Valéry, un original

Il n'est pas excessif de dire que le culte de l'originalité fut la maladie congénitale de Paul Valéry. Malgré des apparences qu'il sut admirablement rendre trompeuses, cet Académicien irréprochable, ce poète néo-classique, étudié, disséqué dès son vivant dans les institutions universitaires les plus prestigieuses, ce poète officiel obéissait à une obsession unique : n'être semblable à personne. Monomane de l'originalité, de la singularité absolue de son être, il craignait comme la peste (non peut-être sans quelque phobie), toute éventuelle assimilation à autrui, et, a fortiori, à "Monsieur tout le monde". Il prit à la lettre, et étendit à tout domaine, ce projet présenté en forme de boutade par son ami Pierre Louÿs au neuvième chapitre des guillerettes Aventures du Roi Pausole :

« - Pourquoi veux-tu être poète ?

- Pour ne rien voir, fût-ce une mouche, avec l'œil de mon voisin.

- Tu n'aimes pas ton voisin ?

- Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne pas être lui, voilà tout. »

S'il abandonna soudain, vers 1895, une carrière littéraire qui s’annonçait très bien, c'est pour s'être aperçu d'une évidence : publier des poèmes ou des livres est une façon de se singulariser... aux yeux de sa concierge. Sinon, rien, au fond, n'est plus commun, plus banal, plus trivial : qui ne publie ? qui ne noircit du papier ? qui n'ajoute quelques gouttes de sa liqueur noirâtre à l'océan des bibliothèques ? C’était une attitude infiniment plus originale, plus rare, de se taire, de se claquemurer dans un mutisme qui put paraître hautain (auquel il put aussi trouver des plaisirs de coquetterie, les milieux littéraires bruissant de la question de savoir si oui ou non il écrirait à nouveau un jour). Ce mutisme, en fait, fut exercice permanent, dressage impitoyable de la pensée, s'identifiant tout aussi bien à un Monsieur Teste, pure tête, qu'à un beau cheval dressé à la très rigoureuse "école espagnole". Pendant les vingt années de son fameux silence, Paul Valéry s'exerça à devenir qui il était. On ne naît pas soi-même, on le devient, ce que signifie sa fameuse formule : « Il n'y a qu'une chose à faire, se refaire ».

Certes, Valéry, vu du dehors, de ce dehors qu'en lecteur de Ruysbroeck, il avait en horreur, ne présente rien de bien singulier : il est gratte-papier au Ministère de la Guerre. De même, Monsieur Teste, son personnage fictif, à la fois son modèle, son hétéronyme et son croquemitaine (étrange Surmoi forgé de toutes pièces par le Moi), Monsieur Teste mène la vie la plus terne qui soit : gris sur gris, couleur de muraille. Rien de plus banal que l'originalité dans le vêtement. Mais « s’approfondir dans l'ordre » (ce qui est la définition valéryenne de la méditation), voilà ce qui tranche, et singularise son homme. Courtois au dehors, voire disert, mais l'esprit ailleurs, très conscient que c’est ailleurs que se trouve l'essentiel. Ermite mondain, ours très poli, Valéry est plus qu'un original : il est tout entier oxymore.

Pour cet incroyant, pour ce mystique sans Dieu, être une âme signifiait : avoir à être soi-même, cultiver à l'extrême sa singularité, singularité de son monologue et de son destin.


Quand il revient au monde, aussi, c'est de façon fort peu banale : c'est en quelques minutes - le temps, dans une librairie, que son ami Fargue lise cinq cents vers - qu'apparut, de façon fulgurante, l'étoile de son génie. Du jour au lendemain (les mots sont ici à prendre au pied de la lettre), il fut célèbre, recherché, fêté, passant sans transition de la totale obscurité d'un dilettante au grand soleil de la notoriété.

