Les pas de la Muse

et le labeur de l'homme

(reprise d’une conférence de janvier 1994)


Depuis bien des décennies, la Muse n’a plus bonne presse, voire plus de presse du tout. Une de ses dernières représentations date du début du XX° siècle : c’est celle qui inspire Apollinaire dans le tableau du Douanier Rousseau :

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f6/La_muse_inspirant_le_po%C3%A8te.jpg

Elle est un peu trop solide pour n’être pas caricaturale et, quoi qu’il en soit des intentions du gentil Douanier, elle semble putôt devoir être prise au second degré.

Dans l’encyclopédie qui, du temps du papier, fut « de référence » (l’Universalis), on ne trouve à son sujet qu'une notice maigrichonne, piteusement reléguée dans l'Index, notice qui se contente de recenser platement, en quelques lignes rédigées sans amour, les noms et attributions des Muses, le tout - si l'on ose dire - couronné par une citation de René Char, qui tombe là comme un beau cheveu sur une soupe bien froide. La Muse serait-elle devenue un pensum ? Se rabattant sur le mot inspiration, on se voit sèchement renvoyé à la science physiologique et aux prophètes de l'Ancien Testament...

Un demi-siècle plus tard, la Bible virtuelle Wikipedia est à peine plus loquace :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Muse_(inspiration)

Si en revanche on opère un audacieux repli stratégique dans l'Hinterland que constitue le Grand Dictionnaire du XIX° siècle de Pierre Larousse, on trouve de la matière : de bons et beaux articles, compacts, passionnants, informés, établissant avec vigueur une problématique résolue de façon équilibrée par un homme pour qui ces notions de Muse et d'inspiration, si elles ne devaient pas être approuvées sans discernement, avaient néanmoins un sens profond, et méritaient qu'on s'y arrêtât assez sérieusement pour les méditer.

Il est vrai que la Muse n'aime guère les villes, ni les automobiles, ni le monde mécanique en général. Il ne faut donc pas s'étonner que notre temps l'ait délaissée quelque peu, qu'il ait tenté de faire de la poésie sans requérir ses services...

Les poètes du XX° siècle ont eu certes des inspiratrices, des Elsa, des Gala. Mais l'inspiratrice n'est point la Muse, de même que la femme aimée n'est pas l'inspiration. La Muse n'a pas de nom, pas de visage, pas de présence : du nom, du visage, de la présence, elle n'est jamais que l'imminence, qui s'évanouit sitôt qu'on la veut voir, tenir, toucher, posséder. La Muse certes accompagne le poète, mais point à la façon d'une compagne de vie : plutôt comme Eurydice accompagne Orphée qui n'a pas le droit de la voir pour la croire. Elle est essentiellement im-palpable, et celui qui veut que sa présence lui soit garantie la perd à tout jamais.


« Vade retro, Musa », écrit Paul Valéry à Pierre Louÿs, peu après la publication de la Jeune Parque (Pléiade 1-1627). Cette formule de conjuration peut surprendre à l'égard d'un personnage dont les poètes avaient semble-t-il, de tous temps, nostalgiquement imploré la venue. La Muse serait-elle subitement devenue satanique ?

D'autant que le cas de Valéry est loin d'être isolé. Quelques années plus tard par exemple, Anna Akhmatova décrit la Muse comme celle qui, avant tout, a dicté à Dante les pages de son Enfer, puis s'écrie :

« Comment vivre avec ce fardeau

Que l'on ose appeler muse,

On me dit : "Tu la suis dans le pré..."

On me dit : "Quel divin babillage..."

Plus fort que la fièvre elle me secoue,

Puis reste toute l'année bouche cousue. »

Et Boris Pasternak, en 1932 :

« Le sentiment, quand il inspire

Un vers, pousse en scène un esclave.

Et l'art prend fin […] »

La venue de la Muse, de bénédiction est devenue malédiction.

Il est vrai qu'après un siècle de romantisme, le thème s'était singulièrement affadi, et l'on peut comprendre que nombre de poètes aient voulu rompre avec une imagerie mièvre, avec une représentation assez niaisement sulpicienne de la création littéraire.

On peut aussi expliquer qu'ils se soient précipités, de façon aussi sommaire qu'inévitable, à l'autre extrême, qu'ils aient violemment rejeté toute inspiration, qu'ils l'aient calomniée, voire insultée.

