoots into the earth. Your hair feels like leaves upon your head. This is the all feeling. But what plays the mischief with the truth is that men will insist upon the universal application of a temporary feeling or opinion.

Montesquieu : Escl. des nègres : « Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre. »

Morizot : Le succès du cinéma est d’avoir inventé un dispositif dans lequel la démarcation de l’image et du contexte cesse d’être opérante ; en ce sens, le réel fait vraiment irruption dans l’image, au sens où je ne reconnais pas seulement ce qui est montré en elle mais que je suis témoin d’une action en train de se dérouler. Je ne suis cependant pas sûr qu’il y ait encore un sens à parler ici d’illusionnisme, notion trop dépendante de la problématique de la mimèsis. Or, la simulation ne relève justement pas d’une sorte d’hallucination iconique, elle renvoie à un type de comportement qui possède sa logique intrinsèque qui n’est autre que celle de l’imagination. En effet la simulation est fondamentalement un processus mental qui repose sur la capacité heuristique de se « projeter » au sein d’une situation et de savoir l’interpréter sans la vivre. Cela ne semble possible que si l’on présuppose le paradigme dit « off-line » (ou « hors circuit ») de Stich et Nichols qui met en jeu une suspension provisoire de notre sens du réel, dans laquelle le mécanisme causal de la réponse motrice est déconnecté des entrées sensorielles. Il en découle qu’on peut non seulement faire l’expérience simulée de soi dans une situation contrefactuelle, mais également simuler autrui c’est-à-dire adopter imaginairement la place de l’autre dans sa situation. Comme l’écrit Gregory Currie, « l’hypothèse de la simulation dit que nous disposons d’un modèle fiable des processus mentaux des autres, à savoir nos propres processus mentaux effectués hors circuit. En utilisant ce modèle, nous sommes capables de tirer des conclusions à propos d’autres esprits sans avoir une théorie de la manière dont les esprits – y compris le nôtre – fonctionnent. » Bref, le propre de la simulation n’est pas de nous faire croire à la réalité de ce qu’on voit (cela ne constitue que le résidu en elle de l’illusion) mais de nous permettre de maîtriser une expérience qu’on sait artificielle et de portée intersubjective comme mode d’exploration du monde. En cela réside, me semble-t-il, l’apport véritable de la simulation et ce par quoi elle inverse la logique de l’illusion tout en en mimant les mécanismes.

Musil : L'Homme sans Qualités t. 1 (trad. Jaccottet LP) : 186 : "il s'abîmait dans le paysage, encore qu'on eût pu tout aussi bien dire qu'il était étrangement porté par lui, et quand le monde franchissait le seuil de ses yeux, le sens du monde, de l'intérieur de lui-même, battait sur ses bords en vagues silencieuses."

Musil L'Homme sans Qualités t. 1 (trad. Jaccottet LP) 233 "Toutes choses alors étaient emplies, comme par le scintillement du trac, de mes attentes et de mes desseins propres."

Nabokov : Autres rivages : 339 : "Des jardins en gradins à flanc de colline (...) se laissaient tomber de corniche en corniche jusqu'à la mer, les oliviers et les lauriers-rose dégringolant bel et bien les unes sur les autres dans leur hâte de voir enfin la plage."

Nabokov : L'enchanteur, Points pp. 28-9 et 31 : « ... tout cela (tandis qu'il semblait absorbé dans une conversation agréable) évoquait la sensation intolérable d'une communion sanguine, dermique et multivasculaire avec elle, comme si la bissectrice monstrueuse aspirant tous les sucs des profondeurs de son être se prolongeait en elle, pareille aux pulsations d'une ligne pointillée, comme si cette fillette était en train de pousser en dehors de lui, comme si avec chaque mouvement insouciant elle tiraillait et secouait ses propres racines vitales implantées dans les entrailles de son être à lui, si bien que lorsqu'elle changeait de position brutalemnt, ou bien décampait en vitesse, il éprouvait une sensation de déchirement, un arrachement barbare, et une perte momentanée de l'équilibre : tout à coup, on voyage dans la poussière sur le dos, la nuque cogne par terre jusqu'au moment où l'on se retrouve pendu par les entrailles (...) 31 : un rêve aux multiples spirales dans lequel il était déjà si confusément mais si étroitement imbriqué qu'il ne savait plus par exemple ce qu'était cette chose et à qui elle était, une partie de sa jambe ou bien une tentacule de pieuvre. »