Quant au poème lui-même, c'est peu de dire qu'il ne ressemblait à rien, et que son imprévisibilité était absolue. On est en pleine Première Guerre Mondiale, presque trente ans après la conception d'Ubu-Roi ; l'auteur de Zone n'a plus que quelques mois à vivre ; les premiers germes de dadaïsme, de surréalisme commencent à poindre. Or la commotion littéraire provient d'un lamento à la tonalité racinienne - néo-classique dira-t-on, afin de classifier sans peine l'inclassable. La langue du Racine de Phèdre, ou de Bérénice, celle de La Fontaine dans Adonis, le plus tendre de celle de Corneille, et le plus fluide de l'Amphitryon de Molière se composent étrangement avec quelques mélismes, quelques mallarméismes (somme toute moins fréquents qu'on ne le dit, et qu'on ne finit par le croire). « Après tant d'orgueil, après tant d'étrange oisiveté, mais pleine de pouvoir », Valéry met un point final à un symbolisme que l'on croyait depuis longtemps terminé, et qui, en fait, s'était seulement dissous dans ses rêveries répétitives et ses poncifs.

Acte d'achèvement - d'apothéose - du symbolisme et acte de renaissance de l'auteur, la Parque fait la charnière entre l'esthétique fin de siècle, qui se voulait, selon le principe de Mallarmé, évocatoire et non descriptive, et "l'œuvre ouverte" du XX° siècle. Saint-John Perse évoquera comme son idéal « un grand poème né de rien, un grand poème fait de rien ». La Parque satisfait aux deux exigences. Parfaitement intempestive, elle est toute indécision, hésitation, retours en arrière, fluctuations, équivoques fluidité, labilité, sens toujours reporté ou transposé. Le poème a été voulu entièrement im-préhensible, ce qui l'a fait qualifier, bien sûr, d'incompréhensible.

De tous temps, on appela chef-d'œuvre la réalisation si magistrale qu'elle servira de modèle à mille autres, l'œuvre en chef, à la tête d'une escouade de reprises, et ceci jusqu'à l'exhaustion dans le poncif, jusqu'à la retombée dans l'académisme. La Parque se contente d'être un joyau, si parfaite qu'elle est inimitable, et qu'il ne viendrait à l'esprit de nul d'en reprendre les moyens et les façons, sinon au risque, très grand, de sombrer dans le pastiche et dans le ridicule. En une dialectique contournée, bien valéryenne, la perfection même de l'œuvre où s'assume finalement l'acte de procréer et d'avoir descendance, cette perfection interdit de façon définitive toute création, toute descendance.

Ceci, en un sens, dans l'œuvre de Valéry même. Les poèmes qui suivent, s'ils peuvent être vus comme des apostilles au Grand Œuvre, ont, à l'évidence, chacun leur singularité, même si par moments le ton du Narcisse est proche de celui de sa chaste cousine.

Que l'on revienne aux poèmes de jeunesse, et à ceux des Vers anciens qui sont vraiment anciens (ils ne le sont pas tous, mais une lecture attentive permet sans grande peine de faire la discrimination) : ils sont de qualité, mais, au fond, se ressemblent tous peu ou prou.

Qu'on regarde en revanche ceux de Charmes : aucun ne ressemble à aucun. Que ce soit par le mètre, par le ton, par la dimension, chacun est absolument lui-même, parfaitement original : Charmes est une randonnée parmi la diversité des formes poétiques (rigoureuses toujours). Entre le Cimetière marin et le Sylphe, qui ne verrait la différence ? Si la Parque fut un astre somptueux, Charmes fut une pluie d'étoiles. Si la Parque fut un somptueux solitaire, Charmes fut une rivière de diamants dont chacun fut taillé pour lui-même : le recueil est à géométrie très variable (comme le fut, en son temps, le recueil, très pluriel aussi, des Alcools d’Apollinaire)

À chaque poème sa forme, voilà qui en principe n’est pas classique. Une âme vraiment originale ne saurait produire que des œuvres originales, et non des décalques. Valéry avait, à un simple niveau psychologique, l'horreur des redites et des recommencements. Mais sa poésie le montre aussi de façon éclatante : de même que dans le monde de Leibniz (créé par un Dieu qui y veut loger le maximum de perfection par le maximum de variété), rien ne saurait être fait en série, selon des recettes ou des méthodes qui, éprouvées, permettent de créer sans effort, c'est-à-dire de ne pas créer, mais d'ajouter à la redondance universelle.

