Hypotypose

L'hypotypose comme représentation et comme volonté


L'hypotypose est une notion encombrante. Ses contours sont flous. Ses acceptions sont, non seulement diverses (elle a cours en rhétorique et en philosophie), mais opposées (l’acception la plus fréquente contredisant l'étymologie…).

Cette acception la plus fréquente est rhétorique : c'est une présentation si forte que le lecteur a l'impression de voir un spectacle, une peinture et non d'entendre des mots. Problème : quand commence cette "impression" très subjective ? Bien des exemples, dans les dictionnaires spécialisés, semblent peu probants. La limite semble floue entre l'intérêt "normal" pour une évocation simplement "évocatrice", et la fascination, voire la "sidération" (Le Bozec) que produit l'hypotypose. Les vers de Boileau :

« Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,

Promenaient dans Paris le monarque indolent »

font, dit-on, hypotypose, font "tableau". Mais ne peut-on y sentir seulement un rythme imitatif, qui ne se singularise pas spécialement par rapport à une langue poétique qui est fréquemment mimétique ? Morier, si souvent précieux est, sur cet article, un peu diffus (semble-t-il).

Mais il est incontestable que certaines phrases occasionnent une représentation, une vision mentale très forte, voire choquante. Tous les dictionnaires citent Zola décrivant les piscines de Lourdes :

«... comme il passait dans la même eau près de cent malades, on s'imagine quel terrible bouillon cela finissait par être. Il s'y rencontrait de tout, des filets de sang, des débris de peau, des croûtes, des morceaux de charpie et de bandage, un affreux consommé de tous les maux, de toutes les plaies, de toutes les pourritures. »

C'est en effet assez rude, et les naturalistes recouraient souvent à ce procédé


On est donc aux antipodes du sens étymologique. "Typos" signifie "choc", "caractère d'imprimerie" (typographie), "sceau" avec lequel on "frappe" et marque la matière plus ou moins ductile. D'où son utilisation par Platon pour signifier les Idées, les Formes, les Modèles imprimés en un nombre indéfini d'exemplaires, comme on bat la monnaie (sauf que le "typos" platonicien n’est pas matériel et donc ne s'use pas). Mais, précisément, "hypo" signifie "sous", donc moindre. "Hypotypose" signifie alors : frappe légère, peu marquée, très bas relief, esquisse discrète. La contradiction est donc totale avec le sens rhétorique. Comment est-on passé de l'un à l'autre ?

Il me semble que l'on peut élucider ce mystère à partir de Kant. Il nomme "hypotypose schématique" ce qui donne à la sensibilité la présence d'un concept de l'entendement, et "hypotypose symbolique" celle qui donne la présence indirecte d'une Idée de la Raison. Le "schématisme" (de "schème") en est la version la plus connue : intermédiaire par lequel ce qui n'est pas de nature sensible peut néanmoins être présenté à la sensibilité. Passons sur les difficultés conceptuelles et architectoniques de ce statut "entre deux chaises" du schème. L'hypotypose figure l'in-sensible dans le sensible. Le schème esquisse pour la vision interne une sorte d'analogue de la pure pensée. Il n'est pas l'épure, la stylisation d'une réalité matérielle plus déterminée : ceci, ce serait le "schéma", au sens ordinaire du mot.

Tout professeur de philosophie sait qu'il est expédient, pour soutenir la réflexion, de produire au tableau noir une faible et sommaire figuration spatiale, au moyen de quelques points, lignes, flèches, pointillés etc. Ceci non pour "représenter" les notions, mais pour les rendre un peu présentes, pour les "présenter" aux yeux.

Par cette hypotypose, une réalité non-sensible est rendue légèrement (le plus légèrement possible) sensible : on instille donc de la sensibilité, de la perceptibilité, à ce qui en est radicalement dépourvu. Le léger poids d'un dessin suffit. Il y a donc un surcroît de poids, malgré la légèreté du dessin, puisqu’on est parti de rien. Un appui léger (hypo-typos) suffit pour rendre présente aux yeux la notion abstraite (légère trace destinée à s'estomper, à être gommée, une fois l'idée assimilée). On "voit". L'abstrait est rendu, sinon voluptueux (Valéry), du moins "patent". L'hypotypose consiste, selon la formule de Marc Fumaroli, à "rendre imaginable l'inimaginable."


C’est là semble-t-il la raison de la criante contradiction entre la sémantique et l'étymologie. Le philosophe qui esquisse à la craie rend plus sensible ; le romancier qui use de formulations marquantes rend lui aussi sensible. Chaque fois, il y a un supplément de présence, ce supplément pouvant être léger (hypo) quand le point de départ est plus que léger ; ce supplément devant être assez brutal quand on est au sein d'une narration déjà descriptive, colorée, etc. Le romancier qui use d'hypotypose "en rajoute", pour obtenir un effet de choc. On met toujours en présence : en esquisse, ou en hallucination. On "donne à voir", par un "supplément de présence". L'hypotypose est "énergique", "forte", "pathétique", ce que l'ekphrasis n'est pas, ou peu (ce qui devrait d'ailleurs dispenser les rhétoriciens de raffiner sur les limites entre ces deux notions, tant elles sont évidemment distinctes : l’ekphrasis épelle, déchiquette tant le tableau en mots successifs que l’effet de présence est très compromis). La rhétorique , pour la description forte des choses matérielles, reprend un vocabulaire inadapté, puisque issu du monde des Idées invisibles.

