Descartes : préhistoire de la méthode

(Descartes et les pensées sauvages)

Pour nous tous, le savoir et la connaissance sont l'objet d'un désir et ont un attrait invincible.

Cicéron

Etude attentive deux textes (+ un appendice). Il ne s'agit donc pas d'une approche érudite.

Parti a été pris ne ne pas procéder à une synthèse serrée, qui aurait pu se réduire à 4 ou 5 pages, mais de laisser se dérouler les commentaires avec leurs répétitions, retours, redites, redondances. Une seule lecture devrait donc suffire pour saisir les idées mais aussi s'en imprégner.

Comme toujours, certains thèmes font double emploi avec des analyses menées dans d'autres cours.


Textes :

(les deux textes expliqués en détail ci-dessous sont ici présentés en italiques)

Préambules FA I p. 45 : "Au temps de ma jeunesse, à la vue d'ingénieuses découvertes, je me demandais si je ne pourrais pas inventer par moi-même sans m'appuyer sur la lecture d'un auteur. De là, peu à peu, je me suis aperçu que je procédais selon des règles déterminées"

[Note d'Alquié (note 4 p. 45) : "D'après ce texte, la méthode cartésienne s'est constituée peu à peu, et a posteriori. Elle a été découverte par la réflexion de Descartes sur ses propres recherches scientifiques."]

Discours de la Méthode I FA I pp. 569-70 : "Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur de m'être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins, qui m'ont conduit à des considérations et des maximes, dont j'ai formé une méthode (...)."

Discours de la Méthode II FA I p. 587 : "Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entresuivent en même façon."

Règle X AT X pp. 403-404, FA I p. 126-7 : "J'ai l'esprit ainsi fait, je l'avoue, que j'ai toujours considéré comme la plus grande volupté de l'étude, non point d'écouter les raisonnements d'autrui, mais de les découvrir moi-même par mes propres ressources ; cela seul m'ayant attiré, jeune encore, vers l'étude des sciences, chaque fois qu'un livre promettait par son titre une nouvelle découverte, je n'en poursuivais pas la lecture avant d'essayer si par hasard je ne pourrais aboutir à quelque résultat du même ordre grâce à la sagacité qui m'est propre, et je prenais grand soin de ne pas me gâcher par une lecture précipitée ce plaisir innocent. Cela me réussit si souvent que je finis par me rendre compte que ce n'était plus, comme d'ordinaire chez les autres, par des enquêtes errantes et aveugles, faisant appel au hasard plus qu'à la méthode, que je parvenais à la vérité, mais qu'une longue expérience m'avait permis d'apercevoir certaines règles, qui ne sont pas d'un faible secours à ce dessein, et dont je me servis ensuite pour en découvrir plusieurs autres. C'est ainsi que j'ai laborieusement édifié l'ensemble de la présente méthode, et je me suis persuadé que j'avais observé dès le début, de toutes les manières d'étudier, la plus utile sans contredit."

[Suite] (...) "Comme tous les esprits ne sont pas également enclins par nature à faire des découvertes par leurs propres forces, (...) il ne faut pas nous préoccuper d'emblée de choses un tant soit peu difficiles et ardues, et (...) il faut d'abord examiner les techniques les plus insignifiantes et les plus simples, et de préférence celles où règne davantage un ordre, comme celles des artisans qui tissent des toiles et des tapis, ou celles des femmes qui piquent à l'aiguille, ou tricotent des fils pour en faire des tissus de structures infiniment variées, comme également tous les jeux mathématiques, tout ce qui touche à l'arithmétique, et autres choses de ce genre : c'est merveille comme ces exercices développent l'esprit, pourvu seulement que nous n'en recevions pas d'autrui la solution, mais que nous la trouvions nous-mêmes. Comme en effet rien n'y reste caché, et qu'ils s'ajustent parfaitement à la capacité de la connaissance humaine, ils nous présentent de la façon la plus distincte des types d'ordre en nombre infini, tous différents les uns des autres, et cependant tous réguliers ; or c'est à les observer minutieusement que se réduit presque toute la sagacité humaine."

Règle IV, AT X p. 373, F.A. I p. 93 : "Puisque, par conséquent, l'utilité de cette méthode est si grande que sans elle il semble devoir être plutôt nuisible que profitable de se livrer à l'étude, je me persuade facilement que depuis longtemps les meilleurs esprits, ou plutôt ceux qui se laissaient guider par la seule nature, l'ont aperçue en quelque manière. L'esprit humain possède en effet je ne sais quoi de divin, où les premières semences des pensées utiles ont été déposées, en sorte que souvent, si négligées et si étouffées soient-elles par des études qui les dévient, elles produisent des fruits spontanés. Nous en faisons l'expérience dans les sciences les plus faciles, l'arithmétique et la géométrie : car nous remarquons assez que les anciens géomètres ont fait usage d'une sorte d'analyse qu'ils étendaient à la résolution de tous les problèmes, bien qu'ils l'aient jalousement cachée à leur postérité. Et de nos jours on voit en honneur une certaine sorte d'arithmétique, que l'on appelle algèbre, et qui est destinée à effectuer sur des nombres ce que les anciens faisaient sur des figures. Ces deux disciplines ne sont rien d'autre que des fruits spontanés, issus des principes innés de cette méthode ; et je ne m'étonne pas que ces fruits aient jusqu'ici poussé autour des objets tout à fait simples de ces deux sciences, plus favorablement que dans les autres, où de plus grands obstacles les étouffent habituellement ; là aussi pourtant, pourvu qu'on les y cultive avec le plus grand soin, ils pourront sans aucun doute parvenir à une parfaite maturité."

Règle VIII pp. 119-120 : "Mais pour n'être pas sans cesse à s'interroger sur ce que peut l'esprit, et pour qu'il ne se donne point de peines mal placées ou téméraires, il convient, avant de se préparer à connaître les choses en particulier, de s'être demandé avec attention, une fois dans sa vie, de quelles connaissances la raison humaine est capable. Pour y mieux parvenir, il faut toujours, entre des choses également faciles, commencer par étudier celles qui sont les plus utiles.

Cette méthode ressemble donc à ceux des arts mécaniques qui, loin d'avoir besoin du secours des autres, enseignent eux-mêmes comment il faut fabriquer les instruments qui leur sont propres. Si l'on voulait en effet pratiquer l'un d'eux, l'art du forgeron par exemple, sans disposer d'aucun instrument, il faudrait commencer par se servir comme enclume d'une pierre dure ou de quelque bloc de métal non dégrossi, prendre un caillou en guise de marteau, assembler des morceaux de bois en forme de tenailles, et se monter, selon les besoins, un arsenal d'autres instruments de ce genre ; ceux-ci une fois préparés, on ne tenterait pas sur le champ de forger à l'usage d'autrui des épées ou des casques, ni quelqu'autre des objets que l'on fabrique en fer ; mais avant toute chose, on fabriquerait à son propre usage des marteaux, une enclume, des tenailles, et le reste des outils nécessaires. Cet exemple nous apprend que, dans cette première étape où nous sommes, puisque nous n'avons pu trouver que des préceptes sommaires, qui paraissent nés avec notre esprit, plutôt que les fruits d'une acquisition méthodique, nous ne devons pas essayer de nous en servir dès maintenant pour trancher les litiges de philosophes, ni pour débrouiller les écheveaux des mathématiciens ; mais nous devons les utiliser d'abord pour recueillir avec le plus grand soin tout ce qui peut se trouver de plus nécessaire pour la recherche de la vérité (...)."

Spinoza Traité de la réforme de l’entendement trad. Koyré :

Car pour forger le fer on a besoin d’un marteau, et pour avoir un marteau, il est nécessaire de le faire. Pour cela on a besoin d’un autre marteau et d’autres instruments ; et pour avoir ceux-ci on a besoin de nouveaux instruments, et ainsi à l’infini. Or c’est bien en vain qu’on s’efforcerait de prouver de cette façon que les hommes n’ont aucun pouvoir de forger le fer. Mais de même que les hommes, au début, à l’aide d’instruments naturels, et bien qu’avec peine et d’une manière imparfaite, ont pu faire certaines choses très faciles, et après avoir fait celles-ci, en ont fait d’autres, plus difficiles, avec moins de peine et plus de perfection, et ainsi, s’élevant par degrés des travaux les plus simples aux instruments, et des instruments revenant à d’autres œuvres et instruments, en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup de choses, et de très difficiles, avec peu de labeur ; de même l’entendement par sa puissance innée se forme des instruments intellectuels, à l’aide desquels il acquiert d’autres forces pour d’autres oeuvres intellectuelles et grâce à ces oeuvres (il se forme) d’autres instruments, c’est-à-dire le pouvoir de pousser l’investigation plus avant : ainsi il avance de degré en degré jusqu’à ce qu’il ait atteint le comble de la sagesse.

Heidegger : L'Etre et le temps § 15, trad. Boehms-Waehlens p. 92 (Gallimard 1964) :

A proprement parler, un outil n' "est" jamais seul. Il appartient à l'être de l'outil de s'insérer dans un complexe d'outils, qui lui permet d'être l'outil qu'il est. L'outil est esssentiellement "quelque chose pour...". Les divers modes de ce "pour" tels que le service, l'utilité, l'applicabilité ou la maniabilité constituent un complexe d'outils. La structure "pour" contient un renvoi de quelque chose pour quelque chose [...] Conformément à son unstensilité, un outil n'existe que par son lien à un autre outil : l'écritoire, la plume, l'encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces "choses" ne commencent pas par se manifester chacune pour elle-même pour constituer ensuite une somme de réalités propres à remplir une chambre. Ce qui s'offre à nous de prime abord, bien que nous ne la saisissions pas thématiquement, c'est la chambre ; et, à son tour, la chambre ne se présente pas d'abord comme "un vide délimité par quate murs" dans un espace géométrique, mais comme un outil d'habitation. C'est lui qui fait apparaître comme "mobilier" les objets contenus dans la chambre et c'est en lui que se distinguent les différents objets d'usage pris "individuellement". Un complexe d'outils doit déjà s'être découvert avant même qu'un de ceux-ci puisse être discerné [...].


Introduction

Cette étude a pour but de prévenir une illusion. Le cartésianisme est par excellence la philosophie dans laquelle la théorie doit précéder la pratique : rien ne doit être fait dont on ne sache, en toute lucidité, pourquoi et comment on le fait. Rien n'est plus étranger à Descartes que ce "savoir-faire", dont Alain disait qu'il consiste à faire sans savoir. Il ne saurait y avoir de bonne pratique de la science sans la possession claire et préalable d'une méthode complète.

Et pourtant Descartes nous dit fort clairement, en plusieurs passages que nous allons étudier, qu'en matière de méthode, la pratique a précédé la théorie, et qu'il ne pouvait, en fait, en aller autrement. En effet, si la méthode cartésienne doit être, comme le prétend sans cesse son auteur, une méthode "naturelle", c'est qu'on doit la trouver, la rencontrer, en faire premièrement l'expérience, en faire premièrement l'épreuve quasi-involontaire, au sein de notre vie intellectuelle spontanée. Cette méthode doit certes être élucidée, mais non point établie, ni inventée. Sinon, ce serait une méthode particulière, propre à son auteur, comme l'est par exemple la syllogistique d'Aristote. Il faut donc, de toute nécessité, qu'elle nous soit inspirée par la nature même de notre esprit et que nous en trouvions les manifestations en nos propres pensées avant même d'avoir songé à la thématiser.

Le paradoxe - seulement apparent - vient de ce que nous découvrons peu à peu, en nous, par des essais grossiers et obscurs, par des tâtonnements, la méthode par laquelle on obtiendra une connaissance parfaite et absolument claire. Autant dire que le chemin semble singulièrement moins glorieux que le but auquel il mène. Autre chose est donc la perfection de toute connaissance vraie, fondée sur une idée claire, et autre chose est la méthode pour y parvenir, méthode qui est au plus haut point susceptible de degrés, de gradations, de nuances, de progrès, et donc d'hésitations, de recommencements, et d'impasses.

Les textes que nous allons considérer sont donc destinés à nuancer, sans le contredire, le portrait que nous avons tracé antérieurement d'un Descartes passionné par le tout ou rien, tenant d'une logique parfaitement binaire, ne laissant place à aucune nuance, à aucun intermédiaire entre vrai et faux, entre déduction et conjecture, entre liberté et mécanisme, etc. Nous allons avoir affaire, une fois n'est pas coutume, à un Descartes faisant acception des degrés, non point dans la vérité, mais dans la méthodicité : un Descartes de la continuité, de la progressivité, un Descartes qui ne ressemblera pas à l'abrupt philosophe de l'entendement qu'il est pourtant si souvent, un Descartes qui utilise parfois un mode de raisonnement où l'on trouverait presque (!) quelque chose d'aristotélicien ou d'hégélien.

Mode de raisonnement hégélien, en quelque façon, car, dans ces textes, le fait précède le droit : la recherche existe d'abord, et ce n'est qu'ensuite qu'on en tire des leçons générales et généralisantes. Car il y a deux façons de chercher la vérité : au hasard, ou méthodiquement. Quand on cherche au hasard, la fatigue est grande et le résultat nécessairement maigre : comme les chercheurs d'or d'Héraclite, on remue beaucoup de terre pour obtenir peu de pépites. Mais une telle misère de l'esprit qui court sans trêve après la vérité comme après un trésor perdu, cette misère, par un raisonnement bien caractéristique de Descartes, est riche au moins d'un enseignement précieux : on en peut déduire que ceux qui trouvent régulièrement des vérités ne sont point en ce cas. Si l'on trouve de nombreuses vérités, c'est obligatoirement qu'on n'a pas procédé tout à fait au hasard, sans que cela prouve pour autant qu'on ait suivi une méthode bien clairement définie.

Il peut donc, il doit donc y avoir une méthode qui soit pratiquée avant même d'être sue. Si l'on ose dire : une méthode "inconsciente" est à l'œuvre dans les balbutiements de l'esprit. Comme le dit fort bien Koyré, Descartes s'est lancé dans l'aventure intellectuelle, non seulement sans corpus de connaissances, mais aussi sans méthode. Du moins sans méthode consciente, car il y a dans l'esprit une tendance naturelle, un penchant à la méthodicité.

Ces premières ébauches de méthodicité se trouvent aussi bien dans l'esprit individuel (en l'occurrence celui du jeune Descartes) sous forme de raisonnements fertiles, que dans la tradition de l'humanité dans les démonstrations solides des anciens géomètres. Étant donné ce qu'est la vérité et ce qu'est la méthode, les conditions, les hésitations, ont été forcément similaires chez les Anciens et chez soi. Dans chaque cas, c'est la vérité présente en l'esprit sous forme de semences, vérité qui pousse par elle-même, par son dynamisme propre, favorisé à chaque fois par un même milieu simple, "pauvre" : le milieu mathématique.

De ces raisonnements, il faut donc des échantillons non point construits mais trouvés spontanément, pour savoir ce qu'est l'essence de la pensée rationnelle. De même, il faut le morceau de bois et le caillou trouvés pour savoir ce qu'est l'outil. Toute l'essence de la vraie méthode est donc présente, enfouie dans ces exemples : à la fois révélée et cachée par eux.

Mais c'est parce qu'elle est ainsi enfouie que la méthode est si faible, si peu productive. Il faut, pour que la pensée soit véritablement efficace, que la méthode ne soit pas seulement pratiquée de façon inaperçue, voire somnambulique, mais qu'elle soit portée à la claire conscience, qu'elle soit thématisée, théorisée de façon universelle.

Ici, déjà, Descartes redevient un philosophe de l'entendement. Il ne s'agit pas, pour lui, de passer progressivement à une méthode universelle pure qui apparaîtrait enfin une fois que la pratique de la science aurait été toute réalisée. La méthode ne peut venir qu'après que certaines vérités ont été trouvées, mais elle n'est nullement la chouette de Minerve qui ne peut prendre son essor qu'une fois que tout a été fait.

Au contraire, la pratique sans la théorie, si elle fournit les échantillons nécessaires, ne donne que des fruits rabougris. Il faut certes de la science spontanée pour commencer, mais il faut la théorisation générale pour que l'efficacité de la science se puisse manifester vraiment. La méthode ne sera vraiment productive que si elle est explorée, exposée, extraite, extirpée des exemples, et, surtout, déclarée dans sa pureté. Comme les Droits de l'Homme, les préceptes méthodiques ont toujours existé au sein de tout esprit, mais n'ont pu devenir efficaces qu'une fois solennellement déclarés. C'est alors seulement que la bonne science, la vraie science, digne de ce nom, construite, ordonnée, complète, sera possible, grâce à la connaissance de la Méthode.

C'est pourquoi le moment de la prise de conscience est si essentiel. On ne se situe pas dans une pensée de la continuité, où la faible fertilité ferait place peu à peu à une productivité plus grande. Tant que la méthode est pratiquée sans être connue, elle reste faible dans ses effets. Et elle gagne d'un seul coup toute sa force par sa théorisation dans les Regulae ou dans le Discours. Il peut, il doit y avoir de la science avant la méthode. En aucun cas il ne peut y avoir la science, qui est une conséquence de la méthode exposée et mise en pratique de façon délibérée et systématique. La systématicité de la science n'est que la traduction de la systématicité de l'effort et de l'intention méthodiques. Donc, quand Descartes écrit les Regulae ou le Discours, il n'invente rien : il déclare la méthode, qui fut, de tous temps, sous-jacente en droit à toute vraie pensée. Mais le fait que cette méthode soit proclamée change tout, car, pour Descartes, la lucidité dans l'emploi des procédés méthodiques est nécessaire à une vraie rentabilité. Certes, le bourgeon fleurit tout seul, naïvement, mais il doit ensuite regarder comment il a fait pour fleurir, afin d'apprendre, désormais, à fleurir à volonté.

Avant, il ne peut y avoir que des essais, des bribes, des morceaux. L'esprit spontané, dans l'individu comme dans l'humanité, produit des vérités rares, car le phénomène est tributaire de circonstances que l'on ne maîtrise pas. Avec la méthode, au contraire, on dispose d'un procédé rigoureux de production, car la méthode est la mise à jour des conditions de production de la vérité. Ou bien, pour reprendre la métaphore cartésienne des semences de vérité : la science méthodique est aux productions naturelles de l'esprit ce que les récoltes de la Beauce sont aux graines de seigle sauvage qui poussent dans les terrains vagues.

En effet, les exemples trouvés sont pauvres. Ils ne sauraient donc être la cause d'une chose aussi grandiose que la méthode. Ils en sont, Descartes le dit fort explicitement, la simple occasion : les chaînes de raisons des anciens géomètres me donnèrent occasion de m'imaginer... : elles suscitent, suggèrent, évoquent, donnent l'espoir, donnent l'idée. Sans ces exemples, pour reprendre la formulation de Leibniz, on ne se serait jamais avisé d'y penser. En l'occurrence : de penser à l'extension, à tout objet, des façons mathématiques de procéder.

Car ce qui est proprement cartésien, ce n'est pas tellement la considération de la méthodicité des mathématiques : ceci est banal, et l'on a toujours admiré les mathématiques pour leur perfection intellectuelle. Ce qui est cartésien, c'est

1. l'idée d'étendre la méthode mathématique à toute chose : tel est le sens principal du texte de la Règle IV (FA I p. 93).

2. l'idée de décortiquer les bribes de méthodicité avérée pour en tirer la formule générale, pure et universelle, de toute méthode : c'est le sens principal du début de la Règle X.

On a donc trois temps :

1. les exemples dispersés (qu'ils soient issus de soi-même ou des anciens mathématiciens), desquels on extrait...

2. l'essence méthodique pure, ce qui autorise...

3. la multiplication à volonté des vérités connaissables.

Le plus remarquable, c'est que Descartes, découvrant les chaînes de raisons des géomètres, ou les premiers essais de son esprit, n'a pas le réflexe, qu'aurait eu tout autre, de continuer sur cette lancée. Tout au contraire : patient, ennemi de toute précipitation et soucieux de connaître le fonctionnement de son esprit plus que d'en recueillir les fruits particuliers, il s'arrête, observe, réfléchit, dissèque, décortique. Il considère les vérités en question non comme des joyaux, mais comme des exemples. Il y trouve un modèle de continuité dans le raisonnement, un ordre absolument strict. Et, précisément, il ne continue pas. En effet, si l'on veut une science qui ait de la continuité, il ne faut surtout pas continuer les Anciens. Il faut au contraire introduire une rupture (bien caractéristique d'une pensée de l'entendement) entre eux et nous.

Car ils pratiquaient la science sans en faire la théorie. Il nous faut donc à la fois nous inspirer d'eux et ne pas les imiter : il faut arrêter momentanément la pratique de la science pour en faire la théorie, et ne revenir qu'ensuite à sa pratique. Ces bribes de méthodicité ne sont donc nullement des semences de vérité. Le développement spontané des semences ne donne que des fruits rabougris.

Il faut donc revenir à zéro, puis recommencer à partir de la pure théorie de la connaissance. Les anciens géomètres ont fait une science très discontinue, composée de bribes diverses, amorçant ici et là des chaînes de raisons, mais sans enchaîner jamais la connaissance dans son entier, faute d'avoir reconnu la puissance réelle de leur méthode implicite. Si on continue comme eux, on continuera à faire du discontinu. Beaucoup de détails ne font pas un tout, mais un tas de sable, un recueil d'anecdotes géométriques discontinues. Au lieu de cela, il s'agira de faire une science, bien continue, qui ait son développement réglé. En somme, continuer les Anciens, ce serait continuer dans la tradition de discontinuité. Rompre avec eux en analysant leurs méthodes implicites, c'est la seule façon d'inaugurer une véritable continuité, une science enfin sérieuse, et une, comme un arbre.

L'attitude à l'égard des productions de l'esprit antique n'est donc nullement de révérence : les déductions antiques ne sont pas des reliques. Ce sont des échantillons, des spécimen qu'on va décortiquer sans le moindre respect, et même avec un certain irrespect. Il ne s'agit pas d'être fidèle à ce qui nous a été légué, mais à ce dont ce legs est porteur, ce dont il est le signe.

Ce que nous allons donc étudier, c'est l'origine nécessairement non-méthodique de la méthode, et le passage à la pleine conscience, chez Descartes lui-même. Nous serons donc amenés à fréquenter un Descartes inhabituel, aux métaphores vitalistes, un Descartes du préconscient, voire de l'inconscient, un Descartes de la pensée sourde.

