Les pages qui suivent sont des notes à peine rédigées. De nombreux aspects mériteraient des développements, qu'il serait trop long de rédiger (et qui détourneraient peut-être de l'axe).
Proust Du côté de chez Swann Pléiade t. 1 p. 121 :
"Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.
Mais, le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de ceux où la charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne pouvait se lever ; Françoise, n'étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était en train, dans l'arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui fendre le cou sous l'oreille, des cris de "sale bête ! sale bête ! ", mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peu moins en lumière qu'il n'eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d'un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : "sale bête ! " Je remontai tout tremblant ; j'aurais voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m'eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces poulets ? ... Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. "
J'ai souvent expliqué et évoqué ce texte en cours ; il est précieux
- pour son contenu, sur le rapport à la mort, à l'animal
- pour sa forme, car il représente de façon concrète l'éducation d'une conscience selon modèle triadique hegelien ;
C'est un petit Bildungsroman ; en tant que tel, il présente donc, de façon narrative, tous les caractères de structure d'une dissertation triadique avec la sempiternelle succession Thèse, Antithèse, Synthèse, mais en en faisant apparaître la véritable signification : on y voit comme se déploie concrètement la vie de la pensée.
Et, par un retournement inévitable de la forme sur le fond : la vie de la pensée est une évolution dans la pensée de la vie.
« ... nous ne voulons pas voir tuer... »
Alain (Les Dieux)
Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.
Le cadre, ... avant... au commencement... in illo tempore, comme dans les mythes... en ce temps-là...
C'est aussi le château de Candide, le paradis, la douceur, la naïveté, la mièvrerie même. Le béjaune. Tout baigne ... dans l'huile, et dans une lumière dorée.
tournait à la broche : régulier, mouvement presque cosmique : tout est dans l'ordre : le repas se prépare dans la douceur, l'onction. Le cercle est la figure la plus parfaite. Cf. Proclos, commentant Platon : "chronos" vient de "choro-noos" : la danse en rond de l'intellect. Le temps est "image mobile de l'éternité".
Cf. la valse de Strauss dans 2001.
il ne s'agit pas principalement de la viande bien onctueuse, mais, plus éthéré, de son arôme, (son "odeur de sainteté"). La quintessence, la spiritualisation de la cuisine.
On imagine le petit Marcel en une sorte d'ivresse sensuelle, d'extase mystico-culinaire. La vie est une longue salle à manger tranquille.
mérites, douceur, onction, parfum,
le concret allégorise l'abstrait, l'extérieur exprime l'intérieur : la tendreté suggère la tendresse
les mouvements sont doux et réglés, réguliers : la broche, puis servir à table ; silence et bonnes odeurs...
L'enfance vit dans une image pieuse. C'est l'idylle...
Proust force un peu la note, pour accentuer le choc de la rupture.
Mais : on tremble que va-t-il se passer ?
Mais, le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de ceux où la charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne pouvait se lever ; Françoise, n'étant plus aidée, était en retard.
Tout ce qui vient d'être décrit était béni...
Que peut signifier "mais", après cette ambiance bénie, sinon que ce jour-là fut un jour maudit, maudit d'entre les jours ?
qu'un seul jour maudit a suffi à rompre la perfection bénie de toute une façon de vivre, de voir la vie ; façon qui semblait la seule vivable ?
j'étais ainsi, à l'imparfait : cela durait : et voilà ce qui se passa (passé simple) une fois, une seule et unique fois, qui a tout rompu.
Quand on est dans la perfection, le moindre incident fait passer à l'imperfection, donc fait chuter dans un monde imparfait ; on passe du Paradis à l'Enfer.
... un jour qui n'avait rien d'extraordinaire...
un retard, un décalage tout accidentel ; la bonne a accouché, Fr. est seule, elle a plus de travail, elle est en retard, je suis en avance... on dirait qu'un diable a manigancé tout ça pour que ça ait lieu
quoi "ça" ? on ne sait encore.
Le diable est un metteur en scène de cinéma qui fait que les choses tombent à point nommé, et prêtent leur concours à une sorte d'Intention Supérieure, de Grand Dessein plein de malignité...
un peu comme un mari, qui, pour une raison anodine, rendre plus tôt que de coutume au domicile conjugal...
je descendis : c'est banal encore, mais ce le sera moins bientôt ; pour le moment, c'est physique ; bientôt, ce sera métaphysique.