On dirait que tous ou presque s'accordent à affirmer, mais en des sens parfois différents, qu'être poète, "ce n'est pas un cadeau". Parfois au sens où, comme chez un Valéry, seul ce qui est produit par un effort lucide de la conscience mérite d'être pris en considération. Parfois aussi au sens où la vocation poétique est une mauvaise fée qui détruit son homme et l'interdit définitivement de bonheur.

La vie de poète n'est pas chose facile, et l'enfantement d'un poème n'est pas chose aisée : c'est ce que voulaient faire oublier, en une théorie simpliste jusqu'à l'absurde, les tenants d'une poésie qui serait tout simplement dictée, soufflée à un poète ayant statut de simple scribe de la Nature ou de la divinité : image irréaliste d'un paradis terrestre où l'on enfante sans douleur, et où l'on n'a pas à gagner son pain à la sueur de son front. Il suffirait d'attendre.

La critique moderne de la Muse se fait donc, si l'on peut dire, "sur deux fronts" :

1. la visitation est une expérience horrible où la liberté et l'initiative du poète sont bafouées.

2. cette visitation est un grossier mensonge qui camoufle fort mal le travail d'où procèdent en réalité tous les beaux poèmes.

Dans les deux cas, pourtant fort dissemblables, c'est néanmoins toujours l'homme qui réclame pour lui-même, qui veut se voir réattribuer un mérite et un labeur que lui subtilisait, non sans subtilité, la mythologie du don.

De même qu'on fait mûrir un enfant en lui apprenant que les choses, qu'on lui a jusqu'alors données, doivent en réalité être laborieusement fabriquées, le poète a voulu arracher le voile qui masquait les véritables sources du poème. Croyance à la Muse et croyance au Père Noël sont presque mises sur le même plan.

Nous ne nous attarderons pas sur le premier thème, à savoir l'horreur de la visitation, le thème de l'inspiration considérée non comme une grâce, mais comme un viol. Il s'agit là d'un phénomène lié à la psychologie de certains poètes - à leur idiosyncrasie. C'est bien le cas par exemple d'un tempérament foncièrement autarcique comme celui de Paul Valéry, que de ne vouloir rien devoir qu'à soi-même ; ne rien recevoir du dehors ; ne rien devoir à personne d'un poème qui, sinon, serait le fruit d'une monstrueuse insémination. Ne pas être la Pythie.

Considérons plutôt le second (d'où Paul Valéry ne sera pas pour autant absent) car il est représentatif d'une conception bien plus générale de la création poétique, conception qui, selon une formule un peu triviale, mais après tout fort parlante, minore l'inspiration au profit de la transpiration.


Quand faire commencer cette "modernité"-là ? Comme toujours, toutes les conceptions sont présentes à toutes les époques et l'on pourrait, à travers la respiration alternée des siècles, la suivre, de résurgence en résurgence, et remonter aussi loin qu'on voudrait dans le passé.

Il faudrait distinguer, quant à ce thème, entre sa première esquisse et sa formulation explicite - entre le brin de paille qui luit au fond de l'étable, et ce même thème, exposé cette fois en sa pleine majesté, sur les grands pleins jeux.

On peut situer la première esquisse de cette conception anti-romantique de l'art à l'aube même du romantisme, tant il est vrai qu'une chose cohabite toujours avec son contraire, voire le suscite, voire est suscitée par lui. Le romantisme n'était pas encore baptisé lors des promenades montagnardes de Jean-Jacques, où s'esquissait une morale et une esthétique fondées sur le sentiment de la nature. Au même moment, on peut voir se constituer, à quelques pas de lui, mais à l'autre extrémité de l'univers mental, par une sorte de loi du contraste, son contretype esthétique et moral : Denis Diderot qui, dans son fameux Paradoxe sur le Comédien, réglait son compte, avec la maestria et l'ironie qu'on sait, à une esthétique dramaturgique un peu facile fondée sur l'inspiration de l'acteur. En plein XVIII° siècle, deux des plus grands prosateurs de la langue française entamaient une polémique qui contenait déjà notre problème de façon évidente, même si les accents étaient alors mis sur le théâtre et non sur la poésie.

