Alain : Le rite

Les pages qui suivent comportent grosso modo trois moments :

a) le statut de la religion chez Alain

b) le thème propre de ce texte : le rite, les rapports de l'homme à l'animal et de l'homme à la divinité

c) quelques extensions possibles de ce thème chez Alain et ailleurs.

Le c) étant virtuellement immense, il ne comporte que des indications sommaires, souvent en style abrégé.

Bien des points de présentation, normalisation, typo etc. ont été négligés.


*******


Alain Le Rite in Les Dieux, Pléiade pp. 1274-1275 :

« L'homme se retient. Il ne mange pas comme les bêtes, car il voudrait alors être pire qu'elles. Il ne tue point non plus comme les bêtes. Le sacrifice d'un bœuf à Jupiter ou à Neptune est absurde à première réflexion ; car Jupiter vit d'ambroisie ; et, au reste, après avoir brûlé quelques poils, on mange très bien l'animal. C'est que le sacrifice est moins une offrande qu'une manière de tuer ; et ce qui est sacrifié, comme il convient, c'est l'ivresse de tuer, le bain de sang et d'entrailles, et autres horreurs qui tuent le tueur. Par meilleure réflexion, il faut donc admirer au contraire, comme une pratique de raison, ce prélude du repas, et cette franchise d'amener au jour la boucherie et la cuisine, et de les faire cérémonieusement. Et ce n'est qu'artifice, non pas tout à fait artifice, si l'on imagine que le Dieu politique est le témoin et l'ordonnateur de ces choses. C'est porter la politesse jusqu'à son extrême contraire ; et la politesse, en cette situation difficile, est toujours très ornée. C'est pourquoi les cornes de la génisse sont dorées, pourquoi les bandelettes sont nouées, pourquoi c'est le prêtre ou le chef qui porte le coup ; et c'est mauvais présage si le coup ne tue pas net. La force est prise à ce piège, et civilisée au plus près. Nous sommes barbares, à côté, par hypocrisie : nous ne voulons pas voir tuer ; nous mettons toute notre politesse dans le manger. Toutefois elle est encore la même ; car il n'est pas séant d'empoigner son couteau comme pour tuer encore une fois le bœuf en daube ou le poulet rôti. Découper les viandes était un haut emploi du palais, il n'y a pas longtemps ; et c'est encore un geste de danseur. »


Texte presque sans plan, qui tourne autour d'un thème, d'un noyau de significations, selon diverses facettes. Le découpage serait artificiel : Alain n'est pas un systématique : il ne démontre pas, il explique.

Thème : c'est le 1° mot : l'homme. Il s'agit de l'essence de l'homme, de sa différence spécifique d'avec l'animal. Mais c'est vu non du point de vue de l'entendement, ce qui serait cartésien, mais du point de vue de la volonté : l'homme est un être capable d'effort.

Mais cette différence ne se voit bien que dans les domaines communs aux hommes et aux animaux, car c'est là qu'est le danger maximal d'inhumanité, de non-différence.

Question générale : Par quels comportements l'homme accuse-t-il sa différence avec l'animal ?

Et cela est-il "humain" ou "divin" ?

Autre formulation du thème : l'homme face au divin, c'est en fait l'homme face à sa propre animalité.

Nature et culture

immédiation et médiation

impatience et patience

animal et homme

homme et dieu


Prélude :

De quel type de rationalité faut-il créditer la religion ?

(allusion d'Alain à sa propre conception de la religion, comme symptomatique de toutes les th. de la religion).

Le sacrifice d'un bœuf à Jupiter ou à Neptune est absurde à première réflexion ; car Jupiter vit d'ambroisie ; et, au reste, après avoir brûlé quelques poils, on mange très bien l'animal. C'est que le sacrifice est moins une offrande qu'une manière de tuer (...) Par meilleure réflexion, il faut donc admirer au contraire, comme une pratique de raison...