Nabokov : Le don Pl. 2-41 : « Cependant il demeurait toujours assis là, continuant à fumer et à balancer doucement le bout de son pied - et, pendant que les autres continuaient à parler et qu'il faisait de même, il essaya, comme il le faisait partout et toujours, d'imaginer le mouvement intérieur et transparent d'une personne ou d'une autre. Il s'installait soigneusement à l'intérieur de l'interlocuteur comme dans un fauteuil, de telle sorte que les coudes de l'interlocuteur lui servaient d'accoudoirs, et son âme s'insérait douillettement dans l'âme de l'autre - alors l'éclairage du monde changeait subitement, et pendant une minute il devenait vraiment Alexandre Tchernychevski ou Lioubov Markovna ou Vassiliev. De temps à autre une excitation stimulante venait s'ajouter à l'effervescence gazeuse de la transformation, et il se sentait flatté lorsqu'un mot lâché au hasard venait confirmer la ligne de pensée qu'il devinait chez l'autre. »

Ozouf : Récit des romanciers, récit des historiens (Débat 2011) : Toute la question, en définitive, se ramène à celle-ci: qu’est-ce qui distingue la croyance prêtée à une narration historique de la croyance prêtée à une narration romanesque? En quoi le pacte de lecture change-til en passant de l’une à l’autre? Il me semble, et cela peut paraître un paradoxe, que la croyance dans ce que dit l’historien est à la fois forte et conditionnelle: forte, en ce que nous ne doutons nullement de la prise de la Bastille ou du sacre de Napoléon; conditionnelle cependant, comme mise en attente, car nous savons que cette connaissance peut être nuancée, complétée, enrichie, possiblement contestée aussi, par une autre narration historique, tant il est vrai que toute histoire est révisionniste. À l’inverse, la croyance dans la narration romanesque est à la fois faible, et inconditionnelle: faible parce que nous ne jurerions pas que Jean Valjean ait pu léviter, Cosette dans les bras, pour franchir la muraille du petit Picpus; mais inconditionnelle, car, une fois accordée, elle ne peut être ni infirmée ni même corrigée par une autre narration. La vision que Stendhal nous donne de la guerre à travers l’errance hébétée de Fabrice sur le champ de bataille ne saurait être complétée ni redressée par celle de Hugo ou de Tolstoï. Chacun des récits est à prendre ou à laisser. Le pacte entre le romancier et son lecteur n’est pas identique à celui que passent l’historien et son lecteur. / Il y a une autre manière de le dire. La foi que l’on met dans le roman est une foi très particulière, où l’on croit sans croire tout à fait, où se glisse un trouble délicieux entre la fiction et la réalité. On peut le vérifier sur la lecture adolescente. Quand nous lisons, à quinze ans, les grands romans, Guerre et Paix, ou Oliver Twist, nous faisons l’apprentissage de ce que sont la passion, la déception, la cruauté, la jalousie, le délaissement, l’abandon, le vieillissement, la mort; nous ne contestons pas cet enseignement (notre croyance est inconditionnelle); mais nous le vivons sans le vivre, nous n’en souffrons pas trop, nous n’y laissons pas trop de plumes (notre croyance est faible). C’est une expérimentation imaginaire, une répétition générale de ce que la vie nous réserve, mais tenue à distance, et fort instructive en cela

Pessoa : L Intranq 2 37 : "heureusement pour l'humanité, chaque homme n’est que lui-même, il n’est donné qu’au seul génie la faculté d'être quelques autres de surcroît"

Philippe (Ch.-L.) : Le Père Perdrix : "Par la fenêtre, le banc, que l'on apercevait au pied du mur d'en face, se reposait à l'ombre, tendait sa planche, écartait ses pieds grossiers et demeurait là pour d'autres jours, avec un silence rassuré d'objet quotidien. "

