Image littéraire

(Flaubert-Nabokov)

SPH

Sciences - Philosophie - Humanités


Séminaire « Pouvoirs de l’image »

Talence 25 juin 2019


« Words to play with » :

émancipation de l’image littéraire

(Flaubert, Nabokov)




[des compléments à l'adresse suivante :

https://lecalmeblog.blogspot.com/search/label/image]


C’est Humbert qui se lamente : « Oh, my Lolita, I have only words to play with ! ». Les mots, à ce moment-là, sont peu de chose par rapport à la présence charnelle de la nymphette. Mais on apprendra, à travers les dernières phrases du roman, que les mots constituent aussi un mode d’être supérieur, une restitution éternisante à la fois de l’être aimé et de l’amant. Lolita disparue demeure à jamais dans le temps retrouvé des sonnets prophétiques, des pigments éternels, de même que Yeats se voit inséré ds la gloire de la mosaïque byzantine. Lolita morte, Lolita demeure.

Ce n’est que de biais que j’aborderai de ce thème grandiose ; je le prendrai par un aspect plus limité : un jeu avec les mots qui fait du monde langagier quelque chose de plus riche, de plus vaste, de plus libre, que n’est ce monde dit réel surtout s’il est sévèrement encadré par les exigences la rationalité.

Il va sans dire que je ne vise pas à l’innovation, et moins encore à l’érudition ; seulement une mise en perspective de thèmes philosophiques, esthétiques et littéraires par ailleurs bien connus.


Mon propos est de caractériser l’émancipation du langage littéraire par rapport aux lois de la rationalité.

Pour cela, je procèderai en deux étapes.

La première ne traitera pas encore de l’image proprement dite, mais elle en sera le préalable philosophique et littéraire nécessaire : il s’agit de la dissociation (scandaleuse) entre l’action et l’agent. C’est ce qu’on pourrait appeler la ‘révolution-Flaubert’.

La deuxième étape considérera en outre la dissociation entre la qualité et la substance, ce qui émancipera véritablement l’image, permettant désormais des réassociations libres, riches d’inattendu, de surprise, voire de comique. On pourrait appeler ‘révolution-Nabokov’ cette audace qui libère l’image par désarrimage.

Ces deux étapes, ces deux étages, ont pour ressort commun la volonté de serrer le plus près possible l’expérience telle qu’elle est vécue, au détriment de l’expérience telle qu’elle était pensée par une rationalité totalisante externe et secrètement rétrospective (l’expérience telle qu’elle est repensée).

Ainsi passe-t-on du langage de la rationalité (classique), où l’on sait à mesure ce qui se passe, et pourquoi cela se passe, au langage de la surprise, du suspens et de la compréhension différée (l’expérience de la conscience, la phénoménologie).


***


Il est banal de dire que, longtemps, l’esthétique en général et le langage littéraire en particulier, ont été soumis à la régence sourcilleuse de la raison. Je songe ici aux Régentes de Haarlem, tableau dont le grand format écrase un peu le spectateur. La fiction était sous surveillance, sans autonomie. « Rien n'est beau que le vrai : le vrai seul est aimable. » Le Beau ne pouvait être que l’illustration sensible du Vrai. Cet idéal sinon de vérité littérale (il s’agit de fiction), mais au moins de ‘vrai-semblance’ supposait donc l’antériorité du Vrai comme norme du Beau.

Rappelons que la Poétique d’Aristote rejette le deus ex machina ; que l’Art poétique d’Horace interdit aux arts mimétiques de représenter l’impossible, chimères, sirènes et centaures - c’est-à-dire, notons-le dès maintenant, l’association, la conjonction verbale ou picturale de ce qui ne peut s’associer ou se conjoindre dans la réalité. Seuls ont droit de cité le possible et le plausible, avec quelques exceptions dûment codifiées fondées par exemple sur la mythologie.

Cette tutelle dure et perdure au moins jusqu’au milieu du XVIII° siècle. En 1753, le nouvel Académicien Buffon prononce son fameux discours dit « sur le style » dans lequel l’écrivain et homme de science expose, pour l’écriture littéraire, des normes qui sont souvent transposables en excellents préceptes pour une copie de philosophie. Bien écrire, c’est écrire selon la raison et selon l’ordre de la raison. On s’adresse à un esprit.

Certes, il y a toujours eu des franc-tireurs, des fatrasies, des fantaisies, des histoires de géants, etc. qui transgressaient ces règles. Mais tout cela est rejeté comme dénué de noblesse. On dit ‘le siècle de Malherbe et de Boileau’ ; on ne dit pas ‘le siècle de Saint-Amant’. Mais on peut noter que trois ans après le Discours de Buffon commençait la parution de Tristram Shandy… Au grand et auguste soleil couchant de l’écriture rationnelle et suivie, succèdent tout de suite les premiers éclats (et quels éclats !) de la discontinuité moderne.

Un genre toutefois assume sa roture : le picaresque. On y suit un personnage qui apprend, douloureusement. On est invité à s’identifier à une conscience qui fait son expérience singulière, avec erreurs, impasses, inévitables naïvetés, révélations tardives (souvent cruelles). Ici, la Raison, ou la Vérité, ne sont pas données dès le départ, mais élaborées maladroitement par une conscience naïve. On voit, on sent, et, au mieux, seulement à la fin, on sait. Dans le roman picaresque, puis dans le Bildungsroman, c’est l’ordre de la découverte, non sans tâtonnements, qui prédomine.

On ne peut détailler ici le rôle d’une conscience magistrale accompagnatrice qui favorise l’apprentissage (de Virgile à don Alfonso et à Vautrin), ou bien celui d’une rationalité immanente qui le finalise providentiellement. Notons seulement ceci : le dernier nom évoqué est celui de Vautrin. Chez Balzac, le héros naïf est encore guidé par un maître qui sait ; il peut donc réussir. Mais chez Flaubert, le pauvre Frédéric Moreau doit se débrouiller sans conseils, parmi des modèles très médiocres : il ne peut qu’échouer. Apprendre par soi-même, oui ; apprendre par soi seul, non.

Or c’est précisément avec Flaubert que l’optimisme rationaliste se trouve subverti, jusque dans l’écriture. Reprenons un chiasme devenu inévitable : l’écriture de l’aventure se double d’une aventure de l’écriture.

Nous sommes désormais dans un monde où l’on voit, puis interprète, mal, puis réinterprète, correctement (si tout va bien, ce qui n’est pas toujours le cas). Un monde où l’on hésite, où l’on a des perplexités. Un monde à la rationalité différée ; peut-être définitivement lacunaire. Loin de la certitude des affirmations tonales de Buffon, on se trouve face au réel comme face à un accord de Tristan énigmatique, ambigu, androgyne, multivalent, aux destinations multiples et brouillées. Pour le dire dans les termes de l’Ecole de Constance : le classique visait au centre de l’horizon d’attente ; l’art, désormais, consiste au contraire à déjouer les attentes, avec discrétion ou avec insolence.

À propos d’insolence : Alain disait que le fondement universel de la politesse est d’indiquer ce que l’on va faire, de ne pas surprendre, de ne pas faire le geste sans avoir suggéré préalablement sa signification, de permettre l’anticipation. L’art classique (pas seulement littéraire) est en ce sens foncièrement poli. Si au contraire on nous donne le fait brut, c’est à dire isolé, manquant de sa raison, nous sommes décontenancés. Nihil sine ratione peut-être, mais si la raison n’est pas dite, la sensation de carence est fortement éprouvée.

L’art dont nous parlons désormais fait profession d’impolitesse. Il nous met devant le fait accompli, devant le fait brut, et nous délègue l’effort de l’interpréter, de l’insérer dans une chaîne logique et causale qui, du temps de Buffon, était explicitée par le texte. On est passé d’une causalité unique et annoncée, à un nombre indéfini de causalités possibles, seulement entr’aperçues, et faiblement fléchées.

Allons à ce que je crois être le fondement philosophique de cet immense changement :

Umberto Eco, écrit (Lector in fabula p. 140, reprenant Van Dijk 1974) : [c’est UE qui souligne] : « une narration est une description d'actions qui requiert pour chaque action décrite un agent, une intention de l'agent, un état ou monde possible, un changement, avec sa cause et le propos qui le détermine

En bref : pas d’effet sans cause repérable par le lecteur.

Or l’infraction, l’inconvenance majeure est repérée par Proust chez Flaubert (Le style de Flaubert Pléiade CSB p. 588 ; ici, c’est nous qui soulignons) : « Ce qui jusqu'à Flaubert était action devient impression. Les choses ont autant de vie que les hommes, car c'est le raisonnement qui après coup assigne à tout phénomène visuel des causes extérieures, mais, dans l'impression première que nous recevons, cette cause n'est pas impliquée. »

Ce sera une des marques de la modernité que cette présentation fragmentaire du monde - si l’on ose encore dire ‘monde’ ; il vaut mieux dire ‘les choses’, dans leur surgissement multiple, puisque le principe organisateur n’est pas dit. Chez Musil, on aperçoit des morceaux de choses et de gens par un trou de serrure. Chez Boulgakov, on devine (et c’est d’autant plus cruel) un lynchage dans le mince trait de lumière d’une lanterne. Presque tout est laissé à deviner : qui fait quoi, et pourquoi.