Mais ceci n'était que prélude, esquisse : le thème se dégourdissait, commençait à s'éveiller, à frémir. Le coup de tonnerre contre la Muse devait surgir, en pleine époque romantique, sous la forme de quelques textes brefs et sans réplique, affûtés comme des épées, rédigés de l'autre côté de l'Atlantique par un écrivain plus ou moins journaliste, aussi sombre en ses thèmes qu'il était transparent en ses théories : Edgar Allan Poe. L'auteur du Corbeau bouleverse le paysage mental de la poésie, en osant, pour la première fois, nous en montrer les cuisines, voire les arrière-cuisines. Plus d'un s'offusquera de ces souillardes où, sans le moindre sentiment poétique, on confectionne, conformément à une recette très précise, des vers qui donneront à leurs lecteurs des sentiments qui n'ont nullement présidé à leur laborieuse et artisanale fabrication. Bourdaloue disait, non sans grandeur, qu'il y a quelque chose de honteux dans toute origine. Edgar Poe a eu le courage (ou l'indécence) de dévoiler les pudenda de la poésie. Et il a même eu le toupet de nous inonder de clartés sur la création artistique à propos de l’animal qui peut symboliser les mystères les plus obscurs : le corbeau.

Si le cri attribué au corbeau (Nevermore !) est bien un ingrédient de l'ambiance noire qu'on veut susciter, le cri de joie du créateur n'est pas une action de grâces à une quelconque divinité, mais l'exultation d'un esprit scientifique qui jouit de ses propres découvertes : Eurêka !

La Muse, là, est frappée en plein cœur : un poème ne germe pas dans un sentiment éprouvé, mais (comme pour le Comédien de Diderot) dans l'intention de provoquer chez autrui tel sentiment déterminé. La Philosophie de la Composition est en fait une technologie des représentations. Le jeune Valéry résumera cela en une formule : « La littérature est l'art de se jouer de l'âme des autres ». Il faut se rendre à l'évidence : le sentiment qui est à la fin, si puissant soit-il, n'était pas au début. Il ne faut plus croire que les mots sont ce par quoi le sentiment poétique est rendu contagieux : ils sont ce par quoi le sentiment poétique est fabriqué. Le poète n'est plus inspiré : il inspire. Véritable Discours de la Méthode pour mener autrui par l'oreille, le texte de Poe n'est pas si différent de ces méthodes qui, par des artifices chimiques subtils, assureront, un demi-siècle plus tard, la domination de l'industrie allemande par la production des fameux ersatz, qui ont le goût, l'apparence et l'odeur de ce qu'à l'origine ils ne sont pas...

Il faut se rendre à la cuisante évidence : le principe de la poésie n'est pas poétique. Un beau poème n'est pas le fruit d'une pieuse attente, d'une mystique patience : il est un usinage précis de mots subtilement alésés par un ingénieur de cervelle.

Edgar Poe sera, on le sait, traduit par Baudelaire. Mais l'immense poète français louera plus l'ingénieur américain qu'il ne l'imitera, bien qu'il ait dit : « Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l'inspiration, et de l'évidence » (Pléiade p.1287), ce qui, traduit en langage philosophique, se dirait : défions-nous de l'immédiat.

Les vrais sectateurs de cette "technologie poétique" seront - via Baudelaire - Mallarmé et Valéry.

Certains, et non des moindres, ont soupçonné ces grands esprits d'avoir pris un peu trop au sérieux cette genèse glacée du poème, et de s'être fait les thuriféraires d'une conception qui relevait moins de la théorie que du canular. Il est difficile d'en décider. Son influence et son importance dans l'histoire littéraire n'en demeurent pas moins.

Il est possible, par exemple, de considérer que le grand silence où s'est plongé le jeune et déjà célèbre Valéry pourrait provenir d'une profonde contradiction, d'un double-bind, diraient les psychologues, entre de telles théories cérébralistes, et l'ambiance symboliste qui régnait en France dans les années 90, d'où les Muses étaient loin d'être absentes : elles étaient sans cesse évoquées, invoquées, et même peintes. Les conceptions romantiques allemandes, relayées par le symbolisme belge, étaient difficilement compatibles avec la technicité d'origine américaine.

Qu'importe : vingt ans plus tard, Valéry renaît à la poésie, et publie coup sur coup La Jeune Parque et Charmes. Mais il doit aussi, à ce moment, vivre de sa plume et, pour cela, il écrit, entre autres, des articles de théorie poétique. Il y expose des conceptions qui, pour canoniques qu'elles soient aujourd'hui, ne laissent pas de poser quelques questions. Pour le dire crûment, il semble que le nouvel Académicien tente, de diverses façons, le mariage de la carpe et du lapin, c'est-à-dire de l'inspiration et du travail.