Alain est d'abord radical, athée (c'est l'époque) ; il commence par refuser la religion ; puis la comprend. Car rien d'humain ne doit être étranger. Il y a un vrai du faux. Un peu de philosophie écarte de la religion, beaucoup y ramène, d'une autre façon (occasion de voir qu'on peut être religieux et athée, et que Dieu et la religion n'ont pas grand chose à voir ensemble...).

à première réflexion, cela paraît manifestement absurde.

Mais c'est le fait d'un esprit faible de penser qu'il y a beaucoup d'irrationnel dans le monde : que depuis des milliers d'années des milliards d'hommes sont dans la pure erreur...

à deuxième réflexion : il faut tourner sept fois ses méninges dans sa tête avant de juger.

Alain, sur cet ex. extraordinairement chaud au début de ce siècle (on n'en mesure plus la chaleur) finit par un jugement qui dépasse les deux camps (courageux...) montre que penser, c'est "peser", mais pas au sens où on pèse le bifteck. C'est peser des arguments, les évaluer. Juger prend du temps : c'est une histoire avec des rebondissements, des renversements. Le jugement est un processus, non un instant (pour ce qui concerne l'homme, non pour les intuitions cartésiennes).

Or, ici, on a une apparente absurdité universelle : faut-il rejeter l'humanité entière dans les ténèbres de l'obscurantisme ? ou du moins tout le passé ? En définitive, la meilleure réflexion (c'est-à-dire la meilleure théorie) consiste, curieusement, à prendre la pratique comme première : à n'être pas trop théoricien. Quand on philosophe, on voit tout de suite les idées, on les critique, et on s'en tient là : ce qui, paradoxalement, constitue une erreur par prévention et précipitation. Il faut voir au contraire la religion comme un fait, une pratique. La jeunesse de l'esprit croit avoir tout démoli quand elle a démoli la théorie, puisque la théorie fonde la pratique : puisque le mythe fonde le rite. La jeunesse est théoriste. Mais en fait on ne démolit rien du tout : la religion, dénoncée depuis Voltaire, depuis Epicure, continue toujours : c'est que le problème a été mal posé. Le mythe clame qu'il fonde le rite, et on l'a cru : on a pris la religion au pied de la lettre, on a été trop dévot dans la critique même de la religion. On a manqué de sens "allégorique" (cf. la parabole du figuier). L'allégorie nous enseigne que la signification (humaine, morale, non-miraculeuse) est ailleurs ; que la religion est une façon de "dire autre chose", ce qui est le sens du mot "allégorie".

Et, en le cas qui nous intéresse ici, tellement ailleurs qu'elle n'est même pas une signification, mais un comportement : le réel et l'efficace de la religion, c'est l'institution, c'est le dehors, c'est le geste. Le vrai de cette spiritualité est dans l'extérieur même du rite.

On pourrait dire (reprenant une formule tristement célèbre, mais cette fois de façon justifiée) : Alain et les "anticléricaux" (faute de terme meilleur) avaient tort d'avoir raison, et les religieux ont raison d'avoir tort (d'avoir tort avec la foule).

Ex. classique : le porc prohibé dans les pays chauds sans frigo, sage précaution.

religion = hygiène du corps et des passions.

A première vue, un impératif catégorique concernant qqch de concret est absurde ("Ne mange pas de porc !... parce que.. Dieu le veut !!). Mais, en fait, ce sont des impératifs hypothétiques déguisés en impératifs catégoriques pour en acquérir plus de poids et de prestige auprès des simples ("Si tu ne veux pas attraper le tænia, ne mange pas de cochon...)

La première réflexion (cf. Desc "je me méfie quasi toujours des premières idées qui me viennent") était de faire la théorie de la théorie. Or il fallait faire la théorie de la pratique. Il fallait pratiquer une sorte de "soupçon". Le réel, le consistant de la religion est dans le rite (cf. Hegel : l'institution est plus réelle). Le fond de la religion, ce n'est pas qqch de sublime, mais qqch de tout simple : des préceptes de vie. L'erreur est de prendre la religion pour ce qu'elle se donne : à savoir la justification des rites par les mythes. Alain la comprend à l'inverse comme la justification des rites par des mythes assez secondaires, "idéologiques". C'est la pratique qui compte seule ; on l'habille vaguement d'une théorie absurde qu'il serait vain de vouloir réfuter.