Umberto Eco, grand connaisseur en philosophie médiévale, ne pouvait ignorer le précepte : actiones sunt suppositorum. D’un point de vue rationnel, les actions n’ont lieu que par des êtres substantiels dont elles procèdent. Elles ne sont pas des entités séparables qui volèteraient de façon autonome. [dans le même sens, voir Leibniz Monadologie § 7 : "Les accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors des substances."]. Il faut donc d’abord établir le substrat, et l’on peut ensuite mentionner l’action de ce substrat.

La « révolution Flaubert » consiste à montrer des événements qui ont lieu, qui adviennent, qui se passent, qui se produisent comme d’eux-mêmes. Le phénomène n’est rien d’autre que phénoménal : il apparaît sans pourquoi.

Les formes grammaticales réfléchies sont ici presque inévitables. Les formes passives également ont la vertu de laisser l’identité de l’agent dans le flou. Les actions, souvent, demeurent anonymes. Le sujet humain en particulier est soumis à une étrange élision.

Je donne ici, sans les commenter, quelques exemples spectaculaires de ce monde qui flotte dans l’immotivé :

Madame Bovary II, XV p. 227 : « Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur coulait dans les frisures ; tous les mouchoirs tirés épongeaient des fronts rouges. »

À la mort d'Emma, cette formulation étonnante :

"il y a toujours après la mort de quelqu'un comme une stupéfaction qui se dégage" (on croirait, mais c’est voulu, à une réaction chimique)

Les vingt premières lignes de Bouvard et Pécuchet seraient à citer : un monde sans hommes, où c’est le ciel tout seul, par lui-même, qui « se découpe ».

Dans le cours du roman, on peut lire : « Des orages survinrent. Les épis versèrent. […] De graves désordres eurent lieu. »

Sans compter les innombrables formulations du genre :

des tables furent renversées

on protesta

il y eut des exclamations

Soulignons l’usage très concerté de la formule minimale, très plate « il y a », condamnable du point de vue du bien écrire, mais fort utile pour obtenir des descriptions démotivées.

Le plus détimbré, dans Bouvard et Pécuchet : « Puis ce furent des insomnies » (plat, abstrait, impersonnel)

Les humains sont souvent décrits comme en pièces détachées agissant de leur propre chef (si l’on peut dire puisque les intentions sont décapitées) : lors de la noce d’Emma, « les oreilles s'écartaient des têtes ». À la Vaubyessard : « Un sourire lui montait aux lèvres […] »

Noter le ‘un’ : le sujet grammatical indéfini nous paraît actif dans le corps et dans l’âme du personnage qui en semble comme l’énergumène, au sens étymologique du mot.

« on entendait le bruit clair des louis d'or qui se versaient à côté, sur le tapis des tables […] »

« les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient… »

toutes formules qui nous proposent un nouveau monde étrange de juxtapositions saugrenues, d’événements isolés, découpés, d’apparitions soudaines.

On passe de

Les hommes renversèrent des tables (sujet, action)

à

On renversa des tables (sujet indéterminé, action)

et à

Des tables furent renversées. (choses modifiées peut-être par un agent hors champ, donc le résultat seul est vu, et dit)


Dans un même mouvement sont donc remises en question les catégories hautement philosophiques de la causalité mais aussi du sujet comme porteur d’une causalité finale.

Ici, je ne fais que signaler la très belle étude de Leo Spitzer sur Charles-Louis Philippe, qui traite d’une semblable éviction de l’intention humaine à travers ce qu’il nomme la « pseudo-motivation objective ».

De même, je note seulement en passant qu’à l’inverse, l’être humain, s’il est substantivé, l’est au prix d’une métamorphose d’épouvante, d’une réification monstrueuse : chez Rimbaud, à force d’être assis, on devient un assis. Le poète du mouvement, de la marche, peint en couleurs inquiétantes cette immobilisation, cette statufication : en espagnol, on dirait que estar se fige en ser. Un être postural provisoire devient une définition définitive.

Le sujet, donc, passe du substantiel réel au grammatical verbal, et du personnel à l’impersonnel. On a reproché, à tort, à Flaubert, la pauvreté, la platitude de ses « il y avait… » ou de ses « c’était… ». « C’était à Mégara… »

Lorsque Catulle Mendès parodie Jules Renard en désignant comme son idéal littéraire un texte qui dirait seulement « La poule pond », il marque bien le minimalisme, mais il y a encore ici un sujet et une action de ce sujet. Ce que Flaubert avait mis en valeur pourrait être parodié en une micro-nouvelle de deux syllabes : Il pleut. D’ailleurs, est-il besoin de le rappeler, Verlaine, dans un poème plus que célèbre, met en résonance les deux formules : « Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville… »

On serait tenté, au XX° ou au XXI° siècles, de dire : Ça pleut. Mais Flaubert, avec son Dictionnaire des idées reçues, donc des mots sans pensées, des effets sans causes, aurait déjà pu dire Ça parle. En tout cas, ‘on parle’, ou ‘le on parle’. Son dictionnaire est le catalogue des mots qui se disent tout seuls, ou, pour parodier Rilke, la ‘pensée de personne sous tant de phrases’.

Inversant la formule de Freud, il faudrait dire que, langagièrement : « Wo ich war, soll es werden »


Hugo Friedrich dit à propos de Mallarmé quelque chose qui vaut tout autant pour Flaubert (car Flaubert est le Mallarmé de la prose - Valéry a feint de ne pas le voir) : [Chez Mallarmé] "Les qualités accidentelles des êtres se détachent des corps pour créer des structures irréelles" (Structure de la poésie moderne p. 195).

Il n’est pas sûr que le mot « irréelles » convienne tout à fait. Ces structures ne sont irréelles que pour un lecteur habitué au style classique, à son exigence de liaison : est réel pour lui ce qui est présenté verbalement d’une certaine façon, utilisation du langage dont l’évidence est maintenant mise en cause. On sait que l’irréel ou l’artificiel ne sont parfois que les pseudonymes de l’inaccoutumé.

On joue sur la syntaxe pour faire voir autrement, donc pour faire voir autre chose. J’emprunte la formule à Daniel Arasse, mais l’idée est déjà chez Flaubert : pour Flaubert, il y a une haine inconsciente du style parce qu’il contraint à penser - sous entendu : à penser autrement (lettre à Maupassant 19 fév 1880). L’acte lié à un agent est devenu simple geste qui advient dans la perception, et l’agent demeure dans l’ombre, le sujet se perd dans le hors-champ. La voie est maintenant ouverte à la qualité pour qu’elle s’émancipe de la tutelle du substrat et qu’elle puisse voleter à son tour, à son gré, de substrat en substrat. Le sourire n’a plus besoin du chat. Il peut flotter seul dans le regard d’Alice.


***


C’est donc chose acquise que la littérature se déploie désormais selon ses lois propres, qui ne sont pas, qui ne sont plus celles de la rationalité philosophique, mais celles de l’expérience, de l’impression. Le centre de gravité est passé de la chose à la perception - déplacement similaire à celui qui, au XVIII° siècle, a remplacé la chose belle par l’expérience de la beauté, la calologie par l’esthétique.

La qualité prenant le premier rôle et évinçant la substance, cela se voit nettement, à l’époque de Flaubert, chez les Goncourt. Et cela plus particulièrement avec les couleurs qui accèdent à un statut nouveau. Gide considérait que la phrase emblématique du style des Goncourt était celle-ci : « … penché sur la transparence de cette eau, où le glaiseux de la berge, où le roux des racines s’effaçait bien vite dans le bleuâtre d’un lit profond..,. etc... » (Les Frères Zemganno, p. 7). Gide parlait, à propos des Goncourt d’un « style détestable, plein d’extraordinaires qualités » (Journal 15 janvier 1902).

Stylistiquement, le qualificatif prend le pas sur le substantif en le précédant dans la phrase. Les Goncourt osent écrire ces mots à l’ordre inaccoutumé (il est vrai qu’il s’agit du Journal) : « Une grande, ronde lune jaune. » (J1-1201). Mais quand ils écrivent dans Manette Salomon : « Ce gai garçon » on se doute que l’euphonie a été sacrifiée à un autre critère. On songe irrésistiblement à la langue anglaise, que Mallarmé enseignait.

Si l’on écrit : « la blancheur de la nappe » blancheur devient le substantif, le principal, et la nappe, un appendice à la perception de blancheur. C’est d’abord une blancheur, et accessoirement, tardivement, elle est nappe. D’où la tendance aux abstraits pluriels : « des blancheurs », procédé caractéristique du style artiste. Mais ces abstraits sont sensibles, en non plus intellectuels. On les relie entre eux, comme fait le peintre : les blancheurs s’associent, papillotent etc. La qualité devient, si l’on peut dire, essentielle : ce qui compte le plus, et ce qui tend à prendre la place de l’essence.