Quand je fus en bas, elle était en train, dans l'arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour,
Quand je fus en bas : les teintes commencent à s'assombrir... C'est moi qui suis descendu... de mon plein gré... Et les métaphores de la descente (descente aux Enfers) s'accumulent de façon menaçante.
elle était en train...
suspense : de quoi ?
qu'ai je surpris ? on ne sait ... encore
dans l'arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour
les arrière-mondes, dantesques...
L'envers de la beauté ; la face cachée de la vertu ; l'envers de la sainteté ; Françoise en Mrs Hyde.
Je descendis à la cuisine, et, emporté par mon élan, je n'ai plus pu freiner, et je suis allé jusqu'à l'arrière cuisine, et de là jusqu'à la basse cour ; c'est la chute originelle, la dégringolade dont j'ai été l'initiateur, mais dont je ne maîtrise plus les conséquences. J'en suis responsable, mais "je n'ai pas voulu cela" (Guillaume II). Cf. Rousseau, le ruban.
Cf. le proverbe indien (?) : l'homme est sur le chemin du Mal comme un ballon sur un escalier, s'il descend une marche...
Je savais bien qu'il y avait cuisine, arrière-cuisine, cour et basse-cour, mais, ici, je les vois arrière et basse ; je vois l'envers de la tapisserie, le côté indigne du monde civilisé.
La souillarde sordide est l'endroit où se joue la vraie pièce, qui n'est pas mièvre et pimpante ; la vie civilisée n'est qu'une mince pellicule mensongère : l'apparence masque la réalité profonde, horrible, infernale
de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui fendre le cou sous l'oreille, des cris de "sale bête ! sale bête ! "
un meurtre, atroce, sanglant, laborieux
elle cherchait à : cela semble durer une éternité ; cf. le meurtre très laborieux dans Le Rideau déchiré de Hitchcock. Dans la salle à manger, tout allait tout seul, avec de petits coups de fourchette bien proprets et bien placés ; personne ne s'énervait, ne criait, rien de giclait... Alors qu'ici...
Le "rideau déchiré", c'est aussi, pour l'enfant, le rideau des apparences sociales, soigneusement entretenues par les adultes.
résistance désespérée et bien naturelle : humour de l'understatement : humour de l'adulte qui s'est fait à l'idée, mais l'enfant ne le voit pas ainsi ; c'est Proust qui marque ironiquement la distance avec l'enfant qu'il fut (procédé narratif fréquent chez P., qui reprend, consciemment ou non, la dualité de points de vue ente la conscience naïve qui fait son expérience à l'aveugle, et le Savoir absolu, qui voit de haut et sait àù on va)
Françoise hors d'elle : enthousiasme, Erynnie, pythique, sacrificielle, barbare ; en colère, certes, mais ici, c'est toute la férocité de la bête humaine qui apparaît pour le petit Marcel : le plus petit exemple contient toute l'essence.
hors d'elle : ce n'est pas elle : je ne la reconnais pas ; je ne veux pas admettre cela, je ne peux l'admettre, c'est insupportable. elle est hors de sa nature (de la nature que je lui attribuais naïvement), de son essence. Time is out of joint... Les êtres ne sont plus ce qu'ils sont. Le temps, l'expérience, pervertissent les concepts, pervertit les êtres.
C'est le moment de la crise : tout se joue, tout se juge : l'équilibre de toute une vie est en train de se défaire, et il va falloir vivre en sachant cela.
fendre le cou sous l'oreille : précision dans la localisation complète l'horreur : un petit détail est souvent plus horrible qu'un grand fait : gros plan à la Hitchcock.
