Rilke Sonnets à Orphée VF

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Une version non-rimée du sonnet II-1 a été publiée à :https://lecalmeblog.blogspot.com/2010/04/rilke-sonnet-orphee-ii-1-avec-et-sans.html

Première partie - Sonnet 1


Un arbre s'éleva, pure croissance !

Orphée chanteur, grand arbre dans l'oreille !

Et tout se tut. L'oracle du silence

d'une rénovation dit la merveille.


Des bêtes calmes laissèrent les bois

clairs et libres, quittant bauges et nids ;

on vit que ce n'était par ruse ni

par angoisse qu'elles perdaient la voix,


mais par désir d'entendre. Leur plainte ample

restait dans leur profond, où patientait

l'humble refuge de cette masure


chancelante, née de l'attente obscure

de ton chant. L'oreille qui te guettait,

pauvre et bancale, tu en fis un temple



Première partie - Sonnet 2


Encore enfant ou presque elle surgit

de l'heureux accord entre lyre et chant ;

radieuse sous son voile de printemps,

dans mon oreille elle se fit un lit.


Elle dormait en moi toutes les choses.

Les arbres que j'avais tant admirés,

les lointains délicats, les tendres prés,

tout ce que je sentais naître sans cause.


Elle dormait le monde. O, dieu chantant,

tu la créas indifférente au rêve

de s'éveiller. Naissance et puis sommeil.


Où est sa mort ? Ce motif sans pareil,

retrouve-le dans ton chant qui s'achève. -

Où fuit-elle de moi ?... Presque une enfant...



Première partie - Sonnet 3


C'est aisé pour un dieu. Mais un humain

le suivra-t-il sur cet étroit passage

de la lyre ? Si son cœur se partage,

nul temple d'Apollon sur le chemin.


Tu enseignes un chant sans avarice,

un chant que nulle possession ne tente :

il est Présence ; pour un dieu évidente.

Mais pour nous autres ? Quand donc se font complices


notre existence, le ciel et la terre ?

Jeune homme, ton amour n'est pas présence ;

ta bouche frémissante, fais la taire,


sache oublier cet afflux de ton chant.

Autre est le souffle où le chant prend naissance.

Haleine du vide. Soupir en dieu. Vent.



Première partie - Sonnet 4


O, vous, les tendres ! essayez le passage

dans ce souffle qui ne sait rien de vous ;

qu'il se divise sur votre visage

et qu'il se retrouve après ce remous.


Vous les élus, et vous les bienheureux,

en qui paraît la naissance des cœurs.

Flèches et cibles toujours plus radieux

brillent vos sourires parmi vos pleurs.


Ne craignez de souffrir, et la lourdeur,

qu'elle revienne à la terre, à son poids ;

les mers et montagnes sont pesanteur.


Les jeunes arbres que deux doigts enlacent

sont maintenant bien trop lourds pour toi.

Mais les souffles... mais les espaces...



Première partie - Sonnet 5


N'élevez pas de stèle. Laissez la rose

refleurir chaque année en pure grâce.

Elle est Orphée. Et sa métamorphose

de ceci en cela. Qu'on ne se lasse


à chercher d'autres noms. Car pour toujours

elle est Orphée chantant. Il naît, il meurt.

Merveille si parfois, deux ou trois jours,

il se maintient dans un vase de fleurs.


O, comprenez ! mourir est son essence !

Et si de mourir il ressent l'effroi

tandis que son chant accroît sa présence,


il est déjà bien loin de votre espace.

La lyre n'est pas grille pour ses doigts.

Et il obéit quand il outrepasse.



Première partie - Sonnet 6


Est-il d'ici ? Non, mais à tour de rôle,

de chaque monde il a fait sa nature.

Celui qui sait les racines des saules

s'y entend mieux à ployer la ramure.


Ne laissez sur la table, pour la nuit,

le pain, le lait, qui attirent les morts -.

Mais ce magicien pourra, quant à lui,

mêler sous ses paupières sans effort


leur apparence à toutes ses visions.

Mystère des plantes, leurs émanations

ne donnent à ses regards rien de vague.


Rien en lui n'altère le pur tableau.

Dans les chambres comme dans les tombeaux,

il chante la cruche, la boucle et la bague.



Première partie - Sonnet 7


Oui, louer ! Il est fait pour louer, comme

le minerai qui jaillit de la pierre

muette. De son cœur il abreuve l'homme

d'un vin sans fin le pressoir éphémère.