Bien connue est sa théorie selon laquelle le premier vers est donné par les Dieux : l'homme a pour tâche (fort ingrate), s'il veut faire une œuvre qui ait forme de sonnet, de lui fabriquer treize frères qui ne soient pas trop indignes de leur aîné. Habile façon de juxtaposer, sinon de mêler, la nature et le surnaturel, le travail et la Muse. L'étrange est que bien peu de lecteurs se sont interrogés sur l'étrangeté de cette association, et, surtout, sur le caractère surnaturel de ce fameux premier vers, source, germe et exemple des autres. A propos de certains vers de la Parque (les derniers, d'ailleurs) Valéry dit même à Louÿs qu'il les y laisse en tant que proclamation des « droits de la Muse », (1-1624), formule magnifique, mais qui laisse perplexe.

On a qualifié d'intellectualiste et de cérébrale cette conception valéryenne où le travail de l'homme, la marqueterie verbale, se situent humblement dans le sillage négligemment laissé par la Muse. Cette cohabitation entre Du Bellay et Edgar Poe est plus bizarre qu'on ne le dit, et très peu satisfaisante pour l'esprit. Le poète, s'il se maintient auteur, n'en commence pas moins par être récepteur, par être "victime" de l'inspiration. Pythie d'un instant, il lui faut se rattraper et noyer cet égarement dans le travail, comme on noie son chagrin dans l'alcool, pour tenter d'oublier.

Faudrait-il alors considérer comme de véhémentes dénégations ces poèmes où l'auteur, dès les premiers mots, s'affirme vigoureusement comme tel, comme origine de son texte :

Orphée : « Je compose, en esprit, sous les myrtes… »

Le Vin perdu : « J’ai, quelque jour, dans l'Océan…. »

Le théoricien, fût-il en l'occurrence l'immense Valéry, semble bien, pour une fois, noyer un peu le poisson... Et l'on aurait envie de railler une théorie aussi éclectique de la poésie en disant qu'elle se ramène à une étrange arithmétique : 1 + 13 = 14. Soit : à 1 vers divin, ajoutez 13 vers humains, le sonnet est complet, le tour est joué.

On pourrait le railler aussi en évoquant l'illustration qu'en donne (est-ce délibéré ?) le Marcel Aymé d'Uranus, à travers le personnage de Léopold, alcoolique invétéré, qui, après avoir écouté Andromaque, a miraculeusement trouvé en lui-même un premier vers (don des dieux, de par Dieu) et s'échine à lui donner des frères, avec l'aide de son vin blanc :

Léopold :

Passez-moi Astyanax, on va filer en douce.

Attendons pas d'avoir les poulets à nos trousses.

Andromaque

Mon Dieu, c'est-il possible ! enfin voilà un homme !

Voulez-vous du vin blanc ou voulez-vous du rhum ?

Léopold

Du blanc !

Andromaque

C'était du blanc que buvait mon Hector

Pour monter aux tranchées, et il avait pas tort.


Mais Valéry expose aussi une autre théorie, plus cohérente, plus recevable. Au commencement, le poème n'est rien d'autre, dans le poète, qu'un rythme, qu'une pulsation, qui s'esquisse et réclame une plus grande détermination. C'est ainsi, par exemple, qu'est né le Cimetière marin, à partir d'un rythme décasyllabique sans mots. L'inspiration, alors, parole vierge de mots, est simplement une façon particulière de ressentir le temps, d'en éprouver une scansion. La Muse ne serait plus alors une divinité généreuse et négligente, mais le sens intime du temps qui obsède le poète, et n'a de cesse d'être réalisé sous forme d'un poème. La Muse, donc, serait simple semence de temps, de périodicité, de rythmicité : le "pas" de la Muse serait une succession de "pieds", au sens métrique du terme.

Il faudrait ici étudier de près le poème de Valéry Les Pas, et qui est un Art poétique à peine masqué. Le poète fait silence, se recueille. Il entend alors une femme qui vient, très doucement, comme pour lui donner le plus doux des baisers. Mais cette venue de la Muse était tout intérieure : ce doux battement n'était autre que le battement de son propre cœur.