Le cou et l'oreille (dont le poulet n'a pas, d'ailleurs, ce qui montre le côté identificatoire de la narration : le poulet est humanisé) prennent une dimension quasi-cosmique par la focalisation horrifiée d'une perception, d'une conscience qui est tout envahie, intégralement et subitement habitée par cette vision qui est comme au centre de sa vision, (comme le couteau au centre de La Pêche au thon de Dali). On a un effet de zoom avec une sorte de hurlement d'horreur qui stride dans les oreilles.
des cris une Erynnie. Cris du poulet ; cri (intérieur) d'horreur du narrateur.
ici, tout grince : on est dans le sublunaire : on est loin de la broche régulière comme un mouvement d'horlogerie dorée, ou d'un astre lumineux et pur. Cf. Aristote : dans le monde astral, les mouvements sont parfaits et silencieux. Ici-bas, ils sont approximatifs et bruyants. Le bruit est signe d'imperfection, de contradiction, de "friction".
sale bête : genre épithète homérique ...
Elle ajoute la parole au geste : ce n'est donc pas un hasard : c'est toute sa personnalité qui est investie dans cette atrocité. elle s'y donne tout entière. Et on a pourtant l'impression qu'en l'occurrence, la sale bête, ce n'est pas le poulet-victime.
Et ces mots, elle les répète : ce n'est pas un incident, un dérapage, un lapsus, elle insiste. Elle se révèle (apocalypse) sous son vrai jour : une tueuse féroce.
NB (c'est un texte sur la société) : dans la salle à manger, tout ceci est gommé : plus rien de sale, plus rien de bestial, plus de "sale bête" : on a effacé toutes les traces du crime. La société est un crime maquillé.
En revanche, Françoise devient elle-même la sale bête qu'elle dénonce dans le poulet. Cf. Alain : férocité qui tue le tueur, et sang qui lui rejaillit dessus.
scène éminemment traumatique
sainte douceur : rappel caricaturé, pour le contraste
un peu moins : litote caractérisée... expression du narrateur adulte, bien sûr : car ce qui a été vécu alors, cette abyssale déception, il n'y a pas de mots pour la dire : effarement, aphasie. Alors on le dit à l'envers.
Qu'il est dur de devenir homme ! de perdre ses illusions ! C'est sa chair même qu'on perd, qui nous est arrachée sans ménagements par la vie. La mort du poulet, c'est aussi la mort de l'enfant, assassiné en même temps. Il faut manger pour vivre. Il faut tuer pour manger. Voilà ce qu'il a appris : ce qu'il savait déjà : mais il ne le savait pas vraiment. Il ne le savait que théoriquement, c'est-à-dire pas du tout.
en lumière... nimbée d'or : Françoise en icône...
ici, en lumière crue, contrastée, indiscutable : c'est patent.
puis vocabulaire religieux ... et jus // parfum : l'essence, la quintessence, le produit fini, débarrassé des scories de sa préparation... filtré, rendu présentable.
jus précieux // sang repoussant : ici, le sacrifice du Christ, le sang et la transfiguration du poulet-Christ.
quand il fut mort... sans noyer sa rancune : humour de la juxtaposition propre-figuré
eut encore un sursaut de colère : c'est F. qui a le sursaut, alors qu'on aurait attendu que ce fût plutôt le poulet : F. est morte à son humanité.
homérique : regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : "sale bête ! "
je remontai tout tremblant : commotion métaphysique et pas seulement morale (en fait, on ne remonte jamais de cette basse-cour, on s'y fait). Trouble extrême : perd ses esprits, va envisager des solutions extrêmes ; éliminer F. = ne plus la voir, la tuer, symboliquement (cf. Freud : l'inconscient ne connaît qu'une sanction, la mort, la disparition ; le narrateur veut la mort de F. car il se sent comme en légitime défense : c'est lui-même qui est tué à travers le poulet).
j'aurais voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte.
mais très vite réaction intéressée : il faut que je fasse comme si je ne savais pas, ou du moins pas trop...
Mais qui m'eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces poulets ? ...
et je récupère, avec beaucoup de mauvaise foi, les vertus de F., mais en pensant d'abord à autre chose qu'au poulet, pour ne le laisser apparaître, réapparaître, qu'à la fin...
... Il faut bien vivre.
très important : le mais : c'est le 2° : négation de la négation : on mangera de nouveau du poulet, mais d'un cœur moins léger...
et même... ces poulets ? ... Et en réalité
les deux séries de points de suspension n'ont pas du tout la même portée : le premier groupe exprime la gêne de la mauvaise foi qu'il faut bien avouer, le renoncement assez rapide aux principes, au profit de l'intérêt très concret. La seconde série est un fondu enchaîné qui nous met en présence du narrateur adulte.