Mieux (ou pire, pour des lecteurs délicieusement égarés), les "théories" poétiques de Valéry, souvent schématisées, à l'usage des écoles, en quelques formules fortes certes, mais sommaires et partielles, ses théories sont presque aussi nombreuses, et diverses, et contradictoires, que ses œuvres mêmes. C'est Picasso, dit-on, qui affirmait que l'artiste ne devait pas avoir pour but de fabriquer un moule dans lequel refaire éternellement le même gâteau, ou la même statue. Un Stravinski et quelques autres ne diront pas autre chose. Car il ne suffit pas de ne pas imiter autrui, péché commun. Il faut aussi ne pas s'imiter soi-même, tentation bien plus grande, à laquelle succombent toutes les têtes qui ne sont pas les plus solides et les plus exigeantes. Dans la célèbre allégorie nietzschéenne du danseur de corde que fait chuter un singe, le singe peut fort bien être intérieur, et représenter cette facilité de l'imitation de soi, cette pente trop humaine à se radoter. Pour un Valéry, radoter des merveilles, bien loin de les multiplier, les démonétise.

Ne pas produire d'œuvre redondante : principe d'originalité permanente. Ne pas être redondant dans son œuvre : principe de concision. Ne pas être redondant dans son être : principe d'individualisme (le plus difficile) - ou, tout aussi bien, abysses du péché d'orgueil, dont le poète fut fréquemment accusé, et qu'il ne manqua pas de s'adresser à lui-même. Mais, en païen, il y voyait l'honneur de l'homme.

Certes, de façon toute commercialement cynique, Valéry, qui vit de sa plume, multiplie les conférences, les causeries, où il improvise sans cesse, et avec virtuosité, autour des mêmes thèmes. Avec une impudeur parfois confondante, il fait resservir cent fois la même idée, et la réchauffe, et la radote. Mais là, il ne s'agit pas d'œuvre : il s'agit de faire bouillir la marmite par des causeries (d'Académicien, donc grassement payées) qu'il n'est nul besoin de préparer. Là, il ne s'agit que de cet argent qui, comme on sait, n'a pas d'odeur, c'est-à-dire qui ne garde rien de ce dont il provient. D'un côté, l'œuvre, où toute l'exigence est concentrée. De l'autre, ce qu'il appelait sans ambages « la galette ». Cette scission ouvertement assumée n'est pas non plus sans originalité : rares sont ceux qui l'avouent. Nombreux, en revanche, ceux qui le font, honteusement, sans le dire. Le narrateur de Monsieur Teste dit avoir rencontré son héros « dans une sorte de b… » Valéry, quant à lui, avait suffisamment de lucidité, de courage, et de mépris pour l'opinion, pour entrer la tête haute et sans rougir dans le bordel de la vie littéraire.

Dehors, je suis comme tout le monde : je dois manger, dormir, payer mon loyer ; j'ai femme, enfants, maîtresses, ennuis, maladies. Mais au-dedans, je suis Sémiramis l'unique, je suis César, de qui la guerre ou la paix dépendent. Je suis Napoléon. Je suis, même, Caligula. Je suis "nom propre", marque d'unicité. Je suis hapax : ce qui n'existe qu'à un seul exemplaire, ce qui n'apparaît qu'une fois (donc incomparable et énigmatique). Orgueil démesuré peut-être d'une créature qui invente ce que l'on pourrait appeler son "auto-monothéisme" : je suis mon seul Dieu. Ceci, un lecteur aussi fin que Julien Gracq ne manquera pas de le remarquer en signalant que, malgré les apparences, le vrai démon, ce n'était pas Gide l'inverti, le subversif qui pervertissait la jeunesse ; mais que c'était Valéry, car Valéry, c'était, réduit à son essence pure, l'Orgueil. Gide était un diable trop conventionnel, trop reconnaissable pour être dangereux. Valéry, lauré et fêté, représentait une hérésie bien plus foncière.