Sa voix, quand l'exemple divin le happe,

ne vacille pas face à la poussière.

Et tout se fait vigne, et tout se fait grappes

mûries dans son tendre Midi solaire.


Les rois pourrissant dans leurs tombeaux creux,

ni la ténèbre qui tombe des dieux

ne feront mentir sa louange.


De la mort il a franchi le portique

et tend des coupes de fruits magnifiques,

messager qui jamais ne change.



Première partie - Sonnet 8


L'éloge seul abrite dignement

la plainte, nymphe des sources en pleurs,

toujours attentive à nos bégaiements

tombant sur ce roc purificateur,


d'autels et de portiques en attente.

Sur ses épaules vient, toute en douceur

de son destin la sensation naissante :

être la plus jeune des sœurs du cœur.


La joie connait ; l'ardent désir proclame,-

seule enseigne la plainte. Ses mains de femme

comptant le vieux malheur toute la nuit.


Mais tout à coup, maladroite et brisée,

jusqu'aux étoiles notre voix s'enfuit ;

de ce souffle le ciel n'est pas troublé.



Première partie - Sonnet 9


Celui qui hausse la lyre

jusqu'aux ténèbres

pressent seul ce que son dire

toujours célèbre.


Le pavot, avec les morts

le mange-t-on :

on se souvient sans effort

du moindre son.


L'image que l'eau renverse

se noie souvent :

garde-la bien.


Au sein du royaume inverse

dorment des chants

toujours sereins.



Première partie - Sonnet 10


Vous qui jamais ne m'avez fait défaut,

je vous salue, sarcophages anciens

où ruisselle depuis les temps romains

une eau joyeuse au chant toujours nouveau.


Et vous, tout grands ouverts, comme les yeux

du berger qui s'éveille, heureux de vivre,

- pour les orties, les jardins silencieux -

gisements de papillons qui s'enivrent.


Tout ceux pour qui le doute s'achève,

je salue leurs bouches descellées :

ils savaient le sens de la trêve.


Mais oui ou non, le savons-nous enfin ?

Indécision facile à déceler

sur le visage des humains.



Première partie - Sonnet 11


Vois dans le ciel ce « Cavalier » d'étoiles :

étrangement gravé en nous aussi,

gloire de terre. Un autre se dévoile

qui le porte et le pousse à sa merci.


N'y vois-tu pas, dressée, apprivoisée,

cette ardente nature de chacun ?

Voie et courbe mêlées, harmonisées.

Horizons neufs. Les deux ne sont plus qu'un.


Ne sont qu'un ? Une seule conception

de leur seul chemin, quand, dès l'origine

entre table et pré l'abîme est sans nom ?


Même les étoiles nous mystifient ;

moments heureux pourtant quand on incline

à croire en la Figure. Cela suffit.



Première partie - Sonnet 12


Louons l'esprit qui peut nous réunir,

car notre vie, au fond, n'est que figures.

L'horloge, à petits pas, bat sa mesure,

étrangère à notre vrai devenir.


À la précision nous sommes aptes,

sans rien savoir de ce qui nous guide.

Entre elles les antennes se captent

à travers l'espace vide.


O, musique des forces ! Tension pure !

Il n'y a pas de malaise qui dure :

le moindre souci l'éloigne de toi.


Le paysan peut faire et méditer :

là où le grain se transforme en été,

il n'atteint pas. Seule la terre octroie.



Première partie - Sonnet 13


O, pleine pomme, poire, mandarine

et groseille... Tous ces fruits exprimant

vie et mort dans la bouche... Je devine...

Lisez sur le visage de l'enfant


qui s'en délecte. Cela vient de loin

et en bouche retourne à l'anonyme :

enfuis les mots, des merveilles s'animent

de la pulpe libérées soudain.


Dire la pomme et non son apparence !

Recueillement, d'abord, de la douceur,

qui, légère, s'élève en saveur,


s'éveille, s'éclaire en transparence,

contrepoint de soleil, de terre, d'ici,

sensation, volupté, joie, - merci !


Première partie - Sonnet 14


Fleur, feuille, fruit, sont de notre famille

et ne nous parlent pas que des années.

L'ombre livre un secret enluminé

où une jalousie peut-être brille,


celle des morts qui fortifient la terre.

Mais que sait-on du rôle qu'ils y jouent ?

Depuis toujours ils s'offrent à la boue

moelleuse de leur moelle, libre matière.


Mais sont-ils consentants, ou nos esclaves,

quand monte vers nous le poids de leur être,

leur travail concentré en fruit suave ?