Philippe Ch.-L. : Croquignole (L'imaginaire) pp. 68-9 « Au bout de quelques pas, il y eut la naïveté. / La campagne devint une personne, une femme si l'on veut, dont, l'un après l'autre, on soulève les voiles, et découvrant à tout coup de quoi admirer davantage. La Terre était innocente et joyeuse, d'une joie sacrée, d'une joie qui parlait, comme lorsque, ayant passé un long temps loin de nous, l'ami revient et nous fait ses confidences. . — C'est toi, Croquignole; c'est toi, Félicien ; c'est toi, Claude Buy qui ne parles guère. Je suis heureuse de vous revoir. / Le monde entier était un peu votre frère. Les rues s'étendaient d'abord au-devant du voyageur, puis, un peu plus loin, dans un détour, se cachaient, pour lui doser le bonheur, pour lui ménager une surprise. 74-75 Vous avez cru jusqu'ici que les tables étaient des tables immobiles, des objets, et que les chaises étaient là pour vous servir. Tais-toi ! Le monde est animé. Je vous dis que les tables vont s'agrandir, je vous dis que les chaises même ont retrouvé leur sève, et que tout éclate, que le printemps passe à travers les murs. Et les arbres que vous aviez crus morts ! »

Philippe (livre de Vercier p. 148) : notice pour un peintre : "Je savais que le monde ressemble à notre cœur, que la tendresse avec la bonté s'y pose et qu'un beau jour, si nous l'aimons, le monde nous répond, comme un ami. (...) (quand il voit un gâteau à la crème, st honoré p. ex.) "il me semble voir une âme blanche avec qui je veux communier."

Picon (Gaëtan ) : « Ce que le monde donne à l'âme de présence, ce que l'âme donne au monde de signification, leur respiration commune, leur consanguinité pressentie : telle est l'expérience de la lyrique romantique dans ce qu'elle a de meilleur et de plus fécond. »

Pirandello : Quand j'étais fou, Chap. II : « Quand j'étais fou, je ne sentais presque pas mon moi en moi-même, ce qui revient à dire que je n'étais pas chez moi en moi. J'étais en effet devenu un hôtel ouvert à tous ; si je me frappais le front, je sentais qu'il y avait là toujours nombre de gens logés : des malheureux qui avaient besoin de mon aide ; j'avais également dans le cœur des hôtes en quantité ; on peut dire aussi que mes jambes et mes mains étaient moins à mon propre service qu'à celui de ces infortunés qui étaient en moi et qui m'envoyaient de-ci et de-là, continuellement en peine à leur sujet. / Je ne pouvais pas dire : "moi", dans mon for intérieur, sans qu'aussitôt un écho me répétât : "moi, moi, moi..." de la part de tant d'autres qu'il semblait que j'eusse une multitude en ma personne. Si j'éprouvais, par exemple, le désir de manger et si je me disais : "j'ai faim", une foule d'autres répétaient au dedans de moi-même, pour leur propre compte et avec bien plus de force : "j'ai faim, j'ai faim, j'ai faim", et il me fallait pourvoir à leurs besoins avec le perpétuel regret de ne pouvoir tous les rassasier. Je me considérais, en un mot, comme formant une sorte de société de secours mutuel avec l'univers ; mais alors je n'avais besoin de personne, si bien que ce secours mutuel n'avait de valeur que pour les autres. (...) Revenons au temps où j'étais fou. Avoir la pleine intelligence de l'être était pour moi l'idéal, l'idée suprême. Je voulais sentir les peines des autres comme si elles eussent été les miennes, leurs joies comme mes propres joies ; j'allais jusqu'à m'imaginer découvrir une secrète relation entre le battement de mon cœur et la palpitation des étoiles dans le ciel. / A la tombée de la nuit, à la campagne, quand de loin me venait le son des cornemuses ouvrant la marche des faucheurs qui retournaient en troupe au village avec les charrettes pleines de leur odorante récolte, il me semblait que l'atmosphère entre moi et ce qui m'entourait devînt plus diaphane, comme plus intime, et que je visse au delà de la vision naturelle. Mon âme recueillie et fascinée par cette intimité sacrée avec les choses allait jusqu'à l'extrême limite des sens et percevait le plus léger mouvement, la plus faible rumeur. J'étais comme perdu dans un profond silence intérieur, si bien qu'un frôlement d'ailes voisin me faisait tressaillir et qu'un gazouillement lointain me donnait presque un sanglot de joie ; je me sentais heureux du bonheur des petits oiseaux qui, en cette douce saison, ne souffraient pas du froid et trouvaient dans les champs de la nourriture en abondance, heureux comme si ma propre haleine les eût réchauffés et que je les eusse nourris de ma propre substance. / Je pénétrais aussi dans la vie des plantes et, peu à peu, je la sentais sourdre dans le plus petit brin d'herbe et jusque dans le moindre caillou ; recueillant et répercutant en moi la vie de toutes choses, j'en venais à me croire confondu avec la nature elle-même et la terre me semblait être mon corps, les arbres mes membres, les rivières mes veines et l'air mon âme ; et j'allais ainsi pendant quelques instants, extasié, perdu dans cette immense et sublime vision. / Lorsqu'elle s'évanouissait, je restais haletant, comme si vraiment j'eusse recueilli dans ma faible poitrine toute la vie du monde. / Je m'asseyais au pied d'un arbre et alors le démon de ma folie comrnençait à me suggérer les idées les plus bizarres : que l'humanité avait besoin de moi, de mes paroles d'exhortation : voix d'exemple , paroles de fait. / A un certain point je m'apercevais moi-même que je délirais et alors je me disais : "Rentrons, rentrons dans notre conscience...". Mais j'y rentrais, non pour me voir, mais pour voir les autres en moi comme ils se voyaient eux-mêmes, pour les sentir en moi comme ils se sentaient en eux-mêmes et les vouloir comme ils se voulaient eux-mêmes. / Et maintenant, concevant ainsi les autres êtres et les réfléchissant dans le miroir intérieur de ma conscience comme une réalité égale à la mienne et concevant aussi par ce moyen l'être en son unité, n'était-il pas naturel qu'une action égoïste, une action dans laquelle la partie s'érige à la place du tout et se le subordonne, m'apparût non seulement comme illogique, mais comme fondamentalement déraisonnable ? »