N'être pas un de ces poissons qui circulent en bandes, et sont tous jumeaux, sont « du poisson ». N'être pas cette anonyme foule qui roule comme une houle sur le Pont de Londres. N'être pas une vague parmi toutes les autres sur l'océan éternel, toujours recommencé. Ne pas faire partie du "nombre", de ces êtres qui ne sont là que pour "faire nombre". Ou bien ne rien dire, ou bien faire entendre ma voix. Le livre de chevet du jeune Valéry fut le roman de Huysmans À Rebours. Du personnage de Des Esseintes, il a gardé cette l’obsession de n'être point comme les autres, mais il sut la canaliser, la maîtriser, se rendre créateur d’œuvres et non consommateur de sensations. Il sut éviter les pièges d'une singularisation trop facile, par bizarreries et surprises. Il sut, prodige malaisé, étonner par sa rigueur et surprendre par sa transparence.

Il n'est pas étonnant alors qu'un tel original ait eu peu de disciples : être soi ne s'enseigne pas. Mais il nous laisse en héritage une difficile leçon : ce qui n'est pas unique n'est pas âme, et ce qui n'est pas âme n'est pas homme. Tout homme a donc vocation à être lui-même autant qu'il le peut. Montaigne avait inventé l'individu se peignant. Valéry a inventé l'individu se faisant, se recomposant en matériaux purs.

Puisqu’ « il s'agit de passer de zéro à zéro », autant que le voyage entre les deux en vaille la peine.

Les plus grandes vérités sont presque toujours des pléonasmes, car elles sont la remise en lumière d'une évidence oubliée, encrassée de quotidien. Valéry ne manque pas à la règle : « … les âmes singulières… » Mais il n'y a d'âme que singulière, et ce qui n'est pas singulier - le poisson, l'huître, la vague, le grain de sable - n'a pas d'âme.

Ira-t-on jusqu'à réciproquer la formule et dire que tout ce qui est singulier est âme ? Le propos serait hardi, mais le regard que l’artiste porte sur le monde nous inclinerait à y songer. Il nous faudrait alors envisager d'accorder une sorte d'âme - non point immortelle, non point responsable - à la moindre chose, au moindre objet inanimé, à la moindre mouche, pourvu qu'on les sache regarder dans leur singularité. Toute chose regardée avec amour serait alors originale de par l'originalité du regardant. L'orgueil valéryen, qui prend si aisément des airs de dédain, voire de mépris ou de morgue, n'aurait besoin que d'une infime chiquenaude pour se convertir (le terme est à double sens) en une charité qui étendrait sa bénédiction sur tous les êtres. Un Valéry moins raide que celui des monographies n'écrit-il pas, dans Mélanges :

« Que de choses tu n'as pas même vues, dans cette rue où tu passes six fois le jour, dans ta chambre où tu vis tant d'heures par jour. Regarde l'angle que fait cette arête de meuble, avec le plan de la vitre. Il faut le reprendre au quelconque, au visible non vu - le sauver - lui donner ce que tu donnes par imitation, par insuffisance de ta sensibilité, au moindre paysage sublime, coucher de soleil, tempête marine, ou à quelque œuvre de musée. Ce sont là des regards tout faits. Mais donne à ce pauvre, à ce coin, à cette heure et choses insipides, et tu seras récompensé au centuple. »

Miracle de cet orgueil solipsiste qui, se voulant d'abord constitution d'une originalité tout égoïste, finit par la conférer à toutes choses qui sont au monde.