Michael Edwards rappelait encore récemment ce fait bien connu que l’anglais (plus empiriste que le français à tendance substantialiste), indique d’abord la couleur et ensuite la nature de la chose : a green apple. Pendant un instant, nous avons la couleur seule qui flotte comme un sourire sans chat. Alors que le français indique d’abord de quoi il est question, et on qualifie ensuite : une pomme verte.

On peut même, comme en anglais, multiplier les antépositions : Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui... Avec Mallarmé, on accumule d’abord des adjectifs (éventuellement substantivables), avant d’en venir, après un long suspens, à un substantif d’ailleurs indécis qui, rétrospectivement, fait présumer qui s’agissait d’adjectifs antéposés.

Car l’antéposition de l’adjectif est un anglicisme quand elle est insistante et non-usuelle. Elle n’est pas rare en français, et on sait bien qu’elle donne la plupart du temps un caractère affectif ou axiologique à l’adjectif qui, postposé, serait purement descriptif : exemple classique : un homme grand / un grand homme. La postposition refroidit, neutralise, objective le propos, en fait un constat indépendant de l’émetteur, quand l’antéposition nous place au sein d’une subjectivité évaluante. Un certain symbolisme en abusera.

On se souvient des majestueuses antépositions de Huysmans (cité d’ailleurs par Houellebecq) : Monsieur Folantin évoque le désolant fromage, la redoutable sole


Le terrain langagier et mental est donc dégagé pour permettre la libération d’une image littéraire au statut inédit et à la puissance démultipliée. On a rompu les ponts entre les qualités et les substances. Il n’y a donc plus de lien intrinsèque entre telle substance et un certain nombre de qualités jusqu’alors réputées ‘normales’. On dispose de deux ensembles, les substantifs d’un côté et les qualificatifs de l’autre, entre lesquels on peut établir à sa guise des relations inédites, paradoxales.


***


Dans la rhétorique classique, la poéticité était déjà marquée par des libertés prises avec la cohérence intellectuelle entre les termes mis en relation - mais des libertés très surveillées, codifiées et surtout motivées par quelque ressemblance réelle, fondées sur quelque analogie. Entorse mais motivation.

Entorse. Nous le voyons dans le sobre et efficace Vocabulaire d’esthétique de Souriau [nous soulignons] :

« On appelle image une manière de parler d’une chose en lui prêtant l’aspect de quelque chose d’autre. L’image est alors voisine de ces figures de rhétorique dites tropes que sont la métaphore, la métonymie, la synecdoque et la catachrèse […] Il y a image toutes les fois que par métaphore, métonymie, etc, on prête à quelque chose un aspect sensible qui ne correspond pas à ce qu’il est en réalité. […]

[Cette image] joue sur l’aspect matériel d’une chose réellement sensible, et en interprète l’apparence d’une manière plus ou moins fantasmagorique, la faisant apparaître autre qu’elle n’est, la dédoublant en quelque sorte pour lui prêter deux natures à la fois. »

Suivent les inévitables exemples hugoliens : « Le pâtre promontoire au chapeau de nuées » et la « faucille d’or sur le champ des étoiles ».

L’image classique, autorisée, se fonde disions-nous sur une communauté quasi objective qui la rend pertinente. Après un poème et une journée consacrés à la moisson, on regarde le ciel qui est comme un champ, les étoiles qui sont comme des grains de blé ou des tiges coupées, et le croissant de lune qui est comme une faucille d’or. La transposition terme à terme fonctionne parfaitement. L’image est célèbre parce qu’elle est impeccable, et même, si l’on peut dire, incontestable. Parfaitement fondée, sinon en raison, du moins en perception - une perception qui en outre a été soigneusement préparée, orientée tout au long du poème et de la journée de labeur. L’association créée par l’image n’est pas, pour reprendre la formule de Corbière, un « mélange adultère de tout. » Certes, l’image réussit à nous faire voir, ou penser, ou nous représenter deux choses, deux natures à la fois ; mais ces deux choses se décalquent, ces deux natures se correspondent sans discordance. Différence certes, mais sur un fond de similitude rassurante.

Un parfait sonnet, par exemple celui de Du Bellay Comme le champ semé en verdure foisonne, mène un parallèle impeccable entre le devenir de l’empire romain et celui d’un champ de blé. Tout se répond terme à terme en deux phrases majestueuses : le champ, l’empire. La trouvaille de départ, l’idée de l’analogie, est monnayée en des parallélismes qui, d’une certaine façon, en attestent la pertinence.

Mais qui, aussi, peuvent engendrer une sorte d’ennui : l’évidence du déroulement d’une suite mathématique : 2 est 4 ce que 4 est à 8, ce que 8 est à 16… La beauté implacable de la progression (il ne s’agit pas ici de la finesse de la réalisation, qui est admirable) est en même temps très, trop anticipable. On pourrait se dire comme la Parque de Valéry : « L’aube me dévoilait tout le jour ennemi. » Concernant le contenu du sonnet, quand on a, si l’ose dire, ‘saisi le truc’, tout vient sans surprise aucune. La poéticité de l’image se dissout paradoxalement dans sa perfection même, dans une justesse qui la rend presque... rationnelle.

C’est pourquoi la rhétorique classique autorise, au sein même de l’image, quelques infractions à la motivation, ce qui doit redonner du piquant à l’expression.

L’infraction autorisée que constitue l’hypallage nous intéresse tout particulièrement car elle opère la dissociation entre la qualité et le sujet qui la porte, pour faire migrer cette qualité sur un autre sujet, contigu, donc contaminable par son voisin, pour la psychologie du lecteur.

L’hypallage strict est un échange croisé dont le modèle virgilien est : « ils allaient obscurs dans la nuit solitaire. » Il a pour vertu (classique) de ne pas permettre n’importe quoi, d’être encadré, limité par une loi de réciprocité. L’hypallage simple quant à lui peut se faire ‘en passant’, et manifeste au fond un moindre souci de cohérence, de compensation par la symétrie : le mendiant de Hugo fait sécher un « haillon désolé ».

L’hypallage est philosophiquement important car il abolit les fontières strictes entre les êtres, les laissent se refléter les uns dans les autres, comme font les choses dans les tableaux de Chardin. Les qualités migrent, et permettent une sorte de fusion entre les entités, un mélange qui n’a rien d’objectif, puisqu’il provient de la prééminence du point de vue psychologique, affectif, du personnage ou du narrateur. Ce n’est plus la chose en elle-même, mais la chose vue par tel individu, perçue dans telle acoustique mentale. Le monde n’est plus vu que par des yeux affectés d’un biais entièrement assumé.

Bien sûr, on peut faire migrer la qualité d’un objet à un autre, qui lui est contigu (comme les reflets picturaux qui exportent le ton local). Mais ce faisant, on demeure, pour employer un vocabulaire cartésien, au sein de la substance étendue ; l’infraction demeure donc mince. Mais l’objet contigu, c’est ici un objet qui est placé dans un même paysage en tant qu’il est perçu par un sujet, dont l’état d’esprit provoque ou utilise cet échange. La substitution ne se fait pas au sein du monde, mais au sein d’un champ visuel qui reflète et biaise ce monde. Même le transfert d’objet à objet est le fait d’un sujet qui le commande ou, du moins, le suggère. Les choses sont, pour parler comme Sartre, des en-soi inertes qui ne diffusent pas, ne déteignent pas hors d’eux-mêmes. Seul un être pour-soi, une conscience peut les associer, les réassocier en fonction de ses propres affects. On a donc bien un procédé stylistique qui relève (pour employer un grand mot plurivoque) de la phénoménologie, au détriment de la précision ontologique. Morier définit l’hypallage : « Figure qui attribue à un objet l’acte ou l’idée convenant à l’objet voisin ». Mais cet objet est choisi et détourné par un sujet. Porosité donc de la frontière homme/monde ou sujet/objet.

Un exemple : on dit « une salle à l’acoustique mate » ; la matité est bien une qualité de la salle ; mais on dira « une salle à l’acoustique délicate », projetant en qualité de la salle ce qui en fait relève de l’attitude, du goût et des inquiétudes des musiciens qui y jouent. On est donc mis subrepticement à la place des humains qui perçoivent. Sur le descriptif, on enchaîne le subjectif. D’ailleurs, on placera volontiers un quart de soupir avant le qualificatif : « une salle à l’acoustique… délicate ». Tandis que l’enchaînement serait descriptif : « une salle à l’acoustique mate », d’une traite, car il y a continuité au sein de l’objectif.

J’ai fait allusion tout à l’heure au principe cartésien de la distinction réelle, car c’est ce principe qui est malmené par l’hypallage. On « prête » (le mot est joli et approprié) on prête aux choses des sentiments qui sont les nôtres. On procède donc à une dangereuse projection anthropomorphique. La poéticité d’un texte est ici en rapport direct avec son anticartésianisme - ce qui je le concède n’est pas nouveau.

