Descartes / Hegel : science parfaite, science complète

Descartes innove en affirmant que l'homme, qui est un être fini, est capable d'une connaissance parfaite. Jusqu'alors, une connaissance parfaite ne pouvait appartenir qu'à Dieu, car il y avait un lien entre perfection et infinité. Avec Descartes, un enfant qui a bien compris 2 +2 = 4 en sait tout ce qu'on en peut savoir, et pourtant son entendement est loin d'être infini.

Mais : une connaissance peut être parfaite et limitée à condition que toutes les connaissances ne soient pas liées organiquement entre elles ; à condition qu'on puisse délimiter un terrain d'exercice pour l'esprit humain, avec des bornes, etc, à l'intérieur duquel tout est connaissable. Cela suppose donc la séparabilité d'une partie de la connaissance par rapport au tout (de la connaissance finie par rapport à la connaissance totale, voire infinie), c'est-à-dire que le système des connaissances accessibles à l'homme (de même que chaque connaissance prise en particulier) constitue un ensemble qui s'autosuffit, qui n'a pas besoin pour être entièrement saisi, de quoi que ce soit qui soit extérieur à cet ensemble. On peut donc découper l'espace de la connaissance en zones partes extra partes.

Or c'est là précisément la critique que Hegel oppose à la rationalité cartésienne : chaque chose (chose de la nature ou connaissance) est considérée par ces "philosophies de l'entendement" comme un élément isolé ou isolable, connaissable en lui-même, sans rapport à ce qui l'environne. On peut connaître une vis ou un ou un rouage, sans connaître son insertion dans un ensemble plus vaste ; mais que cette connaissance prétendument complète est chétive, privée de sa signification, de son insertion. La rationalité cartésienne découpe, anatomise ; elle ignore la dimension physiologique, les rapports organiques entre les connaissances. C'est là une rationalité pauvre : on n'a promu l'homme à une connaissance parfaite qu'en mutilant cette connaissance de ce qui fait sa vie, sa vigueur, à savoir : son insertion, sa fonction, ses relations, ses interrelations. On connaît des mots, mais pas des phrases ; on ignore le contexte, la syntaxe. Une telle "perfection" se paie cher ; si cher qu'elle en devient l'imperfection même (selon un mode de renversement qu'on trouve fréquemment chez Hegel). Connaître ainsi, de façon limitée, c'est connaître de façon mutilée ; et cette "mutilation" n'est pas seulement une façon de parler, si la vraie connaissance doit prendre son modèle dans l'unité organique où tout interagit avec tout (partes intra partes, en quelque sorte). Connaître toute l'anatomie du foie sans avoir idée de ses relations avec les autres organes et avec l'ensemble de l'organisme, c'est en avoir une connaissance en simili, une connaissance qui peut se prévaloir d'une exhaustivité admirable, mais qui a pour contrepartie une infirmité complète. Ce qu'on peut savoir parfaitement de façon isolée ne peut avoir le statut que d'une abstraction (opérations mathématiques) ou d'une partie morte car séparée de son contexte et du rôle qu'elle y joue.

De nouveau, avec les pensées de type hegelien, il n'y a de connaissance que du tout ; le contexte n'est plus celui de la théologie classique où Dieu seul détenait le science vraie, puisqu'il détenait seul la science complète (grâce à son entendement infini) : cette capacité est désormais dévolue au Savoir Absolu, ou au toute instance pouvant en tenir lieu. Le Tout organisé du Cosmos a cédé la place au Système comme totalisation.