Le cas particulier du jeune Descartes apparaîtra, par la mise en parallèle des deux textes de la Règle X et de la Règle IV, comme emblématiques de l'histoire intellectuelle de l'humanité : humanité jamais dénuée de méthode car jamais dénuée d'esprit. Mais en un long premier temps, en une longue préhistoire qui n'avance pas vraiment, la méthode attend d'être mise à jour, et il appartient à Descartes, pour la première fois, de révéler l'esprit à lui-même.

Nous allons donc étudier, à travers ces deux textes principalement, ce statut de la méthode avant la Méthode, en considérant les moments où Descartes commença à percer sous René.


Premier texte :

Règle X AT X pp. 403-404, FA I p. 126-7 : "J'ai l'esprit ainsi fait, je l'avoue, que j'ai toujours considéré comme la plus grande volupté de l'étude, non point d'écouter les raisonnements d'autrui, mais de les découvrir moi-même par mes propres ressources ; cela seul m'ayant attiré, jeune encore, vers l'étude des sciences, chaque fois qu'un livre promettait par son titre une nouvelle découverte, je n'en poursuivais pas la lecture avant d'essayer si par hasard je ne pourrais aboutir à quelque résultat du même ordre grâce à la sagacité qui m'est propre, et je prenais grand soin de ne pas me gâcher par une lecture précipitée ce plaisir innocent. Cela me réussit si souvent que je finis par me rendre compte que ce n'était plus, comme d'ordinaire chez les autres, par des enquêtes errantes et aveugles, faisant appel au hasard plus qu'à la méthode, que je parvenais à la vérité, mais qu'une longue expérience m'avait permis d'apercevoir certaines règles, qui ne sont pas d'un faible secours à ce dessein, et dont je me servis ensuite pour en découvrir plusieurs autres. C'est ainsi que j'ai laborieusement édifié l'ensemble de la présente méthode, et je me suis persuadé que j'avais observé dès le début, de toutes les manières d'étudier, la plus utile sans contredit."

Ce texte est étrange car il dit le contraire, en un sens, de la formule même de Descartes : je ne me fie quasi jamais aux premières idées qui me viennent. Mais, en fait, Descartes nous narre comment il se fia, non vraiment à ses premières idées, mais à sa première attitude. Ce texte est une confession. Jusqu'à Descartes, la personnalité du philosophe était assez absente de sa philosophie : Saint Thomas parlait fort peu de lui-même. Augustin fut en fait le seul à se raconter. Parler de soi "ne se faisait pas" ; c'était propre aux poètes, ou, à la rigueur, aux mystiques, c'est-à-dire à ceux qui voulaient transmettre une expérience non-rationnelle. Mais, alors qu'Augustin, en ses Confessions, ne cesse de montrer en quoi il avait, en son jeune temps, manqué à Dieu, Descartes nous montre, dans ce texte, en quoi il a, dès son jeune temps, été comme "prédestiné".

Cette "confession", toutefois, est, comme toujours chez Descartes, strictement épistémologique. C'est donc qu'on ne peut faire autrement que de présenter l'histoire de l'individu comme ancrage de la méthode. En effet, quand Descartes se confesse, il se signale lui-même comme un être particulier, certes, mais toujours pour en venir à quelque remarque d'ordre universel (de même, son érotisme "louche" est porteur d'une leçon de psychologie universelle). En ce texte, son esprit particulier apparaît comme particulièrement bien disposé pour constituer la science universelle.

Le vrai est découvert au cœur même de l'esprit, comme chez Augustin Dieu est découvert au cœur même de la conscience. Mais, dans une philosophie rationaliste, quel peut être le statut de la particularité personnelle ?

Il semble qu'il y ait deux cas de figure chez Descartes :

a) l'éviction : l'individu particulier, c'est ce qui préexiste à la révolution intellectuelle du doute ; c'est ce qui doit, comme Carthage, être détruit ; c'est ce réseau de sillons hasardeux que notre histoire, que nos rencontres ont gravé en nos cerveaux. Ce moi est haïssable : il faut le sacrifier au moi pur, au pur sujet intellectuel. Il faut tuer le vieil homme épistémologique qu'est l'enfant, selon l'expression de M. Gouhier.

b) l'origine : le moi est point de départ de la rationalité. Il faut une insertion de la raison dans l'esprit tel qu'il nous est naturellement donné.

C'est pourquoi nous avons affaire à un des rares passages des Regulae où Descartes parle de lui-même, et pour cause. Descartes éprouve le besoin d'une insertion du personnel dans l'ordre didactique des Regulae. En effet, il est manifeste que les Regulae n'ont pas été écrites, et encore moins pensées, dans l'ordre où elles sont présentées, puisqu'elles montrent la méthode toute constituée, au risque de faire croire qu'elle est sortie tout armée, comme une Minerve, du cerveau de Descartes. Ce passage nous prouve que Descartes était déjà soucieux de cette insertion dans un ordre historique individuel, insertion sur laquelle insiste F. Alquié : il n'y a pas de pur système cartésien, qui soit sans sujet, et donc qui ne soit le système de personne. Le système ne saurait exister par soi seul : la vérité ne peut provenir que de la pensée d'un esprit, d'un individu, d'un homme. La vérité, chez Descartes, même si elle est universelle, est toujours vérité pensée, pensée par un esprit. Le système se comprend à partir de la pensée qui le construit, et non la pensée à partir du système dans lequel elle trouverait place.

On sait qu'il convient, en général, de situer un texte dans son contexte : on y montre, outre sa connaissance de l'ensemble de l'œuvre, le souci de son mouvement général. Mais, ici, la tâche serait singulièrement difficile, car le mode d'insertion de ce passage ici, en ce début de la Règle X, fait problème. La Règle commencerait à la phrase suivant notre texte que personne n'y trouverait à redire, tant pour le sens du passage que pour l'architecture d'ensemble. C'est plutôt, au contraire, la présence du passage qui surprend, par l'irruption d'un ton insolite, voire incongru : œuvre vide et austère, les Regulae n'appellent guère les épanchements. Ce texte eût été aussi bien placé au début, ou, avouons-le, ailleurs. Car en quoi la gymnastique de la sagacité requiert-elle des souvenirs d'enfance ? Pourquoi pas la perspicacité en la Règle IX ?

Cette confession apparaît à propos (sous le prétexte) de la sagacité. Peut-être faut-il penser que Descartes a voulu principalement, par ces lignes, rappeler concrètement que l'ouvrage des Regulae n'est pas l'ouvrage de personne, mais au contraire celui d'une personne qui en a découvert en soi les humbles rudiments. Il fallait que cela fût fait, fût dit, comme il faut bien que le peintre appose sa signature sur un quelconque objet représenté dans son tableau. Les Regulae tout entières sont peut-être, sont probablement une longue signature de la personnalité de Descartes, et la marque de l'auteur n'est peut-être pas distincte de l'ouvrage lui-même. Mais cela peut-être n'aurait pas assez paru. La froideur, la rigueur, l'impersonnalité des Regulae sont telles que le lecteur eût peut-être imaginé qu'elles étaient tombées du ciel. De même le spectateur d'une photographie peut négliger de songer qu'il y a eu un photographe de chair derrière l'objectif, pour choisir cet angle de vue, ce paysage, et peut croire que c'est le réel, tout simplement, qui lui est donné à voir sur la photo. Descartes, par ce passage, se désigne comme peintre, comme source particulière de la pensée.

Notre texte, donc, a pour fonction de montrer comment ont été pensées les Regulae, en commençant par la pratique spontanée (début du texte), et en continuant par la théorisation (fin du texte). Descartes dit en somme : j'ai commencé en croyant qu'il s'agissait d'un simple jeu, puis j'ai vu que c'était plus sérieux que je ne l'avais cru, et je me suis employé alors à en tirer les conséquences (que ce soit ou non reconstruit, la logique demeure la même)

D'où la première partie :

J'ai l'esprit ainsi fait, (...) ce plaisir innocent.

Et le passage à la seconde partie, par le biais d'une révélation, d'une prise de conscience :

Cela me réussit si souvent (...) la plus utile sans contredit.

Le jeune Descartes était paradoxal : alors même qu'il croyait s'amuser, il était sérieux sans le savoir. Ce qui ne manque pas de signifier discrètement que ceux qui se croient sérieux, en fait, s'occupent à des bagatelles, à des nugae. Enfant, il était déjà adulte, alors que beaucoup d'adultes, même réputés savants, ne sont que de grands enfants. C'est dans ce jeu apparemment le plus vain, le plus gratuit, que se trouvait la vraie substance, et c'est dans les pensées apparemment lestées de réel, dans les pensées sérieuses et réalistes qu'il n'y a que du vent.

Or Descartes va garder de ses jeux, non point leurs résultats, les bribes de raisonnements ainsi trouvés, mais la façon de procéder. Il va conserver la méthode et non le produit, la forme et non le contenu. Or cette méthode est essentiellement un renforcement de ce que l'esprit est en lui-même : en somme, de la première à la deuxième partie, Descartes nous montre comment il est passé de la réflexion comme jeu à la réflexion comme sport. Et il est est passé de l'un à l'autre par une réflexion sérieuse sur ses amusements de réflexion.

Le jeu et le sport sont des activités agréables. Le premier est orienté vers le simple plaisir, le second vers le plaisir plus élaboré du développement des potentialités de l'individu. Non seulement le fait de penser par ses propres forces est agréable, mais aussi cela ne peut déformer, puisqu'il n'y a rien d'autre que l'esprit qui soit en jeu. L'objet, en particulier, ne saurait s'imprimer dans l'esprit, puisque l'objet sera constitué comme tel par l'esprit lui-même. On a donc bien ici une pensée totalement étrangère à l'artisanat de la Règle I. L'artisanat déforme car la chose particulière y dicte sa loi à l'esprit. Au contraire, la pensée pure, qui est comme un soleil, est la gymnastique de l'esprit, et le développe selon ses lois propres.

La deuxième partie commence par une rupture semblable à celle signalée à propos des Anciens dans la Règle IV p. 93 : non pas continuer, mais tirer la leçon universelle : théorisation, non thésaurisation.

A travers ses jeux, Descartes a pratiqué un ordre dont il n'a vu l'existence qu'ensuite : les deux parties de notre texte peuvent donc être intitulées :

1. l'ordre immanent

2. l'ordre transcendant

Première partie

J'ai l'esprit ainsi fait, (...) plaisir innocent.

Deux sous-parties :

a) mon état d'esprit

J'ai l'esprit ainsi fait, (...) vers l'étude des sciences,

b) une illustration caractéristique de cet état d'esprit

chaque fois qu'un livre (...) ce plaisir innocent.


Commentaire général de la première partie

Le plaisir du jeune Descartes est de deviner, ce qui est bien un plaisir enfantin. On retrouvera cet aspect "ludique" dans la suite, dans les exemples d'exercices destinés à augmenter la sagacité : jeux mathématiques, qui sont d'autant plus formateurs qu'on n'en reçoit pas la solution d'autrui, et qu'on doit donc s'habituer à penser par ordre. Car la devinette cartésienne n'a rien d'arbitraire, au contraire : elle est l'école de l'ordre.

Il y a deux façons de deviner :

- par pure conjecture, au hasard : devinette inintelligente, qui peut même être nuisible à l'esprit en habituant au hasard, aux inspirations soudaines, aux conjectures personnelles, aux "intuitions" (en un sens non-cartésien), aux enquêtes désordonnées.

- par raison, par raisonnement, par ordre. Or ce genre de devinettes est absolument impossible en Histoire, et dans tous les domaines qui y ressemblent plus ou moins, c'est-à-dire tous les domaines où l'esprit doit consulter le réel, tous les domaines d'élection du réalisme.

La devinette cartésienne n'est que la version enfantine de la pensée solitaire. C'est la première version du mathématisme.

Les titres des livres de l'époque étaient souvent fort développés, et indiquaient le projet général de l'ouvrage. Mais comment retrouver par soi-même le contenu à partir du titre, même développé, s'il ne s'agit pas d'un livre de mathématiques ? Par ce mathématisme spontané, Descartes suppose tout problème soluble par l'esprit, par l'esprit seul. Descartes suppose donc, dès sa jeunesse, qu'il a en lui-même tout ce qu'il faut pour trouver : il sait donc, bien que de façon confuse, que l'esprit humain est en lui-même accordé à la vérité, et parfaitement outillé pour la trouver.

Si l'on pense en mathématiciens, il est tout à fait concevable de réaliser le projet du jeune Descartes, sur des ouvrages intitulés p. ex. : Traité des Propriétés du Cercle... Mais nous pensons le plus souvent en historiens, ou en biologistes, en tout cas en observateurs.

Donc Descartes sait que l'esprit est universel, qu'il n'a pas d'histoire, pas de géographie : que le pays natal de tout esprit, c'est la mathématique. Descartes faisait donc un peu ce que fit le jeune Pascal redécouvrant par lui-même les Eléments d'Euclide.

Descartes savait donc déjà, à sa façon, le grand secret du savoir : qu'il n'y a de connaissance qu'a priori, qu'il n'y a pas de secrets.

Commentaire mot à mot de la 1° partie :

J'ai l'esprit ainsi fait, je l'avoue,

Ce début est mis sous le signe de l'idiosyncrasie : je suis un esprit spécial. Je ne ressemble à personne. Ceci est rare en philosophie : en général, le philosophe assume la condition humaine ordinaire, et l'annonce au début de ses ouvrages, se donnant ainsi comme représentatif du lecteur moyen, de l'homme ordinaire, captatio benevolentiae qui a en général pour but d'amorcer, de la part du lecteur, une identification initiale, pour ensuite lui faire faire le même chemin qui fut celui de l'auteur. En général, on se situe, au début, entre frères humains partageant une même condition.

On s'étonne plus encore d'un tel début de la part du philosophe rationaliste par excellence, de celui pour qui le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Si Descartes procède ainsi, c'est parce qu'il veut montrer que, malgré toutes les impressions de l'enfance et de l'imagination, il n'est pas strictement impossible de penser bien, spontanément.

Rousseau dit, de façon saisissante : L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. De même Descartes oppose en général le fait et le droit : le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, mais, en fait, l'erreur règne partout. Partout ? Pas vraiment, car il y a parfois quelques géomètres, et un jeune homme poitevin qui pensent droit.

Donc il lui faut se présenter lui-même comme une exception contraire à la moyenne des gens, et, en même temps, ne pas pécher par orgueil. Car son épistémologie est pessimiste en général, et il doit se présenter en quelque sorte comme lavé du péché originel gnoséologique. Alors que presque tous les hommes aiment recevoir passivement la réponse aux problèmes, Descartes, par idiosyncrasie, aime trouver par lui-même.

Or l'idiosyncrasie, c'est bien ce par quoi les hommes ne se ressemblent pas, ne sont pas tant frères que cousins. Contrairement à la raison pure qui est principe d'unité et de dialogue, l'idiosyncrasie est principe de diversité, voire d'opposition.

Descartes commence donc de façon on ne peut plus anthropologique, et ce texte est l'inverse du début du Discours :

J'ai l'esprit ainsi fait..

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée...

En résumé :

1. le bon sens est pour tout esprit, en droit ;

2. mais, en fait, comme nous suivons une idiosyncrasie, personne n'use de ce bon sens.

3. Mais mon idiosyncrasie, c'est de suivre le bon sens.

L'humanité est une exception permanente à la règle du droit ; mais je suis comme une exception dans l'exception.

Descartes nous dit ici : j'ai une névrose qui m'est spécifique, mais c'est une névrose utile, puisqu'elle m'a amené à faire, dès mon plus jeune âge, de la vraie science.

Mais n'est-ce pas orgueil que de se présenter ainsi ? Car Descartes doit tout à la fois se présenter comme un cas rarissime, et ne pas passer pour mégalomane. C'est pourquoi il se dénie toute responsabilité en cet état de fait : J'ai l'esprit ainsi fait. C'est une contingence. Je n'ai rien fait de méritoire : j'ai été fait ainsi, et mes actions ne font qu'illustrer cette nature qui m'a été allouée. C'est une pure chance. Mon idiosyncrasie biscornue fait que je suis accordé au vrai par tempérament, et non seulement par mon entendement, alors que les hommes ont tous la possibilité de cet accord avec le vrai par l'entendement, mais empêchée par un tempérament, par un corps orienté vers les plaisirs et les satisfactions immédiates. Mais mon goût ne doit pas être pris pour une vertu. En somme, en mon genre, je suis un monstre.

C'est ma nature : c'est donc ma vocation, c'est ce pour quoi j'ai ressenti un appel irrésistible. Mon histoire ne fera qu'illustrer cette invincible nature. Je me suis laissé aller à ma pente : je me suis fait plaisir en pensant ainsi, et je n'ai donc pas à en attendre d'éloges. Je me suis adonné à la vraie science comme d'autres s'adonnent à un vice. J'ai eu la chance que ma conformation idiosyncrasique se soit trouvée en conformité avec les exigences les plus austères de la science.

Même enfant, jeune encore, Descartes était donc comme adulte par cette tendance à l'autonomie de pensée. La plupart des hommes aiment chercher la vérité en-dehors d'eux-mêmes, toute faite, dans la nature ou dans les livres. L'idiosyncrasie cartésienne ne consiste en rien d'autre qu'en ce goût pour l'effort personnel en matière de pensée, de même que certains ont un goût personnel prononcé pour l'effort sportif.

Descartes fut adulte avant l'âge : il eut très tôt tendance à ne pas demander que les autres, les adultes, travaillent à sa place ; il n'eut pas tendance à demander qu'on lui donne la solution comme l'enfant aime qu'on lui donne un bonbon.

Descartes, donc, se préfère à tous les autres. Mais ce n'est nullement du narcissisme : ce n'est pas qu'il se considère comme meilleur. Mais il considère au contraire que chacun doit exercer son propre esprit, et donc, chacun doit, ainsi que lui, se préférer lui-même à tout autre. Descartes veut dire que, dans la formule "je préfère penser moi-même", le "je" est transposable à tout autre : ce n'est pas une auto-élection mégalomane.

Descartes ne raconte donc ici son histoire que comme l'illustration du caractère irrépressible de sa nature. Il y a pour son esprit une nature antérieure à l'histoire, et qui la commande : je n'aurais pas agi ainsi si mon essence propre n'avait été telle, congénitalement.

l'esprit

Le mot latin est ingenium, il est donc légitime de traduire par "esprit". Mais le contexte montre suffisamment qu'il ne s'agit nullement de l'entendement seul, mais de tout l'esprit, avec ses tendances, son style, ses désirs.

ainsi

Ainsi plutôt qu'autrement : pourquoi en est-il ainsi plutôt qu'autrement ? On ne sait. Il y a donc une contingence foncière du tempérament. La nature de Dieu est contingente, mais est voulue par Dieu lui-même. Ma nature, ici, est contingente, mais reçue, trouvée, subie par moi.

On remarquera que, en ce texte du moins, et peut-être pour les besoins de la démonstration, il y a une égale contingence et une égale passivité en ce qui concerne mon entendement et en ce qui concerne mon caractère. Je ne choisis pas les vérités mathématiques : elles s'imposent à moi, et le contraire est contradictoire en ma conception. De même pour ce tempérament : je ne le choisis pas, j'en suis doté, affecté. On pourrait presque dire que j'en suis victime. Je subis mon caractère comme un destin : le Descartes des Passions de l'Ame dira qu'on peut avoir un pouvoir quasi absolu sur soi-même. Mais l'heure n'est pas à cela dans la Règle X, et surtout dans notre passage. Ce tempérament, c'est ma facticité : il faut bien faire avec.

Le paradoxe de ce passage, c'est qu'il nous expose un déterminisme : comment la nature fait l'histoire. Mais s'il en est ainsi, il n'y a pas de liberté. Alors que toute la pensée de Descartes consiste à nous dire que, contrairement à ce que l'on croit trop spontanément, c'est ma volonté qui fait ma nature : on peut faire ou refaire sa personnalité en luttant contre ses passions spontanées, pour les remplacer par d'autres, qui soient plus raisonnables. Ici, Descartes semble se réfugier derrière un déterminisme antique, un pessimisme d'origine grecque. Il tend, pour des raisons de modestie, à figer sa liberté en déterminisme. Il se représente, dirait Sartre, comme un "en-soi". Ce n'est pas "l'enfance d'un chef", c'est "l'enfance d'un méthodique"...

Curieusement, et contrairement à la généralité de l'humaine condition, je suis spontanément accordé aux exigences de la vérité. Ma particularité, c'est d'aimer l'intériorité de la recherche. C'est mon goût, mon goût invétéré ; je ne prétends pas être un modèle sublime à suivre. Je ne prétends pas avoir droit à me présenter comme le maître de quiconque. Je me présente, je me peins comme en un tableau. C'est pourquoi on a affaire, ici, au seul passage des Regulae qui sonne un peu (un tout petit peu) comme du Montaigne.

je l'avoue

marque le caractère personnel, privé, individuel, du passage ; et présente presque comme une faiblesse ce qui est, en fait, une force.

que j'ai toujours considéré

Mon histoire ne fait rien d'autre que détailler ma nature. Mon esprit est donc encore ainsi fait, actuellement. J'ai réagi ainsi aussi loin que je me souvienne. C'est donc pour moi antérieur à toute réflexion, c'est immémorial. Cela relève de mon folklore personnel. Antérieurement à tout événement, cette attitude se perd dans la nuit des temps. Et c'est bien pour cela que c'est ma "nature" : ce n'est pas un quelconque événement qui en a été la cause. Ce goût est un terme ultime, du moins pour moi. Le temps de ma vie n'est donc, comme on vient de le voir, que l'image mobile de l'éternité de mon caractère. De même que la science complète ne fera que dérouler ce qui était implicite dans les semences de vérité, de même le temps de ma vie ne fera que manifester cette tendance inscrite au cœur de ma personnalité. C'est là mon "fond". Et remarquons qu'il ne s'agit nullement d'un choix, mais seulement d'un goût indélibéré.