Revenons un instant à l’hypallage simple comparé à l’hypallage croisé, ou complet, des classiques. Il me semble que maintenant on saisit mieux l’audace paradoxale du premier. « Ils allaient sombres dans la forêt solitaire », hypallage croisé, constitue un échange standard si l’on ose dire. Mais le « haillon désolé » du mendiant, qui associe intimement les déchirures et le malheur, semble bien suggérer, en creux, en miroir, un homme déchiré, un homme troué. On ne pourrait pas le dire ainsi ; mais l’effet est puissant si on ne fait que le suggérer (d’autant que, par la loi romantique de l’inversion, le mendiant sera une illustration de la plénitude spirituelle). Peut-être l’hypallage simple n’est-il pas si simple qu’il y paraît ; il est peut-être un hypallage croisé dont le deuxième terme demeure implicite.


Flaubert avait non pas inventé, mais magistralement développé l’indirect libre. Ce discours, qui serait monstrueux du point de vue platonicien (cf. République III) rend indécises les limites entre les voix et les pensées des personnages et celles du narrateur. Les consciences se chevauchent, se mêlent, se compénètrent, se dissolvent parfois dans une rumeur. Les guillemets et les incises (‘dit-il’, ‘pensa-t-elle’), qui balisaient le domaine de chaque voix, disparaissent au profit d’un flou quant à l’imputation de telle parole ou de telle idée à tel énonciateur. Le procès de Madame Bovary donna lieu d’ailleurs à des débats stylistiques (Jauss 84-85). Les consciences et le langage deviennent un milieu semi-liquide propice à toutes les osmoses.


L’hypallage généralisé reprend et dépasse la puissance et la portée de l’indirect libre puisque l’osmose se fait cette fois entre les hommes et les choses, entre les sentiments et les pierres. On retrouve ici, dans un cadre tout autre, et pour des raisons très différentes, quelque chose de l’anthropomorphisme et de l’animisme romantiques, qui ne sont pas eux-mêmes sans une apparence d’infantilisme. Mais il ne s’agit plus d’une croyance affirmée en la sensibilité de la nature, en sa spiritualité, mais d’un effet de langage assumé comme tel en raison des bénéfices esthétiques et ludiques qu’il permet. La nature n’est pas un temple ; tout n’est pas vivant. Mais le sujet percevant fait comme si. L’écriture gagne en relief et en variété à assumer ce qui n’est plus croyance, ni même illusion, mais effet strictement littéraire rendant compte de l’expérience vécue, fût-ce au détriment du sérieux épistémologique.

Cet hypallage se définit donc comme une allègre infraction à l’égard des limites rigoureuses imposées par Descartes à l’analogie. Si en effet, pour le penseur rationaliste, tout peut être considéré comme analogue à tout à l’intérieur d’une substance étendue tout entière quantitative, mesurable, donc homogène, nulle analogie n’est tolérable entre substance pensante et substance étendue, domaines incommensurables, aux législations radicalement hétérogènes.

La littérarité se marque alors par l’ana-logie indue, le trans-fert illégitime, la méta-phore illicite, bref, ce que l’on pourrait appeler incongru, ou incongruence, voire, dans ses effets psychologiques, incongruité. L’origine latine du mot ‘congru’ évoque la réunion (le congrès), l’accord, la concordance, la correspondance, la convenance. En l’extrémisant, on aboutirait au consensus, aux idées reçues. À l’extrême inverse, on trouverait le surréalisme qui accorde valeur esthétique à tout ce qui choque la raison ; ce qu’on trouve déjà dans Tristram Shandy Tristram Shandy où les digressions ne cessent de dissoudre toute congruence. Ce ne doit pas être un hasard si Baudelaire, à propos des effets de l’opium, parle de « ressemblances et [de] rapprochements incongrus. »


Et souvenons-nous qu’Horace réprouve tout particulièrement les chimères, les sirènes, les centaures, etc. ; tout ce qui relève de l’accouplement de la carpe et du lapin. Mais Gide ose parler d’un ciel « d’une tendresse ineffable. »

Nous parlions tout à l’heure d’Alain et de sa notion de politesse. L’art devient ‘impoli’ dans la mesure où ce qu’il propose est inattendu, ne correspond pas aux schémas, aux structures du domaine dont il parle. Il heurte donc les attentes, prend à contre-pied. Il commet des incorrections, des fautes, des in-convenances. Et la plus grande est cette im-pertinence de mépriser sans vergogne la summa divisio cartésienne. On pourrait parler aussi de ‘perversion’ : appliquer des principes et un vocabulaire dans un domaine auquel ils ne sont pas adaptés ; ce qui revient à faire servir une chose (ici un mot) hors de sa finalité normale. Quand elle déborde, une soupe nabokovienne peut être dite « vindicative’ (Vane Sisters VF p. 838 ; VO : « spitefully boiled over »)


L’image littéraire moderne se caractérise donc par l’abandon de toutes les prudences ou, du moins, par un amincissement de la motivation. L’encadrement classique des minces espaces de liberté fait place à un jeu très libre. L’image littéraire a conquis les « pleins pouvoirs ». L’image classique était bornée par des différences de nature semblables à celles qui en musique régissent le tempérament inégal, limitant les transpositions et les modulations. Mais le tempérament égal ouvre un espace inédit de transpositions libres, de modulations dans les tonalités les plus éloignées.

On peut appliquer, mutatis mutandis, à l’image littéraire, ce que Smith disait de la mimétique en général : la copie stricte peut susciter l’étonnement devant la virtuosité technique, mais ce qui constitue la valeur, l’intérêt esthétiques, c’est au contraire l’écart entre la chose telle qu’elle est dans le monde et la chose telle qu’elle est présentée, traduite, transposée dans la peinture. C’est la dissemblance qui fait la valeur. Un tableau provoque l’évocation mentale de la chose qui a été imitée, mais aussi, simultanément, la modification, la déformation de cette chose ; c’est cette disparité même qui en fait la valeur. Il n’y a pas lieu de se scandaliser comme le faisait Pascal de notre admiration pour des copies dont nous n’admirons pas les originaux puisque précisément ce qu’on admire c’est le fait qu’il ne s’agit pas d’une copie, mais d’une transposition, en résonance problématique avec le souvenir de la chose transposée.

Les quelques lignes de Smith semblent décisives, non seulement parce qu’elle désignent parfaitement ce critère paradoxal de disparité, d’écart, mais aussi parce qu’elles suggèrent une corrélation entre l’amplitude de cet écart et la force de l’expérience esthétique : « […] le plaisir que l'on retire de l'imitation semble grandir avec cet écart » (Essais TF p. 42). Le plaisir esthétique étant la conscience d’un écart, il faut la conscience simultanée du modèle et de la copie (si l’on conserve un vocabulaire devenu assez inapproprié). On ne peut tout à fait oublier le modèle, sinon on ne peut plus ressentir d’écart : la peinture radicalement non-figurative, l’image littéraire totalement gratuite sont implicitement disqualifiées. Mais entre ces deux extrêmes qui abolissent la tension dynamique entre les deux pôles, tous les degrés de distance, de disparité sont implicitement légitimés.

On peut donc songer à une sorte de classification raisonnée des images à travers les âges et les styles, selon le degré de dissemblance assumée. L’image classique, picturale ou littéraire, serre de près le modèle : « c’est presque ça. ». L’image moderne s’en éloigne sans pour autant le perdre de vue : « c’est encore un peu ça », parfois de justesse. Mais cette dernière image requiert du lecteur, du fait de rapports plus lointains avec le modèle, une attention plus soutenue, voire une perspicacité affûtée. On ne peut pas ‘rater’ le sens de la faucille d’or. On peut rater une image allusive et sophistiquée dans un poème de Valéry.

La lecture du texte littéraire devient donc un travail d’interprétation, un décryptage des signes de piste chichement disposés par l’auteur avec qui on se trouve comme en compétition. Ceci aussi est impoli : donner de la tablature au lecteur. On a longtemps considéré que si le lecteur travaille, c’est que l’auteur n’a pas assez travaillé. Désormais, l’auteur travaille à faire travailler son lecteur. Le plus exemplaire de ces auteurs qui, à travers leurs images entre autres, nous tiennent la dragée haute, sera bien sûr Nabokov.

Mais avant de nous lancer dans son océan de problèmes exquis, je voudrais donner quelques exemples de ces images modernes qui ne vont pas de soi, qui constituent des problèmes à résoudre.


Un exemple chez Lorca (Romancero gitano 8 : San Miguel)

« El mar baila por la playa,

un poema de balcones. »

La mer danse sur la plage

Un poème de balcons

(nous avons la chance que le français conserve à peu près le rythme)

La grande beauté de ces 16 syllabes (en fait, un vers épique unique), beauté sonore, plastique, rythmique, l’insistance du son A qui finit par se poser en un O conformément aux assonances de ce romance, tout cela peut nous distraire de la saturation des images, toutes pertinentes, toutes justifiables. Mais elles sont si peu justifiées, si allusives, si serrées, qu’elles peuvent passer inaperçues ou sembler simplement incongrues. Toutes ces évocations se superposent dans la pensée en une polyphonie de domaines très divers : mer, poésie, danse, architecture, Andalousie.