Pollock : "Je suis dans ma peinture ; non pas devant."

Proust (incipit) : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire: "Je m'endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non; aussitôt-je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour. »

Proust, 2 versions ... « je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil. » « Autrefois j’avais comme tout le monde la douceur de m’éveiller un instant dans l’obscurité au milieu de la nuit, et de sentir goûter un instant le noir l’obscurité le silence, quelque sourd craquement, comme pourrait le faire une pomme au fond d’une armoire, une pomme appelée pour un instant à une faible conscience de sa situation. »

Proust : CG1 : J’ouvris une chambre, la double porte se referma derrière moi, la draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte d’enivrante royauté ; une cheminée de marbre (..), me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds m’aida à me chauffer aussi confortablement que si j’eusse été assis sur le tapis. Les murs étreignaient la chambre, la séparant du reste du monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complète, s’écartaient devant la bibliothèque, réservaient l’enfoncement du lit des deux côtés duquel des colonnes soutenaient légèrement le plafond surélevé de l’alcôve. Et la chambre était prolongée dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges qu’elle, dont le dernier suspendait à son mur, pour parfumer le recueillement qu’on y vient chercher, un voluptueux rosaire de grains d’iris ; les portes (...) ne se contentaient pas de le tripler, sans qu’il cessât d’être harmonieux, et ne faisaient pas seulement goûter à mon regard le plaisir de l’étendue après celui de la concentration, mais encore ajoutaient, au plaisir de ma solitude, qui restait inviolable et cessait d’être enclose, le sentiment de la liberté. Ce réduit donnait sur une cour, belle solitaire que je fus heureux d’avoir pour voisine quand, le lendemain matin, je la découvris, captive entre ses hauts murs où ne prenait jour aucune fenêtre (...) Je marchai en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de tout ce qu’elle avait à m’offrir si je n’avais pas sommeil, (...) Arrivé au bout, son mur plein (...) me dit naïvement : « Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi », tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que, si je ne dormais pas cette nuit, je pourrais très bien venir nu-pieds, et que les fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m’assuraient qu’elles passeraient une nuit blanche et qu’en venant à l’heure que je voudrais je n’avais à craindre de réveiller personne. Et derrière une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne pouvant se sauver, s’était caché là, tout penaud, et me regardait avec effroi de son oeil-de-boeuf rendu bleu par le clair de lune.

