a) l'entendement peut sembler faible
Règle XII p. 135 : "En nous, il n'y a que quatre facultés (...) : entendement, imagination, sens et mémoire",
(ici, l'entendement semble bien sur le même plan que les autres facultés)
Et l'entendement doit "se faire aider" afin de "ne rien négliger de ce qui fait partie de nos ressources" ;
cf. aussi Règle VIII, AT X p. 400, FA I p. 122.
L'entendement est apte à "recevoir (...) les figures qui lui viennent du sens commun" [ Règle XII AT X p. 415, FA I p. 140].
Il peut être "mû par l'imagination" [p. 387, id. p. 141 ]
Ainsi, lorsque nous pensons, Règle XVIII AT X p. 465, FA I p. 198 : "nous représentons (...) les grandeurs (...) sous forme de lignes".
L'activité de l'esprit semble se doubler de façon constante d'une activité de figuration qui en autorise l'exercice.
[Remarquer que toutes grandeurs sont ramenées à de simples lignes : il n'y a plus, comme pour les Grecs, de quantités linéaires, carrés ou cubiques hétérogènes : ce qui peut paraître ici une aliénation de l'intelligence va se révéler un grande force.]
Les spéculations en sont rendues plus faciles car soutenues par une représentation immédiate :
Règle XII AT X p. 416, FA I p. 141 : "Le lecteur attentif, s'il se représente ainsi toutes ces opérations, conclura facilement quels sont au juste les secours que l'on doit attendre de chaque faculté, et jusqu'à quel point les ressources humaines peuvent aller pour suppléer aux défauts de l'esprit."
L'entendement paraît assez faible, lié dans ses opérations aux aides qu'il peut ou non recevoir de l'extérieur.
Règle XIV AT X pp. 400-41, FA I p. 169 : "Mais afin d'avoir encore maintenant quelque chose à imaginer
[quelque chose à se mettre sous les yeux, sous la dent ; quelque chose à donner en pâture à la vue, pour permettre à l'esprit de fonctionner sur quelque chose, sur un matériau étranger, semble-t-il]
et de faire usage, non pas de l'entendement pur, mais de l'entendement aidé des images dépeintes en la fantaisie (...) [il faut] transposer [le problème] dans l'espèce de grandeur qui se peindra plus facilement et plus distinctement en notre imagination que toutes les autres."
Cf. p. 172 : "Désormais nous n'allons rien faire sans les secours de l'imagination."
et p. 175 : "Nous pouvons et nous devons alors user des secours de l'imagination."
On a donc ici un entendement qui paraît assez "nécessiteux", qui a besoin de secours, de la part d'une imagination liée à la nature corporelle.
b) dignité de l'entendement pur
Mais, après cette minoration du rôle de l'entendement, il faut relire des textes tout aussi clairs, où la dignité de l'entendement pur est affirmée.
Règle X AT X p. 411, FA I p. 135 : "L'entendement seul (...) a le pouvoir de percevoir la vérité"
Règle VIII AT X p. 398, FA I p. 121 "En nous-mêmes, à la vérité, nous ne remarquons que l'entendement qui soit capable de science".
L'entendement solitaire est capable de vérité par le moyen d'une intuition purement intellectuelle :
Règle III AT X p. 368, FA I p; 87 : "par intuition, j'entends (...) une représentation qui est le fait de l'intelligence pure (...) une représentation qui naît de la seule lumière de la raison."
L'intuition intellectuelle est même distinguée avec soin de la vision oculaire :
Règle III AT X p. 368, FA I p. 87 : "Par intuition, j'entends, non point le témoignage instable des sens, ni le jugement trompeur de l'imagination, qui opère des compositions sans valeur..."
Mépris pour ces prétendues mathématiques qui sont "du ressort des yeux et de l'imagination plus que de celui de l'entendement, au point de se déshabituer en quelque sorte d'user de sa raison." [R. IV AT X p. 373 ; FA I p. 95]
on a donc ici une purification de l'entendement :
Règle XII, AT X p. 415, FA I p. 140 : "cette force par laquelle à proprement parler nous connaissons les choses, est une force purement spirituelle"
c) L'imagination comme représentation volontaire
Les deux aspects ci-dessus semblent inconciliables. Mais :
Règle IV AT X p. 374, FAI p. 94 : "J'expose une autre discipline [que les mathématiques] dont ces exemples [figures et nombres] sont le revêtement plutôt que les parties constituantes (...) Si j'ai parlé de vêtement, ce n'est pas que je veuille envelopper cette doctrine ni la voiler pour en écarter la foule, c'est plutôt que j'entends l'habiller et la parer de manière à la pouvoir mieux accommoder à l'esprit humain."
Il faut pour cela que Descartes connaisse d'abord la Mathesis universalis dans sa nudité, dans la perfection de son abstraction essentielle. Il faut la posséder en elle-même, selon son essence purement intellectuelle. On ne peut l'incarner que si on la connaît en tant qu'abstraction pure. (cf. la note de J. Brunschvicg dans sa traduction, qui résume parfaitement la question)
(le problème viendra de ce que "integumentum", enveloppe, vêtement, désigne aussi bien ce par quoi la chose apparaît, que ce qui la cache...)
A Mersenne 5 avril 32 p. 297 :"(...) tracer quelques figures qui y sont nécessaires [à mon Traité], et qui m'importunent assez : car comme vous savez, je suis fort mauvais peintre et fort négligent aux choses qui ne me servent de rien pour apprendre."
La figuration est donc inessentielle à la recherche de la vérité : ce "vêtement" n'est pas un obstacle, un résidu inéliminable de vision physique, mais un moyen délibérément mis en place pour faire parvenir autrui à la science pure. Le vêtement des figures et des nombres vient après la pensée pure : cette postériorité de la matière par rapport à l'esprit est un caractère constant de toute la pensée cartésienne (cf. les sciences particulières de la Règle I, AT X p. 360, FA I p. 78). Mais, cette fois, son rôle est concédé par l'esprit, non plus imposé à lui.
L'habit ne fait pas la science, mais la signale à la sensibilité.
L'aspect figuré, figuratif des mathématiques, pour réel qu'il soit, est inessentiel, pédagogique.