Mais alors, si j'ai toujours été ainsi, il ne faut pas donner un rôle par trop important à mes expériences scolaires : j'étais ainsi avant même de trouver mes maîtres insuffisants. J'étais ainsi avant d'avoir entendu tant et tant de sottises au cours de mes études. Ce ne sont pas ces sottises et ces déceptions qui m'ont contraint à me réfugier en moi-même pour y trouver quelque chose de certain : c'est au contraire parce que je jugeais déjà par moi-même que j'ai pu être si déçu par l'enseignement de mes maîtres. Cette intériorité de la recherche, manifestement, n'est pas l'effet de la déception, mais en est la cause, ou, du moins, la condition de possibilité. Il fallait bien cette norme intérieure, ce "maître intérieur" obscurément pressentis, pour que j'osasse critiquer mes maîtres.

comme la plus grande volupté de l'étude

Il y a donc diverses voluptés de l'étude. Si, par exemple, il y a un plaisir à ingurgiter des faits historiques, c'est en en ingurgitant plus et toujours plus, en devenant de plus en plus érudit qu'on augmentera son plaisir. Mais on est alors dans un processus sans fin, indéfini, éternellement insatisfaisant car non-susceptible de perfection. Pour accéder à ce qui est "la plus grande volupté de l'étude", il faut donc une rupture qualitative : il faut passer d'une culture conçue comme absorption de données extérieures, à une culture conçue comme expression, comme expansion du sujet, de façon centrifuge. Il ne faut rien moins qu'inverser le sens du mot "culture", ainsi que le sens du mouvement de culture : du dedans vers le dehors, au lieu que ce soit, comme dans les écoles, du dehors vers le dedans. La vraie volupté de l'étude, ce n'est donc pas d'étudier plus, mais étudier tout autrement.

Il y a donc, chez le jeune Descartes, une "érotique" de la connaissance, un "démon" qui le pousse à ne pas lire, à ne pas poursuivre la lecture.

étude

La plus grande volupté de l'étude, c'est d'étudier en sens inverse de ce qu'on fait d'habitude. C'est donc que Descartes change du tout au tout la notion même d'étude. Grand philosophe, Descartes dissocie les notions et les réassocie tout autrement. "Etude" allait tout naturellement avec "livre" et avec "autrui". Maintenant, ce mot va avec "seul" et "sans livres". Descartes "étudie" les yeux fermés, ce qui est étrange pour une civilisation scolaire, scolastique, réaliste. Comme disait Montaigne : "Qui suit un autre, il ne suit rien." Plus tard, dans ses Méditations, Descartes fermera les yeux, se bouchera les oreilles, fermera le grand livre du monde. Ici, déjà, il ferme, pour étudier vraiment, le livre d'autrui.

L'entreprise cartésienne de penser avec son esprit seul, nu, dans le dénuement, en écartant de son esprit tout ce qui n'est pas intrinsèquement l'esprit lui-même, apparaît comme une sorte de stoïcisme gnoséologique.

Descartes n'est pas un lecteur, tout au contraire. pour lui, toute lecture est foncièrement décevante, par le fait même qu'elle est lecture. Socrate fut déçu par le contenu du livre d'Anaxagore. Descartes, plus exigeant encore, est déçu à l'avance. Descartes est aux antipodes des grands lecteurs, des philosophes foncièrement lecteurs, comme Aristote qui étudie les doctrines des autres, comme Malebranche, lecteur de la Bible, qui eut une deuxième révélation en lisant L'Homme de Descartes.

Descartes est un solitaire, un fondateur, un initiateur. Si la lecture des ouvrages d'autrui, ou du livre du monde, ne peut que décevoir, il n'y a que la pensée personnelle qui puisse combler les belles espérances.

Désormais, par les vertus de la révolution intellectuelle dont nous venons de parler, "écouter" va avec "livre". Il n'y a plus que deux façons de considérer les choses : par le dedans, et par le dehors. Ecouter et lire ne s'opposent que pour une conscience pré-cartésienne : pour Descartes, cela relève uniformément de la culture que nous appellerions centripète. En revanche, la pensée pure et le cahier vont ensemble dans la pensée tout intérieure. La distinction cartésienne fondamentale, du point de vue méthodologique, ne passe pas entre la matière et l'esprit, entre le visible et l'invisible. Elle se fonde sur une opposition plus foncière entre

- l'esprit en premier (pensée pure, éventuellement inscrite sur un cahier)

- l'esprit en second (écouter, lire, regarder)

Descartes adopte donc en quelque sorte à l'égard des livres une attitude que l'on pourrait qualifier de "formaliste" : un livre, ce n'est pas un contenu particulier, mais un problème général. Il juge les livres non sur leur qualité particulière, mais sur le statut intellectuel général du problème posé par leur titre. C'est pourquoi il y a une sorte de coquetterie dans cette attitude : ce que le plupart des gens prennent pour réponse, le prendre pour question : choisir la difficulté.

non point d'écouter les raisonnements d'autrui, mais de les découvrir moi-même par mes propres ressources

non point

c'est donc bien que c'était la tradition que d'écouter autrui, que c'était "tout naturel". "Non point" signifie "contrairement à ce que, probablement, vous imaginez spontanément".

Si je retrouve par mes propres ressources les raisonnements d'autrui, c'est que ces derniers n'appartiennent pas en propre à autrui, mais sont tout autant les miens, et ceux de tout esprit qui pense convenablement. Ces raisonnements sont rigoureux et a priori ; ils font partie du patrimoine commun de l'humanité. Je suis homme et rien de ce qui est humain, en ce sens, ne m'est étranger.

cela seul m'ayant attiré, jeune encore, vers l'étude des sciences, chaque fois qu'un livre promettait par son titre une nouvelle découverte, je n'en poursuivais pas la lecture avant d'essayer si par hasard je ne pourrais aboutir à quelque résultat du même ordre grâce à la sagacité qui m'est propre, et je prenais grand soin de ne pas me gâcher par une lecture précipitée ce plaisir innocent.

cela seul m'ayant attiré, jeune encore, vers l'étude des sciences

Il s'agit bien d'attirance, de désir, de cause finale. Et d'un désir inné, qui se manifeste dès la jeunesse. J'ai vu très tôt dans les sciences l'occasion de cette gymnastique intellectuelle qui faisait mes délices. Je suis donc allé vers l'étude des sciences constituées, au pluriel, qu'avec l'intention de pratiquer, sans le savoir encore, ma mathesis, non encore existante, et universelle. Et, comme c'est cela "seul", il est clair que je ne trouve aucune volupté dans l'érudition passive.

chaque fois : c'était systématique : ma nature imprègne toute mon histoire : on ne quitte pas sa nature, elle nous suit partout.

qu'un livre promettait par son titre une nouvelle découverte (cf. supra)

je n'en poursuivais pas... : Descartes a grande envie de savoir et, quand il voit un livre qui l'intéresse, il le referme, manifestant ainsi sa maîtrise sur son désir de savoir. Sa passion de la vérité n'est pas si grande qu'elle suscite une impérieuse avidité. Descartes a donc pour première loi méthodique de se frustrer du plaisir immédiat, mais pauvre, de la consommation, en vue du plaisir plus austère, plus pénible, plus lointain, mais infiniment plus riche, de la production intellectuelle. Amoureux courtois de la vérité, il ne veut pas se jeter dessus avec goinfrerie : il n'est pas primaire, il n'est pas immédiat. Il a envie de mériter la vérité, de façon difficile : il pratique l'adage énoncé par Kierkegaard : "c'est le difficile qui est chemin". La pensée s'avilit à absorber passivement des vérités, et la vérité s'y avilit aussi. Aller droit au but ne donne que des plaisirs faibles. Le ready-made qu'est le livre reste étranger à l'esprit qui le consomme avec avidité.

En somme, le sacrifice que fait Descartes du plaisir immédiat de la lecture n'est pas si grand qu'il en a l'air. Car Descartes sait bien, sent bien, de tout son esprit, qu'il ne se prive que d'un maigre plaisir. C'est pour le lecteur à l'esprit historien qu'il y a un prodige de courage à se comporter ainsi. Descartes semble se frustrer en ne lisant pas le livre. Mais c'est qu'il sait que c'est la lecture elle-même qui est la frustration par excellence. Que la lecture prive du meilleur, qui est la peine et donc la joie de la recherche personnelle.

avant d'essayer si par hasard je ne pourrais aboutir à quelque résultat du même ordre

On note plusieurs expressions de modestie dans ce passage : essayer, mais aussi par hasard, qui ne signifie pas du tout "au hasard", "sans méthode", mais "on ne sait jamais"... De même quelque résultat du même ordre. Cela suppose le rationalisme : que tout esprit pense comme tout esprit.

Trois remarques doivent toutefois être faites sur ce passage.

1. Le je pourrais exprime bien sûr la possibilité, mais cette possibilité n'est envisageable que par la potentialité des semences de vérité et par la sagacité propre de celui qui cherche.

2. Ce qui intéresse Descartes, ce n'est pas de retrouver, littéralement, mot à mot, les mêmes conclusions, mais, au contraire, quelque chose d'analogue. Ce n'est pas l'exactitude matérielle du résultat qui lui importe, mais sa signification, sa portée. Nul plus que Descartes n'est insoucieux des mots, du mot-à-mot, de la stricte rigueur littérale. Seul le sens lui importe : c'est d'ailleurs en cela qu'il fait résider la différence entre les hommes et les animaux : ces derniers répètent textuellement, et les hommes peuvent rendre une même idée en d'autres termes. Donc, retrouvant le sens, avec d'autres mots, de ce que les auteurs ont trouvé, je manifeste mieux mon humanité. De même, le jeune Pascal avait retrouvé Euclide, mais avec un vocabulaire naïf, qui n'ôtait rien, au contraire, à ses re-découvertes.

3. Le par hasard ne signifie donc pas "au hasard", mais, au contraire, avec une façon de procéder, une méthode qui me soit propre. Ce mot marque ici une tentative, un essai, presque un pari : tentons, on ne sait jamais, cela pourrait marcher, on verra bien. Ce passage serait à rapprocher du texte sur les chaînes de raisons qui m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s'entresuivent en même façon. Dans les deux cas, il y a un pari, un risque, un beau risque. Dans les deux cas, bien que de façon différente, le jeune homme se dit : "Et si...? " Et si tout était simple ? et si l'esprit suffisait à toute connaissance ? Alors, je pourrais tout bâtir par moi-même, par moi seul... Car, si toutes les connaissances s'entresuivent en même façon, c'est qu'il y a une science universelle et une seule, et donc que n'importe quel esprit en doit être capable pourvu qu'il soit bien mené. Le pari sur l'universalité de l'esprit dans le Discours est le même que celui sur l'universalité de mon esprit dans ce passage. Dans les deux cas, le jeune Descartes entrevoit avec éblouissement les merveilles de l'autosuffisance intellectuelle.

Descartes suppose donc que par divers moyens on peut parvenir à même fin, pour parler comme Montaigne, et donc que les hommes conduisent leurs pensées par diverses voies.

grâce à la sagacité qui m'est propre,

Cf. les redondances de : moi-même par mes propres ressources. Décidément, Descartes insiste beaucoup sur le caractère solitaire de l'entreprise. C'est le Sapere aude cartésien.

Le projet de la Règle X est le développement de la sagacité, d'où l'apparition ici du terme, qui précise de quelles ressources il va être question.

Or je n'ai pas forcément une sagacité extraordinaire ; mais la sagacité s'augmente par l'exercice, sinon les exercices qui suivent notre texte n'auraient pas de sens. Tout esprit est capable de déduction, même à un modeste degré. La sagacité est la qualité qui permet de déduire, c'est-à-dire de penser de façon ordonnée, facilement et rapidement ; c'est la capacité, principalement, d'inventer des ordres permettant de résoudre plus aisément les problèmes. On n'apprend pas à déduire, mais on peut apprendre à être sagace. Qualité auxiliaire, la sagacité est variable selon les individus, et aussi selon l'exercice qu'on lui donne. Quant à moi, semble dire ce texte, je n'ai peut-être pas de naissance une sagacité extraordinaire, mais le goût que j'ai toujours eu pour la recherche personnelle m'a fait m'exercer souvent de façon spontanée, et ma sagacité n'a pu que s'en améliorer.

La sagacité est la faculté de l'ordre. Or l'ordre est extrinsèque aux choses ordonnées : l'ordre est formel. Il est non pas considération de ce que la chose est en elle-même, mais de son rapport avec une autre. La sagacité consiste donc en une abstraction de la matière particulière de la chose : elle est la faculté de la forme, ou, plutôt, de la mise en rapport des formes entre elles, sans considération des matières. La sagacité n'est donc rien d'autre que la faculté de faire des analogies. Elle est la faculté de mettre en rapport indépendamment des supports. Elle est donc une faculté essentiellement syntaxique, et non lexicale. Et c'est une faculté difficile à exercer, car nous n'y sommes pas soutenus par la bonne vieille matière bien solide et bien parlante à l'imagination. C'est donc par une re-création continuée de l'esprit qu'il faut penser le rapport sans l'aide du support, jouer aux échecs sans échiquier, "à l'aveugle". La sagacité est donc vertu métaphorique, poétique. On le verra dans la science physique de Descartes, quand la sagacité consistera à trouver des analogies entre choses éminemment dissemblables et éloignées les unes des autres.

Il n'est pas étonnant alors que, dans le paragraphe qui suit notre texte, Descartes donne comme exercice de regarder des métiers où il y a de l'ordre, mais indépendamment de la matière travaillée. Il s'agit de s'habituer à dépouiller les problèmes de leur gangue matérielle, de les dématérialiser.

et je prenais grand soin

En fait, ce soin est d'un épicurisme bien compris... Descartes prend toujours grand soin de tout... Il est méthodique jusque dans ses voluptés.

de ne pas me gâcher par une lecture précipitée

La lecture précipitée ne consiste pas à sauter des mots, mais à faire de la lecture la frustration de l'intelligence. C'est faire venir le mot avant l'idée, le son avant le sens. C'est non point une question de vitesse (aller plus vite), mais une question de précipitation : faute d'avoir réfléchi, commencer tout de suite, de façon contraire à l'ordre. Toutefois, on peut remarquer que chez Descartes, en un sens, toute lecture est précipitée, et toute précipitation est lectrice. Toute lecture est précipitée : nous n'avons jamais foncièrement besoin de lire puisque tout l'important se trouve en nous. Le temps qu'on passe à lire serait toujours mieux employé à penser, c'est-à-dire à cultiver notre instrument intellectuel.

Toute précipitation est lectrice, car toute avidité est impatience, et l'impatience veut immédiatement les résultats : elle va donc chercher les idées et les choses toutes faites. Elle se fait alors lectrice des livres, ou lecture du livre du monde.

ce plaisir innocent.

Il y a plaisir car il y a passage de la puissance à l'acte. L'esprit, dans cet exercice, devient ce qu'il est. On est bien dans une pensée de la finalité interne, limitée chez Descartes à la pensée, et évacuée de l'étendue.

Or quel plaisir peut-on trouver à recopier immédiatement la solution d'une grille de mots croisés, ou d'un problème d'échecs ? Ce serait absurde. En ces cas, comme dans la science pour le jeune Descartes, il est agréable de se fatiguer.

C'est un plaisir innocent, car il ne fait de mal à personne ; il ne prive personne de rien ; il n'est en compétition avec personne (sinon, symboliquement, avec l'auteur du livre) ; il ne suppose pas de convoitise, de désir de possession : on n'y acquiert rien d'extérieur à soi, on n'y gagne que soi-même, et un certain contentement de soi. Ce n'est pas la bassesse du plaisir d'avoir. Ce n'est pas la passivité du désir d'être. C'est la noblesse du plaisir de devenir pleinement ce que l'on est. C'est le plaisir légitime de développer sa nature tout en suivant sa pente. Plaisir naturel, il est légitime. Dieu nous a faits pour user de notre raison : le plaisir que nous y trouvons ne peut donc être qu'innocent. L'homme n'est donc pas entièrement déchu, du point de vue épistémologique. Le péché n'a pas altéré notre capacité foncière à penser juste, et ce, sans l'aide directe de Dieu.

Toutefois, il ne faut pas se laisser prendre au piège des idées : la Règle I nous avertit de ne pas nous figer dans l'admiration statique pour des vérités, et nous rappelle que toute vérité doit être un instrument pour en découvrir d'autres. Le plaisir innocent, ici, est plaisir de découvrir, non plaisir des idées ou des vérités. C'est le plaisir d'avancer.

Réfléchir par ses propres moyens est donc un plaisir innocent. Ce qui laisse entendre, peut-être, que la lecture, quant à elle, n'est pas un plaisir innocent. En effet, nous savons qu'avec Descartes, toutes les frontières changent, et donc, aussi, celle entre l'innocent et le coupable (du point de vue épistémologique, s'entend). Lire, c'est chercher au-dehors ce qui devrait être cherché au dedans : c'est mépriser en soi les semences de vérité que Dieu nous a confiées en dépôt avec mission de les faire fructifier. Il ne faut donc plus associer la lecture à l'activité de l'esprit, mais à la passivité, à la réceptivité. Pour un philosophe "normal", les plaisirs, par exemple, du restaurant, sont des plaisirs bas, car corporels, alors que la bibliothèque est source des vrais plaisirs spirituels : sublime manducation silencieuse de la vérité, plaisir qui n'amoindrit pas son objet. Mais, pour Descartes, la bibliothèque et le restaurant sont à mettre sous la même rubrique des plaisirs passifs : la bibliothèque n'est rien d'autre que la cantine de l'esprit. Et la lecture, qui se dit spirituelle, fait travailler les yeux et la mémoire. Curieuse science, pourrait dire Descartes, qu'une cataracte empêche...

Conclusions sur la première partie du texte

1. L'attitude du jeune Descartes suppose la règle d'évidence : ne recevoir pour vrai que ce que JE connais évidemment être tel. Pour cela, il faut que ce soit moi qui pense, et non celui dont je lis le livre.

2. Descartes, dès son plus jeune âge, choisit la pensée contre l'écrit ; l'actuel contre le passé ; le difficile contre la solution de facilité ; l'effort contre la lecture ; l'instable contre le stable.

3. Ce texte est étonnant, car, pour une fois, Descartes nous dit clairement que, du point de vue épistémologique, la spontanéité peut être bonne. Ce qui fait mon plaisir peut aussi être ce qui fait mon bien. Descartes, certes, est le philosophe de la lutte contre la spontanéité, le penseur de la médiation, celui qui ne se fie quasi jamais aux premières idées qui lui viennent. Mais cette philosophie de l'effort a, à sa racine même, une exception, un ancrage dans la nature et dans la spontanéité. On peut, en certains cas, suivre sa pente, en tout cas quand on a l'esprit tourné comme René Descartes. Il y a une harmonie naturelle entre nous-mêmes et la connaissance. On sait que c'est vrai une fois opérée la grande purification du doute, mais c'est vrai aussi au commencement même de la vie de notre esprit. Bien que se présentant comme un cas unique, Descartes ne manque pas de nous faire sentir que ce goût qu'il avait pour l'étude personnelle, est en fait la version manifeste d'un goût qui doit être plus ou moins au sein de tout esprit.

En général, la critique cartésienne de la précipitation est aussi une critique de la spontanéité : notre condition anthropologique est telle que les mouvements spontanés ont toute chance d'être mauvais. Pour que la spontanéité soit recevable, il faut que le caractère présente des traits en principe incompatibles : les esprits ardemment désireux de la vérité sont trop ardents et se précipitent. Ceux qui sont calmes sont trop modestes pour partir par leurs propres forces en quête de vérité.

4. Descartes ne nous dit nullement qu'il obtint des résultats importants, ayant valeur par eux-mêmes. Mais, on l'a vu, ce qui importe ici, ce n'est pas la thésaurisation des résultats, mais la théorisation de la méthode employée. En ce texte, comme son répondant de la Règle IV, on peut dire que, "en toutes choses, les commencements sont modestes." La puissance ne passe pas d'un coup à l'acte : il y faut le temps de la maturation et de l'exercice. Il faut, à la finalité interne, du temps pour se manifester. L'esprit du jeune Descartes, comme l'arbre de Valéry, est animé de savoir, et tend vers sa cime, répond à son appel.

5. Descartes ne dit pas qu'il avait, dès sa jeunesse, un esprit rigoureux : il nous dit seulement qu'il aimait à réfléchir par ses propres moyens. Et c'est pour cela qu'il est devenu rigoureux, et qu'il est devenu méthodique. Car un esprit seul, sans aide, doit rentabiliser au maximum ses minces possibilités s'il veut aboutir. Le désir de penser par soi amène à la rigueur et à la simplicité, qui sont donc des conséquences, des effets. Le jeune Descartes faisait une robinsonnade intellectuelle comme d'autres font des traversées en solitaire : pour voir ce qu'on peut par ses propres moyens. Malgré les apparences, ce jeune homme chétif était un aventurier.

La méthode rigoureuse était donc appelée très vite par son projet, mais n'était pas tout à fait à la source. C'est pourquoi on va un peu vite en faisant du monde moderne inauguré par Descartes celui de la rigueur : ce qui inaugure le monde moderne, c'est le parti de penser soi-même. Descartes commence par une sorte de solipsisme, d'isolationnisme, qui peuvent, en un texte comme celui-ci, ressembler à du narcissisme. C'est la solitude qui exige l'ordre, la rigueur, la clarté, l'évidence.


Deuxième partie du texte: la leçon de la spontanéité

Cela me réussit si souvent (...) sans contredit."

Il y a chez Descartes, bien que de façon concentrée, une véritable thématique des rapports entre nature et culture. Et l'on passe de la première à la seconde par une prise de conscience, un passage à la pure lucidité. La nature est ce qui est pratiqué sans être connu ; la culture, bien que le mot soit moins cartésien, est ce qui est pratiqué parce que connu. La culture est la généralisation de la nature.

Mais "nature" s'entend, au moins en deux sens

1. nature anthropologique, qui fait que nous nous précipitons et croyons à nos sens et à notre imagination.

2. nature d'être pensant, qui ne peut pas ne pas pousser quelques fruits dans les mauvaises herbes de la nature précédente...

Toute la thématique que l'on étudie ici à travers plusieurs textes est celle de "nature et culture" chez Descartes (d'où notre sous-titre allusif) : Descartes y expose à chaque fois comment on passe de la nature à la culture ; en quoi il y a rupture, et en quoi il y a néanmoins continuité. Or, chaque fois, qu'il s'agisse de la réflexion de la Règle IV sur les productions des mathématiciens, qu'il s'agisse dans la Règle VIII du passage sur le forgeron, ou qu'il s'agisse de notre texte, le changement est toujours le même : on passe de la nature à la culture par la considération générale, théorique, généralisante, des échantillons donnés par la nature : en quoi il est vrai qu'il y a continuité puisqu'on considère ce qu'on a fait, ou ce qui a été fait. Et il y a discontinuité, puisqu'on regarde au lieu de faire, au lieu de continuer.