Ce n'est plus le claironnant

« Je compose… »,

mais, plus humblement,

« Tes pas, enfants de mon silence… »

Ici, le poète a affaire non pas à une Muse de pacotille, infiniment belle mais aussi infiniment capricieuse. Il a affaire, à travers son propre cœur, à travers son propre souffle, à sa physiologie, à sa nature humaine. Or la nature humaine, du point de vue physiologique, est la chose du monde la mieux partagée, car nous sommes tous bâtis sur le même modèle. Quand nous entendrons les œuvres du poète, certes nous saisirons un sens : il y sera question de colombes et de tombes (ce qui est bien peu original) il y sera question de Midi et du soleil, de la lumière et des ténèbres (ce qui n'est guère original non plus). Mais, secrètement, nous nous modèlerons sur ce tempo décasyllabique qui fait du Cimetière marin une œuvre unique. Pour Valéry comme pour Alain, les premiers mouvements viennent de la nature et ne peuvent venir que d’elle.

On est bien loin d'Edgar Poe. Mais on est bien proche du Pierre Louÿs de 1917 qui, en sa Poëtique, nous chuchotait :

« Croire en la Muse. Lui offrir le silence et la solitude. Espérer sa grâce.

Qu'au murmure perceptible, se penche l'esprit. Astreindre la volonté. Museler la raison. Prendre conscience de la voix supérieure. Écouter longtemps... Sans répondre.

Découvrir que la Muse peut suggérer le son avant le mot, le rhythme avant la phrase ; et que sa dernière parole est sa première pensée. »

On est bien près aussi du Claudel qui nous dit comment Animus doit se faire infiniment discret pour ne pas effaroucher la timide et chantante Anima.

Montherlant disait, dans un tout autre contexte : « Plus nos rapports sont intimes avec la Nature, plus nous sommes proches du Surnaturel ». Ici, on se rapproche de la nature biologique de l'homme, du battement de son sang, du rythme de son souffle, des désirs de ses reins. Cet homme est un animal qui palpite. Cette nature humaine physiologique, plus durable que toute statue de bronze, est ce qui permet l'éternité de la poésie, et faisait dire à Horace :

Exegi monumentum aere perennius

C'est-à-dire : J'ai bâti (par mon poème) un monument plus pérenne que le bronze. En fait : j'ai bâti pour l'éternité.

La Muse n’est donc pas extérieure à l'homme, mais intérieure à lui : elle est son fond, son bruit de fond, ce frêle bruit auquel le vacarme du monde nous rend presque toujours inattentifs.

C'est sur ce métronome intérieur qu'il importe de se régler, et un grand poème n'est pas celui qui nous décrit le mieux un coucher de soleil, ou bien le Roi entrant en Limousin, mais celui qui nous rappelle à notre plus intime tempo. Un grand poème est un memento de certaines potentialités de notre propre cœur. Voilà la base, voilà le socle, à la fois naturel et surnaturel de la création poétique. Voilà en quel sens il faut prendre ce beau mot d'inspiration, qui est plus grand encore quand il fait acception de l'humble et merveilleux échange entre le monde et le moi, que lorsqu'il se réfugie dans une mythologique empyrée.

"Atmen, disait Rilke, unsichtbares Gedicht..." ("Souffle, invisible poème...")

Ce qui signifie aussi que le poème est un souffle, un rythme, rendus visibles, lisibles, que l’on pourra restituer à volonté.

Ce Sonnet à Orphée est le premier de la seconde partie ; il expose l'essence pure de l’Orphée mythologique qui fut présenté dans le premier sonnet de la première partie. C’est indissolublement un poème de la respiration et un poème de l’inspiration. Je ne vis que d'un échange incessant avec le monde, et chaque souffle est un miracle où mon existence se proroge. Mais ce souffle qui me fait vivre est aussi comme une étoffe que je vais pouvoir modeler en paroles, que je vais pouvoir bâtir en poèmes. Les poèmes ne seront donc que l'extension et l'enrichissement de la fonction fondamentale de ma vie. Faire de sa vie une œuvre d'art : cette formule un peu fatiguée retrouve ici sa fraîcheur car elle retrouve sa stricte vérité. Je vais rendre audible en un poème le tissu même de ma vie, la substance même de mon amitié avec le dehors. L'air neutre que j'inspire, je le restituerai au monde, mais au centuple : sculpté, enrichi, diapré de mots.