Ou bien, près des racines dormant en maîtres

offrent-ils leur substance inépuisée,

mixte muet de force et de baisers.



Première partie - Sonnet 15


Attendez..., ce goût... Il s'est enfui.

... Musique, bruit de pas, douce rumeur - :

Enfants muettes, en belle humeur,

Dansez la saveur intime du fruit !


Dansez l'orange. Peut-on oublier

sa lutte pour ne pas s'évanouir

dans sa douceur ? Vous l'avez fait plier

et, caressante, en vous, s'épanouir.


Dansez l'orange et de vous projetez

ce pays où elle rayonne, mûre,

brûlante d'air natal. Prenez en gorge


tous ses arômes. Tentez d'apparenter

l'écorce si rebelle et si pure

et le suc dont l'heureuse regorge !



Première partie - Sonnet 16


Ami, tu es à l'écart...

Peu à peu, par mots, par signes des doigts,

face à nous le monde se ploie,

du moins sa plus faible et dangereuse part.


Qui pourrait montrer du doigt une odeur ? -

Tu connais les morts : tu sens plus que tout

les forces obscures planant sur nous ;

un seul mot sacré te glace de peur.


Vois cet émiettement : il faut le mettre

ensemble, en faire comme un Tout,

sans mon aide. Ne me plante surtout


pas dans ton cœur : j'y ferais des ravages.

Mais je veux mener la main de mon maître,

te nommant : "Esaü sous le pelage."



Première partie - Sonnet 17


Vieux, chaos à l'origine

de toutes choses

invisible racine,

fontaine close.


Cors et casques de guerre,

mots de vieillards,

rivalité des frères,

femmes cithares...


Libre, un rameau s'élève

parmi les bois.

Qu'il pousse ! qu'il s'achève !


Mais seul convient l'ultime

qui flexible à la cime

en lyre ploie.



Première partie - Sonnet 18


L'entends-tu, ô, Seigneur,

ce nouveau bruit ?

Viennent des laudateurs,

plaidant pour lui.


Notre audition s'outrage

de la fureur,

et pourtant le rouage

veut des honneurs.


Vois la machine,

elle tourne et se venge,

nous vide et nous dérange.


Que sa force empruntée

ne se laisse emporter

et ne domine.



Première partie - Sonnet 19


Tout ne cessant de se fondre

comme les nuées,

l'accompli sitôt s'effondre

dans l'antiquité.


Sur le monde en inquiétude,

libre et vaste empire,

se prolonge ton prélude,

dieu tenant la lyre.


Souffrir demeure un mystère,

à l'amour rien ne prépare,

de la mort qui nous sépare


rien ne nous est dit.

Le chant plane, solitaire,

fête et sanctifie.



Première partie - Sonnet 20


Seigneur par qui la créature entend,

que puis-je t'offrir sans te décevoir ?

Mon souvenir de ce jour de printemps :

en Russie.. un cheval... un soir...


Blanc, solitaire, il venait du village,

les jambes encore entravées d'un pieu

pour qu'il reste la nuit au pâturage ;

sa crinière, en rythme furieux


scandait sa force sur son encolure,

dans sa course empêchée si pesamment :

O sources de son sang, éclaboussures !


Lui sentait l'espace, vraiment !

Écoutant, chantant, il était la cage

de toute ta geste.

Pour toi, son image.



Première partie - Sonnet 21


Voici de nouveau le printemps. La terre

est comme une enfant qui connaît par cœur

mille poèmes : voici le salaire

de sa longue étude et de son labeur.


Dur fut son maître, mais la blancheur

de sa barbe était agréable.

Demandez-lui le sens des couleurs,

du vert, du bleu : elle en est capable !


Terre joyeuse et délivrée, joue

avec les enfants ! Vite, attrapez-la !

À ce jeu, le plus heureux est gagnant.


Tout ce que son maître lui apprit, tout

demeure imprimé dans les entrelacs

de tiges et de racines : c'est son chant !



Première partie - Sonnet 22


Nous qui sommes fébriles,

laissons le pas du temps :

ce n'est guère important

auprès de l'immobile.


Tout ce qui accélère

un jour sera fini ;

mais ce qui persévère

seul nous bénit.


Ne te mets pas en peine

de la rapidité

qui du sol nous délivre.


Toute chose est sereine

dans l'ombre et la clarté,

la fleur, le livre.