=> la signification universelle :
Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi.
la morale que tire l'adulte : l'enfant croit toujours être le seul à vivre ce qu'il vit ; et s'il y a qqch qui est parfaitement universel, c'est ce sentiment de l'exception.
La morale vient à la fin (logique hégélienne : la sagesse est finale, rétrospective ; le temps fait passer du particulier à l'universel, de l'exception à la règle). Le savoir est dés-abusement : non pas tristesse, mais victoire sur les illusions, aveuglement surmonté.
Moralité : pour vivre, il faut être lâche : il faut faire semblant de ne pas savoir ce qu'on sait, passer avec sa conscience morale des tractations douteuses... il faut feindre d'ignorer ce qu'on sait très bien.
Ce qu'on sait, ce que le narrateur a appris ce jour-là, c'est que les choses sont produites : les fins sont obtenues par des moyens qui ne sont pas ragoûtants.
le beau est produit par le laid
le Bien par le Mal
la vie par la mort
Toutes les catégories basculent.
Bien et mal ne sont plus séparés, mais liés : qui veut l'un devra aussi vouloir l'autre.
Et je vois que je vivais artificiellement en utopie : les fins sans les moyens. Je touche le fond des choses, leur production originelle, prise à la racine !! Je croyais que les poulets apparaissaient par un rapport lointain et abstrait entre l'animal qui caquette et la cuisse dans l'assiette.
Mais ce rapport n'est pas lointain : il était simplement caché (victoriennement) : ce rapport du vif au mort s'appelle, en mots propres, un meurtre.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? par l'assassinat quotidien ?
"Arrière-mondes" présentés sous la forme de l'arrière-cuisine : il faut, pour que le monde soit beau, qu'il y ait d'infâmes conditions concrètes : cf. Leibniz : pas de beau palais sans latrines. Il y a un fond affreux qui seul permet l'émergence de la beauté et de la délicatesse. Le délicat est un effet de la barbarie.
Bouleversement des catégories mentales, nécessairement figées, d'un jeune enfant sensible : le bien n'est plus indépendant du crime ; manger, c'est assassiner, et nous mangeons tous les jours : les cuisinières servent à nous le masquer. Nous sommes tous coupables de meurtre, par notre existence même. La gourmandise est non seulement un péché, mais un péché capital, un crime, un assassinat.
Descente, en bas, arrière-cuisine, basse-cour : tribunal infernal ; caves où l'on torture. On est passé sans transition, en qq marches, de Ségur à Zola. L'existence module douloureusement, par une cruelle dissonance, qui pourtant est nécessaire à l'éducation.
La vertu devient vice : on apprend cette immense et atroce vérité par une accumulation de hasards : Legrandin, maladie de la bonne, etc. : mais cela devait arriver : la chute hors du paradis originel se fait forcément à l'occasion d'un concours de circonstances ; mais c'est un concours qui ne peut pas ne pas se produire. Cf. Début de Candide.
C'est le pain quotidien, si l'on ose dire, de l'existence, qui va s'en trouver singulièrement amer.
Le narrateur voudrait par-dessus tout pouvoir oublier ; mais c'est cela qui est impossible : ce qui est su ne peut plus être "insu", de même que what is done cannot be undone. Quand on est adulte, on l'est irrémédiablement. La virginité est perdue pour toujours. Once done is done for ever. On ne peut pas oublier ce qu'on sait.
C'est le pb de la connaissance, mais posé à l'envers, en termes affectifs : qu'il est facile, contrairement à ce que l'on croit, de passer de l'ignorance à la connaissance. Mais il est impossible de repasser de la connaissance à l'ignorance.....
Il a ouvert la boîte de Pandore, l'armoire de Barbe-Bleue : il s'est condamné au savoir. Il a vu l'envers des choses. Il a vu d'où proviennent les belles choses, de quelle horreur elles se paient. Il a vu le prix de la vie.
La vie est négation de la vie.
"Tu ne tueras point"... mais il faut bien tuer, car il faut bien vivre.
Le narrateur aurait pu devenir anorexique, ou végétarien. Mais il a appliqué spontanément une stratégie d'accommodement.