Un classique aurait mis les choses au point, donné le mode d’emploi : Sur la plage, les vagues mousseuses vont et viennent en rythme, comme les jupons d’une danseuse andalouse, comme les balcons parallèles des maisons espagnoles, comme les vers d’un poème. Certes, c’eût été joli, astucieux, bien vu, mais bien explicatif, bien long, et surtout sans mystère aucun. Le lecteur moderne aurait l’impression d’être pris pour un demeuré à qui il faut tout expliquer ; amateur d’esquisses, d’allusions, d’ellipses, il préfère que son esprit soit effleuré, comme par un sylphe…

… Transition facile avec Valéry pour un deuxième exemple, si ressassé qu’on n’en perçoit plus la modernité :

Ce toit tranquille où marchent des colombes

Entre les pins palpite, entre les tombes,

Midi le juste y compose de feux

La mer ! la mer toujours recommencée !

En son temps, cet incipit a été critiqué ; on y a vu une impolitesse, une incorrection à l’égard du lecteur. Le démonstratif initial semble garantir la véracité, l’exactitude du mot qui va suivre : ce que je montre est un toit, avec des colombes, et je le dis d’entrée. Le lecteur classique suppose un ‘narrateur fiable’ (si l’on ose le dire ainsi en contexte poétique). Le lecteur prend donc naïvement acte de ce qu’on lui présente comme sens premier. Mais, deux vers plus loin, on lui impose une brusque et vertigineuse révolution mentale : ce n’est pas un toit, c’est la mer ; ce ne sont pas des colombes, ce sont des bateaux à voiles blanches. On lui a menti ; il peut considérer qu’on s’est moqué de lui. L’audace a été de présenter l’interprétation, la vision subjective comme la chose même. Mais, dans l’ordre phénoménologique, c’est bien la vision qui vient en premier ; le lecteur était en lieu et place d’une conscience se laissant voluptueusement prendre aux apparences. L’image valéryenne a ici une structure strictement inverse de celle de l’image hugolienne : elle ouvre un espace d’ambiguïté au lieu de clore le poème en complétant un parallélisme.

Notons que des critiques similaires ont été adressées au premier vers du Bateau ivre, que Valéry admirait d’ailleurs beaucoup. « Comme je descendais des fleuves impassibles… » etc. On peut croire qu’il s’agit d’un voyageur, d’un passager sur un bateau, et l’on comprend ensuite qu’il est lui-même le bateau. Selon Banville, il aurait fallu dire : « Mon âme est comme un bateau qui… etc. », ce qui aurait levé toute ambiguïté. D’ailleurs, Rimbaud en a conclu fermement que Banville était « un vieux con ».

L’absence d’un signal de comparaison joue un rôle similaire à l’absence de guillemets dans le discours indirect libre : le marqueur de limites laisse place à une juxtaposition expressive où se mêlent les eaux du propre et du figuré, du comparant et du comparé. On peut crier à la tromperie sur la marchandise, comme on aurait pu dire que « danser un poème de balcons » est une pure absurdité.


De façon analogue : pour les classiques, il était toléré, malgré la brusquerie du procédé, de commencer in medias res, au sein même de l’action, sans définition préalable du cadre. Mais commencer, sans le dire, au sein même du sujet, de son impression, de son illusion, de sa comparaison, c’était le monde à l’envers.

À ce propos, notons à titre d’appendice que le roman de Virginia Woolf To the Lighthouse commence par la réponse à une probable question posée hors-champ : « Yes, of course, if it’s fine tomorrow ». Mais aussi que Beethoven dès 1799-1800, ouvre sa Première Symphonie par un accord de septième de dominante, ce qui, harmoniquement, revient à peu près au même ; audace qu’il rééditera dans sa Neuvième Symphonie, corsant encore l’énigme et le scandale, démultipliant les équivoques par une longue insistance sur l’accord de septième, rendu encore plus énigmatique par une quinte creuse ininterprétable (réponse indéchiffrable à une question non posée…).


La discontinuité, l’irruption, le collage sont une des marques de la modernité, en contradiction avec l’enchaînement rationnel et causal exigé par l’art classique. L’image classique demandait, nous l’avons vu, que soit chassée toute énigme susceptible d’embarrasser le lecteur. Le plus sûr est de procéder ainsi : d’abord le comparé, bien désigné ; puis le ‘comme’, qui indique le mode de pensée analogique ; enfin le comparant (« la lune est comme une faucille »), qui donne le plaisir sans la peine. On peut ensuite faire l’économie du ‘comme’ (on passe de la comparaison à la métaphore : « la lune est une faucille »). Puis on peut placer le comparant d’abord, et le comparé juste après (« la faucille de la lune »). On peut le placer un moment après mais cela commence à troubler son monde : Ce toit tranquille … la mer ; ou, chez Calvino, à propos d’une préparation de charcuterie : « les grosses mouches de truffe noire ». Enfin on peut donner le comparant seul, et laisser le lecteur se débrouiller à tâtons et deviner à quoi cela peut bien s’appliquer. Par exemple chez Nabokov : « une broche avec trois rubis glissait sur le velours noir » (Le Don 2-381) ; la formule a le temps de produire son mystère quand l’auteur a la charité d’ajouter : « … si haut qu’on ne pouvait même pas entendre le vrombissement du moteur » (l’énigme visuelle s’expliquant par la carence de l’auditif…).

L’image qui était plaisir simple tend à devenir problème, travail d’interprétation, de reconstitution en sens inverse d’un chemin mental ; il faut recomposer le visuel avec l’absence de sonore, et l’avion apparaît, doublement en creux. La lecture se met à ressembler à un jeu de piste compliqué à plaisir par un auteur quelque peu pervers qui s’amuse à mettre à l’épreuve la sagacité (et la vigilance) de son lecteur-victime. Mieux (ou pire) la lecture ressemble à la résolution d’un problème d’échecs.

C’est le jeu favori de Nabokov, grand manipulateur des mots et des âmes, problémiste littéraire par excellence, qui enserre Humbert dans un tangle of thorns, un entrelacs d’épines, et plonge son lecteur dans l’entrelacs des signes.

Un des caractères principaux de l’ensemble de son écriture, et donc de son utilisation de l’image qui nous intéresse ici, c’est le statut des indices. Avec lui, on ne sait jamais quoi est indice de quoi, sinon rétrospectivement et, en général, à deuxième voire troisième lecture. Voire jamais, car toute relecture fait apparaître de nouveaux indices - ou bien prend-on pour indice ce qui ne voulait pas l’être ? L’auteur ne nous pousse-t-il pas au délire de surinterprétation ?

Cette indécidabilité vertigineuse fait si bien partie du programme que le romancier répondait souvent de façon délibérément ambiguë voire fallacieuse aux demandes d’éclaircissements formulées par ses exégètes…

Booz endormi créait un champ magnétique, un système de fléchage sémantique pour qu’on ne puisse manquer la splendeur de l’image qui éclate lors du bouquet final. Au contraire, avec Nabokov, l’éventualité et le soupçon règnent partout. Là aussi, la clarté classique de la résolution et la persistance moderne des ambiguïtés pourraient être comparées à la nette conclusivité de la musique tonale, et, plus tard (après l’ « accord de Tristan ») à l’indécision harmonique induite par la multiplication des notes altérées et des demi-tons fertiles en équivoques.

Le texte souvent étrange, baroque, sophistiqué, la profusion adjectivale, la fantaisie, parfois la désinvolture, mentionnent pareillement l’accessoire et l’essentiel. Nabokov ironisait à propos de certains romans policiers où les indices, pour le confort du lecteur, étaient imprimés en italiques… À l’inverse, on a dit, avec assez de justesse je crois, qu’on ne lit pas Lolita, mais qu’on joue à Lolita, comme à un jeu d’échecs mâtiné d’un jeu de rôles (la formule est René Alladaye, qui a étudié à la fois Nabokov et la philosophie du jeu d’échecs).


On a de Nabokov l’image d’un romancier, et ce n’est pas sans motif. Mais il ne faut pas oublier que sa première activité littéraire, jamais tout à fait oubliée, était la poésie ; en russe, en anglais, quelques échantillons remarquables en français. Parmi ses premiers textes en prose, bon nombre relèvent de la prose poétique ; la nouvelle Bruits, par exemple, joue souvent sur la fusion entre le moi et le monde et en a une tonalité romantique tardive qui fait songer à certains aspects de Rilke. Son premier roman, Machenka, consiste en une alternance entre d’une part une narration très ancrée dans le quotidien prosaïque, et d’autre part des rêves, souvenirs, hallucinations du pays natal, rendus en une prose à caractère nettement poétique.