Décidément, les poètes sont comme les autres hommes : nul n'est content de son sort, celui qui croit à la Muse comme celui qui n'y croit pas.

Parmi ceux qui y croient, la plupart se plaignent parfois de la violence, mais surtout de la rareté de ses visites. Du Bellay par exemple, ne cesse de se lamenter de ce que les Muses le fuient, lui sont comme étrangères. La visitation est une denrée rare, alternée avec de longues plages de mutisme obstiné, où le poète se sent vide et insipide, inutile et incertain.

Quant à ceux qui n'y croient pas, ils se plaignent de ce que leur art est un étrange artisanat, un projet biscornu, un jeu sur les mots qui, dans les moments de découragement, peut aisément apparaître stérile et ridicule. Quand Boileau n'écrit pas pour satisfaire à quelque noble commande, il s'adresse à son jardinier pour lui confier l'absurdité de ce métier où l'on s'épuise à « lier des mots si mal s'entr'accordants ». Quant aux Muses, elles sont plutôt des sorcières (Boileau emploie le mot) qui promettent l'inspiration, et laissent en fait le malheureux poète face-à-face avec des mots rétifs :

Les neuf trompeuses sœurs dans leurs douces retraites

Promettent du repos sous leurs ombrages frais.

Boileau doit se colleter avec les mots de la tribu, rocailleux, poussiéreux, usés, et tenter de leur donner une clarté qu'ils n'ont pas. Heureux, par contraste, le jardinier qui sait ce qu'il fait, et en peut palper les beaux résultats : il travaille, lui, avec la collaboration de la Nature, alors que le poète de cour se meut dans l'artifice. Son ouvrage est un puzzle fou, où nulle pièce ne concorde vraiment avec nulle autre. Au contraire, dans la nature, au fond, tout conspire : naissent les fleurs puis paraissent les fruits qui en passeront la promesse. Mais dans les mots, tout s'empêche, et le mieux qu'on puisse attendre est une impression (une illusion) de cohérence et de naturel. Un tel travail ne mérite point, dit Boileau, qu'on vienne « troubler la paix de ces fauvettes ».


En fait, aux antipodes de la vision pessimiste et laborieuse d'un Boileau se trouve moins celle d'une visitation temporaire par la Muse, ainsi que nous l'avons vu, que celle d'une élection. C'est là, bien sûr, la conception d'un Hugo. Unique en cela comme en tout, Hugo est le poète pour qui l'inspiration existe bel et bien, mais ne fait pas problème. Le problème est résolu une fois pour toutes, dès le début, par l'élection divine d'un homme comme Mage :

« Dieu de ses mains sacre des hommes

Dans les ténèbres des berceaux ;

Son effrayant doigt invisible

Écrit sous leur crâne la bible

Des arbres, des monts et des eaux.

Ces hommes, ce sont les poètes ;

Ceux dont l'aile monte et descend ;

Toutes les bouches inquiètes

Qu'ouvre le verbe frémissant ;

[…] Tous ceux en qui Dieu se concentre ;

Tous les yeux où la lumière entre,

Tous les fronts d'où le rayon sort. »

Pour Hugo, nul doute, on naît poète : inutile d'attendre la Muse, puisqu'elle est greffée en mon sein. Il suffit que je m'installe chaque matin à ma table pour devenir le résonateur de Dieu.

Balzac parlait, non sans humour, pour évoquer le labeur de l'homme, de la nécessité d'un long concubinage avec la Muse... Avec Hugo, c'est de façon consubstantielle que la Muse est présente au poète : le mariage est indissoluble.


Que croire alors, parmi des conceptions si tranchées, incompatibles, voire incohérentes ? Entre le pur travail de fins éclairs où l'homme se consume, puis la venue d'une femme divine, puis le battement de mon cœur, puis le mixte inspiration/transpiration, puis la bénédiction qui fait du poète un prédestiné, que croire ?

On raille les philosophes de tous se contredire comme à plaisir. Mais on voit qu'il n'en va guère autrement des poètes. Et, de même qu'on peut faire trancher les litiges des philosophes par les poètes, on tentera ici de faire trancher le litige des poètes, non par un philosophe, mais, paradoxalement, par un romancier (...remuement dans une tombe du cimetière de Sète...).