Il était dans l'état d'esprit victorien où on désigne par des mots différents l'animal vivant et le même animal mort, dans l'assiette (veal / calf ; pork / pig ; ox /beef).
Le narrateur apprend ce qu'est la vie. Et, cependant (mais Proust en dit-il pas que les "bien que" sont des "parce que méconnus"... ?) dans cette scène, il y a beaucoup de morts :
- mort du poulet
- mort de l'enfant qu'était le narrateur
- mort de Françoise comme sainte
- mort des parents comme êtres en qui on peut avoir confiance.
J'étais si bien dans mon ignorance immanente !
Cur aliquid vidi ? (Pourquoi ai-je vu qqch ?) (Ovide).
Rappel de la structure (évidente) triadique du passage :
1/ tranquillité de la Thèse
2/ brutal renversement de l'Antithèse
3/ réconciliation de la Synthèse
La Thèse peut durer indéfiniment ; on en sort accidentellement ; mais c'est un accident qui ne peut pas ne pas arriver. La Synthèse retrouve l'équilibre de la Thèse.
Bien noter la fonction des "mais" qui, comme dans une dissertation dialectique, font basculer la problématique : tout allait bien, mais un jour... Je voulais qu'on renvoyât F., mais... Ce 2° "mais" n'est pas une deuxième critique, ou une deuxième restriction à l'égard de la thèse. C'est la contestation, le renversement de l'antithèse elle-même.
Dans la 3° étape, on "compose" (syn-thèse) ; mais cette com-position n'est pas une simple juxta-position, mais une attitude globale nouvelle.
Parallèle évident avec la révélation sexuelle :
Freud : la scène primitive : autre apprentissage horrible de mon engendrement, de la façon dont mon existence a été produite (produite par la nourriture chez Proust, produite par la sexualité des parents chez Freud) ; révélation brutale du caché, la scène primitive (originelle, et sauvage).
Et pb métaphysique inextricablement mêlé au pb psy. : cette horreur est aussi mon origine ; mon existence s'enracine dans cette violence haletante, dans ce meurtre étrange, dans ce rite féroce et consenti, dans ce coup de poignard indéfiniment répété et laborieux, comme le couteau de Françoise. Mon existence, par le biais de la nourriture, mon existence par le biais de l'engendrement, dépend aussi de ce meurtre, ou de qqch d'analogue.
Vivre, c'est tuer. De même, je croyais que les enfants se faisaient par l'amour des âmes, par la tendresse des cœurs, par des sentiments élevés. Or cela se fait pas des mouvements du bas du corps, par des promiscuités suantes et cloacales. L'existence tout entière est fondée sur le dégoût et le meurtre.
Note : il y a chez Proust plusieurs "scènes primitives", dont aucune n'est hétérosexuelle. La scène de lesbianisme sadique à Montjouvain ; la rencontre de Charlus et Jupien au début de Sodome et Gomorrhe. Or, lorsque le narrateur, après avoir décrit les approches vues parle de l'acte sodomite plus ou moins entendu, il a cette formule qui relie cette scène à celle du poulet :
D'après ce que j’entendis les premiers temps [...] et qui ne furent que des sons inarticulés, je suppose que peu de paroles furent prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violents que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de moi.
De même, le narrateur est amené à y assister à la suite d'un concours de circonstances fortuit.
C'est une histoire typiquement citadine, victorienne. En ville, on ne voit pas la nature, et on le découvre un jour dans l'horreur, car les murs cachent tout, cuisine et sexualité. À la campagne, l'enfant voit tuer les animaux, et les voit copuler. Il connaît l'origine et la fin des êtres.
Cf. Flaubert, Un Cœur simple : Félicité savait la sexualité "les bêtes l'avaient instruite".
Et Zola, le début de La Terre, la saillie de la vache, menée par une gamine. Cf. aussi Giono, préface à Machiavel en Pléiade : à la campagne, la mort est chose naturelle.
Il y encore, au moins, une autre acception : sociologique celle-là : l'existence est produite aussi par le travail, par le travail des travailleurs qui se tuent à la tâche (que l'on contraint à se tuer à la tâche), qui meurent au travail pour gagner leur vie.