Nabokov a seulement envisagé d’écrire un ouvrage intitulé The Poetry of prose, mais il dit par exemple dans un entretien ( Parti-pris p. 54 ; je modifie la traduction) : « il y a aujourd’hui beaucoup de chevauchement entre nos concepts de poésie et de prose. Le pont de bambou qui les réunit est la métaphore. » « there is a lot of overlapping in our concept of poetry and prose today. The bamboo bridge between them is the metaphor. » Cette passerelle est bien fragile : il s’agit là, selon la formule de Humbert, d’une de ces « éblouissantes coïncidences détestées par les logiciens, et chéries par les poètes » (Lolita ch 8 : « one of those dazzling coincidences that logicians loathe and poets love » )

La juxtaposition entre prose et poésie qui régnait dans Machenka va faire place à une instillation, puis à une fusion des procédés de la poésie dans la prose romanesque, qui en acquerra son tour singulier. Nabokov disait que sa toute première destination était la peinture ; dans Le Don, le héros ressemble beaucoup à l’auteur : (1-32) « Quelle imagination visuelle possède le poète ! […] Il nous semblerait que ce n’était peut-être pas à la littérature mais à la peinture qu’il était destiné depuis son enfance. » Nabokov disait aussi que le roman n’était pas tant une question de mots que de vision. Il est donc compréhensible que ses romans fourmillent d’images infiniment variées, mais surtout originales et audacieuses. D’autant que Nabokov était doué, ou affligé, de synesthésie, ce qui lui permet par exemple d’écrire sans sourciller que, pour Noël, « L’énorme sapin mugissait de tous ses feux » (Roi, dame, valet 1-231). Ou, de façon plus explicite : [je retraduis en décalquant l’original] « Les gais parasols et les tentes rayées semblaient répéter en termes de couleur ce que les cris des baigneurs étaient pour l'oreille » « Gay parasols and striped tents seemed to repeat in terms of color what the shouts of the bathers were to the ear. » (Rire dans la nuit XIII 1-851)


Avec lui, tout peut donc librement se transposer en tout car tout est sur le même plan. Le verbal, le visuel, l’affectif, l’auditif, le concret, l’abstrait, la conscience, le monde peuvent être combinés à loisir en tous sens. Le romancier est omnivore. Il a tous les droits et sera jugé sur les résultats. Il peut dire : « Les effluves carmin du péché » [« the rubineous fumes of sin » adjectif assez recherché] (L’Exploit ch. 8, 1-633). En trois mots, un abstrait concrétisé, et une odeur colorée.


Je vais essayer de tracer les grandes lignes de cette « révolution-Nabokov » : l’image littéraire tous azimuts. Cette révolution, il l’a, je crois bien, portée à son apogée, mais pas vraiment inaugurée (comme Flaubert pour l’indirect libre) : on en trouve en effet des échantillons savoureux chez des prosateurs russes comme Boulgakov, Olecha, et même les siamois Ilf et Petrov. En 1929, dans Les Enfants terribles, Cocteau écrit une phrase éminemment nabokovienne de sens et de style : « une fièvre revêtait la chambre de miroirs déformants. »


Bien des commentateurs de Nabokov, et même ses simples lecteurs, ont souligné chez lui la fréquence de l’hypallage. Par exemple Marie Bouchet :

« [Chez Nabokov, on constate au niveau stylistique] la récurrence d’une figure habituellement peu fréquente, l’hypallage. [peu fréquente en effet dans la prose romanesque ; mais on a vu que c’est un des ingrédients principaux de la poésie] Cette figure, comme l’a remarqué Christine Raguet, est l’une des favorites de Humbert, et c’est un procédé qui repose précisément sur le déplacement d’un adjectif qui franchit les limites de la syntaxe pour qualifier un substantif autre que celui auquel il devrait se rapporter. [C’est une] figure de transgression des frontières […]. »

Vladimir Vladimirovitch franchit les frontières des états. Humbert Humbert franchit les frontières morales, L’écrivain franchit la barrière des langues, et le romancier, par l’hypallage notamment, transgresse les frontières de l’expression.

Une sorte d’hypallage se retrouve d’ailleurs jusque dans les affects érotiques : on peut dire que ‘l’âge de Humbert’, c’est 13 ans. En effet, il est resté fixé sensuellement à sa rencontre avec Annabel, et c’est l’âge qu’il recherche toujours chez les nymphettes. L’âge migre entre désiré et désirant. (Ceci pouvant se résumer en : Nabokov hypallage, Lolita a pas l’âge)


Si l’on consulte la rubrique « hypallage » de l’irremplaçable Dictionnaire de Morier, l’explication donnée par le lexicographe évoque une situation dont Nabokov était spécialement friand. Je cite ce commentaire libre et personnel comme Morier les affectionne :

« L’hypallage littéraire repose sur un phénomène psychologique. Lorsque, de deux corps voisins, l’un se met seul en mouvement, les deux corps semblent en mouvement l’un par rapport à l’autre. Par suite d’une illusion d’optique ou d’une défaillance du sens critique, si le mobile paraît immobile, l’immobile paraît mobile, etc. »

L’analogie choisie par Morier concorde avec la relativité du mouvement telle qu’elle a été affirmée par la science de Galilée et de Descartes, consistant à dissocier la chose du mouvement pour faire de ce dernier non plus un être, ni une qualité intrinsèque, mais une simple relation, qui peut être attribuée tantôt à un objet, tantôt à l’autre. Il n’y a plus d’impetus stable associé à telle chose. L’attribution du mouvement est donc susceptible de migrer d’un support à l’autre selon le point de vue, selon le point de référence choisi. C’est une sorte de conception restreinte de la relativité, qui pourrait se généraliser ensuite à bien des critères, des qualités, des propriétés, etc., que l’on croyait intuitivement solidaires de leurs supports - ce que nous avons vu ci-dessus.

Morier illustre son propos par un exemple tiré de Ramuz, mais qui sonne tout à fait comme du Nabokov :

« On voyait la croix [de l’église] descendre, à mesure qu'on montait ; on l'a vue venir contre les rochers, le long desquels elle glissait de haut en bas ; elle est venue, ensuite, se mettre devant les forêts, noires comme elle, et elle n'a plus été vue. » (on termine sur un passif impersonnel assez flaubertien)

Chez Ramuz, on va à pied. Chez Nabokov, Russie oblige, on va en train. Les rails sont largement écartés, la voiture est stable, le démarrage se fait en douceur ; on a l’impression, comme dans un gros bateau, que c’est la gare qui s’enfuit, s’écoule, rapetisse. Les souvenirs d’enfance jouent ici leur rôle. Le regard innocent ne voit que ce qu’il voit ; il demeure centré sur lui-même ; le sujet percevant naïf demeure le centre du monde.

Lisons quelques lignes d’Autres Rivages chap. VII (traduction heureusement révisée pour la Pléiade), où les perceptions chaotiques de l’enfant finissent en déconfiture :

« À travers champs, et dans de brusques ravins, et parmi les chaumières fuyant à la débandade… je ne cessais de surprendre le wagon en train de s’enfoncer… dans le fourreau du paysage, cependant que le paysage lui-même exécutait une série compliquée de mouvements, la lune diurne s’entêtant à progresser de pair avec nos assiettes, les lointaines prairies s’ouvrant à la façon d’un éventail, les arbres proches s’élançant vers la voie sur d’invisibles escarpolettes, des rails parallèles se suicidant tout à coup par anastomose, un talus d’herbe nictitante montant, montant, montant, jusqu’à contraindre le petit témoin de ces célérités diverses à dégorger sa portion d’omelette à la confiture de fraises. »

La vision de l’adulte n’est pas si différente, même si elle n’a pas des effets aussi inglorieux. Voici quelques formules du début de Roi, dame, valet :

« Les piliers métalliques vont se mettre en marche, emportant au loin la voûte… le quai va commencer à fuir… un chariot à bagages va glisser à reculons… la gare s’en va, emportant son kiosque à journaux… la fuite à reculons de la petite ville… »

Les notations de ce genre sont innombrables dans l’œuvre de Nabokov. Est-il besoin de noter la dette envers le Flaubert du début de L’Education sentimentale ? : « Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on déroule. »


Le sujet est fixe (du moins le croit-il) et c’est le monde qui bouge, qui est doué de mouvement, qui est animé. Cette vision d’enfant ne peut être que solidaire d’une présentation animiste, anthropomorphique des choses. Le mouvement, l’animation entraîne avec lui le sentiment, la conscience, voire la parole. Nabokov a toujours dit que les romans étaient des contes de fées, que les siens se déroulaient toujours dans un monde autre (légèrement ou nettement autre). Il écrit à propos de lui-même : « La véritable vie de ses livres coulait de ses métaphores qu’un critique a comparées à des fenêtres donnant sur un univers contigu ».

Il a traduit Alice au Pays des merveilles en russe (magistralement paraît-il). Il s’intéressait fort au dessin, à la bande dessinée, et aussi au dessin animé (voir par exemple Rire dans la nuit et Chambre obscure) Là, tout est possible, et certains passages de ses romans y font irrésistiblement songer. Nabokov serait-il le Tex Avery de la grande littérature ? En effet, on peut penser à la fois à Alice et au fameux méchant loup quand on lit : « [il] faillit trébucher sur les raies tigrées qui n'avaient pas rattrapé le chat qui venait de faire un bond de côté. » « [he] nearly tripped over the tiger stripes which had not kept up with the cat as it jumped aside » (Le Don 2-53). Selon Tex Avery, c’est ce genre d’impossible, d’infilmable qui est le domaine par excellence du dessin animé.