Première partie - Sonnet 23


Il faudra que l'essor

dans les cieux en silence

perde la suffisance

de l'égoïste effort


pour, engin triomphant,

qu'il se joue dans l'azur

en bien-aimé des vents,

agile, svelte et sûr :


pure visée, victoire

sur l'orgueil enfantin

de la mûre machine.


Alors, comblé de gloire,

ce proche des lointains

sera ce qu'il domine.



Première partie - Sonnet 24


Faudra-t-il donc, grands dieux à jamais suffisants,

que maintenant de vous notre amitié s'écarte,

docile à notre acier rigide et méprisant -

ou bien vous rechercher soudain sur une carte ?


Ces amis si puissants qui emportent nos morts

ne peuvent effleurer un seul de nos rouages.

Nous surpassons de loin leurs porteurs de messages,

aux bains et aux banquets nous sommes bien plus forts,


nous allons plus loin qu'eux. Mais il nous faut dépendre

les uns des autres, demeurant tout inconnus,

négligeant les chemins avec leurs beaux méandres,


droit au but. Dans les chaudières se continuent

soulevant tonnes et tonnes, d'anciens tisons.

Mais nous, comme des nageurs, nous nous épuisons.



Première partie - Sonnet 25


Je veux encore, ô toi que j'ai connue

comme une fleur sans nom dans mon esprit,

t'évoquer, t'exposer, ô disparue,

belle complice du suprême cri.


Danseuse d'abord, soudain tu chancelles,

jeunesse fondue comme dans l'airain,

triste et figée. Dans ton âme nouvelle

vient la musique des hauts souverains.


Le mal gagnait. L'obscur avait pouvoir

de nous faire soupçonner le sang noir,

primesaut de sa jeune pulsation.


Entrecoupé de chutes, de noirceur,

terrestre il brillait, et dans un grand heurt

passa la porte d'inconsolation.



Première partie - Sonnet 26


Mais toi, être divin, chanteur jusqu'à l'extrême,

livré aux Ménades jalouses, à leur fureur,

toi qui es beau, ton ordre imposa de lui-même

aux cris discordants ton jeu édificateur.


Ta lyre, ta tête, nulle ne put, merveille,

les briser : même les pierres les plus aiguës

lancées contre ton cœur soudain ne coupaient plus

mais se faisaient douceur, et devenaient oreilles.


Pour se venger, elles écrasèrent ton corps,

mais ton chant se poursuit : les bêtes, les rochers,

les arbres, les oiseaux en résonnent encore.

O toi, Dieu disparu ! sillage qui perdure !

La haine dispersant tes membres arrachés

nous fit oreilles et bouches de la nature.



Deuxième partie - Sonnet 1


Invisible poème, respiration !

Pur échange du mien

sans cesse avec l'externe. Compensation

rythmique en laquelle j'adviens.


Onde unique, onde,

je suis ta lente progression

en une mer - la plus économe du monde -

expansion.


Nombre de lieux trouvèrent place et furent un moment

bercés en moi. Maintes brises

sont mes enfants.


Me reconnais-tu, air qui contiens encore mes espaces à profusion ?

Douce écorce prise

pour feuille et galbe de ma diction.



Deuxième partie - Sonnet 2


Comme la feuille quelquefois retire

vivement au maître le juste trait,

le bienheureux et unique sourire

des jeunes filles, le miroir le soustrait


quand elles voient la lueur du matin

ou la lumière des lampes serviables.

Dans le souffle des faces véritables,

seul un reflet se dépose à la fin.


Et les yeux, qu'ont-ils vu, sur fond de suie

dans la très lente agonie de la flamme ?

Regards de la vie à jamais dissous.


Qui sait de la terre tout ce qui fuit ?

Celui-là seul dont l'éloge s'exclame

pour ce cœur qui naquit au cœur du Tout.



Deuxième partie - Sonnet 3


Miroirs : nul encore n'a esquissé

ce que vous êtes par essence :

simples trous de crible, vous remplissez

le temps dans ses intermittences,


au salon vide prodigues encore

dans la nuit sombre comme un bois.

Le lustre franchit comme un seize-cors

votre impénétrable paroi.


À des tableaux vous vous prêtez ;

certains sont accueillis en vous ;

d'autres, de peur, sont rejetés.


Mais le plus beau doit disparaître

quand le Narcisse aux traits si doux

lumineux et libre pénètre.



Deuxième partie - Sonnet 4


Le voici, l'animal inexistant.

Ceux qui de lui ne savaient rien du tout -

sa course, son maintien, son port, son cou,

son regard calme - ils l'ont aimé pourtant.