Mais les rites ne sont-ils pas absurdes, et vains, le plus souvent ? Par ex. s'excuser auprès du gibier qu'on va tuer, se laver les pieds avec une pierre, etc, etc.

C'est qu'il y a deux sortes d'utilité, qui se rejoignent :

a) des utilités déterminées : manger lentement pour ne pas avoir d'indigestion.

b) des comportements gratuits, qui valent pour eux-mêmes dans la mesure où ils sont un pur exercice de maîtrise de soi : mettre une distance là où cela ne sert à rien... Les mythes sont tous absurdes et rites tous excellents (du moins si on ne les transplante pas sous des climats où ils n'ont plus de sens).

Alain ramène la religion dans l'homme : l'homme s'explique par la religion, et la religion s'explique par l'homme.

(noter le renversement de sens de la religion, et le renversement du sacrifice : l'essentiel du sacrifice, c'est le sacrifice de l'impulsion).

Jupiter vit d'ambroisie :

Alain pose en deux mots un des problèmes centraux de toute dispute théologique : si les Dieux sont si puissants, qu'ont-ils à faire des dons, des signes, des comportements des hommes ? des prières ? L'indépendance de Dieu ou des Dieux devrait suffire à proscrire comme inutile tout rite, toute offrande ; or contre toute raison rationnelle, on continue le rite ; mais cela n'est pas contre la raison raisonnable. C'est donc que le rite a un effet, sinon sur Dieu, du moins sur l'homme qui le pratique. Poiésis en apparence, praxis en réalité. Cf. "abracadabra" et autres formules où il s'agit attendre, de compter le temps : il s'agit toujours d'enseigner la patience.

La fonction de la prière est non pas de changer Dieu, mais de se changer en vue de Dieu.

Dans la simple offrande d'une chose, le donneur resterait tel qu'il est : or c'est la manière qui est offerte : le donneur se change.

Donc, ne pas creuser la théorie, mais convertir le regard, inverser les données mêmes du pb.

on mange "très bien" l'animal = on le mange mieux.

le sacrifice est moins une offrande qu'une manière de tuer

Ce qui compte, c'est non pas la chose produite, mais l'effet sur le producteur : non poiésis, mais praxis. Ce n'est pas une chose. C'est un acte. Non la matière, mais la manière...

admirer au contraire, comme une pratique de raison,

Non plus mépriser, mais au contraire, admirer : il y a de la raison même dans les comportements les plus irrationnels : il y a une rationalité immanente très puissante là où on cherchait une rationalité transcendante (philosophies de l'entendement).

pratique de raison = pratique sans théorie : c'est très peu cartésien.

prélude du repas : le repas des Dieux n'est en fait que prélude inessentiel (tout est à l'envers maintenant) au repas de l'homme (en tant qu'homme : l'homme n'est humain que s'il pense à Dieu... qui n'existe que dans sa pensée)

Cf. Mallarmé à Cazalis 28 avril 1866, Folio p. 297 : « Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, - mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. »

L'homme se retient : c'est une définition, et non un caractère entre autres. C'est la vraie différence spécifique : non l'entendement, ou la capacité à répondre à propos à des questions, mais la volonté. Une volonté qui est circularité : volonté sur soi ; vouloir, c'est refuser, c'est dire non ; vouloir, c'est se refuser, se nier. "Un homme, ça s'empêche" (Camus).