Proust : Contre Sainte-Beuve : « Nous sommes tous devant le romancier comme les esclaves devant l'empereur : d'un mot, il peut nous affranchir. Par lui, nous perdons notre ancienne condition pour connaître celle du général, du tisseur, de la chanteuse, du gentilhomme campagnard, la vie des champs, le jeu, la chasse, la haine, l'amour, la vie des camps. Par lui, nous sommes Napoléon, Savonarole, un paysan, bien plus - existence que nous aurions pu ne jamais connaître - nous sommes nous-même. Il prête une voix à la foule, à la solitude, au vieil ecclésiastique, au sculpteur, à l'enfant, au cheval, à notre âme. / Par lui nous sommes le véritable Protée qui revêt successivement toutes les formes de la vie. À les échanger ainsi les unes contre les autres, nous sentons que pour notre être, devenu si agile et si fort, elles ne sont qu'un jeu, un masque lamentable ou plaisant, mais qui n'a rien de bien réel. Notre infortune ou notre fortune cesse pour un instant de nous tyranniser, nous jouons avec elle et avec celle des autres. C'est pourquoi en fermant un beau roman, même triste, nous nous sentons si heureux. »

Rilke à Lou A Salomé 26 juin 1914, Corr. (trad. Jaccottet) p. 347 : « Je suis incurablement tourné vers le dehors, donc distrait de tout, ne refusant rien, mes sens passent, sans me consulter, au parti de tout intrus ; un bruit se produit-il, je me renonce et je suis ce bruit, et comme toute chose excitable veut être excitée, je ne désire au fond qu'être dérangé, et je le suis perpétuellement. »

Rimbaud : Alchimie du Verbe : "à chaque être plusieurs autres vies me semblaient dues"

Rodin : L'Art p.139 "L'artiste, qui déborde de sentiment, ne peut rien imaginer qui n'en soit doué comme lui-même. Dans toute la Nature, il soupçonne une grande conscience semblable à la sienne. Il n'est pas un organisme vivant, pas un objet inerte, pas un nuage au ciel, pas une pousse verdoyante dans la prairie , qui ne lui confie le secret d'un pouvoir immense caché sous toute chose. Regardez les chefs-d'œuvre de l'art. Toute leur beauté vient de la pensée, de l'intention que leurs auteurs ont cru deviner dans l'Univers"

Rousseau : Emile : "la lecture est le fléau de l’enfance, il ne faut pas que l’enfant aime mieux être un autre que lui"

Rousseau : Confessions I : Je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans ; nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi. / En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses, que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la raison que je n'avais pas encore ; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir.

Rousseau Rêveries, 9 : "Je ne suis à moi quand je suis seul, hors de là je suis le jouet de tous ceux qui m'entourent."

Schopenhauer : "Nous ne laissons pas la pensée abstraite, les concepts de la raison, prendre possession de notre conscience, mais au lieu de tout cela, nous consacrons tout le pouvoir de notre esprit à la perception, nous nous y enfonçons entièrement, et laissons toute notre conscience s'emplir de la calme contemplation de l'objet naturel présent, qu'il s'agisse d'un paysage, d'un arbre, d'un rocher, d'un édifice, ou de quoi que ce soit d'autre. Nous nous perdons entièrement dans cet objet (...) » (1, p. 179 de la trad anglaise)

Sévigné : "votre maigreur me tue"

Spinoza : Ethique : Celui qui se représente l’objet aimé comme saisi de tristesse ou de joie éprouve ces mêmes affections ; et chacune d’elles sera plus ou moins grande dans celui qui aime suivant qu’elle est plus ou moins grande dans l’objet aimé. [...] Si nous nous représentons un objet qui nous est semblable comme affecté d’une certaine passion, cette représentation exprimera une affection semblable de notre corps ; et par suite, de cela seul que nous nous représenterons un objet qui nous est semblable comme affecté d’une certaine passion, nous éprouverons une passion semblable à la sienne. Que si nous haïssons cet objet qui nous est semblable, en tant que nous le haïssons, nous serons affectés (par la Propos. 23, partie 3) d’une passion contraire à la sienne, et non pas semblable.