Dans cette 2° partie, Descartes montre donc comment il a fait accoucher sa spontanéité d'une méthode générale, universelle, lucide, thématisée. On va donc passer de l'ombre à la lumière. Comme les Anciens, je produis des bribes de vraie pensée ; mais, en outre, je systématise et je publie (je publierai) la méthode à l'œuvre dans ces bribes, ce qu'ils n'ont pas fait.

On a donc un rapport de continuité, certes : on réfléchit sur ses propres comportements. Mais plus encore de discontinuité : on réfléchit théoriquement au lieu de faire pratiquement : ré-flexion, thématisation, médiation, médiatisation.

On a la même rupture qu'avec les Anciens : non continuer, mais tirer la leçon. C'est maintenant, quand il va passer à l'universel, que Descartes devient vraiment philosophe cartésien

cela me réussit si souvent

On ne peut pas réussir à tout instant par hasard ; ce n'était donc pas une loterie. Ma façon de réfléchir ressemblait en quelque façon à un "remède de bonne femme", purement empirique, mais qui réussit. Je pratiquais une sorte d'automédication intellectuelle, assez efficace. Il peut donc y avoir de l'indélibéré efficace : ceci n'est pas nouveau, puisque tout l'artisanat, toute la vie quotidienne réussissent ainsi. Mais ce qui est nouveau, c'est que le non-délibéré puisse être efficace dans le domaine de la connaissance théorique. Je pouvais donc beaucoup, en sachant peu : ma pratique était supérieure à ma théorie. J'étais, pourrait-on dire, un "barbare" de la science, puisqu'on pourrait définir le barbare comme celui qui peut plus qu'il ne sait.

La quantité même de mes résultats prouve qu'il y a une rationalité dans ma façon de procéder. Mais cette rationalité, pour le moment, je ne m'en aperçois pas. Et pourtant, la raison me dit qu'il ne se peut pas que ce soit le hasard qui me fasse ainsi trouver si souvent la vérité : il y a fallu des règles. Or je ne m'apercevais pas que j'en suivisse. Il fallait donc que ce fût une rationalité sourde à l'œuvre dans mes réflexions, une rationalité immanente. Il y a quelque chose qui n'est pas pensé par moi, et qui, pourtant, n'est pas désordre. C'est donc que cela relève d'une finalisation, d'une organisation voulue par un autre esprit, qui m'a fait tel que je cherche ainsi spontanément le vrai.

En somme, mon expérience, incontestable, me dit que je n'ai pas pensé à des règles. Mais les résultats me prouvent que je ne peux pas ne pas en avoir subi, suivi. J'étais donc plus riche que je ne croyais. Mon travail intellectuel était donc en quelque sorte finalisé, comme par une "main invisible"...

On a donc, ici comme d'autres fois chez Descartes, un divorce entre le témoignage de la conscience, de l'expérience, et celui de la raison. C'est ce qui se passe par exemple pour le problème de la liberté (Principes I, §§ 39-41). Il faut alors maintenir les deux affirmations : dans le cas de la liberté, comme je sais par expérience de conscience que je suis libre, et que je sais par raison que Dieu a préordonné toutes choses, il me faut affirmer à la fois ces deux thèses contraires. Ici, comme je sais que je n'ai pas suivi de règles, et que la raison me dit que je ne peux pas ne pas en avoir suivi, il faut donc que j'en ai suivi sans m'en apercevoir, et donc qu'il y a eu dans mes recherches une rationalité aveugle, une rationalité sourde, une rationalité non-pensée, une rationalité immanente.

Car Descartes raisonne de façon contraignante : de tels résultats ne peuvent pas être le fait du hasard. C'est le même raisonnement dans la Règle IV p. 93 : les Anciens nous ont laissé des démonstrations solides ; donc ils n'ont pas pu ne pas user de méthode. La chose (le résultat) étant produite, ses conditions de production ne peuvent pas ne pas être. De même, si je me sais fini, je ne peux pas ne pas avoir quelque idée de l'infini. C'est la façon utilisée par Descartes pour tenir cette gageure de prouver une existence : en montrer l'absolue nécessité logique. Ce qui est, ce que l'on voit, et qui existe, réclame, pour être, un autre être, inaperçu certes, mais forcément existant, puisque seule cause possible de l'existence de l'être dont l'existence est constatée. Le fait prouve le droit.

Il faut donc confesser qu'il y a une utilisation pré-consciente, semi-consciente, de la méthode, et que c'en est, justement, la version "naturelle", non-thématisée. Une finalité interne, immanente, se fraie dans l'ombre un chemin. L'esprit va au simple comme le petit chat va à la tétine...

"En tâtonnant" ne signifie donc pas "par hasard" : je tâtonnais de façon aveugle, et pourtant, j'ai dû reconnaître que ce n'était pas au hasard. Donc sans que je m'en aperçusse, il y avait dans mes réflexions, un ordre constant qui me guidait de façon immanente. Je cherchais la vérité comme on cherche Dieu : à tâtons. Mais on ne le chercherait pas si on ne l'avait déjà : je l'avais déjà en moi sous forme d'une norme transcendante et d'une tendance innée à la méthode.

Il y a donc, pour le jeune Descartes, des "essais" de la méthode, qui n'ont pas été publiés : ce sont ces tout premiers essais qui sont ici évoqués. Ici, la méthode est implicite, immanente, alors que, à la suite du Discours, elle est lucidement appliquée, du moins si l'on en croit Descartes.

En attendant, ce somnambulisme rationnel ne peut pas satisfaire Descartes : il faut passer à la claire conscience.

je finis par me rendre compte

Manifestement, il y a un déclic, un moment de prise de conscience, de conversion. Je dois admettre, malgré ma modestie naturelle, que je réussis bien mieux qu'eux tous, bien que je me sente encore moyennement doué. Apparaît alors un tout nouvel éclairage, qui va tout changer. Ma modestie m'a fait longtemps résister à cette idée, mais j'ai été obligé de me rendre.

Je faisais de la méthode sans le savoir. Et moi aussi, je suis peintre !

Cette prise de conscience n'est nullement programmée : elle vient toute seule, au moment où elle veut. Mais ensuite la mise au point délibérée d'une méthode sera bien plus délibérée, médiatisée, calculée, programmée. J'ai été amené à..., passivement, malgré moi, sans avoir programmé ; mais ensuite, il faut programmer le moment où l'on va passer de la faible fertilité naturelle à la prodigieuse fertilité de la théorie.

J'ai connu une réussite spontanée et régulière : il faut donc trouver la formule de cet empirisme. Pour reprendre l'image médicale du début de cette deuxième partie, Descartes va s'interroger lui-même, comme les médecins et pharmacologues interrogent les chamanes et faiseurs de poudres magiques, gens que l'on appelle fort bien des "empiriques", pour savoir quelles plantes ils utilisent, et pour guérir quoi. Ce ensuite de quoi ils en font l'analyse chimique, en vue d'en tirer les principes actifs purs, d'une efficacité maximale.

Ou, pour reprendre l'expression de Claudel : ce qu'ils font sans le savoir, il serait si beau qu'ils le fassent en le sachant ! Ici : faire une science complète, à partir d'une méthode parfaitement lucide, par une sorte d'auto-analyse.

que ce n'était plus, comme d'ordinaire chez les autres par des enquêtes errantes et aveugles

Cf. Règle IV début. Il y avait plus de méthode chez moi jeune que chez les plus vieux savants.

faisant appel au hasard plus qu'à la méthode

même en mathématiques, cf. Règle IV p. 95.

que je parvenais à la vérité,

Le mot "parvenir" peut s'entendre en deux sens :

1. arriver enfin, après mainte erreur de parcours, par rectifications successives.

2. arriver, par ex. après une chaîne de raisons parfaitement déductive, sans déchets.

Ici, c'est le premier sens, et il s'agit d'arriver au second.

mais qu'une longue expérience m'avait permis d'apercevoir

Par répétition, obscurément, comme dans l'artisanat. Il peut donc y avoir pour Descartes un temps long et répétitif qui ne soit pas du temps perdu, mais temps de maturation. C'est bien ce qui fait que le cartésianisme n'est pas un système pur, mais l'expérience d'une pensée. Il faut du temps pour sortir l'immédiat de sa gangue.

certaines règles :

Au moment où je les concoctais laborieusement, c'étaient bien "certaines règles", un peu mystérieuses, un peu floues. L'imprécision de la pratique a été le matériau permettant d'accéder, par purifications successives, à la précision de la théorie, de la méthode parfaite - aux règles certaines. Les règles certaines et faciles qui font le titre original de l'ouvrage ont donc commencé par être floues et laborieuses.

Les règles ont été, d'abord, l'objet d'un "bricolage", elles ont été faites en tâtonnant. Car il est évident, du simple point de vue logique, qu'on ne peut pas constituer la méthode de façon méthodique, ce qui supposerait qu'on dispose déjà de la méthode. On ne peut donc faire la méthode que de façon non-méthodique. Il y a une bonne part de hasard dans la constitution de la méthode rigoureuse. Il y a donc une évidente opposition entre le chemin hasardeux et le résultat rigoureux. Mais c'est précisément cette contradiction qui donne à notre texte sa saveur spécifique. C'est par cela qu'il a une saveur presque "dialectique", si l'on ose un tel mot à propos de Descartes : une chose s'y renverse en son contraire. Mais c'est alors qu'il y a une secrète providence qui guidait Descartes en son entreprise : tout était secrètement programmé par les semences de méthodicité, qui ne demandaient rien d'autre que des conditions propices pour exprimer leur nature profonde.

Faisant des mathématiques, Descartes a levé l'obstacle. Or, pour une puissance déterminée (active), il suffit que l'obstacle soit levé pour que la puissance passe à l'acte. En effet, un lingot d'or, qui est couronne en puissance (non déterminée, passive) ne passe pas à l'acte par le seul fait qu'on aurait ôté l'obstacle (lequel, d'ailleurs ?) : il faut lui apporter la forme. En revanche, si on lâche un caillou, on lève l'obstacle à la manifestation de sa nature, et il l'exprime aussitôt, en tombant, sans qu'on ait besoin de mettre de la chute en lui. De même, la semence de vérité ou de méthodicité n'a pas à être structurée dans son essence propre : elle l'est déjà : il suffit qu'elle ne soit pas gênée pour devenir ce qu'elle est.

Mais, déjà, le simple fait de m'apercevoir que je suivais des règles, même floues, était un pas vers la notion cartésienne de science : car cela suppose qu'il peut y avoir une même façon de procéder pour plusieurs cas. Donc on s'achemine peu à peu vers l'idée d'une méthode formelle, indépendante du contenu, d'une méthode universelle. Je me suis aperçu qu'il y avait quelque chose qui ne changeait pas, un invariant, malgré l'infinie variation des problèmes, une constante indépendante du contenu.

Ces règles suivies spontanément n'ont été rien d'autre au début que l'esprit lui-même essayant de se débrouiller tout seul dans les problèmes. Elles n'ont pas été premièrement édictées, mais pratiquées. Elles ont été le mode d'être de l'esprit avant d'être des Règles pour la direction de l'esprit. Elles n'ont pas été d'abord à part. C'est pourquoi la méthode est naturelle : elle n'a pas à être injectée du dehors dans l'esprit : elle fait partie de l'esprit à titre immanent, à titre de potentialité, de semence, de virtualité. Ce ne sera donc pas lui faire violence que de lui proposer cette réglementation qui, en fait, est la sienne. Le livre des Regulae est, en fait, un miroir nettoyé que nous tend Descartes. Et, comme il le fera pour le Discours, Descartes ne se sent autorisé à solliciter l'attention du public qu'à partir du moment où il est capable de donner un tableau général, relativement systématique, de ses recherches : quand, précisément, elles ne sont plus des recherches. Descartes n'aime pas que le public soit invité à essuyer les plâtres de ses réflexions inchoatives.

Le paragraphe suivant de cette même Règle X est ainsi traduit par J. Brunschvicg :

Mais comme tous les esprits ne sont pas également doués de nature pour faire des découvertes par leurs propres forces

En fait, il faut comprendre : comme tous les esprits ne sont pas également enclins, par nature, à suivre à la trace, eux-mêmes et par leurs propres forces, la nature des choses... Ce ne sont donc pas les capacités en tant que telles qui sont inégales, c'est ce goût pour la recherche personnelle, laborieuse, indécise, ce goût, non point de perdre du temps, mais de passer beaucoup de temps, pourvu qu'on pense soi-même. Le mot "indigandis" signifie "suivre le gibier à la trace", le pister ; et on remarquera à ce propos que la sagacité désigne, étymologiquement, quelque chose de similaire, une sorte de "flair".

qui ne sont pas d'un faible secours à ce dessein

c'est-à-dire parvenir à la vérité. Cf. le titre de la Règle I : rendre l'esprit capable, en général, et non sur telle ou telle chose particulière. Descartes use d'un euphémisme : les règles sont éminemment utiles à la connaissance de la vérité, et donc au progrès, etc. Donc il est un bienfaiteur de l'humanité.

Mais il faut aussi le prendre en un sens plus sérieux : la méthode spontanée détient toute la méthode, mais à titre encore peu actif. L'essentiel est cette purification qui la rend infiniment plus efficace, et c'est cette purification que Descartes s'attribue. C'est pourquoi il minore son rôle. L'essentiel n'est pas d'avoir l'esprit bon, mais de l'appliquer bien. De même, l'essentiel est de systématiser bien les préceptes.

et dont je me servis ensuite pour en découvrir plusieurs autres.

Les règles sommaires servent à en trouver d'autres, comme les ordinateurs servent à fabriquer d'autres ordinateurs plus puissants, ou les robots, d'autres robots.

Il faut toutefois bien voir que les règles sont d'abord sommaires, puis un peu plus précises, et ainsi de suite, par degrés, de façon continue. Il ne s'agit pas du tout de faire sortir la Règle 2 de la 1, la 3 de la 2, etc.

c'est ainsi

Le "ainsi" du début de notre texte exprimait clairement la nature de l'esprit du jeune Descartes. Ce deuxième "ainsi", conclusif, tend bien à montrer que toute l'histoire n'a été que l'illustration, et l'élucidation, de cette nature, qui était particulière en tant que disposition psychologique, mais qui est universelle en tant que statut de l'esprit humain. Ce qui était au commencement se retrouve à la fin. Penser par soi seul est bien l'alpha et l'oméga de la pensée cartésienne.

que j'ai laborieusement édifié l'ensemble de la présente méthode

Laborieusement (diligenter) = attentivement, scrupuleusement. Br. a un peu tort de traduire par "laborieusement", ce qui donne un renforcement qui n'est pas dans le texte. Balzac disait que le génie venait par un "long concubinage avec la Muse" : c'est un peu le cas ici. Mais, maintenant, Descartes sait pertinemment ce qu'il fait. Il n'est plus l'abeille qui fait son alvéole : il est l'architecte qui pense. Il n'est plus plante qui pousse, mais horticulteur qui réfléchit. excolui : j'ai édifié, cultivé, extrait par culture.

et je me suis persuadé que j'avais observé dès le début, de toutes les manières d'étudier, la plus utile sans contredit."

j'en suis arrivé à conclure que..., bien que ce ne fût au début rien d'autre qu'un jeu...

Le prodige est venu de ce que mon goût personnel m'a limité aux seules mathématiques. Ainsi, tout naturellement, j'ai limité mon champ d'investigation à ce domaine qui est le plus favorable à l'éclosion de la méthode, puisque celle-ci ne croît aisément qu'à propos du simple, et que ce n'est qu'une fois qu'elle s'est développée sur un matériau simple, qu'elle peut s'appliquer au complexe, et, peu à peu, à toute chose connaissable. Mon goût a donc défini un domaine, un type d'objet, le plus propice qui soit, sans contredit. C'est en ce sens que mon désir a suivi l'ordre : il a élu pour son domaine ce qui doit être cultivé en premier. Les Anciens eux non plus ne s'étaient pas mis en tête le projet délibéré de faire une méthode. Mais ils ont fait des mathématiques, et celui qui cultive ce domaine, et veut le cultiver intelligemment, en arrivera presque automatiquement, par la facilitation que permet son objet, à établir au moins des esquisses de méthode. On ne se met pas à son bureau, un beau matin, en se disant "je vais faire une méthode". On commence par penser, et on en tire une méthode, à condition que le terrain soit propice.

j'avais observé la plus utile

mais je ne le savais pas, et ce n'était pas pour cela que je l'avais suivie. J'ai aimé la méthode pour de mauvaises raisons. Mais n'est-ce pas une structure nécessaire de toute innovation spirituelle ? En s'amusant, Descartes a trouvé ce qu'il ne cherchait pas : une méthode rigoureuse et universelle. C'est le propre de toute découverte : si l'on sait ce qu'on cherche, on ne trouvera jamais que ce qu'on savait déjà, on n'ira jamais vers l'avenir qu'avec l'idée préconçue de ce qu'il doit être, ce qui suffira à nous le masquer.

Conclusions critiques

1. On pourrait être tenté de faire jouer Descartes contre lui-même, et de le critiquer à partir de ses propres textes. Descartes, en effet, n'écrit-il pas, dans la seconde partie du Discours :

"(...) les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s'étant civilisés que peu à peu, (...) ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu'ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur."

En fait, c'est ainsi que Descartes nous avoue avoir constitué sa méthode, par tâtonnements, à partir d'essais maladroits, laborieusement rectifiés. Descartes ne cesse de dire, sous diverses formes, dans l'ensemble de sa philosophie, et particulièrement dans ce passage, que ce qui a commencé dans l'impureté ne saurait devenir pur, quelque effort qu'on fasse pour cela. Comment la multiplication des essais aveugles peut-elle produire la lumière ? Ne reste-t-il pas toujours en la méthode quelque tache, quelque trace de cet aveuglement dont elle provient ? Si le barbare ne saurait être civilisé pour de bon car il demeure immanent au civilisé qu'il prétend être devenu, comment en serait-il autrement dans notre texte ?

La réponse est simple : dans le texte du Discours, Descartes ne traite nullement de la méthode, mais des connaissances, non de la manière, mais de la matière, non de la forme, mais du contenu de la connaissance. Notre texte semble contraire au projet cartésien de tout effacer pour tout reprendre à partir de rien. Mais ceci n'est vrai que pour les choses que nous savons, ou que nous croyons savoir, et qui doivent être vidées de notre esprit comme les pommes du panier, pour être triées. Mais pour trier, il faut avoir néanmoins la norme de vérité, et une méthode.

En somme, il y a deux choses à considérer : les choses que l'on pense, et la façon dont on les pense. Les choses que l'on pense, il faut les rejeter toutes, sans rien garder. Mais la façon dont on pense, la méthode, se fait par cette lente élaboration que nous avons étudiée.

La discontinuité dans les choses connues doit être totale alors que, dans la manière, dans la méthode, elle doit se faire, comme nous l'avons vu, sur le fond d'une certaine continuité. Il nous faut donc dire qu'il y a dans la vie de l'esprit selon Descartes, deux temporalités différentes : la temporalité semi-continue de la méthode, et la temporalité discontinue, marquée par le doute radical, des choses connues.

2. On peut considérer que ce texte de la Règle X contient, en germe, le péché fondamental du cartésianisme, la faiblesse essentielle de sa notion de méthode.

En effet, le jeune Descartes aime penser par lui seul. C'est son droit. Aussi met-il au point à ce propos, une méthode à lui, qui est fort efficace. Rien de contestable jusque là. Mais, comme nous l'avons vu, cela n'est possible qu'à condition de ne considérer que les disciplines de pure déduction, mathématiques et métaphysique. Le jeune Descartes forge sa méthode sur un matériau qui, dès le début, a été gravement tronqué, amputé ; ce n'est pas, loin de là, tout le savoir qui est pris en considération, mais seulement une infime partie de celui-ci. Certes, le niveau de certitude ainsi atteint est d'une incontestable perfection. Mais faut-il réserver le nom de science à cette seule perfection absolue ? Descartes procède peut-être à une assimilation hâtive entre deux sens du mot "satisfaisant". Pour son goût, seule l'absolue perfection du savoir mathématique est satisfaisante. Et il en conclut qu'on ne peut considérer comme niveau "satisfaisant" de vérité que ce niveau géométrique. Aussi rejette-t-il hors de la science, dans les ténèbres extérieures, tout ce qui n'est pas mathématique.

Une fois qu'on a rejeté comme inintéressant tout ce qui n'est pas mathématique, il n'y a plus que les mathématiques qui soient intéressantes. Seul intéresse Descartes ce qui relève de l'universel. Mais, pourrait-on dire, l'universel est chose rare.

Le mathématisme resterait alors ce qu'il fut au début : un pari, un beau risque, la projection dans le monde, dans le réel, d'un rêve de jeunesse, un rêve de pureté et de perfection, une utopie. Une fois l'imparfait évacué magiquement, seul reste le parfait.

Léon Brunschvicg [ne pas confondre avec Jacques Br., le traducteur des Reg. dans l'éd. Alquié] n'avait peut-être pas tort d'écrire :

"Il n'est pas sûr, il n'est pas démontrable en tout cas, que ce qui est négligé par la nature même de la méthode, soit en effet négligeable."



Deuxième texte :

Règle IV, AT X p. 373, F.A. I p. 93 : "Puisque, par conséquent, l'utilité de cette méthode est si grande que sans elle il semble devoir être plutôt nuisible que profitable de se livrer à l'étude, je me persuade facilement que depuis longtemps les meilleurs esprits, ou plutôt ceux qui se laissaient guider par la seule nature, l'ont aperçue en quelque manière. L'esprit humain possède en effet je ne sais quoi de divin, où les premières semences des pensées utiles ont été déposées, en sorte que souvent, si négligées et si étouffées soient-elles par des études qui les dévient, elles produisent des fruits spontanés. Nous en faisons l'expérience dans les sciences les plus faciles, l'arithmétique et la géométrie : car nous remarquons assez que les anciens géomètres ont fait usage d'une sorte d'analyse qu'ils étendaient à la résolution de tous les problèmes, bien qu'ils l'aient jalousement cachée à leur postérité. Et de nos jours on voit en honneur une certaine sorte d'arithmétique, que l'on appelle algèbre, et qui est destinée à effectuer sur des nombres ce que les anciens faisaient sur des figures. Ces deux disciplines ne sont rien d'autre que des fruits spontanés, issus des principes innés de cette méthode ; et je ne m'étonne pas que ces fruits aient jusqu'ici poussé autour des objets tout à fait simples de ces deux sciences, plus favorablement que dans les autres, où de plus grands obstacles les étouffent habituellement ; là aussi pourtant, pourvu qu'on les y cultive avec le plus grand soin, ils pourront sans aucun doute parvenir à une parfaite maturité."