Certes, il n'etait pas. Mais ceux qui aimaient

cet animal pur laissaient une place

claire et dégagée : il lui suffisait

de lever la tête dans cet espace


pour être sans peine. On ne lui servit

aucune nourriture sinon celle

du possible, dont il eut tel pouvoir


que de son front UNE corne surgit.

Candide il s'en fut près d'une pucelle -

en elle et dans l'argent de son miroir.



Deuxième partie - Sonnet 5


Muscle, chaque matin, très lentement,

dans les prés tu libères l'anémone,

et dans son cœur se versent tous les chants

de ce ciel lumineux et polyphone ;


dans l'étoile muette en apogée,

muscle où se ramasse l'accueil sans fin,

toi, surabondant, parfois SI chargé

que le signe du soleil en déclin


rappelle en vain les pétales ouverts

que tu as déployés dans la distance,

force et conclusion de TANT d'univers !


Nous, brutalement, nous pouvons tenir.

Mais QUAND, dans les multiples existences,

sommes-nous donc ouverts pour accueillir ?



Deuxième partie - Sonnet 6


Tu n'étais jadis, magnifique rose,

qu'un simple calice à peine bordé.

À présent tu es l'innombrable chose,

ne cessant pour nous de surabonder.


Ta richesse paraît, tunique après tunique,

façonner un corps de lumière pure.

Mais c'est à chaque instant que ton pétale unique

repousse et réfute toute vêture.


À travers siècles ton parfum chuchote

tout à notre entour ses noms les plus doux,

gloire soudaine dans l'air où il flotte.


Quant à savoir son nom, c'est besogne impossible :

son souvenir pur vient tout seul en nous

qui cherchons parmi les heures dicibles.



Deuxième partie - Sonnet 7


Fleurs, parentes enfin des mains qui vous disposent

(les mains des jeunes filles du passé,

du présent), au bord de la table où l'on vous pose

vous gisez, lasses, doucement blessées,


toujours en attente d'être sauvées, par l'eau,

de la mort qui vient ; maintenant

les doigts si délicats vous dressent à nouveau,

champs magnétiques bienfaisants


plus que vous ne pensiez, légères, et qui vous laissent

vous retrouver dans le vase en bouquet

où l'ardeur virginale en fraîcheur se confesse


de vous avoir cueillies, lourd péché, tristement,

mais s'établit enfin l'accord parfait

qui vous lie dans un même épanouissement.



Deuxième partie - Sonnet 8


O, rares compagnons de la lointaine enfance,

dans la ville aux jardins nombreux :

rencontre, hésitation, douceur de la confiance

muette, comme l'agneau silencieux


parle avec la feuille. Nos joies en partage,

en aucun de nous confinées,

retombaient sur nous tous, sur les gens de passage,

sur le long frisson de l'année.


Lointaines, près de nous, s'enfuyaient des voitures,

solides et fausses ; les maisons se dressant

ne surent rien de nous. Mais quoi de vrai


dans tout cela ? Les balles. Leur trajectoire pure.

Pas les enfants... Hélas, un franchissant

à la balle tombante parfois se livrait.


In memoriam Egon von Rilke



Deuxième partie - Sonnet 9


Ne vous vantez pas, juges, que soient révolus

le carcan et le chevalet. Pas un seul cœur

n'a progressé par cette convulsion voulue,

par la grimace de votre douceur.


Comme l'enfant rapporte ses jouets trop vieux,

tout ce qu'il a reçu l'échafaud nous le rend.

Mais c'est dans un cœur pur, altier, ouvert tout grand,

qu'il entrerait, tout autrement, le dieu


de vraie douceur : violent comme il sied au divin,

débordant de rayons qui griffent tout.

plus violent que le vent pour les bateaux sereins.


Pas moins que la vision de douce intimité

qui s'impose en silence au fond de nous,

jouant comme un enfant d'union illimitée.



Deuxième partie - Sonnet 10


La machine est danger pour nos acquisitions

quand elle veut l'Esprit au lieu de s'y soumettre.

Elle taille la pierre en stricte précision

contre la belle main hésitante du maître.


Si elle nous laissait, un seul jour s'effaçait,

bien huilée, dans l'usine, s'appartenant sans bruit...

Elle est la vie, - mieux que personne elle le sait,

et toujours décidée, crée, ordonne et détruit.


Très mystérieuse encore est pour nous l'existence

- jeu de pures forces partout originelles - ;

n'y accèdent qu'admiration et révérence.