Un romancier fin, intelligent, subtil, humain, lucide, chez qui la théorie de l'inspiration romanesque est si claire et convaincante qu'elle semble garder le meilleur de chacune des théories de l'inspiration poétique, et en éliminer les outrances. En deux pages, il décrit la genèse d'un roman, et fait sa part à une sorte de Muse, et au labeur de l'homme, qui s'ensuit de cet événement initial.

Ce romancier si lucide et si juste, c'est Julien Gracq, dans ses réflexions modestement intitulées En lisant, en écrivant...

Il faudrait citer entièrement ces pages éblouissantes d'honnêteté et de rigueur. Limitons-nous à deux passages aisément intelligibles (p. 171-173) :

« Si j'entre sans préjugé dans un roman de Stendhal ou un poème de Nerval, je suis d'abord et tout entier seulement odeur de rose, comme la statue de Condillac - sans yeux, sans oreilles, sans perceptions localisées - et par là l'œuvre d'art me livre son caractère opératoire distinctif, qui est d'occuper immédiatement et sans différenciation aucune toute ma cavité intérieure [...]. »

Ceci, c'est "en lisant" : mais un tel phénomène n'a lieu que parce que cette odeur de rose était déjà présente "en écrivant". C'est le sens du deuxième passage :

« (...) Le "constructeur" de l'œuvre d'art, chaque fois qu'il a nourri son travail, chaque fois aussi qu'il a eu besoin de le contrôler, s'est refait lui aussi tout entier "odeur de rose", éliminant de son esprit tout sauf une certaine impression directrice aveugle et quasi olfactive, qui lui permet seule de choisir entre les pistes qui s'offrent à lui. Tout l'ouvrage a été conçu et exécuté sous le contrôle de cette essence pressentie de l'œuvre (…). »

Il y a pour le poète - et éventuellement pour le romancier - une indiscutable présence préalable à toute œuvre ; mais présence mystérieuse, toute mêlée d'absence. Présence à demi. Existence à demi.

« J’étais présent comme une odeur » (dit le Serpent de Valéry)

« Comme l'arôme d'une idée

Dont ne puisse être élucidée

L'insidieuse profondeur. »

Le romancier ou le poète élucideront laborieusement cette mystérieuse profondeur d'un parfum au premier abord indicible, indescriptible.

L'odeur de rose qui aboutira à une œuvre d'art est éprouvée dès le début comme aussi unique et irremplaçable qu'une personne : c'est l'ébauche d'un être qui n'existe pas encore, et qui demande à être. Cette odeur est une supplique à laquelle on ne peut se soustraire, par devoir d'élémentaire charité.

Le labeur de l'écriture commence quand disparaissent la Muse, ou l'odeur, laissant au cœur de l'homme la trace d'un être possible dont il dépend maintenant de lui qu'il existe ou n'existe pas.

Impossible bien sûr de ne pas songer au très célèbre Sylphe de Valéry :

« Ni vu, ni connu

Je suis le parfum

Vivant et défunt

Dans le vent venu. »

Mais aussi à celui de Hugo :

« Je suis l'enfant de l'air, un sylphe, moins qu'un rêve,

Fils du printemps qui naît, du matin qui se lève [...]

Diaphane habitant de l'invisible éther. »

L'inspiration est donc bien quelque chose qui, parfois, advient comme une merveilleuse olfaction, au sein du phénomène banal de la respiration : l'ouverture soudaine d'un autre espace, l'esquisse d'un autre monde. On croise une odeur comme Baudelaire croise une belle passante, vraisemblablement parfumée : esquisse d'un amour, d'une histoire, d'un roman, d'une vie, d'une autre vie.

La Muse serait alors la personnification un peu naïve de ce beau hasard gracieux et gratuit : une sylphide qui ne peut que jouer la fille de l'air.

Chez les Anciens, le commencement était une grande divinité. De ce dieu faible et impérieux, le poète serait le servant. Ce que Valéry exprime d'une formule au premier abord énigmatique :

« Autorité des états naissants. »


La création poétique comprend donc nécessairement deux aspects : l'un, instantané, gratuit, l'autre, laborieux. Un génie doublé d'une longue patience. Il en va de la poésie comme il en va de l'amour, que l'on trouve, sans l'avoir cherché, dans une émotion à laquelle il ne se réduit pas.