Ce texte, bien que placé dans la Règle IV, n'est étudié qu'en second lieu, car il est manifeste que c'est à partir de sa propre expérience que Descartes a pu reconnaître la signification de l'expérience des anciens mathématiciens. L'expérience ontogénétique précède la reconnaissance du phylogénétique.

Descartes recherche une science qui soit d'une vérité parfaite et incontestable : il vaut que toutes connaissances y soient de même qualité. Or, selon la Règle I, toute science vient de l'esprit. Or l'esprit est un. Donc la méthode devra être une comme l'esprit qui l'exerce, et comme la science à faire.

Même, on peut dire que tout ce qui est bien pensé, scientifiquement, ne peut l'avoir été que selon cette méthode : car si l'esprit est un, c'est aussi toujours le même esprit qui est à l'œuvre dans tous les hommes et à toutes les époques. Or il y a dans l'histoire des échantillons de connaissances certaines et construites : arithmétique et géométrie. Donc cela a été fait par la méthode, puisqu'il n'y a de vérité que par la méthode. Mais cette méthode n'a jamais été mise au point de façon claire. C'est donc qu'elle a été suivie sans qu'on en ait vraiment conscience.

Or elle ne peut être suivie avec une égale facilité selon les objets que l'on se propose, du moins dans un premier temps. C'est pourquoi la Règle I est optimiste : elle présente le résultat universel d'une réflexion qui a eu besoin, néanmoins, de conditions particulières pour se manifester, d'objets spécifiques, plus favorables.

L'objet de ce texte est donc la question : que nous apprennent sur la méthode les conditions dans lesquelles elle a été utilisée spontanément ?

En effet, la question doit être posée ainsi, car les pensées des Anciens nous sont cachées : on ne peut rien savoir de la façon dont ils ont trouvé ces vérités. On ne peut pas retrouver leurs pensées, et ils ne nous ont pas laissé de traités de leur méthode. Tout au contraire, ils ont masqué cela. Alors que Descartes sait quelles furent ses réflexions de jeunesse. Donc il reste à faire une enquête sur le thème : à propos de quoi, dans quel contexte, sur quel genre de questions sont-ils parvenus à ces vérités ? quel est le terrain le plus favorable à la pensée méthodique ? Ceci nous apprendra l'essentiel des secrets de la méthode : il faut aller au simple, analyser. Ce qui annonce le mathématisme cartésien, puisque, parmi tous les objets que l'esprit peut considérer, ceux des mathématiques sont les plus simples qui soient.

Ce texte est donc un bref exposé de ce qu'est la méthode cartésienne avant Descartes, donc sans la claire conscience d'elle-même. Descartes dit d'ailleurs, en introduction aux Méditations, que sa méthode est la plus ancienne qui soit. Jusqu'à lui, cette méthode avait une existence quasi clandestine. Descartes va en dégager la formule claire, consciente, essentielle.

C'est donc un texte sur la spontanéité - la bonne spontanéité, ce qui est rare, car chez Descartes la spontanéité est en général la soumission aux habitudes de l'enfance. Il y a une spontanéité empirique (celle de l'enfance) mais aussi il y a une une spontanéité rationnelle, bien plus rare, mais réelle, et dont il y a trace dans l'histoire, dans les bibliothèques. C'est donc un texte sur l'exercice spontané de la méthode spontanée (= naturelle). (NB : "spontané" signifie, étymologiquement : qui procède du fonds même de l'être en question ; pour Leibniz, la monade est toute "spontanée")

C'est aussi un texte révolutionnaire, dans la lignée de la Règle I : la culture est vue comme expansion et non comme absorption ; elle va du sujet vers l'objet. Le soleil est déjà, dans la Règle I, l'image de la spontanéité, puisque la lumière vient de lui. L'objet extérieur n'est plus source de la lumière, mais lieu d'application, lieu d'expression de la lumière de la vérité.

On trouve donc dans l'histoire de l'humanité de petits rais de lumière ; or (cela est posé dans la Règle I) il y a une seule source de lumière ; donc les petits rayons, où qu'ils soient trouvés, ne peuvent provenir que de là.

La culture est développement de l'esprit, dynamisme. Elle n'est plus manducation, homogène à la mémoire. Avec Descartes, au contraire, en une révolution aux incalculables conséquences, la culture et la vérité deviennent en grande parties antithétiques de la mémoire.

Descartes reprend donc un concept aristotélicien : mais c'est l'esprit maintenant qui est dynamisme, poussée, effort, tendance naturelle à se développer. On va assister à la réactualisation de la notion de physis, mais cette fois appliquée à l'esprit, au sein d'un univers d'où est bannie toute forme de finalité interne.

On a un texte aux images sans cesse biologiques : la vie est premièrement vie de l'esprit, le progrès, progrès de l'esprit. Au sens fort, il n'y a, chez Descartes, de vivant que l'esprit.

Le texte nous montre donc, à travers l'histoire, le passage de la préconscience à la conscience, de la pratique obscure à la claire théorie. Chez Descartes, rappelons-le, il n'y a pas de degrés de vérité : une proposition est vraie ou fausse. Mais il y a des degrés dans la conscience de la méthode. On va donc trouver des nuances, des degrés intermédiaires, un progrès lent, etc.

On a donc aussi un texte sur la puissance et l'acte, sur le télos. A comparer avec la maïeutique : tout vient de l'intérieur car on se situe, une fois n'est pas coutume chez Descartes, dans un contexte dynamique.

Texte qui utilise des catégories aristotéliciennes, mais en inversant leurs domaines d'application : Aristote place le télos dans la nature, dans l'étendue ; Descartes l'en évince complètement. Au contraire, l'intellect aristotélicien, patient, est comme une matière pure, sans déterminations, sans forme, et qui est donc capable de recevoir toutes les formes. Il est table rase, ou marbre sans veines. Il est donc tous les intelligibles en puissance, mais en puissance indéterminée (passive), alors que la finalité naturelle est puissance déterminée (active).

Descartes au contraire place le télos (et donc la détermination) dans l'entendement lui-même, sous la forme des semences de vérité, qui veulent pousser, qui tendent à pousser. (= double mouvement, dynamisme et finalité)

On aura donc 2 sens de nature, et 2 sens de culture :

Nature

Dans les deux cas (réalisme et idéalisme) la notion de "nature" désigne la "référence", le point ultime qui sert de repère à l'autre. Le déterminé.

a) réalisme : la nature, ce sont les choses extérieures. On dira, par exemple, "l'homme face à la nature", ce qui suppose que la nature des choses extérieures est le dernier terme, le terme ultime, le centre de gravité de la connaissance, la référence. Cf. Lucrèce : de la nature des choses.

b) Descartes : la nature est avant tout la nature de l'homme comme esprit : c'est une nature intérieure. C'est la "nature humaine", non point comprise en un sens anthropologique (ce qui est l'objet des Passions de l'Ame), mais en un sens intellectuel, gnoséologique. L'homme a une essence rationnelle fixe. L'homme est l'être prédestiné à la vérité parce que la vérité se trouve prédessinée en lui sous forme de semences.

Dans le réalisme, c'est le contenu qui est essentiel : le travail de l'esprit est un travail d'abstraction, de généralisation. L'esprit vient après. Dans le cartésianisme, la méthode formelle est l'essentiel. L'esprit vient d'abord.

Culture :

a) Au sens réaliste, la culture est enseignement, expérience. Primat de l'extérieur, du lexique, du contenu. En ce sens, la culture consiste à recevoir la nature, qui se trouve en-dehors de l'esprit. Il s'agit d'absorber.

b) Avec Descartes, la culture est primat de la méthode, primat de la forme, de la syntaxe, de l'ordre. Il s'agit alors de développer sa propre nature, qu'on ne peut recevoir, mais qu'on est, au contraire, dès le départ, en puissance, et qu'il faut actualiser.

C'est une révolution dans la question éternelle de la philosophie : "Par où commencer ?"

Par le commencement :

- par les choses dans le réalisme

- par l'esprit connaissant dans le cartésianisme.

Ce texte a une tonalité spéciale dans la production cartésienne, car pour une fois, l'auteur n'y critique pas foncièrement les autres, ne dit pas que personne n'a jamais rien compris à la vérité. Certes, l'éloge des géomètres est limité, comporte des réserves, mais c'est un vrai éloge, car ces géomètres ont pensé de façon pure, selon le "bon sens". Pour une fois, Descartes a sous la main des exemples positifs, ce qui est rare.

La suite de la Règle IV, portera contre les mathématiques pour les yeux. C'est donc, ici, la louange des bonnes mathématiques, aussi rares d'ailleurs qu'elles sont bonnes.

Le plan, dans ce texte, compte moins que la thématique, l'insistance quasi musicale sur les thèmes. Il y a néanmoins une progression manifeste, quasi-chronologique :

- 1/ résumé de la Règle IV : nécessité de la méthode.

Puisque, par conséquent, l'utilité de cette méthode est si grande que sans elle il semble devoir être plutôt nuisible que profitable de se livrer à l'étude,

L'objet du texte sera de montrer qu'il faut prendre la "nécessité" en deux sens :

- l'indispensable,

- ce qui ne peut pas ne pas être.

L'indispensable, c'est ce sans quoi on va travailler beaucoup et récolter fort peu. Tandis que le nécessaire, c'est ce qui ne peut pas ne pas avoir été à l'œuvre dans tout bon raisonnement, que nous en ayons eu conscience ou non.

Descartes voit que les résultats obtenus exigent une méthodicité, même implicite, même immanente, même confusément entraperçue. C'est un raisonnement qui me fait dire : il y avait, dans mes raisonnements, une rationalité dont je ne m'apercevais pas. Preuve que le raisonnement est plus fort que le témoignage même de la conscience. De même, le raisonnement qui est fait dans notre texte permet de connaître les Anciens mathématiciens agissaient mieux qu'ils ne se connaissaient eux-mêmes, car ils agissaient en ne faisant qu'entrapercevoir, tandis que nous savons clairement ce qu'ils ne faisaient qu'entrapercevoir.

- 2/ le passé :

je me persuade facilement que depuis longtemps les meilleurs esprits, ou plutôt ceux qui se laissaient guider par la seule nature, l'ont aperçue en quelque manière. (...) Nous en faisons l'expérience dans les sciences les plus faciles, l'arithmétique et la géométrie : car nous remarquons assez que les anciens géomètres ont fait usage d'une sorte d'analyse qu'ils étendaient à la résolution de tous les problèmes, bien qu'ils l'aient jalousement cachée à leur postérité.

(+ énoncé du principe éternel)

L'esprit humain possède en effet je ne sais quoi de divin, où les premières semences des pensées utiles ont été déposées, en sorte que souvent, si négligées et si étouffées soient-elles par des études qui les dévient, elles produisent des fruits spontanés.

- 3/ le présent (un peu mieux que le passé).

Et de nos jours on voit en honneur une certaine sorte d'arithmétique, que l'on appelle algèbre, et qui est destinée à effectuer sur des nombres ce que les anciens faisaient sur des figures. Ces deux disciplines ne sont rien d'autre que des fruits spontanés, issus des principes innés de cette méthode

Ceci annonce que la méthode se révèle mieux dans les mathématiques, que c'est dans les mathématiques jusqu'à présent qu'elle a trouvé son terrain d'élection.

et je ne m'étonne pas que ces fruits aient jusqu'ici poussé autour des objets tout à fait simples de ces deux sciences, plus favorablement que dans les autres, où de plus grands obstacles les étouffent habituellement

D'où la suite de la Règle IV, portant toute sur les mathématiques, bonnes ou mauvaises.

- 4/ l'avenir

là aussi pourtant, pourvu qu'on les y cultive avec le plus grand soin, ils pourront sans aucun doute parvenir à une parfaite maturité."

L'avenir est infiniment meilleur que le passé et le présent : conclusion triomphaliste, volontariste : tous les espoirs sont permis, pourvu que nous soyons sérieux.

Mais, surtout, il faut suivre les divers degrés de conscience dont on peut faire preuve dans l'application de la méthode.

Bien sûr, c'est l'arrivée de Descartes lui-même qui va donner une impulsion insoupçonnée à la méthode et à la science humaine, qui, si l'on ose dire, "végétaient" quelque peu avant lui.

Puisque, par conséquent, l'utilité de cette méthode est si grande que sans elle il semble devoir être plutôt nuisible que profitable de se livrer à l'étude, je me persuade facilement que depuis longtemps les meilleurs esprits, ou plutôt ceux qui se laissaient guider par la seule nature, l'ont aperçue en quelque manière.

Sans méthode, il est nuisible d'étudier. Donc ceux qui ont réussi en sciences n'ont pas pu ne pas l'utiliser : démonstration a priori de leur utilisation de la méthode, malgré l'absence de témoignages, et même contre leurs témoignages : ils nous ont dit que c'était par un génie propre, etc., pour se faire valoir.

La méthode est donc nécessaire dans les deux acceptions du mot : elle est indispensable, et ne peut pas ne pas être. En somme, s'il y a des résultats, elle ne peut pas ne pas avoir été.

Cela se voit à deux signes :

a) Ils ont trouvé des vérités enchaînées (ce qui est le critère de la vérité utile, contrairement à ce qu'on peut trouver en cherchant comme un trésor, comme au début de la Règle IV).

Car il faut se rappeler deux choses :

1/ que D. cherche une vérité qui ne soit tributaire de rien, c'est-à-dire de rien qui soit extérieur à elle

2/ mais aussi, qui ne soit, éventuellement, tributaire que d'autres vérités de même pure nature qu'elle : exigence du "pur-sang", de la généalogie sans tache, concernant donc la vérité en tant qu'elle procède d'autre chose. Donc, en un sens, il n'y a de vérité qu'absolue ; mais, en un autre, il n'y a de vérité que relative, relative à d'autres vérités de même qualité.

b) certains en ont trouvé beaucoup plus que d'autres. Car il se peut toujours qu'on tombe par hasard, par chance, sur une vérité, comme un poète peut écrire un bon vers. Cf. Règle X : "cela me réussit si souvent".

Il est donc manifeste qu'ils usaient de méthode à proportion de ce qu'ils ont trouvé de vérités. Le degré de construction de leur science est un indice absolument certain du degré d'élaboration de leur méthode.

Ils en ont trouvé, mais assez peu : c'est donc qu'ils ont simplement entrevu la méthode, sans une conscience claire. D'où la thématique de la connaissance obscure : ils ont pressenti la méthode, l'ont flairée, ont "senti le truc". Thématique, rare chez D., de la semi-conscience.

utilité si grande : en fait, absolument grande ; c'est l'Utilité même, l'Instrument absolu. "Si" signifie souvent, sous la plume de Descartes, "absolument", "parfaitement".

Raisonnement binaire : avec la méthode, il est utile de se livrer à l'étude. Mais, sans elle, il est dommageable de s'y livrer. Ce n'est pas neutre, indifférent, comme on pourrait le croire. Cf. sur cela le début de cette Règle IV : ces méditations obscures dépravent l'esprit.

Descartes reste un penseur "absolutiste". Ce qui n'est pas formateur est déformateur, car on y passe du temps, et on s'habitue à penser de façon désordonnée et obscure. Des sillons se tracent ainsi en nos cerveaux.

"il semble" = il paraît = il apparaît = il est manifeste que : videatur.

Cf. "on ne peut rien ajouter à la pure lumière de la raison qui ne l'obscurcisse en quelque manière" : tout ce qui n'est pas la raison est contre la raison.

se livrer à l'étude : à prendre en 2 sens, opposés et inconciliables :

- cultiver son esprit, le développer selon sa nature propre ; l'améliorer, le faire passer de la puissance à l'acte ; être intellectuellement actif.

- se perdre dans l'étude : sens centripète ; sortir de soi ; se soumettre à la chose, à l'objet ; être passif. Se livrer pieds et poings liés à quelque chose qu'on ne maîtrise pas a priori, dont l'ordre nous est dicté, soit par les choses, soit par la tradition.

La culture se peut entendre en deux sens : soit l'esprit est comme le terrain dans lequel on jette des graines qui poussent ; soit l'esprit est comme la graine, qui a en elle tout ce qu'il faut, tout son programme génétique, pour devenir ce qu'elle a à devenir, et qui n'a besoin que de conditions pour se développer.

Cf., corrélativement, deux sens du mot "étude" :

- érudition (= tout ce en quoi le sujet se soumet à l'objet, se livre à lui)

- recherche, réflexion à partir de l'esprit lui-même, liberté, autonomie.

Cf. le titre de la Règle IV : on ne peut se passer d'une méthode pour se mettre en quête de la vérité des choses. Dénonce les errances aveugles et leur effet d'aveuglement sur l'esprit. Danger des écoles qui peuvent obscurcir le bon sens tout simple. C'est donc que la méthode véritable n'est pas celle qu'on enseigne dans les écoles. Puis description de ce que doit être la vraie méthode. Elle doit permettre de ne jamais prendre une erreur pour une vérité, et, surtout, elle doit nous permettre de savoir tout ce dont nous sommes capables. Cf. le caractère construit de la vraie connaissance, qui ne laisse rien dans l'ombre, car elle procède par déduction systématique à partir de principes universels : tous les cas particuliers sont donc étudiés en même temps. Ce qui n'est pas le cas de l'érudition, qui migre sans cesse d'un cas à l'autre, et qui n'en a donc jamais fini de rien.

Cf. dans ce passage, l'opposition du singulier (la vérité) et du pluriel (les choses) : D. est le premier à prendre absolument au sérieux cette formulation traditionnelle : il y a une seule vérité pour toutes choses. Alors que, en fait, les Anciens admettaient qu'il y avait autant de vérités diverses (et de divers niveaux) qu'il y avait de choses diverses.

La mauvaise méthode ne nous permet pas de distinguer entre erreur et vérité : c'est le cas de la syllogistique probable, p. ex. Si la mauvaise méthode nous fait connaître des choses, elle ne nous en fait jamais connaître l'exhaustivité. Elle est surajoutée à l'esprit, et donc l'obscurcit en quelque manière.

De cela, on peut déduire que la vraie méthode sera naturelle : elle ne sera donc rien d'autre que l'esprit lui-même se connaissant en son intime structure.

La vraie méthode consiste à assimiler toutes choses entre elles, et, en dernière analyse, au seul esprit connaissant ; alors que, le plus souvent, on assimile son esprit à la diversité des choses.

2 contraires de "naturelle" :

- sans méthode du tout, comme dans le début de cette R. IV, qui décrit un autodidactisme anarchique ; là, c'est la nature anthropologique qui est à l'œuvre.

- ou avec une autre méthode, la syllogistique par exemple, comme dans les écoles ; on peut prendre en ces deux sens les "études" qui dévient les semences de vérité, dans la suite du texte. Là, c'est l'histoire qui est à l'œuvre.

Autre raison de son caractère naturel : si la méthode doit nous manifester (non nous enseigner, car nous le savons de façon innée) ce qu'est notre esprit, elle ne peut en aucune façon être elle-même démontrée : elle désigne les opérations fondamentales de l'esprit, et ne saurait donc enseigner à les faire, car, pour comprendre les préceptes simplissimes de la méthode, il faut déjà être capable de faire ces opérations élémentaires Autre façon de dire que la méthode est naturelle.

profitable : ("profuturum") ; il y a l'idée de "profiter", comme un animal profite : conformément à sa loi propre, à son code génétique et non conformément à la loi de ce qu'il ingurgite.

Sans en avoir l'air, tout ce texte traite de la notion cartésienne fondamentale d'assimilation. Grandir, ce n'est pas devenir ce qu'on mange ; c'est devenir soi par l'intermédiaire de ce qu'on mange et qu'on transforme, conformément à notre forme propre. Cf. Montaigne : les abeilles pillotent les fleurs, mais elles en font le miel qui est tout leur : ce n'est plus thym ni marjolaine.

se livrer : sous-entendu : longtemps : il ne faut pas s'habituer aux ténèbres, ni rester trop longtemps dans les écoles. Sinon, on se livrerait pieds et poings liés à quelque chose d'extérieur, on se perdrait dans l'étude.

je me persuade : c'est une persuasion volontaire. Je veux volontairement penser ce que me dicte la raison, à savoir, ici, le raisonnement par lequel je dis que, toute vérité venant de la méthode, ceux qui ont découvert des vérités ont usé de méthode. Cette pensée purement intellectuelle qui pourrait être évanescente, je la fixe volontairement dans mon cerveau.

En vertu du principe de causalité : toute science ne peut venir que de l'esprit, et tout développement correct de conséquences ne peut relever que de la méthode. Comme il y a eu en math. des résultats limités, il y a dû y avoir au moins une utilisation limitée de la méthode. Or la méthode est une : on ne peut la pratiquer à moitié. C'est donc qu'on l'a pratiquée tout entière sans en avoir une claire conscience.

facilement : C'est la force de l'évidence qui est très grande : mon raisonnement est sans faille, incontestable.

depuis longtemps : bien noter, dans tout le texte, le statut du temps. Le temps, en somme, ne fait rien à l'affaire : que ce soit depuis longtemps, dans l'Antiquité, ou récemment, ou aujourd'hui, ou pour l'avenir, c'est la même chose. Il n'y a pas de temps : l'esprit humain n'a pas d'histoire.

C'est toujours le même esprit car - et c'est essentiel au texte et à la pensée de Descartes en général - l'esprit a une nature : il est déterminé par les semences de vérités qui ne peuvent pas ne pas y être, par les semences de méthodicité.