Avec Nabokov, le train s’arrête souvent en gare avec un gros soupir de soulagement… et on trouve « un jeune châtaignier encore trop petit pour marcher tout seul et par conséquent soutenu par un tuteur. » (Le Don 2-66)

De même un peu plus loin : « les sorbiers escaladaient un bloc de pierre - l’un s’était retourné pour donner un coup de main au plus jeune » [« He walked past a boulder with rowan saplings clambering onto it (one had turned to offer a hand to the younger) »]

Ou, dans Autres Rivages (2-339) : "Des jardins en gradins à flanc de colline (...) se laissaient tomber de corniche en corniche jusqu'à la mer, les oliviers et les lauriers-rose dégringolant bel et bien les unes sur les autres dans leur hâte de voir enfin la plage."


Ce parallèle avec le dessin animé invite à lire selon un autre biais la phrase de Roi, dame, valet qui dit, en français : les fauteuils « ouvrent leurs bras […] avec une plaisante cordialité » (1-115). Car, en anglais, l’adjectif est ‘comical’. La traduction par ‘plaisante’ est peut-être justifiée, mais, dans notre perspective, on peut regretter qu’elle gomme l’évocation de ‘comics’, bande dessinée.

La rêverie urbaine dans les premières pages du Don évoque explicitement le dessin animé :

« le magasin de primeurs, un coup d'œil par-dessus l'épaule, traverserait la rue pour être d'abord à sept puis à trois portes de la pharmacie — à peu près de la même façon que les lettres enchevêtrées trouvent leur place dans un film publicitaire ; et, à la fin, il y en a toujours une qui fait une sorte de cabriole et prend position à la hâte (personnage comique, l'inévitable tire-au-flanc parmi les nouvelles recrues) ; et elles attendront ainsi jusqu'à ce qu'une place adjacente se libère, sur quoi elles feront un clin d'œil au débit de tabac de l'autre côté de la rue, comme pour dire « Vite, amène-toi » ; et, en moins de rien, elles seront toutes alignées, dans un ordre caractéristique. »

Ruskin trouvait le procédé « piteusement fallacieux », mais Nabokov ne s’en prive pas, et il va fort loin dans un anthropomorphisme qui atteint parfois une belle cocasserie et révèle beaucoup d’inventivité. Quelques échantillons en vrac et en traduction, pris dans le seul Roi, dame, Valet :

1-138 « une petite villa encore vide et désireuse de plaire »

1-154 : « La chambre paraissait sourire. »

1-162 « Le miroir cette nuit-là faisait des heures supplémentaires. »

1-172 : « La serviette rampa lentement au bord de la table et se laissa choir mollement sur le plancher. »

1-173 : « ... un profil qui s’était prudemment arrêté à mi-chemin entre celui de l’homme et celui de la théière. »

1-190 « Bientôt le lit se mit en mouvement »

[ici, le procédé stylistique parodie en outre les pudibonderies euphémisantes…]

1-190 « le bouchon de liège hésita puis sauta dans le vide » (on se souvient des rails qui se suicident)

Les objets sont cruels pour l’aveugle de Rire dans la nuit (1-925) : les meubles « retiennent leur souffle avant de le cogner ». On trouve dans Solus Rex une armoire « obèse, aveugle, et droguée à la naphtaline » « An oak wardrobe, obese, blind, and drugged by naphthalene »

Les choses inanimées peuvent être soumises à des jugement moraux (Le Don 2-160) : « la grande allée qui murmurait fidèlement, et même, disons-le, servilement… »

Dans Lolita, les motels peuvent être soupçonneux et les forêts innocentes. Et dans Solus Rex encore, on peut lire : « le sourire d’un petit four dans son papier gaufré » « the smile of a bonbon in its goffered bonnet »

On va jusqu’à l’inversion systématique, en une sorte d’hypallage filé (la formule est peu usitée) :

Roi, dame, valet 1-297 « la petite chambre avait déjà l’aspect inquiet et contraint que prennent les chambres meublées lorsqu’elles se séparent pour toujours d’un de leurs locataires. […] Elle comprenait qu’il était question d’elle et prenait un air de plus en plus soucieux. »

Dans Manon, on chantait « Adieu notre petite table ». Ici, c’est le logement qui souffre de la séparation.

Mais il est très probable que Nabokov est ici en dette envers Proust racontant l’arrivée du narrateur dans la chambre inconnue de Doncières, feu d’artifice d’un anthropomorphisme qui risque fort basculer dans la puérilité. Voici quelques passages parmi les plus étonnants de cette page du Côté de Guermantes :

la draperie fit entrer un silence…

une cheminée de marbre (...), me faisait du feu,

un petit fauteuil bas sur pieds m’aida à me chauffer

Les murs étreignaient la chambre

(un cabinet), pour parfumer le recueillement qu’on y vient chercher, [suspendait] un voluptueux rosaire de grains d’iris

une cour, belle solitaire que je fus heureux d’avoir pour voisine quand, le lendemain matin, je la découvris, captive entre ses hauts murs

une longue galerie […] me fit successivement hommage…

(le) mur plein (...) me dit naïvement : « Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi »

le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que…

les fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m’assuraient que…

un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne pouvant se sauver, s’était caché là, tout penaud, et me regardait avec effroi …»

Dans ce genre, on ferait aussi une belle récolte dans le texte sur la promenade en automobile (Ecrits sur l’art GF p. 249).

Nabokov ramasse en quelques lignes ce que Proust, conformément à sa manière, répand sur deux pages, mais la ressemblance est frappante, avec chez Nabokov, un parti pris comique franchement assumé qui fait de la chambre elle-même une sorte de domovoï.

Nabokov va loin : il personnifie l’air du matin :

Rire dans la nuit IX 1-835 : « l’air tout jeune et frais n’a[vait] pas encore repris l'habitude des klaxons de la circulation au loin ; il véhiculait ces bruits sans heurts et les portait comme des objets fragiles et précieux » « The young fresh air itself was not yet used to the hooting of the distant traffic; it gently took up the sounds and bore them along like something fragile and precious. »

Il personnifie le silence : on notera que la courbe de cette phrase reprend exactement celle du voyage en train terminé dans la déconfiture :

Rire dans la nuit chap VI 1-826 : « il semblait que le silence montait, montait et que soudain il déborderait et éclaterait de rire. » [« It seemed as if the silence was rising, rising — would suddenly brim over and break into laughter. »]


Tout ceci est très amusant. Mais, à mettre ainsi des intentions dans les choses, on peut basculer dans un monde inquiétant. Il y a peut-être quelque danger à contrefaire le vivant. Si tout est sensible et animé, on peut craindre dans le mur aveugle un regard qui épie. Ce monde littéraire ne demande qu’à basculer dans la paranoïa.

Déjà, de façon anodine, dans Roi, dame, valet, « Le buffet était tout yeux » (all eyes) (1-211) ou (Roi, dame, valet 1-289) « les flaques lumineuses les observaient. »

Mais quand Humbert commence à perdre son équilibre (étrange équilibre certes), il dit (VF 2-1065) : « Je contemplai les montagnes, le rocher romantique là-haut dans le ciel souriant qui complotait »

L’anglais est plus affûté qui juxtapose les deux qualifiants : souriant - complotant : « I stared […] at the romantic rock high up in the smiling plotting sky. »

Ce « smiling-plotting » sonne me semble-t-il, comme l’invitation à inventer un mot-valise monstrueux qui serait l’équivalent dans les qualités de ces copulations chimériques interdites par Horace. Le « rocher romantique » installe un animisme qui prolifère de lui-même dans un ciel très ambivalent.

Les images ludiques ouvrent la voie aux signes maléfiques, menaçants et opaques. C’est le germe de la nouvelle qui est peut-être le plus pur diamant de la production nabokovienne : Signs and symbols. Un jeune homme, interné en asile psychiatrique (comme le fut Nerval) souffre de « referential mania », de délire d’interprétation. Le monde entier lui apparaît comme un complot :

« Les nuages dans le ciel aux mille regards se communiquent entre eux, au moyen de signes très lents, des renseignements incroyablement détaillés sur son compte. Ses pensées les plus secrètes sont débattues au crépuscule dans un alphabet manuel par les arbres qui gesticulent d’un air lugubre. Des cailloux, des souillures ou encore des taches de soleil forment des motifs qui représentent, de manière assez terrible, des messages qu’il doit intercepter. Tout est chiffre et de tout il est le thème. » [« Phenomenal nature shadows him wherever he goes. Clouds in the staring sky transmit to one another, by means of slow signs, incredibly detailed information regarding him. His inmost thoughts are discussed at nightfall, in manual alphabet, by darkly gesticulating trees. Pebbles or stains or sun flecks form patterns representing in some awful way messages which he must intercept. Everything is a cipher and of everything he is the theme. »]

Or, nous y faisions allusion tout à l’heure, le lecteur de Nabokov se retrouve, dans cette nouvelle, et dans toute son œuvre, en posture analogue à celle du jeune dément, et aussi de ses parents qui essaient de comprendre : tout est à interpréter, tout peut être signe, figure, annonce. Le monde est un insoluble jeu de pistes croisées, un grimoire, une terrifiante forêt de symboles.