Staël (Mme de ) : De l'Allemagne : 2-292 : ... que le monde physique puisse être l'image des bons et des mauvais penchants de l'homme... / Les écrivains mystiques, dont j'ai parlé dans les chapitres précédents, voient dans l'homme l'abrégé du monde, et dans le monde l'emblème des dogmes du christianisme. La nature leur paraît l'image corporelle de la Divinité, et ils se plongent toujours plus avant dans la signification profonde des choses et des êtres. (cite Novalis pp. 293-4) : « L'homme est avec la nature, dit Novalis, dans des rela« lions presque aussi variées, presque aussi inconcevables « que celles qu'il entretient avec ses semblables ; et comme i elle se met à la portée des enfants et se complaît avec leurs « simples cœurs, de même elle se montre sublime aux es« prits élevés, et divine aux êtres divins. L'amour de la na« ture prend diverses formes, et tandis qu'elle n'excite dans « les uns que la joie et la volupté, elle inspire aux autres la « religion la plus pieuse, celle qui donne à toute la vie une ,• direction et un appui. Déjà, chez les peuples anciens, il y « avait des âmes sérieuses pour qui l'univers était l'image « de la Divinité, et d'autres qui se croyaient seulement in« vitées aux banquets qu'elle donne : l'air n'était, pour ces « convives de l'existence, qu'une boisson rafraîchissante; « les étoiles, que des flambeaux qui présidaient aux danses « pendant la nuit ; et les plantes et les animaux, que les ma« gnifiques apprêts d'un splendide repas : la nature ne s'of', frait pas à leurs yeux comme un temple majestueux et « tranquille, mais comme le théâtre brillant de fêtes ton« jours nouvelles. « Dans ce même temps, néanmoins, des esprits plus pro» fonds s'occupaient sans relâche à reconstruire le monde « idéal, dont les traces avaient déjà disparu ; ils se partait geaient en frères les travaux les plus sacrés ; les uns cher« chaient à reproduire, par la musique, les voix de la forêt » et de l'air; les autres imprimaient l'image et le pressenti« ment d'une race plus noble sur la pierre et sur l'airain, « changeaient des rochers en édifices, et mettaient au jour les trésors cachés dans la terre. La nature civilisée par « l'homme sembla répondre à ses souhaits : l'imagination de « l'artiste osa l'interroger, et l'âge d'or parut renaître à « l'aide de la pensée. « Il faut, pour connaître la nature, devenir un avec elle. « Une vie poétique et recueillie, une âme sainte et reli« gieuse, toute la force et toute la fleur de l'existence huit maine sont nécessaires pour la comprendre, et le véritable « observateur est celui qui sait découvrir l'analogie de cette « nature avec l'homme, et celle de l'homme avec le ciel. 296 : La contemplation de la nature accable la pensée ; on se sent avec elle des rapports qui ne tiennent ni au bien ni au mal qu'elle peut nous faire ; mais son âme visible vient chercher la nôtre dans notre sein, et s'entretient avec nous 298 on dit même que sur les côtes de l'Asie, où l'atmosphère est plus pure, on entend quelquefois le soir une harmonie plaintive et douce, que la nature semble adresser à l'homme, afin de lui apprendre qu'elle respire, qu'elle aime et qu'elle souffre. 2-300 : Les vraies causes finales de la nature, ce sont ses rapports avec notre âme et avec notre sort immortel ; les objets physiques eux-mêmes ont une destination qui ne se borne point à la courte existence de l'homme ici-bas; ils sont là pour concourir au développement de nos pensées, à l'œuvre de notre vie morale. Les phénomènes de la nature ne doivent pas être compris seulement d'après les lois de la matière, quelque bien combinées qu'elles soient ; ils ont un sens philosophique et un but religieux dont la contemplation la plus attentive ne pourra jamais connaître toute l'étendue.

Starobinski, L'Œil vivant (article sur l'histoire du concept d'imagination) : « Il n'y a guère d'acte perceptif auquel ne coopère quelque initiative motrice.»