L'histoire peut offusquer cette nature, mais elle ne peut pas faire qu'on pense bien sans méthode. Il y a donc un dénominateur commun de tous les esprits à toutes les époques. Le temps ne fait rien à l'affaire : il n'y a pas d'histoire de la vérité. Les semences constituent la nature de l'esprit, or une nature, c'est ce qui est indifférent au temps

meilleurs esprits : D. ne peut pas dire que des esprits soient meilleurs que d'autres, puisque le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Les meilleurs esprits se caractérisent donc par l'usage qu'ils font de leur bon sens : l'essentiel est de l'appliquer bien... Ce ne sont pas non plus ceux qui bénéficient des plus grandes qualités auxiliaires comme dans DM I. Mais alors, qu'est-ce que "bien appliquer son esprit" ? D'où la rectification :

ou plutôt C'est, justement, appliquer son esprit, et non le laisser modeler par l'extérieur. Il faut que l'esprit soit actif et non passif.

se laissaient guider :

laisser : le mot n'est pas dans le latin, mais c'est tout à fait le sens. Ne rien faire.

ductu : éduquer. Conduire, mener, avoir pour chef. Chez D., on ne pense que de son propre chef.

Cela semble la passivité même, mais se laisser guider par soi, c'est n'obéir qu'à sa propre loi interne. Ce qui est l'autonomie. Suivre la raison. Mais suivre la raison c'est se suivre soi-même. C'est être libre, être son propre maître. On n'applique rien à l'esprit, c'est l'esprit qui s'applique à tout ; on ne lui "applique" même pas la méthode, puisque la méthode, c'est lui-même...

N'être passif que par rapport à sa propre raison : intellectio passio. Etre son propre docteur. Chacun est le prêtre de la raison.

Ce passage n'est qu'une paraphrase de la dernière idée avant notre texte : on ne saurait rien ajouter à a pure lumière de la raison qui ne l'obscurcisse en quelque manière.

Le mot important, c'est seule nature. Pureté, élimination de tout ce qui est extérieur. Solitude de la raison.

la seule nature : Contresens à ne pas faire : dire que c'est la nature au sens aristotélicien, les choses de la nature : observation, exp., empirisme. C'est au contraire notre nature propre : des esprits qui ne se laissent guider que par eux-mêmes, réduits à leur sévère essence.

[cf traduction Le Roy : "sans autre guide sans doute que la nature, les plus grands esprits en ont eu quelque idée"]

Les enfants n'en sont pas capables ; il convient donc qu'ils soient soumis à des maîtres, plutôt que d'être abandonnés à eux-mêmes, car ils suivraient, non point leur nature en tant qu'esprits, mais leur nature mixte, où l'esprit est corrompu par les erreurs du corps, des sens, des appétits, des habitudes, des précepteurs, des nourrices.

Il faut être capable de sacrifice, de tuer le vieil homme. Ce qui m'est donné, c'est la confusion des substances, du corps et de l'esprit : il faut donc que je ramène toute mon existence à mon essence intellectuelle seule. Que mes pensées ne soient rien d'autre que rationnelles.

se laisser guider : passer d'une idée à l'autre selon des critères rationnels, selon l'ordre.

Renversement, donc, de l'aristotélisme : la vérité n'est pas ce qui passe de la chose dans l'esprit : la vérité provient de l'esprit lui-même : il ne faut donc y ajouter ni tradition, ni observation, ni même méthode.

C'est l'esprit qui a une nature et c'est en cultivant sa nature propre qu'il parviendra à la connaissance et à la maîtrise de la nature extérieure, du monde, de l'étendue.

En somme : l'esprit a une nature, mais la nature n'en a presque pas puisqu'elle n'a pas d'autre nature que celle qu'on y connaît. Alors que chez Aristote, l'esprit est lisse, table rase, sans nature, sans linéaments, sans idées innées qui ne proviennent pas de l'expérience.

Chez Aristote, la nature est structurée, particularisée, et il faut aller voir cette particularité pour la connaître. Chez D. la nature est parfaitement homogène, partout soumise à des lois identiques et c'est l'esprit qui a en lui des linéaments qu'on ne peut connaître qu'en en faisant l'expérience, qu'en réfléchissant, en méditant. Passer de l'exp. des choses à l'exp. de notre propre esprit. On voit que tout change de sens entre Descartes et Aristote (ici, la notion d'expérience).

la seule nature : ceci manifeste aussi le caractère d'unité de la raison : elle n'est pas une mosaïque, mais une parfaite unité. La raison doit être disciple d'elle seule, et, ainsi, sera toujours une.

Ceux qui ont fait cela ont donc bien fait : ils sont purifiés. Nature d'esprit pur = d'esprit qui s'est purifié. Ceci suppose donc une difficile lutte contre l'enfance : c'est pourquoi ces esprits sont si rares : ce sont de grandes âmes qui ont eu de la force d'âme, de la constance, du courage. Il n'est pas facile de n'être que soi-même quand il s'agit d'être purement soi-même comme esprit.

Mais aussi, la faiblesse même de leurs résultats montre que ce travail d'être soi n'a pas été parfaitement accompli par eux.

Cousin traduit : abandonnés à leur direction naturelle. La traduction est intéressante car il y aurait deux sortes d'esprits :

- ceux qui, laissés à eux-mêmes, abandonnés à eux-mêmes, se perdent dans leurs mauvaises tendances naturelles. C'est le plus grand nombre.

- ceux qui, abandonnés à eux-mêmes, cultivent, par chance, par tempérament (comme Descartes), ce qu'ils ont de meilleur, leur esprit pur, leur faculté de généraliser. C'est ce qu'ont un peu fait les meilleurs esprits. C'est ce que Descartes lui-même a fait.

La plupart des hommes sont enfantins ; rares sont ceux qui sont adultes. Le texte dit d'ailleurs majoribus ingeniis : les plus grands. Mais on pourrait presque, aussi, le prendre au sens juridique de "majeur", opp. "mineur", inapte à se mener rationnellement lui-même. Ces esprits ne sont pas forcément de grands hommes, mais, à coup sûr, de grandes âmes.

la seule nature : "sans" : sans culture, sans tradition, sans imagination, sans mémoire, sans autorité, sans expérience etc.. Mais aussi sans histoire. L'histoire est ce qui provient du passé, de l'extérieur donc. La seule nature, cela signifie la nature seule de l'esprit seul.

Il faut brimer notre nature empirique pour penser bien. Mais on a cru trop longtemps qu'il fallait aussi brimer notre esprit. Or il ne faut lui assigner aucunes bornes, que ce soit en extension, comme dans la Règle I, ou dans son fonctionnement comme ici.

l'ont aperçue en quelque manière

Soit qu'ils ne se soient pas débarrassés complètement des préventions de l'enfance (purification imparfaite) ; mais tel ne semble pas être le sens du passage. Soit, surtout, qu'ils n'aient pas eu pleine conscience de ce processus et surtout de sa portée. Et c'est là le sens du passage. Ils l'ont fait sans trop savoir pourquoi ni comment ni jusqu'où. D'où l'apparition du thème essentiel dans le texte de la semi-connaissance, de la demi-conscience. Ils ont pratiqué la méthode, mais sans en faire la claire théorie. S'ils avaient fait cette claire théorie, ils auraient eu pleine conscience de la puissance de ce mode d'approche des problèmes, et leur force intellectuelle en eût été décuplée. Le fait qu'ils aient obtenu simplement quelques résultats montre donc le degré de seulement semi-conscience de la chose en eux.

Or, pourrait-on dire, pour Descartes, il n'y a pas de demi-mesure : on voit ou on ne voit pas. S'il y a ici une demi-mesure, ce n'est pas dans l'intuition, puisque leurs résultats sont absolument parfaits : c'est dans la lucidité quant au statut vrai de la méthode, quant à son importance, sa fertilité. En somme, ils voyaient parfaitement les idées dont ils traitaient, mais ne voyaient pas clairement la nature de la méthode qu'ils utilisaient.

La mise à net de la force universelle de la méthode sera le travail de D., à la fois inventeur de tout et de rien. Tout était connu, il suffisait d'en tirer les conséquences. Ils ont négligé de thématiser leur méthode, de l'expliciter, de la désigner comme telle. Ils ont en fait tâtonné de façon obscure dans la pure lumière de la raison.

Ils avaient vu qu'en allant vers le simple, ils résolvaient beaucoup de problèmes d'arithmétique et de géométrie. Mais savaient-ils qu'ils avaient découvert le secret de toute connaissance en tout domaine ? Qu'ils détenaient là l'arme absolue ? Certainement pas (cf. fin du texte).

L'esprit humain possède en effet : explication par le principe universel.

L'esprit : l'esprit est sujet, auteur, indépendant. C'est lui qui possède et qui agit : au commencement est l'esprit, et chez Descartes, et dans la phrase. Non la chose comme dans le réalisme.

L'esprit humain : et non divin, comme chez Malebranche.

possède : C'est bien sa nature propre et essentielle (on ne saurait ici être trop redondant). C'est ce qu'on ne peut pas ôter (cf. Rousseau sur la liberté), puisque cela est constitutif de la nature même de l'esprit.

Il est propriétaire : quand je pense, c'est moi qui pense et personne d'autre, ni Dieu, ni les choses, ni un ange. Je suis propriétaire de mes pensées. J'ai en moi-même la norme de vérité, de toute vérité (la généralisation est donc possible). C'est un don, et non un usufruit.

Je pense de façon indépendante. Je suis redevable à Dieu de mon existence, de mon existence d'être pensant, des semences de vérités qu'il m'a données dans son infinie bénévolence. Mais il m'en a institué véritable propriétaire, et donc responsable. La connaissance est donc chose qui se déroulera tout entière à l'intérieur de moi-même, sans intervention de Dieu désormais. Ceci peut paraître platement évident : c'est moi qui pense. Mais cela ne l'est plus du tout quand on songe aux doctrines de l'illumination.

L'esprit a par nature : il ne peut pas ne pas avoir ; il a toujours. Il aura toujours. C'est son essence. Il y a un trésor de l'esprit humain, trésor qui ne se manifeste que s'il est purifié de toute autre chose. Il n'y a donc pas à chercher à l'extérieur de soi, comme on chercherait un trésor que quelque voyageur aurait perdu. Le trésor est interne. L'homme est seul, mais sa solitude n'est pas négative, car seul l'esprit seul peut penser bien.

je ne sais quoi de divin : c'est normal, car ce qui est divin peut avoir qqch de mystérieux, d'inconnu. Mais c'est très paradoxal, puisque ce je ne sais quoi est le fondement même de la raison.

Autrement dit, pour Descartes, il y a, au fondement même de la raison, quelque chose qui n'est pas compréhensible par la raison. La raison repose sur l'irrationnel, la connaissance sur l'inconnaissable. Et, en effet, ces semences ne seraient pas premières si elles pouvaient être expliquées. Il est de la nature de la raison de ne pouvoir rendre raison des principes, qui, sinon, ne seraient plus des principes. Il faut donc que ces principes soient expérimentés comme vrais absolument, sans démonstration.

Le fond du vrai est toujours une expérience : cf. le cogito, la liberté. La raison n'est pas le terme ultime : ce terme, c'est le fait de la conscience.

Dieu est incompréhensible. Des vérités autres impliqueraient contradiction en ma conception, mais Dieu aurait pu faire que 2 et 2 fissent autre chose que quatre.

"Divin" donc par l'origine, par la provenance. Mais les vérités ne sont pas divines, l'activité intellectuelle n'a rien de mystique. Les vérités sont finies. Tout le travail intellectuel se passe dans le fini de mon entendement.

"Divin" aussi parce qu'on va faire énormément avec très peu : chaque idée est susceptible d'une infinité d'applications diverses. Elles sont faites pour l'augmentation et le développement. Donc elles ont quelque chose de dynamique, d'admirable. Elles croissent sans apport extérieur : miracle. Il faut donc les penser sur le modèle du monadisme leibnizien. Elles vont être soumises au changement, certes, mais à un changement sans aucune contingence : elles peuvent ne pas être développées, mais elles ne peuvent pas être trahies. Elles se développeront donc de façon réglée : elles seront l'expression de la nature de l'esprit. La monade ne fait que devenir ce qu'elle est, elle tire tout de son propre fonds, sans être aucunement tributaire de son milieu.

premières semences : C'est redondant... C'est ce qui est nécessairement premier par rapport à tout le reste. Originaires : au delà desquelles on ne saurait remonter.

Descartes, en un premier temps, avait comparé ces semences aux semences de feu qui sont dans un silex. Cette image avait le mérite d'opposer le latent au patent. Cela signifiait bien que, dans un silex sombre et terne, il y a néanmoins en puissance la lumière, le feu, la chaleur. Donc qu'il ne faut pas se fier aux apparences. De même, d'un esprit rude et simple, non poli par l'étude, il ne faut pas penser qu'il est sans vérité : alors qu'il peut arriver qu'on prenne du cuivre et du verre pour de l'or et des diamants, il peut arriver à l'inverse qu'on prenne pour dénué de raison ce qui a pourtant la raison. Qu'on prenne l'or pour le cuivre, et le diamant brut pour le verre. Ceci explique en partie le mépris des savants, constamment dénoncé par Descartes dans les Regulae, pour le simple, pour les raisonnements élémentaires, pour les gens simples, pour les hommes de simple bon sens, etc. De même qu'un caillou, ce qui détient en soi la raison n'a l'air de rien.

Mais la métaphore des semences végétales est infiniment supérieure à celle du silex. Car le silex aurait pu faire croire que le contact des esprits et le dialogue étaient nécessaires pour faire jaillir la lumière, ce qui aurait été bien peu cartésien. Ce qui montre que Descartes essaie ses métaphores, qui ne sont pas forcément cartésiennes dès le début. D'autre part, le développement de la semence végétale suppose une expansion, un développement, une extériorisation progressive et réglée, qui ne se trouve pas dans l'éclat soudain de l'étincelle du silex. La semence se développe comme le soleil ex-prime sa lumière dans la Règle I.

Ces semences se développeront précisément en ne se nourrissant de rien d'extérieur, et c'est bien pour cela qu'elles sont divines : elles s'augmentent d'elles-mêmes, par une sorte de monadisme. Elles sont en nous, et travaillées par nous-mêmes (comparer avec la thématique augustinienne et malebranchiste du "pain" directement donné, tout fait, tout travaillé, par Dieu lui-même).

NB : Il y a un seul esprit, une seule nature spirituelle, mais plusieurs semences ; à la fois unité et diversité : une nature, mais dotée de plusieurs caractères. Et c'est cette diversité qui fait que la pensée rationnelle a de la diversité, n'est pas une symphonie sur une seul note.

Comparer bien sûr à Règle IV p. 96 : Je suis persuadé que certaines semences premières des vérités, déposées par la nature dans l'esprit humain, et que nous étouffons en nous en lisant et en écoutant tous les jours tant d'erreurs de toutes sortes...

C'est donc principalement l'institution de l'éducation qui est facteur d'étouffement en nous des semences de vérités. En effet, l'école n'est que la systématisation du réalisme spontané. Les Anciens ont découvert les vérités non malgré, mais grâce à leur ignorance de tant de sottises. S'il y a une sorte de philosophie de l'histoire chez Descartes, c'est dans le sens négatif : le temps qui passe fait croître les bibliothèques, les écoles, et, parallèlement, la masse de ce que l'on croit nécessaire d'avoir lu pour être savant. Or, ce faisant, on se rend de plus en plus inapte à être savant : ce n'est pas vraiment un destin historique, mais cela revient presque au même, statistiquement. Néanmoins, tout esprit suffisamment volontaire peut refuser ce gavage, comme le fit Descartes. Quelle que soit l'épaisseur sédimentaire des livres, je puis toujours les refuser. Mais en général, à mesure que je deviens adulte et que je pourrais développer ma pensée de façon expansive, on fait de moi un âne couvert de livres.

pensées utiles : bien remarquer que les idées innées ne sont pas des pensées qu'on aurait tout le temps, mais des conditions de possibilité de toute pensée utile. C'est le cadre mental sans lequel on ne pourrait pas penser. C'est ce qu'on convoque sans cesse, même sans s'en apercevoir, chaque fois que l'on pense. C'est ce qui rend les pensées possibles. Ce sont des principes permanents toujours actualisables.

utiles : ce qui servira à autre chose, qui aura sa finalité en autre chose ; cf. fin de la Règle I. Cela servira pour découvrir d'autres vérités, et pour la pratique. Dans les principes logiques de notre pensée se trouve confiné ce qui sera utile dans le monde matériel, et ce, en raison du parallèle logico-ontologique. Ces semences sont donc les conditions de possibilité d'une science qui soit à la fois structurée et science du réel : car la science scolastique était science du réel, mais non structurée, et les mathématiques, fort structurées, ne traitaient pas du réel.

ont été déposées : jacta : Cf., sans insister, le fameux "alea jacta est" : c'est ainsi. C'est un fait. Cela aurait pu être autrement. Cela suppose un acte, une volonté, un choix. Le vrai a été choisi par Dieu. Il faut donc qu'il choisisse, de même, de mettre ce vrai dans les esprits, de façon accordée, car cet accord ne se fait pas tout seul, puisqu'il y a, à l'origine, une référence arbitraire à un vrai établi et non premier.

Ce passage est la définition même de l'innéisme, avec un passé composé qui n'est pas sans évoquer les mythes platoniciens.

Comparer avec Malebranche pour qui il n'y a pas de dépôt dans l'esprit. Le dépôt, chez Malebranche, c'est celui de la tradition. Ici, on a l'immémoriale tradition du vrai.

Bien noter les notions de temps et d'ordre : en premier, les semences, avec un vocabulaire très insistant, redondant, du commencement, de l'origine, de l'originaire : on est au présent d'éternité. C'est un dépôt : nous en sommes responsables, nous avons mission de le faire fructifier. Comparer Rousseau : la nature est première et "inarrachable" précisément parce qu'elle est nature. On peut y ajouter autre chose qui la contrariera ; mais on ne peut l'enlever. Pour que l'homme soit pur (et, selon Rousseau, heureux) il faut donc n'y rien ajouter. Ici, il peut y avoir ou non des études dévoyantes, mais il ne peut pas ne pas y avoir les semences.

La suite de la phrase traite des études. Les études ne sont donc pas ce qu'il y a de premier dans la vie intellectuelle de l'esprit (même au sens très large de "études", si l'on inclut les nourrices, etc.) puisqu'elles dévient quelque chose d'initial. Cela vient en second : l'esprit est antérieur à toute étude, et il a déjà toute sa structure avant toute étude. Sinon, ce serait une table rase aristotélicienne.

Les études sont donc présentées comme le contraire de ce qu'elles devraient être : elles dévient l'esprit, le dévoient, le tordent. L'histoire contrarie la nature.

Et, surtout, il y a deux sens de culture :

- culture de ce qu'est notre nature, (bonnes études)

- culture extérieure, qui dévoie (études habituelles)

Pour D., la vraie culture n'est rien d'autre que le développement de la nature à partir de son propre fonds. Il est en cela monadique.

- la culture n'est pas un apport

- la culture n'est pas contraire à la nature, mais consiste à se laisser guider par la seule nature. Mais ce n'est pas se comporter en aveugle comme au début de la Règle IV : se laisser guider par sa propre nature d'être pensant, c'est au contraire la lucidité la plus haute, l'auto-nomie.

négligés : on ne s'en occupe pas ; on les laisse de côté. L'éducation habituelle ignore purement et simplement les semences de vérités. Car on ne sait pas que la vérité vient de l'intérieur et non de l'extérieur. On croit au gavage, à l'absorption. C'est pourquoi cela est plus nuisible que profitable : cela corrompt la pureté de l'esprit, et lui interdit de connaître sa propre puissance.

Malgré l'étouffement des études : bel exemple de vision philosophique d'un problème psychologique : dans sa crise d'adolescence, on se sent étouffé, mal à l'aise dans la vie et dans l'enseignement ; le diagnostic que Descartes porte sur son expérience personnelle sera toute sa philosophie : c'est qu'il ne faut contenir l'esprit dans aucune borne. Donc pas d'objet particulier : on ne saurait imposer d'objet à la raison qui ne l'étouffe en quelque manière.

Le droit se développe donc malgré tout, malgré le fait. Si immense que soit le poids de l'histoire, il ne peut annihiler totalement en nous le sens du vrai.

produisent des fruits spontanés : les semences se développent d'elles-mêmes, par leur propre force, leur propre tendance, leur vertu, leur virtualité, leur dynamisme interne. Il y a donc à l'œuvre, en ces semences, une vraie finalité interne de type biologique. Les fruits en sont quasi involontaires : ils viennent tout seuls.

On mesure la révolution par rapport à Aristote : pour Aristote (en résumant), c'est la nature extérieure qui "en veut", et l'esprit ne fait que recevoir. Pour Descartes, c'est l'inverse : l'activité est dans l'esprit, la passivité est dans le monde matériel : l'étendue est toute neutre, et l'esprit est déterminé.

Mettre ceci en relation avec le mot "nature" : il ne désigne plus, disions-nous, la nature extérieure (dans ce texte), mais la nature de l'esprit en tant que porteur de semences de vérité. On voit que, dans les deux cas, la "nature", c'est toujours ce qui se développe, physis, ce qui tend à progresser, par sa force propre, par son appétition.

On retrouvera cela, généralisé, chez Leibniz : la monade, par son appétition essentielle, tend à des perceptions de plus en plus claires et distinctes (alors que chez D., nuance essentielle, il s'agit de parvenir à de plus en plus de perceptions claires et distinctes).

La force, le dynamisme des semences, renverse les obstacles : elles poussent, elles "profitent", comme des herbes sauvages et indéracinables. Alors que dans le monde extérieur, tout est mécanique, tout est poussé par autre chose, dans l'esprit, il y a quelque chose qui "pousse", qui mûrit, et qui agit, veut avancer...

On verra par la suite que ce ne sont que quelques fruits assez rabougris, mais, pour l'instant, il s'agit d'admirer cette "volonté" tenace de se développer.

Chez Descartes, il n'y a en général de finalité qu'externe : Dieu fait le monde et lui donne des lois, organise notre système cérébral passionnel etc. De même, l'homme, l'esprit de l'homme, par la technologie, agit sur le monde. Dans l'artisanat, la volonté de l'homme change aussi le monde, quoique de façon plus obscure.

Enfin, il y a ici cette finalité interne des semences qui ne demandent qu'à se développer.

On a donc bien une révolution métaphysique, un renversement complet des termes : tout change de sens à partir de là (révolution préparée par l'image du soleil dans la R. I). D'où l'importance des métaphores biologiques dans tout le texte : fruits, maturité, profiter, rabougri, etc. etc.

