Jarry : Ubu créateur par la rime


En une soirée mémorable de 1896, au Théâtre de l'Œuvre, la salle, éberluée, résonne, dès le premier mot de la première scène du premier acte, d'un vocable nouveau, mystérieux et contourné, d'un mutant verbal énigmatiquement chu d'un désastre obscur : « Merdre ! ».

Dans la salle, un spectateur passionné : le jeune Paul Valéry. Présence incongrue ? Que non ! Valéry était disciple d'Edgar Poe qui ne dédaignait pas de construire un poème à partir de la rime, judicieux moyen de ne donner à la raison qu'un rôle second, et de laisser les commandes aux mots eux-mêmes. Le jeu de salon des “bouts-rimés” accédait à une dignité littéraire inattendue. Chez Valéry : ordre, désordre, mordre, tordre, voilà qui se décline merveilleusement (comme chez Molière, rente, ma rente, amarante, de ma rente). Valéry en fera un grand poème cosmogonique sur le Paradis et la Chute : l'Ébauche d'un Serpent.

L'invention verbale chez Jarry pourrait bien cacher de grands et de petits secrets.

De petits, certes, par exemple la torture du pince-porc, possible décalque du pince-homme (pensum) qui pleuvait sans ménagement sur les élèves. Autre torture-fantaisie, le démanche-Comanche. Là aussi, on peut imaginer que des lycéens, contraints à chuchoter entre leurs dents pour éviter le susdit pince-porc, se murmurent dès le lundi matin, alors que pleuvent déjà les retenues de la semaine suivante : le dimanche commence.

De plus grands secrets peut-être : le nom “Ubu” est d'une merveilleuse symétrie, aussi palindrome que le lieu natal de Jarry, “Laval”. Le père (Ubu) a pour répondant la mère (Ubu). Or, dans les lycées, on lisait en ce temps la Vie de Saint Alexis, poème du XI° siècle, dont un des passages classiques, traduit en français actuel, donnerait :

De la grande douleur qui agitait le père

Si grand fut le bruit que l'entendit la mère.

Cette “scène primitive” se disant en vieux français :

De la dolor que demenat li pedre

Grant fut la noise, si l'entendit la medre.

Audiblement, on s'approche... Et l'on peut établir une proportion mathématique : le père est à la mère ce que le pedre est à la medre...

D'un seul bond, la structure ignorant le temps, franchissons neuf siècles, et passons de la piété médiévale au théâtre de boulevard. Du poème mystique à la comédie très futile de Guitry : Le Mot de Cambronne. Le général Cambronne a épousé une Anglaise, et ne veut plus jamais entendre prononcer son célèbre “mot”. Las ! la pièce est rimée, et quand un personnage finit son vers par le subjonctif “perde”, tout est joué, tout est perdu, car ce mot connaît, en français, une rime et une seule. Notre théorème de Thalès s'enrichit donc, avec une logique implacable : le père est à la mère ce que le pedre est à la medre. Et ce que perde est à merde.

Mais demeure le terrible désarroi de l'infinitif “perdre”, qui ne connaît, quant à lui, nulle rime (sauf un petit fleuve) et donc presque nulle raison. Phonétiquement, ce pauvre mot esseulé ne rime à rien. Il fait partie de ces mots "veufs" qui font le désespoir des poètes : mots inmariables, qui tombent toujours en panne. Claudel a ironisé sur le jeune poéte émerveillé d'avoir écrit : Le soleil se couchait dans l'or et dans la pourpre..., mais qui doit abandonner sa trouvaille, faute de répondant sonore.

Ne pourrait-on envisager la sublime et pataphysique invention de la merdre comme une façon de sortir le "perdre" de son douloureux veuvage - ceci non sans le bénéfice, peut-être, de quelque fantasme d'origines cloacales.

Notre théorème de Thalès est donc maintenant complet :

le père est à la mère / ce que le pedre est à la medre / ce que perde est à merde / et ce que perdre est à merdre.

Enfin, la symétrie est retrouvée, enfantée par le son. Le système est en équilibre.

Jarry sentait que la langue française manquait cruellement d'un mot. Bienfaiteur de l'humanité, il donna au langage, par l'effet merveilleux de sa merdre, des assises plus sûres et une structure enfin apaisée. Car un seul mot vous manque et tout est dépeuplé.