Vers l'Indicible, doux, des mots encore vont...

De la pierre qui vibre en musique nouvelle

le lieu stérile fait sa divine maison.



Deuxième partie - Sonnet 11


Mainte façon de tuer fut ordonnée sans haine

depuis le temps qu'il chasse, l'homme dominateur :

le piège, le filet, mais aussi cette traîne

de voile que l'on glisse dans les profondeurs


des cavernes du Karst, comme un signe de fête.

Un valet qui l'agite - et tout à coup voici

vertiges de lumière que la nuit nous jette,

à poignées, pâles colombes...

Mais c'est l'ordre aussi.


Que le témoin d'aucun remords ne se chagrine,

ni le chasseur habile, vif comme l'éclair,

qui achève en un coup de maître.


Tuer : image de notre deuil qui chemine...

Toujours est pur, pour l'esprit clair,

ce qui arrive dans notre être.



Deuxième partie - Sonnet 12


Bénis le devenir. Adore cette flamme

qui te dépouille, altière, en sa transformation.

Dominant le terrestre, l'esprit ébauche et trame,

et dans toute figure il chérit la flexion.


Confiné au statique et déjà statufié,

te crois-tu protégé par le morne grisâtre ?

La sclérose de loin annonce l'ossifié,

et le marteau menace de s'abattre.


Es-tu vif comme source ? le savoir sait ton être

et dans l'univers pur, te guide enthousiasmé.

Les débuts et les fins s'y échangent souvent,


tout espace de joie d'un adieu a dû naître

dans la stupeur d'un bond. En laurier transformée,

Daphné veut maintenant que tu deviennes vent.



Deuxième partie - Sonnet 13


Anticipe tout abandon ; fais-lui sa place

derrière toi, comme un hiver passé.

Il existe un hiver infiniment tenace ;

ton cœur, s'il y résiste, aura tout dépassé.


Sois mort, sans cesse, en Eurydice. Chante louange

et, grandissant, remonte à la parfaite loi.

Au pays du déclin, au cœur de ce qui change,

sois le verre qui tinte et se brise à la fois.


Connaissant du néant l'ultime condition,

et le tréfond de ta constante vibration,

cette fois, pleinement, tu t'épanouiras.


Ajoute donc ta joie aux puissances qui servent

ou qui restent cachées, indicibles réserves

de la nature : le nombre s'évanouira.



Deuxième partie - Sonnet 14


Voyez les fleurs, confiantes en la terre,

à qui nous infligeons, comme destin

(qui le sait ?) une sécheresse amère :

c'est à nous d'être leur chagrin.


Tout veut l'essor. Mais notre poids se grise

d'écraser les choses dans son errance -

nous, les instituteurs par qui se brise

leur bonheur d'éternelle enfance.


Qui peut, dans le profond de son sommeil

sombrer avec les choses, et revenir

allégé, nouveau comme le soleil ?


Ou bien, converti, demeurer auprès

de ses semblables prêtes à fleurir,

calme éloge des sœurs au vent des prés.



Deuxième partie - Sonnet 15


Bouche toujours prolixe, ô fontaine,

une, pure, prodigue de tes mots, -

face au visage fugace de l'eau

masque de marbre. Jusqu'à toi parviennent


descendant l'Apennin, les aqueducs

longeurs de tombeaux anciens. Ils collectent

le lexique de tes dires caducs.

Ton menton se noircit de ce dialecte


qui retourne à la vasque, vaste oreille

allongée devant toi, elle sommeille,

calme oreille de marbre pour tes lèvres,


oreille de la terre qui murmure

pour soi seule. Une cruche... une coupure... :

il lui semble soudain que tu la sèvres.



Deuxième partie - Sonnet 16


Encore et encore, nous déchirons

la place du dieu, qui cicatrise.

Esprits aigus, savoir nous désirons,

quand son être en repos se divise.


Et si le don pur, l'offrande bénie

en son univers sont irrecevables

c'est en dépit de leur amour gratuit :

il s'oppose, inexorable.


Seul le mort s'abreuve

à la source qui n'est pour nous qu'un chant ;

mais le dieu, au mort, s'adresse sans voix.


Ici le tintamarre nous échoit.

L'agneau qui va sa clarine cherchant,

d'un plus doux instinct fait preuve.



Deuxième partie - Sonnet 17


Quels doux jardins toujours arrosés de délices

quels arbres, quelles fleurs et quels tendres calices

portent ces fruits qui consolent étrangement ?