On pourrait trouver un équivalent dans le cinéma. Le cinéma montre toujours des choses, en présence immédiate. Mais il peut, par des effets, provoquer un choc, une surprise (cf. films d'angoisse), un supplément de présence à effet affectif fort.


En résumé : dans la présentation de l'abstrait, on passe de rien à peu (hypo) ; dans la représentation frappante, on passe de peu à beaucoup ; on devrait donc dire "hypertypose" ; mais comme le mouvement d'augmentation dans l'effet de présence est similaire, on garde le mot.

Quant au (très, trop) fameux "effet de réel", il présente quelque analogie de fonction avec l'hypotypose : un détail très précis donne un gage (fallacieux) de véracité à un récit. Mais ce n'est pas une hypotypose car il n'agit pas en frappant l'imagination, mais en reliant discrètement un discours simplement probable à un petit détail inutile, mais qui "fait vrai". Par une sorte de conduction électrique, la précision du détail inutile contamine l'ensemble du récit de sa supposée authenticité.


Reste (pour moi) une petite énigme : un seul dictionnaire de rhétorique semble-t-il (Mazaleyrat et Molinié) donne à ce mot un sens tout autre que les précédents : une description qui ne permet qu'à la fin de comprendre de quoi il s'agit, provoquant ainsi un effet de choc par la compréhension finale (effet de Gestalt). Le Dormeur du val décrit un dormeur, et c'est seulement le dernier vers qui nous dit qu'il s'agit d'un mort. Il y a donc bien une apparition soudaine à effet affectif puissant ; mais c'est la signification qui apparaît, l'interprétation, et non la chose dans sa dimension visuelle, dimension qui a été complaisamment exposée dans l'ensemble du poème, en prenant garde à ne pas vendre prématurément la mèche de la signification.


Ceux qui prétendent "définir" l'hypotypose sont contraints de le faire en des termes très vagues, qui donc ne définissent rien : "faire tableau", donner une "forte impression de présence", écrire de façon à ce que le lecteur ait l'impression d'avoir "le spectacle sous les yeux". Arriver à ce que le lecteur oublie qu'il lit des mots (vaste programme...). Faire oublier la médiation verbale.

La marche lente des bœufs chez Boileau semble hypotypotique à l'excellent Morier, alors qu'elle peut, à d'autres, sembler suggestive certes, mais point sidérante. Où est la limite entre une impression "forte" et une impression "faible" ?

On parle même d'hypotypose en musique, dans un paragraphe assez étrange sur Wagner, dans l'article "Hypotypose" de Wikipédia, où on l'associe sans grande rigueur à la notion de Gesamtkunstwerk et à l'exhaustivité liée à l'ekphrasis). On a vu combien l'étymologie, déjà, est maltraitée par le sens rhétorique de ce mot. La frontière sémantique ne vaut guère mieux. C'est même pire, car un contresens entre étymologie et sémantique, pour absurde qu'il soit, se repère aisément. Tandis que cet effet prétendument hallucinatoire où la poésie se transforme en peinture, où les mots deviennent choses... (sans recourir, car ils ne sont pas de nature rhétorique, aux amplificateurs de présence chers à De Quincey et à Baudelaire).


Faut-il alors abandonner purement et simplement la notion, comme trop indécise ? Je ne crois pas. Mais il faudrait la prendre à l'envers. Une petite "révolution copernicienne". À savoir : la considérer du point de vue de l'écrivain qui, à de certains moments, tente de donner à voir, essaie de provoquer une puissante sensation de présence, avec des bonheurs variables et aléatoires ; qui cherche les mots, les formules, les notations lui semblant susceptibles de "faire tableau". Certains lecteurs éprouveront ce caractère, d'autres non. Certains l'éprouveront vivement, puissamment, de façon "pathétique", d'autres de façon plus modérée. On jugera l'arbre à ses fruits, l'hypotypose à ses résultats.

Il faudrait alors...

parenthèse savante (comme l'a fait Worringer après Riegl lui-même inspiré de Schopenhauer, mettre en avant l'intention et, de même que ces théoriciens de l'art parlaient de "kunstwollen", de "volonté d'art »)

… parler de "volonté d'hypotypose", d' "intention hypotypotique",

Le mot « hypotipotique ressemble (en plus lourd) à la marche de Lolita dans les premières lignes de la version anglaise du roman : « the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth »

Phrase hautement hypotypotique, dont on peut dire :

- "on s'y croirait !"

ou :

- "ça y fait un peu penser...".


Osera-t-on créer un néologisme germanique : "hypotyposenwollen" ? Certains ont fait pire. Cela aurait au moins le mérite de mettre l'accent sur l'intention, et de ne pas prendre en compte un effet, un résultat tellement subjectifs qu'on ne peut les cerner par anticipation. Serait hypotypose ce qui serait voulu comme tel, à défaut d'être universellement ressenti comme tel. Car, nul n'est tenu à l'impossible évanouissement du mot médiateur au profit de l'hallucination directe de la chose ; mais il n’est pas interdit d’essayer.


Pour finir, une citation :

Addison : Les plaisirs de l'imagination 1712 : « Words, when well chosen, have so great a force in them that a description often gives us more lively ideas than the sight of things themselves ».

« Les mots, quand ils sont bien choisis, possèdent en eux une telle force qu'une description nous donne souvent des idées plus vives que la vision des choses mêmes ».