Celui qui ne se retient pas ne se refuse rien, et n'est pas homme. Donc il n'y a d'homme que distingué car il faut être deux hommes adverses pour être un homme. Donc l'homme est nécessairement double, en lutte (comme l'arc)

Il n'y a d'homme que réprimé, ou, mieux, qui se réprime. Au contraire, l'obscénité, c'est l'animalité, c'est-à-dire la pure unité avec soi. L'homme est donc une lutte

cf. Définitions, § Ame :

Définitions Ame p. 1031 : "L'âme c'est ce qui refuse le corps. Par exemple ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s'irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d'abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l'homme. Le total refus est la sainteté ; l'examen avant de suivre est la sagesse ; et cette force de refus, c'est l'âme. Le fou n'a aucune force de refus ; il n'a plus d'âme. On dit aussi qu'il n'a plus conscience, et c'est vrai. Qui cède absolument à son corps soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On ne prend conscience que par une opposition de soi à soi. Exemple : Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau ; il remercie et le verse par terre devant toute l'armée. Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Il n'y a point d'âme vile ; mais seulement on manque d'âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action."

Il faut donc un corps, des instincts, une tendance à l'immédiat ; et un refus : l'homme se refuse. L'âme, en fait, est tributaire du corps, puisqu'il faut qu'il y ait quelque chose à dominer ; sans rien à refuser, l'âme ne peut "exister". L'âme est en ceci tributaire du corps, et le corps de l'âme. L'homme est l'animal qui se sait animal. Non pas annulation de l'animal (le tuer p. ex.), mais domination. Est homme l'animal qui domine, dépasse sa propre animalité. L'animal doit être réglé.

Erreur de l'ascétisme qui prétend l'éliminer (cf. le sac platonicien) : honte, terrorisme à l'égard de l'animal qu'il faut bien souffrir d'avoir pour ancêtre. On prétend le tuer, et on ne fait que le cacher (cf. infra : "nous sommes barbares"...). Non refuser, mais dominer, "apprendre à prendre". Régler l'émeute naturelle des passions. La nature est l'Ancien Testament de l'esprit : à dépasser et accomplir.

Il ne mange pas comme les bêtes, car il voudrait alors être pire qu'elles. Il ne tue point non plus comme les bêtes...

Ce serait sa pente ; il se délecterait de se souiller (Tournier, Vendredi : la souille)

pire qu'elles

il n'y a pas de beuveries animales ; l'animal porte sa propre mesure ; l'animal ne se contemple pas avec complaisance dans son avachissement, dans son avilissement ; alors que l'homme peut avoir plaisir à piétiner son humanité.

L'homme est sans nature, sans mesure, donc capable de toutes les démesures, de toutes les dénaturations, perversions, dépravations (Rousseau).

Le rite est donc une précaution de l'homme contre ses pulsions animales, dans les domaines où il est proche des animaux ; précaution de l'homme contre lui-même, en un sens ; en vue de lui-même, en un autre sens. Précaution contre l'immédiation : le rite est un délai métaphysique.

ce qui est sacrifié, comme il convient, c'est l'ivresse de tuer

Alain est cartésien : ivre signifie "mécanique" : sans délai, par effet de poussée immédiate, sans interstice. Dans la nature, tout va tout de suite : la transmission du mouvement se fait sans délai, sans intermédiaire. Rien n'attend : en ce sens, il n'y a même pas de temps dans la nature.

Le rite est le contraire du laisser-aller naturel

Définitions p. 1041 : "Chute, mouvement naturel de l'esprit, toujours entraîné par les passions, les besoins, la fatigue. La métaphore célèbre de la chute et de la rédemption représente toutes nos minutes, qui sont des chutes et des reprises."

Exigence de médiation, de médiatisation. Cf. en politique, le cérémonial de passation des pouvoirs, le respect scrupuleux des formes : rien qui rappelle un coup d'état, une émeute ; présence silencieuse de dignitaires, pour manifester l'unanimité du consentement.

L'Esprit est venu apporter l'épée de la conscience, de la médiation, du délai, du retard, de la retenue. Ne pas aller droit au but. Attendre. Nier l'impulsion. Nier la précipitation : cf. la lenteur de la justice, opp. lynchage. Une cérémonie ne saurait être expéditive ; La cérémonie manifeste qu'on n'est pas dans l'urgence, qu'on dépasse l'immédiateté de la vie, la naturalité, qu'on n'est pas animal, qu'on n'est pas affamé ; qu'on n'est pas aux dernières extrémités de la faim. L'animal va droit au but, sans manières, sans formes de civilité et d'estime de soi ; cf. Soljénitsyne : I. Denissovitch : la seule façon de ne pas perdre son humanité, c'est de ne pas lécher l'écuelle.