Il n'y a de développement spontané (termes très leibniziens) que de l'esprit : dans la nature, tout est inerte, tout est immobile : tout relève du seul principe d'inertie. Mais l'esprit est vie. Certes, il relève encore de cette étrange vie leibnizienne qui ne se nourrit de rien, ne se reproduit pas et ne rejette rien ; mais c'est une vie tout de même.

Il y a donc une néguentropie naturelle à l'esprit : il y a dans l'esprit quelque chose qui tend obscurément à l'ordre.

spontanés = sans savoir, en se méconnaissant : que sera-ce en le sachant ? C'est le mouvement du texte : que gagne-t-on à passer d'un exercice spontané de la méthode à un exercice lucide et délibéré ? Ces fruits ont été produits par une sorte d'automatisme, de tendance obscure, immédiate.

L'esprit humain peut produire des vérités, sans savoir, comme le pommier des pommes : non point sans savoir que ce sont des vérités, mais sans savoir comment il l'a fait. De même que la raison ne peut avoir un fondement rationnel, de même la méthode ne peut avoir un fondement méthodique.

La notion qui est en fait ici, sourdement, en jeu, n'est autre que la notion typiquement aristotélicienne de télos, notion très peu cartésienne en principe, mais ici fondamentale : il y a un télos de l'esprit, une destination, un destin, une nature, ce que l'esprit est, mais qu'il a surtout à être de façon systématique, pour réaliser entièrement son essence. Ce télos est l'alpha et l'oméga : ce qui est présent dès le début à titre de germe, et de destin, et ce qui est manifesté à la fin sous forme épanouie.

Ce qu'il est, l'esprit le sait dès le départ, mais sans trop savoir qu'il le sait. C'est la tendance à porter fruit, à être fructueux. Fruits, fructueux, fertile, cf. début : "utile". Mais la métaphore est plus précisément biologique, et non plus seulement instrumentaliste et quelque peu mécanique.

Les essais spontanés sont donc le matériau dont il faut partir ; cf. le forgeron de la Règle VIII : cette image du forgeron est destinée à illustrer en effet les progrès de la méthodicité dans l'esprit humain, individuel ou collectif.

Le forgeron ne part pas de rien : il part des objets les plus simples et les plus banals, tels qu'ils sont donnés par la nature : une pierre, un bâton, etc. De même, on part d'un minerai brut trouvé dans la nature : matériau et instruments sont tous deux donnés, trouvés, rencontrés. Il faut une part de hasard. Mais aussi, il faut que le forgeron qui est en train d'inventer son art procède à une véritable abstraction par rapport à ce donné (comme le singe dans les exp. de psy. animale, sait à un certain moment ne plus voir le bâton comme bout de bois, mais comme perche, comme outil...).

Il faut donc à la fois s'appuyer sur le donné, sur la nature, sur le trouvé. Mais il faut aussi dépasser ce donné vers l'abstraction, si l'on veut faire quelque chose. Les Anciens de notre texte en sont à peu près à la première étape de l'invention de la métallurgie.

Le développement naturel des sciences sûres est donc un exemple spontanément donné de ce qu'il faut faire et améliorer. Le travail de la philosophie, ici, est de tirer l'essence de l'existence, c'est-à-dire, de l'expérience.

Cf. l'esthétique des jardins classiques : on part des plantes naturellement données et rachitiques ; on les améliore, les développe par culture, et les organise de façon lucide et rationnelle. La culture est donc bien dans la continuité de la nature. La plante sauvage est la cause matérielle de la plante cultivée. Sauvage et cultivé sont en fait les deux catégories importantes de ce texte, qui pourrait s'intituler : la pensée sauvage.

On ne part pas de rien ; il faut des exemples, des échantillons. Ces ex. se trouvent dans les simples réflexions que peut faire un homme de bon sens sur les choses qui se présentent (Descartes lui-même en sa jeunesse) ou bien, dans la jeunesse de l'humanité : les anciens géomètres. Il faut partir de ce qui existe ; il faut donc que le premier terme soit donné : ceci est constant chez Descartes (cf. Alain). En ce sens, les vérités fondamentales sont trouvées en nos esprits, données par Dieu. Elles sont un trésor découvert, ou, pour parler plus exactement, des semences de trésor.

On voit la différence avec Malebranche : chez D., les rudiments, les premiers ex. nous sont donnés, et nous devons travailler sur ce modèle. Alors que chez Malebranche rien ne nous est donné : tout nous est prêté.

Et, ce qui nous intéresse encore plus pour notre texte, les premiers rudiments de méthodicité sont trouvés eux aussi par hasard, par une sorte d'instinct intellectuel : quelques brefs raisonnements, qui ne vont guère loin, mais sont parfaits. Ils seront donc les modèles "tout trouvés" pour toute science, puisqu'il n'y a qu'une science.

En somme, la méthode est pratiquée avant même d'être connue. Tout le cartésianisme part d'un fondement qui n'est pas du tout "cartésien" au sens usuel du mot...

Cf. Discours II p. 570 : mes premières découvertes, ce n'est peut-être qu'un peu de verre et de cuivre que je prends pour des diamants et de l'or... Autrement dit : je ne sais même pas ce que valent les productions de mon propre esprit... ce qui semble bien peu cartésien...

C'est seulement cette aperception du sens général de ce qui a été pratiqué en géométrie, qui fait le cartésianisme, et dépasse infiniment les Anciens.

On commence donc par un fait trouvé, donc non rationnel. C'est pour corroborer cet aspect factuel de toute rationalité que D. propose l'idée étrange de la doctrine de la création des vérités éternelles. Comme les fondements de notre rationalité nous sont donnés comme des faits, ils nous sont donnés dans la contingence (bien que cela paraisse curieux pour des vérités aussi nécessaires que les vérités mathématiques). Or on sait que c'est contingent, puisqu'on en fait bel et bien l'exp. comme de faits donnés. Si l'on sait que c'est contingent, on doit concevoir la possibilité (vide pour nous) d'autre chose qui aurait pu être. D'où la CVE.

Ceci pour les essences. Mais c'est la même chose pour les existences : l'existence m'est donnée par le cogito non comme démonstration, mais comme épreuve de mon existence. Si l'on fait du cogito une démonstration par laquelle j'apprends que j'existe, on change toute l'acoustique du cartésianisme : car il importe beaucoup que l'existence soit premièrement objet d'une expérience de fait, donnée, voire obscure, et obligatoirement contingente : je sais absolument que je suis, mais je sais tout aussi clairement que je pourrais ne plus être, ou que j'aurais pu ne pas être. Avec la même clarté je vois les vérités math., mais je sais qu'elles auraient pu être autrement.

Pour en revenir à nos fruits primaires, ils sont donnés par l'histoire de l'humanité, ou faits par l'individu de façon quelque peu "somnambulique".

Un principe, c'est ce qui explique tout et qui ne peut, par définition, être expliqué par rien. Il faut donc qu'il soit donné, trouvé, rencontré. On ne fait rien avec rien ; on ne saurait jamais ce que c'est que la science et la méthode si on ne les pratiquait quelque peu spontanément. On (l'individu ou l'humanité) n'apprend que ce qu'on sait déjà : donc, il faut faire passer de l'en-soi au pour-soi. L'humanité et l'individu ont toujours su ce que c'était que la méthode : il faut en accoucher, la développer.

D'où le thème cartésien constant : ne pas mépriser ces productions de l'esprit, qui peuvent paraître banales en leur simplisme : c'est là qu'est l'amorce de la voie ; c'est la puissance de l'esprit qui y manifeste ses premiers résultats. Pour Hegel, il faut ne pas mépriser le faux. Descartes n'en est pas là : mais il faut ne pas mépriser le terne. Les premiers essais sont certes grossiers et limités, mais avec quelque chose, on peut arriver à tout.

Noter le "souvent" : on en est au moment de la louange : malgré tous les obstacles, malgré la négligence dans laquelle on tient les vraies capacités de l'esprit, c'est assez souvent qu'elles produisent quelques fruits. Alors que dans la 2° partie, par comparaison avec ce qui pourra être fait à l'avenir, ces fruits apparaîtront rares et rabougris. En somme, ici, c'est presque un miracle que ces quelques fruits soient parvenus à se développer.

Nous en faisons l'expérience = nous en avons des exemples, des échantillons, donc des modèles. Pas des exp. de laboratoire, mais c'est tout de même trouvé. Ce n'est peut-être pas très fort, mais l'essentiel est là : on sait dans quel sens il faut chercher.

L'expérience n'est pas ici l'expérience toujours révocable des faits, mais l'incontestable existence de démonstrations.

Remarquer une fois de plus le mode de raisonnement : il y a, dans la tradition scientifique, des éléments absolument sérieux. Ils existent. Ils sont donc possibles. A quelles conditions sont-ils possibles ? C'est le réel qui montre la possibilité (formule qui semblerait avoir sa place plus chez Hegel que chez Descartes), et invite donc à examiner les conditions de possibilité. Et il y a deux conditions de possibilité : la présence en l'esprit de semences de vérité, et l'application à des questions simples.

Ce donné de départ est une attestation, et fonde donc l'espoir de connaître. La connaissance est possible puisqu'elle est réelle. Les sceptiques ont donc tort.

Mais fait-on cette expérience ? S'il y a des domaines privilégiés, ceux-ci nous donneront une indication sur la connaissance elle-même : quel est le dénominateur commun des domaines les plus favorables à la connaissance, ceux dans lesquels la connaissance a pu se développer de façon spontanée ? Pour une fois il faut considérer des domaines, trier selon l'objet : mais c'est en fait selon l'absence d'objet... Ce n'est donc qu'en apparence que la Règle I est malmenée.

Ces domaines seront ceux où il y a le moins d'obstacle ; on saura alors quels sont les obstacles à la connaissance ; on saura donc presque tout sur la nature de la connaissance.

L'esprit, dans ces sciences faciles, se trouve face à des objets peu denses : la majeure partie du travail d'éviction de l'objet est donc faite. Le choix de tels objets joue donc le même rôle que les murs de l'école chez Alain : en fermant les vues sur le monde, les murs éliminent les choses, et affaiblissent la tentation réaliste, en renforçant d'autant la capacité de l'esprit à considérer les idéalités mathématiques. Dans les mathématiques, le monde d'Aristote est évacué, et il reste notre esprit, quasi face-à-face avec lui-même.

dans les sciences les plus faciles : voilà la réponse. La connaissance se développe spontanément dans le facile. Le facile est traditionnellement méprisé, et c'est pourtant en lui que réside la grandeur et l'essence de la science.

Facile = simple, transparent, à la portée du premier venu. Sans ombre. Cf. l'intuition. Enfantin. Ce que tout esprit peut penser. Donc, apparemment, sans valeur. Critique des doctes, des érudits, des précieux de la connaissance.

faciles car l'esprit n'y a affaire à rien d'autre qu'à lui-même. Il s'y trouve donc dans les meilleures conditions pour se manifester. Pour y manifester sa seule nature (cf. supra). Parfaitement à l'aise, sans obstacle, car c'est l'objet qui est l'obstacle principal.

Sciences où les conséquences découlent des principes "tout naturellement", dans lesquelles l'esprit n'a pas à se soumettre à une loi autre que la sienne. Sciences de l'esprit seul.

En effet, toute connaissance est connaissance de l'esprit (R. I) : la connaissance qui n'est que connaissance de l'esprit par lui-même est donc la connaissance la plus simple, la plus aisée, la plus naturelle, la plus facile. Connaître premièrement le sujet connaissant.

Au contraire, une connaissance où l'esprit doit considérer autre chose que lui-même contient non seulement les difficultés inhérentes à l'esprit lui-même, mais, en outre, les difficultés propres au sujet particulier traité.

C'est donc l'objet qui est l'obstacle par excellence. Plus il y a d'objet, plus la science est difficile, plus on est loin des bonnes conditions. Il y a donc une proportionnalité inverse entre densité de l'objet et facilité de la connaissance. Opp. Aristote, pour qui le point de départ est la sensation, qui est complexe et obscure, selon D.

Cf. fin du texte : on pourra aller progressivement vers des objets plus complexes, mais seulement si on les a préalablement réduits à leurs éléments simples. Il n'y aura donc jamais de science que du simple.

arithmétique et géométrie : ce sont les plus faciles parmi les sc. existantes (or c'est de celles-ci qu'il est uniquement question ici, puisqu'on cherche un point de départ, un exemple, un modèle, une inspiration). L'humanité a commencé sa scientificité par les sc. les plus faciles : cf. positivisme. Chez Comte comme chez Descartes, nous ne partons pas du réel, nous allons vers lui, nous le rejoignons à travers l'abstrait, à travers les idéalités.

Arithmétique et géométrie sont sciences de l'ordre et de la mesure, mais sur des idéalités : l'esprit n'y a affaire à aucune exp. externe. Cf. tout le début des Reg. Rien que l'exp. ait rendu incertain. Et demander une certitude au moins égale à celle des démonstrations math.

Remarquer toutefois : bien que le contenu soit idéal, il y a un contenu : le nombre et l'espace. Ce n'est pas totalement vide. Les sc. les plus simples ne sont pas absolument vides. La logique n'est pas la sc. la plus simple, ce n'est même pas une science. Elle n'a pas de contenu (ce qui est vrai aussi de la Mathesis universalis), mais elle ne saurait en avoir de satisfaisant (ce qui n'est pas le cas de la Mathesis universalis). On pourrait craindre que la critique de la logique se retourne contre D. lui-même. Mais il n'en est rien, car la sc. cartésienne est toujours fondée sur la considération actuelle de l'intuition, ce qui n'est pas le cas de la logique.

En revanche, cela posera problème dans la page suivante : la MU est-elle une sc. présentable à part, en elle-même, sans exemples ? La MU n'est-elle pas une pure logique ? Or la logique cartésienne se veut une logique du contenu : il y aurait donc contradiction interne entre deux visées de Descartes : affirmer l'existence pure et séparée d'une logique qui soit en même temps proclamée logique du contenu.

Car nous remarquons assez : cf. nous en faisons l'expérience ; c'est manifeste, patent. Noter que le temps ne fait rien à l'affaire : les anciens, ... et de nos jours...

ont fait usage : ont pratiqué, mais (sous-entendu) sans disposer d'une claire théorie

d'une sorte : même idée, renforcée par cette expression. C'était bien la méthode, mais improvisée de façon sommaire, rustique. Ils étaient seulement préconscients de la méthode. On va voir par la suite que cette demi-conscience va se reporter sur le domaine d'application

analyse : simple, facile ; on connaît le complexe par le simple. Par cette analyse, on régresse vers l'élémentaire ; on se rapproche donc de ce qui est premier : des semences de vérité.

qu'ils étendaient à tous les problèmes : extension, généralisation. Remarquer que l'analyse, remontant à l'élémentaire, remonte en même temps à l'universel. Il y a donc une intime solidarité entre le simple et l'universel, entre la volonté de simplification et le projet de généralisation. Simplifier, en effet, c'est supprimer ce qui est secondaire, c'est donc réduire la chose à sa "sévère essence" ; c'est donc la réduire à un schéma (formel en un sens) qui vaudra pour nombre de choses différentes. C'est donc que les choses ne sont pas foncièrement différentes entre elles ; elles ne le sont que superficiellement, phénoménalement. Foncièrement, elles se ramènent au même, au même dénominateur, aux mêmes structures ; donc ces structures sont générales. Donc on peut procéder à cette extension à divers pb ; cela se fait tout naturellement.

Au contraire, si on reste dans le complexe, on ne peut jamais généraliser, ou bien on généralise en appauvrissant la chose vers le concept, et vers des concepts de plus en plus vagues et vides. Alors que l'analyse cartésienne élimine le secondaire au profit de la structure intellectuelle essentielle, la généralisation scolastique ne quitte le particulier que pour le verbalisme du mot commun.

Analyser, c'est dé-composer, ou, plus exactement re-détruire, faire re-venir à l'élémentaire. Cela suppose donc que ce à quoi on a affaire, c'est du composé, qui nous est donné perceptivement. Mais ce composé procède d'une composition.

C'est donc qu'il y a eu, originellement, les éléments à titre séparé ; puis qu'ils ont été composés en un composé ; et que, pour les comprendre, il faut mentalement le re-dé-com-poser, revenir à l'état initial de dispersion. Exactement comme on voit "un" moteur (= "une" machine) en tant que globalité ; on ne le comprend qu'en le démontant, c'est-à-dire en le remettant en pièces, comme il a été effectivement avant d'être monté. Re-dissolution. Solve et coagula. Régression vers les principes, puis recomposer puis redissoudre, etc. Il y a une sorte d'alchimie laïque de la méthode cartésienne.

Remarquer : analyse pour la résolution : c'est le même mot, la même étymologie, en grec et en latin. Or le secret des anciens, c'était la méthode d'analyse. il y a là une extraordinaire banalité : pour résoudre un problème, il faut l'analyser ; or analyser, cela signifie résoudre. Donc, pour résoudre un problème, il faut le résoudre... Que signifie cette tautologie ?

Il faut que le langage courant porte déjà en lui de façon obscure le grand secret de la méthode. Tout le monde sait ce que signifie "résoudre un problème", mais personne ne prend au sérieux le secret exhibé dans le mot même qui semble faire mystère.

Tout le monde a toujours su qu'il fallait diviser les difficultés (les analyser, les résoudre), mais on n'a pas cru que c'était aussi important. Tout le monde a toujours su que connaître, c'est diviser.

On retrouve donc ici, au niveau du langage, la problématique de la méconnaissance, de la demi-conscience : même les esprits les plus simples sont au courant du secret, qui est crié dans le mot lui-même, qui est exposé comme la lettre volée. Il a fallu Descartes pour oser appeler un chat un chat, et en tirer les conséquences. D. peut donc dire que sa méthode n'est en rien nouvelle, mais aussi vieille que le bon sens.

tous les problèmes : pour le moment, c'est un éloge. Mais on verra par la suite que c'était encore trop limité : il s'agissait seulement de tous les pb de mathématiques. Mais ils n'osaient pas s'attaquer, par cette même méthode, à la réalité des choses concrètes, par manque de parallèle logico-ontologique. En revanche, si l'on sait que tous les pb math. se résolvent par une même méthode, et que tous les pb de toutes sortes reviennent à des pb math., on voit que tous les pb de toutes sortes se résolvent par la même méthode.

jalousement caché : pour préserver leur prestige. Donc psychologie des auteurs anciens, etc. Désir de se faire admirer, de passer pour posséder des dons exceptionnels etc... C'est donc qu'il y avait, en ces mathématiciens anciens, une intime contradiction entre philosophie et psychologie : ils pensaient clair en math., mais aimaient l'ombre et le caché dans les relations sociales. Ils n'avaient pas assez la psychologie de leur méthode. Or le premier à avoir la psy. de sa méthode, c'est D. lui-même : il aime chercher par lui-même ; il préfère le général au particulier, et, surtout, il ne craint pas de passer pour un homme banal. Lui seul pouvait donc, non seulement trouver la mèche, mais encore, consentir à la vendre...

Mais cette intervention de la psychologie ("jalousement") a un grand intérêt philosophique : si la sc. ne s'est pas développée, c'est parce que la méthode simple d'analyse, de simplification, n'a pas été divulguée. Chacun des bons auteurs a donc dû la retrouver, laborieusement, pour lui-même, comme Descartes le fit en ses jeunes ans, comme une tapisserie de Pénélope. Si la sc. ne s'est pas développée, c'est donc pour des raisons tout à fait irrationnelles. Il y a eu un complot, un "complot du silence" sur les débuts de la méthodicité. L'histoire n'a pas été ce qu'elle aurait dû être : il y a des scandales historiques. L'histoire trahit la vérité.

De nos jours, on voit en honneur... vigeo : se dit d'une plante qui a de la vigueur ; mieux traduit par "fleurir" (Cousin et Sirven ou Le Roy).

algèbre : l'algèbre n'est qu'un langage arithmétique plus puissant. Cf. les pb laborieux de CM2, résolus en un tournemain en 6°, avec quelques rudiments d'algèbre.

L'algèbre est une "sorte d'arithmétique". Attention au contresens : une sorte d'analyse, c'était une analyse encore très sommaire, primitive, pas très clairement connue comme telle : signe de faiblesse, de rusticité. Ici, une "sorte d'arithmétique", c'est un développement de l'arithmétique : le sens est donc presque opposé.

nombres-figures : ce que les Anciens ne savaient faire que sur des figures, tributaires donc de l'expérience des yeux.

Il y a un progrès car on est désormais capable,

- non seulement d'analyser les pb arithmétiques en données arithmétiques simples, et les pb géométriques en données géométriques simples

- mais aussi, et D. y contribuera grandement, à analyser les pb géométriques en termes algébriques, c'est-à-dire arithmétiques, simples. L'espace s'analyse en termes de pure quantité.

Or l'étendue, c'est l'étendue réelle. C'est sur cela que se fonde tout la suite du texte, et son extraordinaire optimisme : si l'espace est traitable en termes de pure quantité arithmétique, c'est que le réel est rationnel, donc qu'il y a un parallèle logico-ontologique et que toutes les sc. de toutes les choses du monde pourront à terme être traités avec la perfection des raisonnements arithmétiques.

ces deux disciplines = ar. et géom., sc. les plus simples

fruits spontanés : reprise de l'expression supra.

ne sont rien d'autre que : il n'y a pas vraiment plus dans les sciences constituées que dans la méthode qui leur a donné naissance ; le particulier se réduit donc à l'universel ; les sciences diverses ne sont donc rien de plus que de simples expressions de la méthode universelle. Mais cela, il a fallu l'apprendre à travers le cas de deux sciences qu'on croyait hétérogènes, et qui se sont révélé n'en faire qu'une au regard de l'esprit.