C'est l'un d'eux que tu trouves dans ton dénuement,


pelouse piétinée. Tu es toujours surpris

que le fruit soit si sain, sa peau si duvetée,

que l'oiseau et le ver en négligent le prix

et qu'ils te l'abandonnent sans jalousie ni rivalité.


Certains arbres ont-ils des anges protecteurs,

des jardiniers patients au mystérieux labeur ?

Sans nous appartenir, il nous régalent.


Pourtant n'avons-nous pas, parfois - ombres hâtives

qui font mûrir, qui font sécher, intempestives -

troublé ces étés aux heures égales ?



Deuxième partie - Sonnet 18


O, danseuse, tu as transformé

tout l'éphémère en pas : tu offres à foison !

Le dernier tourbillon - ô quel arbre animé ! -

ne s'arrogea-t-il pas tout l'élan des saisons ?


Par ton ultime essor ne pousse-t-il ses fleurs

pour que soudain le calme environne son faîte ?

Ce soleil, cet été, sur lui cette chaleur,

innombrables ardeurs que tu as faites.


N'était-il pas chargé, ton arbre de l'extase ?

Ne portait-il ses fruits pacifiques ainsi

que le mûrissement de la cruche et du vase ?


Pour nos regards enfin, l'image en persistance :

la sombre trace de ton sourcil

esquissée sur le mur même de ta mouvance ?



Deuxième partie - Sonnet 19


La banque abrite l'or, le gâte avec grand soin,

et pour des gens sans nombre en confiance il sait vivre.

Mais l'aveugle mendiant, pour ses trois sous de cuivre

n'est qu'un endroit perdu, poussière dans un coin.


L'argent dans le commerce est chez lui répandu :

il s'y revêt de soie, de fourrure, de fleurs.

Il est là, silencieux, au souffle suspendu

de tout l'argent qui veille ou respire, dormeur.


Comme se ferme-t-elle, au soir, la main tendue,

mais ouverte demain par la nécessité ?

Lui, clair et misérable, infiniment faillible.


Qu'un voyant sache et vante enfin cette étendue

de sa patience. Par le chanteur seul, récitée.

Pour le dieu seul, audible.



Deuxième partie - Sonnet 20


Les êtres d'ici-bas entre eux sont plus lointains

que les astres au firmament.

Un enfant, par exemple, un voisin, un prochain -

l'inconcevable éloignement !


À la toise de l'Etre un destin nous présente :

il nous paraît bien insolite.

Que de pas entre l'homme et cette adolescente

qui pense à lui et qui l'évite !


Tout est loin. Le cercle demeure ouvert toujours.

Regarde dans le plat, sur la joyeuse table,

des poissons l'étrange visage,


sans voix, affirmait-on. Et si, sans leur concours,

dans un endroit quelconque on se trouvait capable

de parler enfin leur langage ?



Deuxième partie - Sonnet 21


Chante, mon cœur, tous ces jardins brillants,

inconnus, cristallins et intouchables.

Vasques et fleurs, Chiraz et Ispahan,

chante leur bonheur d'être incomparables.


Montre qu'ils ne te font jamais défaut.

Que c'est pour toi que leurs figues mûrissent.

Qu'en visages leurs airs se convertissent

pour toi, parmi les fleurs de leurs rameaux.


Mais ne crois pas qu'on puisse être déçu

quand on a fermement résolu d'être !

Le fil de soie s'incorpore au tissu.


Quel que soit le motif où tu es pris

(fût-ce quand la douleur vient te soumettre)

songe à l'ensemble du glorieux tapis.



Deuxième partie - Sonnet 22


Contre le destin, le splendide excès

de notre existence inonde les parcs.

Ou sous les balcons, en statues dressées,

le portail qui monte à la pierre d'arc.


La cloche au lourd battant qui toujours sonne

contre le quotidien sempiternel.

Ou bien, à Karnak, l'unique colonne

qui survit au temple presque éternel.


Ce superflu maintenant n'est rien d'autre

qu'une hâte où, banal, le jour se vautre

dans une nuit surchargée de brillances.


Mais la fureur ne laisse pas de trace.

Les voies de l'air peut-être et ceux qui passent

ne sont pas rien. Mais il faut qu'on les pense.



Deuxième partie - Sonnet 23


Fais appel à moi quand elle survient,

ton heure la plus inexorable ;

elle te supplie, visage de chien,

mais toujours s'enfuit, insaisissable


à l'instant même où tu crois la tenir.