Il s'agit de montrer (de se prouver avant tout à soi-même) qu'on est maître de son temps et de son moi. Qu'on a du temps à perdre (celui qui ne lèche pas l'écuelle au Goulag se place en situation de "luxe" : il en laisse...). La cérémonie est sacri / fice du temps : "tuer" le temps, en le rendant sacré (Aufhebung).

On croit que le temps s'impose à l'homme, mais ici, c'est l'homme qui s'impose au temps. Dans la lenteur du couteau, c'est la lenteur qui est sacrificielle, plus que le couteau.

Rituel va avec lenteur, avec hiératisme : on ne saurait concevoir un hiératisme pressé : tout ce qui est saint est lent (et on pourrait presque dire que tout ce qui est ralenti est saint). Car l'homme est naturellement impétueux, impatient, précipité. L'animal n'est ni pressé ni lent : il va droit au but, sans détour sans perte de temps et sans accélération.

L'animal, surtout, ne retarde rien volontairement, alors que l'homme n'est homme que s'il est en décalage par rapport à ses désirs. L'homme met du délai là où ce n'est pas nécessaire : il médiatise son désir. Les plaisirs élevés sont les plus retardés, et ce sont inévitablement les plus humains, les plus élevés. Ad augusta per angusta.

L'homme assume le temps : remettre au lendemain ce qu'on pourrait faire aujourd'hui (opp. voracité, gloutonnerie).

Hegel : le travail est jouissance retardée. Mais chez Hegel, c'est rendu inévitable par la nature même des choses. Alors que, dans le rite, c'est librement, sans raison extérieure ; le sacrificateur ne retarde que parce qu'il veut (et, réciproquement, pourrait-on dire, il ne veut que dans la mesure où il retarde). Le détour est aussi une sorte de lenteur (cf. exp. de Cariou).

après avoir brûlé quelques poils : on ne consent à manger, à manifester sa familiarité avec la nature qu'après avoir montré qu'on la dépassait vers le culturel, vers le surnaturel.

(cf. Cariou : détour intelligent : se séparer du but ; en avoir la représentation idéale, penser au lieu de manger = attendre)

L'homme est l'animal qui, au lieu de manger, pense à ce qu'il va manger, et comment il va le manger. Gastronomie et religion ont ceci de commun que ce n'est pas la nature, la nature brute, c'est artifice, art, surnature. Supporter le trajet avec l'idée du but pour seul viatique, cela fait prendre conscience du temps. "Faire des manières", c'est occuper le temps en formalités au lieu de l'occuper du concret (sans manières, on est immédiat : on va à l'agression, à l'insulte : cf. sur la route)

Manger lentement : ne pas montrer sa faim. Cf. Platon avidité, le Léthé : seuls les sobres auront ensuite des idées... Maîtrise de soi ; ne pas boire quand on a soif, ne pas manger quand on a faim (cf. "Âme" Alexandre : la traversée d'un désert est le thème commun aux deux "mythes"). La gloutonnerie est oubli de sa vocation surnaturelle : ce n'est pas en fait, parce qu'ils ont été gloutons qu'ils ont oublié les idées ; c'est parce qu'ils ont oublié de se retenir qu'ils ont été gloutons, et leur incapacité intellectuelle ne sera que la suite de leur faiblesse morale.

Il ne faut pas se ruer, surtout dans les domaines sensibles, où on peut confondre homme et animal : nutrition, accouplement, marche, rencontre, mort.

La passion par excellence pour Alain, c'est la colère : l'emportement de l'âme par le corps, l'emportement où le corps envahit l'âme. Alain est très soucieux de ces régressions, par colère et trépignement. L'homme est métastable, car il peut toujours retrouver l'impatience, et l'irritation.