Cf. Règle I : toutes les sc. ne sont que l'humaine sagesse. Toujours le même squelette ; la chair qu'on y ajoute ne change rien, foncièrement.

rien d'autre que : il y a une transposabilité généralisée, non seulement entre les choses, mais aussi entre les sciences elles-mêmes (c'est là l'intime connexion des sciences entre elles dont il est question dans la Règle I).

ne sont que : 2 sens possibles : dépréciatif (ce n'est que cela...) ; ou épistémologique : similaires. Mais on peut considérer la similitude comme la plus insidieuse des dépréciations.

spontanés : c'est le même mot, mais le contexte maintenant est différent ; dans le début du texte, on comparait les quelques fruits à l'absence de toute science. Maintenant, on va comparer avec ce qu'on pourra faire à l'avenir, quand la méthode aura été thématisée. Donc comprendre : arithmétique et géométrie ne sont que des fruits spontanés : c'est ce qui se produit sans thématisation, c'est peu, c'est assez pauvre.

issus des principes principes innés // premières semences

Deux disciplines, issues d'une seule méthode : l'esprit est un, la sagesse est une, comme le soleil de la Règle I. Il n'est donc pas surprenant que la géométrie puisse se résoudre en algèbre, puisque c'est toujours la même science.

je ne m'étonne pas : on a vu que la simplicité est le terrain le plus favorable (que dans les autres... sciences...)

jusqu'ici : avenir plus vaste, universalisation. Parallèle logico-ontol. Généralisation très cartésienne.

ont poussé : crevisse : "cresco" : pousser, principalement pour des feuilles : expression tout à fait biologique : poussée, de l'intérieur, aspiration à se développer, à devenir parfaitement soi.

dans les autres... obstacles... : L'obstacle, c'est l'objet, la chose, le complexe. Il faut donc inverser le rapport entre la science et l'objet. Mais aussi : obstacles psychologiques : pas d'intérêts particuliers ou partisans en arithmétique (cf. Règle II sur la capacité de convaincre quiconque). Les sciences plus complexes sont aussi plus difficiles ; chaînes de raisons plus longues. En outre, on a besoin d'expériences coûteuses pour finir la physique.

Les autres sciences sont celles qui traitent d'autres objets, qui étouffent plus. Mais ces autres objets (caeteris) seront pensés sur le même modèle. Les autres sciences des autres objets ne seront que la même science des mêmes objets : on passera à une "philosophie de l'etc."

[ plus favorablement : Le Roy : "avec plus de bonheur" : felicius : cela traduit assez bien la chance, la contingence, le non-délibéré, qui est tout de même présent dans "faveur".]

Remarquer le côté quantitatif : des obstacles plus grands. Pas de différence de nature entre les sciences ; il n'y a pas de groupes de sciences qui se singulariseraient ; la situation est simplement plus favorable pour les objets simples des sciences faciles. La difficulté des sc. ne relève que du plus et du moins, dans les enchaînements ; mais si on analyse, même les sciences les plus complexes se réduisent à des raisonnements simples.

Toutes sont donc, intrinsèquement, aussi simples les unes que les autres. C'est la nuit du 4 août de Descartes...

On peut imaginer, sans peine semble-t-il, que l'inspiration de ce texte soit une inspiration évangélique inversée : en une parabole célèbre, Jésus dit que le grain pousse ou non selon qu'il tombe sur un terrain fertile ou stérile. Or Descartes reprend cette thématique, mais la renverse : c'est le terrain le plus aride qui est celui qui permet à la science de porter fruit. Il faut donc avoir la chance de tomber sur un terrain aride, stérile en apparence.

étouffent : [suffocare vocab. de la vie] Cf. supra : études qui étouffent ; l'objet n'est pas l'aliment de la science, mais une mauvaise herbe qui l'empêche de se développer. Il y a donc concurrence entre l'objet et la science. Cet objet qu'on croyait moyen était en fait obstacle.

là aussi pourtant : c'est la formule même de l'analogie : là, c'est comme ici ; dans le complexe, c'est comme dans le simple ; dans les sciences de l'avenir, ce sera comme dans les sciences de l'antiquité.

pourtant = malgré les apparences ; malgré les tentations du réalisme spontané. On croit spontanément à la diversité essentielle ; alors que la vérité, c'est l'identité foncière. Il faut donc contrarier la tendance naturelle à croire à la diversité des sciences, comme dans la Règle I : on diversifie les sciences comme les arts, à raison de la diversité des objets.

pourvu que : nécessaire, mais parfaitement suffisant : la résolution de tous les problèmes repose désormais sur notre courage, notre détermination, notre résolution.

cultive : nature et culture ; image biologique. Et travail. [excolantur : cultiver, habiter, rendre un culte, cultiver, même mot que dans Règle X, début : excolui]

avec le plus grand soin : ce qui n'est pas parfait est absolument imparfait ; qu'un seul maillon manque, et voilà toute la chaîne rompue. Se prémunir donc contre toute tentation de considérer le savoir du côté de l'objet.

pourront sans aucun doute : // "pourvu que" : c'est indubitable, car on sait que c'est l'esprit seul qui fait la science, et que l'objet n'a aucune densité propre. Rien d'extérieur ne peut venir se mettre en travers du chemin : l'esprit n'aura affaire qu'à lui-même. Possible dans tous les sens du terme :

- à proportion de notre effort ;

- à cause de la potentialité en nous

parvenir à une parfaite maturité (perfectam maturitatem) : double pléonasme !!!

Très aristotélicien. Achèvement de la finalité interne : les semences seront entièrement développées. C'est la description du terme de la science, lorsque la connaissance par principes, à partir de l'esprit seul, finit par accoucher de la connaissance de tout. Car les semences étaient monadiquement grosses de tout l'avenir de la science et de l'esprit.


Conclusion générale

Ce qui suit ce texte sera une critique acerbe des recherches creuses, sans conséquences, nugae des mathématiciens.

D'où vient le pb du statut des math comme simple vêtement : pourquoi parler si souvent de mathématiques alors que, d'une part, on traite d'une autre science, et que, d'autre part, on en critique la vacuité ?

Mais vacuité ontologique n'est pas vanité pédagogique : l'utilisation des maths à titre pédagogique dans la suite du passage et dans l'ensemble des Regulae sera l'affirmation d'une sorte de parallèle onto-phylogénétique : les Anciens ont commencé à aborder la méthodicité par les seules mathématiques : nous allons faire de même dans ce traité.

A la fin de notre texte, il est question d'un réel à conquérir, à connaître à terme, au terme des abstractions et des idéalités. Ce réel va maintenant être oublié, on va s'en détourner, et faire des math., pour faire de la Mathesis universalis. Le réel viendra de surcroît.

L'ensemble du texte est donc une progression du peu vers le beaucoup, une exposition du dynamisme, une explosion de productivité. Cf. l'informatique : avec des O et des 1, on va refaire le monde entier....

C'est un texte foncièrement optimiste, puisqu'il suffit de courage et de rigueur pour parvenir à tout.

L'existence de l'homme de science est donc désormais sérieuse, car vouée à un but immense, mais accessible.

La fin du texte constitue une sorte d'allusion à l'arbre de la science : la science est vivante. Seule, même, elle est vie, car il n'y a à proprement parler de vie que de l'esprit. Par sa vie autonome, hors du monde et de l'expérience, l'esprit ne s'éloigne pas du réel, mais s'en approche, augmente secrètement la familiarité entre l'homme et le monde.

Tous les thèmes du texte sont donc bien organisés de façon polyphonique : à mesure que les semences passent, par le travail, de la puissance à l'acte, l'esprit devient ce qu'il est, et le réel est connu de mieux en mieux pour ce qu'il est. Il ne faut pas croire que le retrait en soi-même soit un isolement définitif : nous retrouverons le monde en nous-mêmes, comme si nous l'avions fait : c'est par expansion de soi, à partir de soi, à partir de son centre, que l'on finira par rejoindre le monde.

C'est alors que la théorie débouchera sur la pratique, sur la technologie efficace qui nous rendra comme maîtres et possesseurs de la nature. Mais cela n'aura été possible que dans la mesure où, par rigueur méthodique et résolution morale, nous nous serons rendus maîtres et possesseurs de nous-mêmes.

Il y aura donc un monde réel pleinement connu, par un sujet devenu pleinement lui-même, qui sera devenu tout ce qu'il était. L'auteur nous fait miroiter, dans les maigres résultats présents, la splendeur de l'avenir. Non point dans la croix du présent la rose de l'avenir, mais dans les maigres fruits présents, l'immensité des récoltes futures. Le texte se développe lui-même comme les semences dont il traite : il y a donc une parfaite adéquation entre le contenu et la forme.

Descartes nous promet une germination, une floraison et une moisson immenses :

"La moisson de nos champs lassera les faucilles,

Et les fruits passeront la promesse des fleurs"

Conclusion critique

On songerait peut-être à opposer à Descartes que si le bourgeon se demandait comment fleurir, il n'y parviendrait jamais : telle est la thèse romantique, qui privilégie la perfection de l'inconscience, de l'immédiateté, contre la pensée des Lumières.

Les romantiques court-circuitent le travail, la médiation : le poète doit écrire ses merveilles exactement comme l'arbre porte ses fruits, dans une quasi-inconscience somnambulique.

Au contraire, Descartes est un pur classique : on ne peut que gagner en force à savoir ce qu'on fait et à savoir pourquoi on le fait. Le romantique objecterait l'argument du mille-pattes, qui marche mieux s'il ne se demande pas comment il fait.

Mais en fait, on le voit bien par ce texte, pour Descartes, la science ne s'oppose pas à la nature, au naturel de chaque homme : elle en est tout au contraire la splendeur, la gloire, la parfaite manifestation.

Mais il ne faut pas opposer de façon trop tranchée les penseurs de la pure spontanéité et Descartes, qui serait celui de la pure lucidité. Descartes est plus riche que cela : il est à la fois le penseur de la spontanéité et celui de la lucidité rationnelle.

Descartes pourrait dire : si le grain ne sait, ne se connaît, il ne portera que de maigres fruits. Mais le grain reste indispensable : sans ce premier élément donné, de façon naturelle, rien n'aurait lieu. De même Valéry disait que le premier vers est un don des Dieux, et que tout l'art du poète consiste à lui donner des frères qui ne soient pas trop indignes du lui... (ce parallèle n'est pas seulement anecdotique ; nous l'analyserons sérieusement à une autre occasion)

Pour D, il faut commencer, comme le firent les anciens mathématiciens ou comme il le fit lui-même en ses jeunes années, par être le bourgeon qui fleurit en toute innocence ; mais il faut aussi cette rupture par laquelle le bourgeon devient conscient de lui-même et de sa façon de procéder pour fleurir.

Si l'entendement et la lucidité n'y interviennent, les fruits resteront indéfiniment faibles et rabougris. Il faut donc que la culture observe la nature de l'esprit et la reprenne, pour finalement la connaître dans sa transparence.

Ce texte est donc fondamental pour comprendre le cartésianisme : Descartes n'est pas le pur intellectualiste qu'on présente souvent. Pour lui, toujours, la raison se fonde métaphysiquement sur l'irrationnel ; la lucidité, sur l'opacité d'un donné.

Il faut donc dire en conclusion que, pour Descartes, non seulement la raison est spontanée en l'homme, mais aussi qu'il y a en l'homme une spontanéité qui est rationnelle.

Pour Descartes, il n'y a pas à sacrifier la nature de l'esprit pour le rendre capable de recueillir la nature extérieure ; c'est-à-dire qu'il n'y a pas à se persuader que l'esprit doit être table rase pour qu'il soit capable d'accueillir le monde. Au contraire, c'est en étant parfaitement et uniquement soi, au meilleur sens du terme, que l'esprit, se connaissant, connaît la nature et maîtrise le monde.


Appendice : les débuts de l'art du forgeron

Explication sommaire de l'extrait de la Règle VIII :

"(...) il faudrait commencer par se servir comme enclume d'une pierre dure ou de quelque bloc de métal non dégrossi, prendre un caillou en guise de marteau, assembler des morceaux de bois en forme de tenailles, et se monter, selon les besoins, un arsenal d'autres instruments de ce genre ; ceux-ci une fois préparés, on ne tenterait pas sur le champ de forger à l'usage d'autrui des épées ou des casques, ni quelqu'autre des objets que l'on fabrique en fer ; mais avant toute chose, on fabriquerait à son propre usage des marteaux, une enclume, des tenailles, et le reste des outils nécessaires. Cet exemple nous apprend que, dans cette première étape où nous sommes, puisque nous n'avons pu trouver que des préceptes sommaires, qui paraissent nés avec notre esprit, plutôt que les fruits d'une acquisition méthodique, nous ne devons pas essayer de nous en servir dès maintenant pour trancher les litiges des philosophes, ni pour débrouiller les écheveaux des mathématiciens ; mais nous devons les utiliser d'abord pour recueillir avec le plus grand soin tout ce qui peut se trouver de plus nécessaire pour la recherche de la vérité (...)".

Quelques remarques, qui ne vont pas principalement dans le sens de notre sujet, tant le parallèle avec les deux textes précédents est patent.

• On n'a besoin de rien d'autre que de la nature. C'est une robinsonnade.

• On remarquera les médiations en cascade avant de parvenir au vrai résultat, et, donc, la patience corrélativement nécessaire.

• Toutefois, il y a des résultats, limités et grossiers certes, dès le tout début du processus. Rien ne naissant de rien, il faut bien des "semences" de forge comme il y a des semences de blé dans la nature ou de vérité en nos âmes. Descartes a fait sa méthode avec ce que la nature lui a donné comme intelligence, comme capacités propres, et, (cf. Règle X), comme tendances et comme désirs. C'est ce que la nature lui a donné comme esprit.

• La culture se fait à partir d'éléments naturels trouvés et non constitués, et non voulus. S'il y a continuité entre nature et culture, la discontinuité vient d'un brutal changement de Gestalt, du fait qu'on ne voit plus le caillou comme caillou, mais comme outil ; qu'on ne voit plus la démonstration comme démonstration d'un théorème, mais comme modèle pour toute vérité possible. Les Anciens nous ont laissé quelques démonstrations certaines : on peut les regarder pour ce qu'elles sont, à savoir la démonstration de quelques points de géométrie : alors on jettera sur elles un regard plein de respect, voire de vénération et on s'en arrêtera là. Mais ce n'est pas ce que fait Descartes : il les regarde pour ce qu'elles ne sont pas, pour ce que les Anciens eux-mêmes ne savaient pas vraiment qu'elles étaient : des exemples d'une méthode plus générale, infiniment plus générale. Il les considère de façon abstraite. Il en est de même pour les productions propres de l'esprit du jeune René Descartes : il ne se réjouit pas tant de ses résultats qu'il ne les décortique attentivement pour voir enfin comment il y est arrivé. Ici, si on prend un caillou comme enclume provisoire, c'est parce qu'on a su voir le caillou pour ce qu'il n'était pas, pour quelque chose ayant une fonction qui n'est pas naturellement la sienne : on a su voir notre projet dans le donné de la nature et non la simple nature. On a su voir, dans le cas particulier, une illustration de la méthode générale, universelle.

Descartes dit sans cesse qu'il n'est pas l'homme le plus intelligent de son siècle : ici, de même, celui qui sait "voir" dans le caillou une enclume de fortune, n'est pas forcément celui qui a la meilleure "vue" : c'est celui qui est capable d'opérer un changement de Gestalt, une révolution dans la façon de percevoir les choses, une révolution dans la signification. C'est donc un esprit foncièrement plastique, capable de se révolutionner. Car voir le caillou comme marteau, c'est opérer une abstraction très intellectuelle : c'est le voir uniquement comme lourd, et non plus comme tel caillou particulier. C'est le considérer, de façon fort cartésienne, selon une seule "dimension". C'est savoir ne plus voir le caillou qui crève les yeux, pour ne plus voir que cet abstrait, inexistant en un sens, qu'est le poids, ou qu'est le rapport du poids au volume, qu'on appelle la densité. C'est en extraire un paramètre et un seul.

C'est donc, dans ce changement de regard, tout le visage du monde qui change : on quitte le monde naturel pour un autre monde où tout peut être instrument, ou instrumentalisé. Il n'y a plus de choses, il n'y a plus que des virtualités d'instruments. On considère alors le donné naturel comme douloureusement rudimentaire si on le mesure à l'aune de ce que conçoit notre imagination prométhéenne. Le caillou approximatif, cette chose donnée du monde, accidentée, indécise, attend de participer à une immense épuration, à un gigantesque perfectionnement du monde, à une prodigieuse culture.

La nature n'est plus l'intouchable, mais ce qu'il y a de plus touchable : elle est là pour nous, elle est notre gisement d'outils, notre palette, notre arsenal passif. Dieu ne nous a pas donné la nature comme le tableau intouchable où resplendirait Sa Gloire, mais comme un objet dont nous avons à user à notre guise. Il nous faut donc projeter dans le monde notre propre insatisfaction, et, si nous voyons dans la terre inculte un champ qui doit être labouré, nous verrons vite dans le caillou la promesse, l'impatience d'une enclume. Il s'agit de voir dans la chose un instrument possible, un outil, et non une chose inerte et stupidement satisfaite, immobile parce que achevée. La chose de la nature n'est pas immobile de perfection : elle est immobile d'attendre d'être prise en main et élevée à l'ustensilité.

On pourra comparer ce texte au passage bien connu de Spinoza qui en semble le décalque (les Regulae ayant été divulguées tardivement par Leibniz, étaient-elles plus ou moins diffusées auparavant ?) :

Spinoza Traité de la réforme de l’entendement trad. Koyré :

Car pour forger le fer on a besoin d’un marteau, et pour avoir un marteau, il est nécessaire de le faire. Pour cela on a besoin d’un autre marteau et d’autres instruments ; et pour avoir ceux-ci on a besoin de nouveaux instruments, et ainsi à l’infini. Or c’est bien en vain qu’on s’efforcerait de prouver de cette façon que les hommes n’ont aucun pouvoir de forger le fer. Mais de même que les hommes, au début, à l’aide d’instruments naturels, et bien qu’avec peine et d’une manière imparfaite, ont pu faire certaines choses très faciles, et après avoir fait celles-ci, en ont fait d’autres, plus difficiles, avec moins de peine et plus de perfection, et ainsi, s’élevant par degrés des travaux les plus simples aux instruments, et des instruments revenant à d’autres œuvres et instruments, en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup de choses, et de très difficiles, avec peu de labeur ; de même l’entendement par sa puissance innée se forme des instruments intellectuels, à l’aide desquels il acquiert d’autres forces pour d’autres oeuvres intellectuelles et grâce à ces oeuvres (il se forme) d’autres instruments, c’est-à-dire le pouvoir de pousser l’investigation plus avant : ainsi il avance de degré en degré jusqu’à ce qu’il ait atteint le comble de la sagesse.

Mais aussi de Heidegger :

Heidegger : L'Etre et le temps § 15, trad. Boehms-Waehlens p. 92 (Gallimard 1964)

A proprement parler, un outil n' "est" jamais seul. Il appartient à l'être de l'outil de s'insérer dans un complexe d'outils, qui lui permet d'être l'outil qu'il est. L'outil est essentiellement "quelque chose pour...". Les divers modes de ce "pour" tels que le service, l'utilité, l'applicabilité ou la maniabilité constituent un complexe d'outils. La structure "pour" contient un renvoi de quelque chose pour quelque chose [...] Conformément à son ustensilité, un outil n'existe que par son lien à un autre outil : l'écritoire, la plume, l'encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces "choses" ne commencent pas par se manifester chacune pour elle-même pour constituer ensuite une somme de réalités propres à remplir une chambre. Ce qui s'offre à nous de prime abord, bien que nous ne la saisissions pas thématiquement, c'est la chambre ; et, à son tour, la chambre ne se présente pas d'abord comme "un vide délimité par quate murs" dans un espace géométrique, mais comme un outil d'habitation. C'est lui qui fait apparaître comme "mobilier" les objets contenus dans la chambre et c'est en lui que se distinguent les différents objets d'usage pris "individuellement". Un complexe d'outils doit déjà s'être découvert avant même qu'un de ceux-ci puisse être discerné [...].

Appendice 2 : Idiosyncrasie

Etymologiquement, c'est le mélange propre, le mélange particulier d'humeurs qui fait, par son dosage unique, que chaque individu a un tempérament différent de tout autre. Le mot "tempérament" en est d'ailleurs l'équivalent latin, désignant la façon dont les humeurs internes s'équilibrent. Alors que la notion typographique de "caractère" évoque plutôt le stéréotype (le type en relief), la sclérose qui répètera indéfiniment la même forme, le même comportement. On appelle "idiot" celui qui n'est rien d'autre, dans sa vie mentale, que son idiosyncrasie : il est l'être qui n'est que particulier, incapable d'universel. L'idiot vit mais ne parle pas, car le langage est un universel. L'idiot sent, mais ne communique pas. A plus forte raison, il est inapte à considérer les affaires de la cité.

Pour Descartes, tout notre cerveau est en ce sens "idiot", puisqu'il est le lieu où se sont gravées nos expériences particulières, historiques, personnelles, contingentes : ce qui, en somme, n'intéresse que nous. Mais la glande pinéale, qui est comme l'écran sur lequel se projette notre pensée, est comme une cire qui peut être totalement nettoyée de ses anciennes formes, pour pouvoir considérer les choses et les idées en elles-mêmes selon leur signification universelle. Nous pouvons ainsi, par effort, repousser temporairement nos souvenirs et nos intérêts, pour ne considérer que la raison et la vérité.

Mais l'idiot présente des cicatrices de son passé jusque sur cette glande, si bien qu'il ne pense jamais que selon son passé et selon ses désirs. Quand il croit penser, il n'a affaire qu'à des fantômes.

Complément :

Stravinski : Chroniques de ma vie p. 23 :

"J'ai toujours préféré, et je préfère jusqu'à présent, réaliser mes idées et résoudre les problèmes qui se présentent à moi au cours de mon travail, uniquement à l'aide de mes propres forces, sans avoir recours à des procédés établis qui facilitent, il est vrai, la besogne, mais qu'il faut d'abord étudier, et ensuite retenir. Etudier et retenir ces choses, si futiles fussent-elles, me paraissait donc fatigant et triste ; j'étais trop paresseux pour ce genre de travail, d'autant plus que je n'avais pas assez de confiance en ma mémoire. Si celle-ci avait été meilleure, j'y aurais certainement trouvé plus d'intérêt, et même du plaisir. J'insiste sur le mot "plaisir", quoique d'aucuns pourraient le trouver trop léger pour l'ampleur et l'importance du sentiment dont je veux parler. Or, ce sentiment, je l'éprouvais dans le processus même du travail et dans la prévision des joies que me procurerait toute trouvaille ou découverte. Et je l'avoue, je n'ai aucun regret que cela soit ainsi, car la facilité aurait nécessairement diminué en moi l'appétit de l'effort, et la satisfaction d'avoir 'trouvé' n'aurait pas été complète."