Il ne faut pas dire que les choses, marchandises, etc., "se produisent" : elles sont le produit de la sueur des pauvres. Il peut donc y avoir une révélation, une apo-calypse sociale comme il y a une apo-calypse sexuelle.
cf. Bloy : Le Sang du pauvre, en partie disponible sur Wikisource :
http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Sang_du_pauvre/Le_Sang_du_Pauvre
Il n'y a pas que le sexe qui soit tabou : toute production est tabou.
"d'où ça vient ?" est à la fois question infantile et question métaphysique ; c'est une question foncièrement indécente, obscène, car toute production est honteuse en quelque façon. Cf. Bourdaloue : "Il y a quelque chose de honteux en toute origine" (Du Bos dit que Valéry aimait beaucoup cette formule). [cf. Innocent III : l'homme vient aux monde parmi les excréments et les urines
http://fr.wikipedia.org/wiki/De_Miseria_Condicionis_Humane ].
Tout le monde ment toujours : on dit : le jouet vient du Père Noël ( ce n'est pas un gosse qui s'est épuisé à la fabrique) le poulet vient du marché, et puis il est sur la table, tout rôti... On édulcore... on sucre... Les petits enfants viennent des choux... (voir chez Zola, p. ex., comment se font les enfants, dans Pot-Bouille, p. ex.).
Cf. le nègre de Surinam : Voltaire Candide chap. 19 :
"Ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit (...) Il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. (...) (...) Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main : quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe."
cf. Alain Café sans sucre. Propos t. 1 p. 43 : j'allais sucrer mon café, et Grandet me dit :
"Qu'est-ce qu'un peu d'amertume sur ta langue. Quand pèseras-tu les plaisirs et les peines qu'ils coûtent ? (...) Ne compte pas en argent, compte en douleurs. Il y a des pauvres Flamands, que l'on appelle les camberlots, qui viennent en bandes, à l'automne, arracher la betterave ; qu'il y ait de la rosée ou qu'il pleuve, ils sont mouillés jusqu'à mi-corps, comme s'ils travaillaient dans l'eau. On les loge dans des masures, où ils couchent sur la paille. Va maintenant jusqu'à la sucrerie et jusqu'à la raffinerie, tu verras d'autres hommes, presque nus, cuits par les chaudières, saisis par les courants d'air, qui montent et descendent, toujours courant, et chargés comme des mulets. N'oublie pas les femmes qui mettent les morceaux de sucre en paquets. Joli travail, penses-tu, pour des mains blanches ? Ce joli travail leur dévore les ongles et le bout des doigts jusqu'à l'os. Vas-tu dire maintenant que le sucre n'est pas cher ?"
Cf. Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l'Ile de France : "Ces belles couleurs de rose et de feu dont s'habillent nos dames, le coton dont elles ouatent leurs jupes, le sucre, le café, le chocolat de leur déjeuner, le rouge dont elles relèvent leur blancheur, la main des malheureux noirs a préparé tout cela pour elles. Femmes sensibles, vous pleurez aux tragédies, et ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de pleurs et teint du sang des hommes."
Cf. Marx ou Zola : les descriptions de la descente à la mine.
On commence à être Adulte quand le sucre même a un goût amer. Et on l'est vraiment lorsqu'on s'y est fait...
La vie n'est donc pas un long fleuve tranquille. Plutôt un fleuve de sang.
On passe de l'ambiance ouatée ("proustienne") à une cuisine célinienne atroce. Ce misérable "pouletticide" contient tout l'affreux secret de la vie. Spectacle initiatique, à la mesure de l'âge et de la complexion du jeune Marcel (et de sa condition sociale...).
Cf. Céline : "On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté". Et : "Je venais de découvrir d'un coup la guerre tout entière ; j'étais dépucelé."
Apprendre à vivre, apprendre la vie, c'est apprendre la mort (en divers sens possibles). Cf. Bardamu : "la vérité de ce monde, c'est la mort." (repris du Semmelweiss, et emprunté à quelques autres).
Il semble qu'il y a une "littérature pérenne", en laquelle tous les auteurs disent la même chose, de même qu'il y a une "philosophia perennis".
Céline le dit à l'occasion de l'horreur maximale : l'immense carnage de 14-18 ; Proust à propos de l'horreur minimale : le poulet du déjeuner. Mais toute l'essence est dans l'échantillon.
La vérité, c'est le crime.
La douceur est un mensonge.