Il faut agir cérémonieusement = lentement, sans être pris par le mouvement qu'on fait : en rester maître. On s'ennuie toujours un peu aux cérémonies, si on n'est pas au fait que le divin, c'est la patience.

Anti-exemple : Vitellius, l'empereur qui, selon Suétone, se jetait sur les sacrifices et dévorait les viandes en train de rôtir, en plein milieu des cérémonies... (et faisait cinq ou six dîners le soir...). (Claude, semble-t-il, faisait de même)

ce qui est sacrifié, comme il convient, c'est l'ivresse de tuer, le bain de sang et d'entrailles, et autres horreurs qui tuent le tueur

Il y a un effet mimétique : le chasseur ressemble à son gibier ; l'homme humain se tue dans cette frénésie ; les viscères (de l'homme) se nouent, se contractent les connexions nerveuses prennent le dessus (cf. Françoise assassinant le poulet, chez Proust).

Cf. Tournier : Vendredi ou les Limbes du Pacifique, p. 17 : " Une colère soudaine envahit Robinson. Il leva son gourdin et l'abattit de toutes ses forces entre les cornes du bouc. Il y eut un craquement sourd, la bête tomba sur les genoux puis bascula sur le flanc."

force nue, thoracique, coléreuse ; l'homme n'est plus qu'un paquet de nerfs (comme l'enfant selon Rousseau) qui s'emballent les uns les autres ; la fureur empêche le feed-back ; il y a surchauffe de la chaudière, jusqu'à l'explosion. C'est le sang et les entrailles de l'homme qui envahissent tout - ce dont le sang et les entrailles de l'animal sont curieusement le témoignage.

Il faut conjurer l'identification totale entre le tueur et le tué, le mangeur et le mangé.

Le boucher agit comme le bourreau, dans le calme, sans envie, sans passions ; le bourreau ne choisit pas le jour, ni l'heure, ni le guillotiné : il tue (en principe) sans passion, sans humeur, sans désir. (cf. à l'inverse Sade ; crime passionnel ou sexuel, excusable ; pas l'exécution capitale, crime froid). Alain : seul le fait de tuer froidement est humain. Le paradoxe du bourreau, c'est qu'il ne doit pas être trop passionné par son métier...

Par meilleure réflexion, il faut donc admirer au contraire, comme une pratique de raison, ce prélude du repas, et cette franchise d'amener au jour la boucherie et la cuisine, et de les faire cérémonieusement.

Boucherie, cuisine, repas, danse, sexualité, tout sera mis implicitement par Alain sous la rubrique "danse", car c'est le plus plus visible.

Les gestes du sacrificateur ou du danseur sont "compassés" : cf. chez Proclos l'étym. de "chronos" comme "choro-noos" (danse de l'intellect).

Le sacrificateur est ordonnateur : il contribue au cosmos ; il institue une métrique du temps (kat'arithmon). Le temple (il y aurait infiniment à dire sur ce mot), le rite, instituent un autre lieu, autre costume, autre langage, autre temps surtout.

Le mécanique du rite y a vocation surnaturelle. La mécanisation que constitue le rituel n'est pas le contraire de l'humanité, mais sa preuve.

N.B. : le rite est une manière : ce qui suppose qu'on en a éliminé une quantité d'autres possibles : et donc qu'on y a réfléchi (la technique aussi est élimination réfléchie, mais selon le critère de l'optimisation des résultats). Il n'y a qu'une manière de s'énerver ; mais il y a une infinité de rituels divers, tous également possibles. Dans le rite il y a qqch qu'on doit faire, dans la mesure même où on peut ne pas le faire. La diversité des rites, des religions, etc. selon les lieux et les temps, n'est donc pas un argument contre les religions : la culture ne se manifeste de façon universelle comme médiation que par la diversité des cultures particulières comme rites)

On a des gestes réglés : on fait un peu de cosmos, on diminue le chaos. Le monde (mundus, cosmos, ordre, ordonnancement, propreté, propriété) n'est pas tout à fait donné : nous sommes un peu des Dieux et il nous appartient de réaliser un modèle idéal : faire régner le cosmos dans nos propres gestes, dans nos propres passions (cf. Platon Timée : le temps, image mobile de l'éternité).