Starobinski, Hadès 275 : "ma peau déjà appartient au dehors, mais l'horizon que je domine du regard, l'espace où je me meus sont miens en qq manière. Le dehors m'enserre, mais je m'approprie les alentours."

Tchékhov : Lettre à son frère Alexandre (1886) : "La nature s'anime si tu ne dédaignes pas de comparer les phénomènes naturels à des actions humaines." La Steppe 1888 : "La lueur de la lune, en s'obscurcissant, devenait plus sale ; les étoiles s'assombrissaient plus encore et on voyait, se hâtant à reculons, le long de la route, des nuages de poussière, suivis de leurs ombres. Le noir du ciel ouvrait toute grande sa bouche, exhalant une flamme blanche ; aussitôt, le tonnerre grondait de nouveau ; les haillons noirs d'un nuage s'élevaient dans le ciel, l'un d'eux, semblable à une patte velue, s'étendait vers la lune et l'effaçait du ciel... Soudain, de derrière les collines, apparut un nuage gris-cendré, tout bouclé. Il échangea avec la steppe un clin d'œil qui semblait dire : me voilà, je suis prêt ! et se rembrunit. Tout à coup, quelque chose se rompit dans l'air immobile, le vent souffla violemment et se mit à tourbillonner ... le couchant s'alluma, puis s'éteignit ; les anges gardiens, recouvrant l'horizon de leurs ailes d'or, s'installaient pour la nuit..."

Tchékhov : La Steppe : 447 : "toute la vaste steppe, rejetant la pénombre du matin, sourit et étincela de rosée (...) Mais au bout d'un moment la rosée s'évapora, l'air dedevint immobile et la steppe déçue reprit son aspect accablé." 448-9 : (trad. web) : voilà, dressé sur la colline, un peuplier solitaire. Qui l'a planté et pourquoi est-il là? Dieu le sait ! II est difficile de détourner les yeux de sa silhouette svelte et de son habit vert. Est-il heureux, ce bel arbre? En été la chaleur, en hiver les tempêtes de neige ; en automne les nuits effrayantes, où il n'y a que ténèbres et où l'on n'entend que le vent hurlant sans raison; et surtout, être, toute sa vie, seul, seul...

Tchekhov : La Crise Pl. 2-636 : « Il y a des talents littéraires, dramatiques, artistiques, lui, il avait un talent particulier, un talent humain. Il possédait une sensibilité très fine, magnifique. De même qu’un bon acteur reflète les gestes et la voix d’autrui, l’âme de Vassiliev savait refléter la douleur d’autrui. En voyant couler les larmes, il pleurait, auprès d’un malade, il devenait malade lui-même et gémissait ; s'il voyait un acte de violence, il lui semblait qu'il en était lui-même la victime, il prenait peur comme un enfant et, saisi par la crainte, volait au secours de l'assailli. La douleur d'autrui l'aiguillonnait, l'exaltait, le mettait dsans un état d'extase, etc. »

Thibaudet, Flaubert § Madame Bovary : "Etre homme, c'est se sentir comme un réservoir de possibilités, comme une multiplicité d'êtres virtuels, et être artiste, c'est amnener ce possible et ce virtuel à l'existence"

Tolstoï : Anna Karénine : Anna lisait [...]. L’héroïne de son roman soignait des malades : elle aurait voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade ; un membre du Parlement tenait un discours : elle aurait voulu le prononcer à sa place ; lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace : elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille, et de ses petites mains elle tourmentait son couteau à papier en cherchant à prendre patience.

Le héros de son roman touchait à l’apogée de son bonheur anglais, un titre de baron et une terre, et Anna aurait voulu partir pour cette terre, lorsqu’il lui sembla tout à coup qu’il y avait là pour le nouveau baron un sujet de honte, et pour elle aussi. « Mais de quoi avait-il à rougir ? — Et moi, de quoi serais-je honteuse ? » se demanda-t-elle en s’appuyant au dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et serrant son couteau à papier dans ses mains. Qu’avait-elle fait ? Elle passa en revue ses souvenirs de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle se rappela le bal, Wronsky, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux ; y avait-il là rien dont elle dût être confuse ? Et cependant le sentiment de honte augmentait à ce souvenir, et il lui semblait qu’une voix intérieure lui disait à propos de Wronsky : « Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud, chaud. — Quoi, qu’est-ce que cela signifie ? — se demanda-t-elle en changeant de place sur son fauteuil d’un air résolu, — aurais-je peur de regarder ces souvenirs en face ? Qu’y a-t-il, au bout du compte ? Existe-t-il, peut-il rien exister de commun entre ce petit officier et moi, si ce n’est les relations que l’on a avec tout le monde ? »