La douceur est une histoire pour faire tenir tranquilles les petits enfants.
Marcel a entrevu la coulisses du Truman Show de l'existence...
complément :
Alain : Le Rite in Les Dieux, Pléiade pp. 1274-1275 :
« L'homme se retient. Il ne mange pas comme les bêtes, car il voudrait alors être pire qu'elles. Il ne tue point non plus comme les bêtes. Le sacrifice d'un bœuf à Jupiter ou à Neptune est absurde à première réflexion ; car Jupiter vit d'ambroisie ; et, au reste, après avoir brûlé quelques poils, on mange très bien l'animal. C'est que le sacrifice est moins une offrande qu'une manière de tuer ; et ce qui est sacrifié, comme il convient, c'est l'ivresse de tuer, le bain de sang et d'entrailles, et autres horreurs qui tuent le tueur. Par meilleure réflexion, il faut donc admirer au contraire, comme une pratique de raison, ce prélude du repas, et cette franchise d'amener au jour la boucherie et la cuisine, et de les faire cérémonieusement. Et ce n'est qu'artifice, non pas tout à fait artifice, si l'on imagine que le Dieu politique est le témoin et l'ordonnateur de ces choses. C'est porter la politesse jusqu'à son extrême contraire ; et la politesse, en cette situation difficile, est toujours très ornée. C'est pourquoi les cornes de la génisse sont dorées, pourquoi les bandelettes sont nouées, pourquoi c'est le prêtre ou le chef qui porte le coup ; et c'est mauvais présage si le coup ne tue pas net. La force est prise à ce piège, et civilisée au plus près. Nous sommes barbares, à côté, par hypocrisie : nous ne voulons pas voir tuer ; nous mettons toute notre politesse dans le manger. Toutefois elle est encore la même ; car il n'est pas séant d'empoigner son couteau comme pour tuer encore une fois le bœuf en daube ou le poulet rôti. Découper les viandes était un haut emploi du palais, il n'y a pas longtemps ; et c'est encore un geste de danseur. »
Dans le même ordre d'idées, deux textes de Melville, qui font diptyque :
- Le Paradis des Célibataires
- Le Tartare des jeunes filles [parfois traduit : L'enfer des vierges]
Le premier montre le monde du luxe ; le second (littérairement admirable) montre de façon semi-onirique, les dessous terribles de la production réelle des choses qui sont ensuite consommées : une usine en montagne où l'on fabrique du papier blanc (allégorie d'un problème classique d'écrivain) au prix de la perte de couleur et de vie des jeunes filles exsangues.
(J. Starobinski y a fait bien sûr allusion dans son article sur la chlorose).
L'analogie avec le Café sans sucre d'Alain est frappante.
Voir aussi ce texte de La Bruyère :
La Bruyère : Sur les biens de fortune, 25, V :
"Si vous entrez dans les cuisines, où l’on voit réduit en art et en méthode le secret de flatter votre goût et de vous faire manger au delà du nécessaire ; si vous examinez en détail tous les apprêts des viandes qui doivent composer le festin que l’on vous prépare ; si vous regardez par quelles mains elles passent, et toutes les formes différentes qu’elles prennent avant de devenir un mets exquis, et d’arriver à cette propreté et à cette élégance qui charment vos yeux, vous font hésiter sur le choix, et prendre le parti d’essayer de tout ; si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés ! quel dégoût ! Si vous allez derrière un théâtre, et si vous nombrez les poids, les roues, les cordages, qui font les vols et les machines ; si vous considérez combien de gens entrent dans l’exécution de ces mouvements, quelle force de bras, et quelle extension de nerfs ils y emploient, vous direz : « Sont-ce là les principes et les ressorts de ce spectacle si beau, si naturel, qui paraît animé et agir de soi-même ? » Vous vous récrierez : « Quels efforts ! quelle violence ! » De même n’approfondissez pas la fortune des partisans."
Première version, plus brève, chez Proust, dans Jean Santeuil :
"Jean ignorait encore que pour avoir une belle oie rôtie qui, magnifiquement membrée et brillante de jus, excitait dans son palais des désirs innocents, il avait fallu épouvanter une bête, lutter avec elle, lui tordre le cou et faire couler des mares de sang sur l’évier de la cuisine."