Boucherie et cuisine, faites en pleine lumière, cf. la tragédie (tragos, sacrifice du bouc) ; la corrida.

Alain : Préliminaires à la Mythologie : p. 1143 : "Le sacrifice des animaux tel que nous le trouvons dans Homère et Virgile, est certainement une règle de précaution et de propreté par où le repas de l'homme se distingue d'une curée de chiens."

Et ce n'est qu'artifice, non pas tout à fait artifice, si l'on imagine que le Dieu politique est le témoin et l'ordonnateur de ces choses. C'est porter la politesse...

Passage à un autre thème : la politesse, la société, la politique. On est passé de l'individuel au collectif, du moins dans le développement du texte ; car, en fait, tout ceci n'avait lieu qu'en public, et à cause de la publicité. Il n'y a de Dieu que politique, que collectif.

Si le prélude du repas se fait en plein jour, au vu et au su de tous, ce ne sera pas le carnage solitaire, on aura vergogne : Françoise n'aurait pas agi ainsi devant monsieur le Curé.

Le dieu politique est témoin et ordonnateur (exige l'ordre) : les relations des hommes entre eux ne peuvent être harmonieuses que si l'homme entretient un rapport harmonieux avec la nature, avec l'animal dont il se nourrit ; avec l'animal qu'il est.

Comte dit "vivre au grand jour". Ici, tuer au grand jour, puisque on ne vit que de tuer ; tuer en se regardant soi-même, puisqu'on se sait regardé par d'autres (médiatisation par le regard d'autrui). Au contraire, dans la basse-cuisine (Proust), je ne me regarde pas, parce que je je me sais non-regardé : la société est pour beaucoup dans mon moi. Le fait d'imaginer un regard au-dessus change tout

(NB : ne pas assimiler l'intériorisation d'une règle, qui est sue comme telle, à l'inhibition due au surmoi, qui est un processus inconscient).

La mise à distance métaphysique ne peut se faire que par ce regard du Dieu politique, qui est en fait le regard du groupe : donc mise à distance sociale, et physique. Cf. messe, repas en commun (ou meurtre en commun) = sociabilité. (messe, meurtre ou repas : c'est la même chose, foncièrement : le sacrifice... cf. infra)

Disposer 4 points de sang du poulet en carré sur une pierre, c'est idiot, mais cela règle déjà les passions, sans quoi on dévorerait le poulet encore moitié vivant.

L'extérieur agit sur l'intérieur (thème comtien repris souvent par Alain). Qui règle le corps règle l'âme.

Importance du spectacle, donc de la mise à distance. Valeur décuplée par la "médiatisation" : ostentation.

Bien noter qu'il n'y a de sociabilité possible que par la régularité, et de régularité que par la maîtrise des passions

formalisme : non le contenu événementiel des passions, mais la forme du temps vide, vide de matière ; c'est le premier pas vers la spiritualité, qui nie la matière, mais comme ce qui est opposé à la forme, et non ce qui est opposé à l'esprit.

Rythme et rite : Le rite, par essence, est répété, à l'identique, à des moments prévus et réguliers. Pour que le rite soit répété, il faut qu'il soit répétable ; pour qu'il soit répétable, il faut qu'il soit formel. Ainsi il est prévisible, et fonde une sociabilité harmonieuse où les individus ne se font pas peur les uns les autres (cf. l'importance, chez Alain, des diverses figures de la "politesse" : les "bonnes manières" sont partagées, donc prévisibles ; ne heurtent pas : est gracieux ce qui ne heurte pas ; cf. Bergson ; on n'est pas pris à contre-pied ... l'antithèse de la politesse, c'est le pénalty : masquer par où on va arriver, avec quel pied on va tirer, jusqu'au dernier instant.