Toulet, La jeune fille verte, chap. IX : « C'est alors que j'ai senti le plus près de moi l'âme des glaïeuls et des pivoines, - dont l'extrême rouge pénétrait au fond de mon être, comme un parfum me perce aujourd'hui... oui, c'est alors que j'ai su le mieux aspirer les choses avec mes yeux. »

Valéry : Histoires brisées : L'esclave 2-423 : « La mémoire n'est que mensonges, et les récits ne conviennent qu'aux enfants. Ceux qui écoutent les histoires sont plus simples que ces reptiles que le charmeur induit à suivre la flûte qui les ensorcelle, ils obéissent à la parole, ils subissent tous les prestiges, ils ont froid, ils ont chaud, ils tremblent et ils s'exaltent, et ils ressentent sans défense les puissances du langage. Pour eux, les mots sont des êtres, et les phrases sont des évènements !... Et quant à ceux qui se complaisent aux doctrines, et attendent des philosophes qu'ils illuminent l'antre de l'âme, et la caverne de ce monde, ce sont les plus crédules de tous. »

Valéry 1-555 (sur Stendhal) : « Je ne souffrais pas, et je ne souffre guère encore, d'être illusionnné par un ouvrage d'écriture au point de ne plus distinguer nettement mes affections propres de celles que l'artifice d'un auteur me communique. Je vois la plume et celui qui la tient. Je n'ai pas souci, je n'ai pas besoin de ses émotions. Je ne lui demande que de m'instruire de ses moyens. Mais Lucien Leuwen opérait en moi le miracle d'une confusion que j'abhorre.»

Wilde : Portrait de D Gray GF p. 135 : « Faire pleurer sur des chagrins qui ne sont pas les leurs. »

Williams (Tennessee) L'Ange dans l'alcôve in Nouvelle complètes p. 138 (ou La Statue mutilée p. 169) : "Le charme était assez puissant pour interdire aux auditeurs de suivre avec précision ce qui se déroulait en dehors de la scène évoquée"

Winckelmann : « Les sensations purement matérielles ne font qu'effleurer l'âme, sans y laisser une empreinte durable: tel est le plaisir que nous cause la vue d'un tableau de paysage ou de nature morte. »

Worringer : Abstraction et Einfühlung : "Tourmentés par l'ordre confus et le jeu d'alternance des phénomènes du monde extérieur, ces peuples ressentaient un incoercible besoin d'apaisement. La possibilité de bonheur qu'ils recherchaient dans l'art ne consistait pas à s'abîmer dans les choses extérieures pour y trouver leur jouissance, mais au contraire à arracher la chose singulière du monde extérieur à son arbitraire et à sa contingence apparents, à la rendre éternelle en la rapprochant de formes abstraites et ainsi à obtenir un point de halte au sein de la fuite des apparences. Leur tendance la plus forte était pour ainsi dire d'arracher l'objet du monde extérieur au contexte de la nature, au jeu d'alternance sans fin de l'être, de le purifier de tout ce qui était en lui dépendance à l'égard de la vie, c'est-à-dire contingence, de le rendre nécessaire et immuable, de le rapprocher de sa valeur absolue."

- attribué à la Comtesse de Rémusat : "j'ai mal à la gorge d'avoir écouté"

- à propos des romans de Sébastien Japrisot, J. Dubois, universitaire, sur France-Culture) :

« Quand on arrive à la fin, on ne sait plus très bien qui on est soi-même. Car je suis convaincu que la lecture romanesque suppose tjs qu'on habite soi-même l'univers des personnages, ou qu'il(s) nous habite(nt), ce qui revient au même. Donc je crois vraiment à la présence des personnages en nous et il y a une telle dissolution des identités chez Japrisot que c'est la nôtre même qui (pour un moment, il ne faut pas s'affoler) est affectée. »