Cette défaite est ton vrai trésor.

Nous avons cru qu'on nous faisait venir,

naïfs, quand on nous jetait dehors.


Notre timidité veut un soutien,

trop jeunes que nous sommes pour l'ancien,

trop vieux pour ce qui jamais ne fut.


Du louable seul nous avons souci,

puisque nous sommes la branche et la scie,

doux danger mûrissant dans le fût.



Deuxième partie - Sonnet 24


Toujours neuf, le bonheur de ce limon ductile !

On aida rarement les premiers audacieux.

Et des villes, pourtant, sur des bords délicieux,

naquirent, remplissant les jarres d'eau et d'huile.


Des Dieux notre première ébauche est bien hardie :

elle vole en éclats par un morne destin.

Mais ils sont Immortels : rien ne nous interdit

d'écouter celui-là qui nous exauce enfin,

nous, race diluée dans les milliers d'années,

parents tout occupés de l'enfant qui va naître,

et par qui, dépassés, nous serons condamnés,


pour nous risquer sans fin, que nous avons de jours !

Mais la muette mort, seule, peut nous connaître,

et sait qu'à nous prêter, elle gagne toujours.



Deuxième partie - Sonnet 25


Entends le travail des premiers râteaux :

sur la terre forte, calme réserve,

l'humaine scansion s'imprime très tôt,

avant printemps. Ce qui vient se conserve,


saveur instantanée, et t'apparaît.

À toi, déjà, bien souvent il s'offrit ;

il revient neuf. Toujours tu l'espérais

et ne le pris jamais. Mais lui te prit.


Dans le soir d'hiver, le brun des feuillages

semble porteur d'un avenir secret.

Parfois les airs s'adressent des messages.


Noirs sont les buissons. Mais de place en place,

plus noirs dans les prés sont les tas d'engrais.

Rajeunissement de l'heure qui passe.



Deuxième partie - Sonnet 26


Un cri d'oiseau, nous sommes pris.

Par n'importe quel cri sitôt qu'il fuse.

Mais les enfants, déjà, quand ils s'amusent,

dehors, sont à mille lieues des vrais cris.


Cris en gribouillis, dans les interstices

de l'espace (ouvert aux cris d'oiseaux purs

comme dans le rêve un homme se glisse),

enfoncement de coins criards et durs.


O, malheur, nous sommes libres autant

que des cerfs-volants détachés :

nous fluctuons, par les vents arrachés.


Ordonne ceux qui crient, toi, Dieu du chant ;

éveillés, qu'ils portent, de rumeur touchés,

la tête et la lyre au fil du courant.



Deuxième partie - Sonnet 27


Existe-t-il vraiment, le temps, ce destructeur ?

Quand viendra-t-il à bout du château fortifié ?

Et quand le Démiurge brisera-t-il ce cœur

qui toujours aux Dieux s'est confié ?


Faut-il craindre notre fragilité

autant que le destin nous y incline ?

Et l'enfance prometteuse restée

silencieuse dans les racines ?


Ah ! le fantôme du fugace !

tout comme une fumée il passe

à travers l'accueil sans malice.


Nous, les fiévreux, nous avons cours

avec les forces de toujours

auprès des Dieux pour leur service.



Deuxième partie - Sonnet 28


O, va et viens. Encore dans l'enfance,

complète un instant la pure figure,

constellation de l'une de ces danses

où nous surpassons l'aveugle nature,


nous qui passons - elle qui ne s'émut

que par le chant d'Orphée, toute à l'écoute.

Tu étais encore agitée, perdue

ou presque, lorsqu'un arbre, après un doute,


par amour pour le chant, rejoignit celle

qui connaissait, centre inouï, le lieu

où la lyre s'élève et retentit.


Pour lui, tes beaux pas, tu les assortis

espérant tourner la marche et les yeux

de l'ami vers la fête universelle.



Deuxième partie - Sonnet 29


Doux ami des lointains innombrables

qui par ton souffle grandissent encore,

au cœur du clocher tu es capable

d'être enivré. Ce qui te dévore


se fortifiera de cette pâture.

Entre dans le cycle ; va et viens.

De tes heures, quelle fut la plus dure ?

Si la coupe est amère, deviens le vin.


Sois pour tes sens le sens qu'ils exigent,

force magique à leur carrefour,

dans la démesure de cette nuit.


Et si le terrestre un jour te néglige,

dis à la terre immobile : Je cours.

Dis au ruisseau bondissant : Je suis.