L'ennui dû à la prévisibilité de la messe manifeste l'ignorance de sa signification : il ne faut surtout pas qu'il y ait du nouveau, pas de fantaisies individuelles. Non le plus commode mais le plus réglé. Le rite, l'institution par excellence c'est l'écriture, l'orthographe ; régler le système nerveux moteur. Pas d'idiosyncrasie, pas de bourrasques de l'instant.

C'est porter la politesse jusqu'à son extrême contraire ; et la politesse, en cette situation difficile, est toujours très ornée. C'est pourquoi les cornes de la génisse sont dorées, pourquoi les bandelettes sont nouées, pourquoi c'est le prêtre ou le chef qui porte le coup

La politesse est ornée à proportion de la cruauté de la chose : on attend, p. ex., un signe d'assentiment du veau pour l'abattre.

L'humain n'est pas de cacher l'animal, mais de l'élever ; sinon, on a du simple refoulé, qui resurgit un jour ou l'autre (cf. supra, Surmoi ; le victorianisme cache, et donc maintient et crée des Mr Hyde ; refouler, c'est maintenir).

Coup qui porte net : signe qu'on n'a pas tremblé, que les passions ne dominent pas. Dans le combat furieux, le coup porte où il peut ; ici, où il doit : un coup sans à-coups. La force n'est pas niée, mais dépassée, éduquée, élevée.

Repas : couteau et fourchette : les bonnes manières sont une immense dénégation : ceci n'est pas un meurtre. Maîtrise de soi, plus importante pour la viande que pour les légumes, car les herbivores sont moins brutaux que les carnivores, et par mimétisme, manger l'animal animalise le mangeur. On n'assassine pas la salade (sauf si on est un pythagoricien strict).

fourchette = "ne pas y toucher" ; pas de contact immédiat , distance ; ne pas prendre à pleines mains ; on n'a pas à se défendre, ni à capturer à table => lenteur, grâce, gestes de danseur. (Bergson, à propos de la grâce, p. 13 : "On ne comprendrait pas le plaisir qu'elle nous cause, si on la réduisait à une économie d'effort.")

Nature et culture correspondent à peu près à immédiation et médiation. La cérémonie est danse et la danse est cérémonie ; ballet du corps social qui manifeste son unité à travers la diversité des individus. L'homme est "distant" ; mais cette mise à distance est inachevable : on n'en a jamais fini d'être homme, car on est au carrefour de deux vocations : assouvissement animal et humanité.

CONCLUSION

La religion comme expression de la vocation humaine à la transcendance. Le rite est ostension de l'âme. Il faut mettre du cérémonial dans toute la nature, et être naturel dans les cérémonies. Cf. Judrin : « Alain a mis Dieu dans l'homme qui assiste à la messe. » Il n'y a de sacré que le sacrifice ; le sacrifice se fait "pour" le sacré en ce sens qu'il le constitue. C'est parce qu'il n'y a pas de Dieu que le ciboire est sacré, que le temps humain qui y est con-sacré est sacré. La cérémonie fait l'âme, fait l'homme. La nature appelle le surnaturel. Le Dieu à qui on sacrifie, c'est le Dieu intérieur. C'est par cette capacité de distance que l'homme s'élève, se divinise, crée Dieu. C'est le rite qui fait exister dieu et l'âme ; c'est le rite qui est Dieu.

Pour Alain, ce n'est pas tant la messe qui est un repas, que le repas qui doit ressembler à une messe (mettre la table, avec des fleurs, et parler, communiquer, communier...). cf. le bénédicité.

L'artifice est culture, surnature.

Alain :

« L'homme a triomphé d'animaux redoutables, et de tout ce qu'il y avait de simplement brutal et avide dans l'homme. »

Loyola : Exercices § 216 p. 118 :

« Ne pas se laisser entraîner par l'appétit [...] Que l'on reste maître de soi, tant dans la façon de manger que dans la quantité qu'on mange

Stendhal : De l'Amour :

« Qui dit penchant sérieux [...] dit sacrifice du présent à l'avenir ; rien n'élève l'âme comme le pouvoir et l'habitude de faire de tels sacrifices