L’image est donc jeu, beauté, plaisir, mais aussi énigme, danger. Sans aller jusqu’aux abîmes énigmatiques de la paranoïa, l’image nabokovienne plonge souvent dans une perplexité qui demande une sorte d’étude de texte pour être décryptée, au sein de plusieurs réseaux d’allusions.

On trouve certes des images classiques, au décryptage évident : « un ciel rapide » (Rire 1-888) ou « le lait caillé du ciel » (Don 2-11) ; ou la terre qui « offre sa joue » au soleil (Rire 1-919 chap XXX). Mais ce n’est pas là que Nabokov est à son zénith.

Un exemple en revanche dans lequel l’érotisme est à la fois un facteur de distraction et un élément d’intelligibilité. Dans Rire dans la nuit (XIV 1-852) une très belle jeune femme revient de la plage en maillot de bain noir ; si on élimine les jeux de lumière typiquement nabokoviens qui jouent sur son corps :

« Margot, tel un serpent, se débarrassa de sa peau noire, et, sans rien d'autre qu'une paire de mules à talons hauts qu'elle faisait claquer en arpentant la pièce, mangeait une pêche sibilante. »

« Margot, snake-like, shuffled off her black skin, and, with nothing on but high-heeled slippers, clicked up and down the room, eating a sibilant peach. »

Pour « … sa peau noire… », on saisit sans peine malgré l’ellipse. Mais la « pêche sibilante » (« sibilant peach ») est à première vue saugrenue. On peut en principe comprendre cette image, mais la tâche est facilitée si on songe à Madame Bovary, lue et relue par Nabokov : « Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements… »

Chez Flaubert, le sifflement est directement et logiquement associé au serpent, alors que Nabokov les dissocie et nous laisse trouver le lien. Pour que ce ne soit pas trop facile, la pomme devient une pêche, le serpent est réduit à sa peau et à une comparaison (snake-like) ; le fétichisme flaubertien de la chaussure est repris comme un clin d’œil pour initiés. Margot est une réincarnation d’Emma et d’Ève (l’ensemble du roman le montre). Nabokov a reconstruit à sa façon la scène du péché originel - et il n’est pas du tout invraisemblable que pour cet excellent francophone, la pêche et le péché soient associés. Il n’est pas exclu non plus d’entendre une association phonétique entre ‘sibilante’ et l’inquiétante et païenne ‘sibylle’.


On a peut-être eu tort d’éliminer les jeux de lumière, les effets de zébrure. En effet, tout en exprimant un topos de l’auteur, ils accentuent, dans la scène, l’aspect érotique chic ; ils sollicitent la concupiscence du lecteur, gênant ainsi la sérénité de l’interprétation biblique, flaubertienne, et stylistique. Dans une semi-obscurité suggestive, le sifflement migre du serpent sur la pomme, la pomme se transforme en pêche, et les sonorités de la pêche évoquent le péché (par un bizarre sifflement de serpent et par la musique bilingue du signifiant). Quelles sont les images de cinéma qui pourraient rendre ces glissements et ces miroitements des images littéraires ? Nabokov pose parfois la question, non sans sarcasme.

Considérons un autre exemple où l’image est non pas mystérieusement distendue comme dans le texte précédent, mais si rapide, si allusive, qu’on peut ne pas la repérer. Parmi ce qu’on pourrait qualifier chez Nabokov de ‘petits thèmes récurrents’ se trouve celui de l’affiche de petite annonce, détériorée et périmée. Par exemple dans Le Don (2-9), le personnage entrevoit, en marchant dans la rue, entre diverses choses disparates « … sur le tronc d'un arbre, […] une affiche écrite à la main (encre dégoulinante, chien bleu échappé) […] ».

Le lecteur remarque cet étrange chien bleu, dans une parenthèse expéditive comme Nabokov les aime. La version originale (en anglais bien sûr) comporte un indice supplémentaire :

« a notice in longhand (runny ink, blue runaway dog) »

Encre runny ; chien runaway ; encre et chien ont en commun le run, la course, la fuite. Le chien s’est évadé de son logis ; l’encre s’est évadée des lettres. Par les effets conjugués de la synesthésie, de la précipitation et de l’hypallage libre, le chien a pris la couleur de l’encre. On peut donc déduire qu’en réalité, il s’agit du mot ‘chien’ écrit en bleu et non d’un chien qui serait bleu. Cette notation saugrenue n’a donc rien d’arbitraire, puisque dans le même clin d’œil, on aperçoit du chien et du bleu. Risquera-t-on là aussi le péché de surinterprétation (la question taraude toujours le lecteur de Nabokov) si on note que le mot ‘longhand’ qui qualifie ici l’écriture se dit en français écriture courante, ou cursive, ce qui constituerait là aussi une évocation bilingue ? Nabokov vouait une grande admiration à l’Ulysses de Joyce (même s’il était réservé quant à Finnegan’s Wake).

Toujours est-il que l’adjectif de couleur est devenu aussi ’vagant’ que le chien qui a faussé compagnie à ses maîtres. Ce terme de ‘vagant’ pourrait servir à qualifier l’image nabokovienne. L’auteur lui-même aime parler, tantôt sérieusement, tantôt avec humour, de Rambling Comparison « la comparaison dite ‘vagabonde’ chez Homère et Gogol. » Notons enfin que c’est aussi ce ‘rambling’ qui qualifie, pour le pauvre et cher Pnine, le statut de locataire itinérant d’une triste maison à l’autre (la formule ‘rambling mansion’ constitue un oxymore étymologique, puisque mansion, comme maison, provient de manere, rester, demeurer). Risquant le biographisme, on notera aussi que le romancier, une fois quittée la Russie, a toujours été locataire.


Par ses incessantes et spectaculaires manipulations, l’auteur manifeste à tout instant sa présence et sa subjectivité : c’est de façon libre, ludique, voire arbitraire qu’il joue des aiguillages entre les choses, entre choses et consciences, entre auteur et personnages, entre auteur et lecteur. En éclairant toutes choses à sa guise, il montre sans cesse sa main. Par des moyens tout autres que ceux de Céline, il se rappelle toujours à nous. Le roman est donc en même temps la narration d’une histoire et un portrait du romancier. En cela, Nabokov est très peu flaubertien, mais il se fait bien le continuateur de son maître Gogol. Gabriel Shapiro écrivait à propos de ce dernier [« Nicolai Gogol and the baroque heritage » Slavic Review, Stanford, 1986, vol. 45, n. 1] : « Les sujets de Gogol sont comme des centaures, ils ont deux réalités, l'une est la réalité dans le sens banal du terme, l'autre est la réalité de la conscience ; et on ne sait jamais où l'action se déroule, dans l'espace palpable ou bien dans la tête de Gogol. »


Ce qui se passe dans la tête, ou ce que les yeux voient se trouve mis sur le même plan, sur le même pied, comme sous le regard du peintre toutes choses sont forme et couleur, indépendamment de leur valeur empirique, de leur dignité morale ou sociale. Déjà, on reprochait à Flaubert de donner autant d’attention aux choses qu’aux personnages - ce dont Proust lui fait louange. L’image étant ce que le sujet perçoit et la manière dont il le met librement en relation, Nabokov réalise un programme depuis longtemps esquissé, mais il le fait avec une audace que je crois inédite. Valéry disait : "Il y a un certain regard qui rend toutes choses égales" (Cahiers Pléiade 1-121). Ce regard peut être intellectuel ; il peut être visuel. Avec Nabokov, les deux se superposent, se complètent, se composent, se bousculent. La partie, vue seule, devient un tout, aussi intéressant que le tout (nous l’avons aperçu avec Musil et Boulgakov, il y en a de beaux exemples chez Rilke). Combien de fois ne trouve-t-on pas chez Nabokov l’inventaire précis de ce qui se trouve aléatoirement découpé par le cadre d’un miroir, selon un angle lié à la position particulière du spectateur virtuel. Un des exemples les plus vertigineux se trouve dans Lolita (chap. 27) :

« Il y avait un grand lit, une glace, un grand lit dans la glace, une porte de placard avec une glace, une porte de salle de bains idem, une fenêtre bleu de nuit, un lit qui se réfléchissait dedans, le même dans la glace du placard, deux chaises, une table avec un dessus en verre, deux tables de chevet, un grand lit »

(notons en outre une insistance bien humbertienne sur le ‘double bed’, trois fois dans l’original)

« There was a double bed, a mirror, a double bed in the mirror, a closet door with mirror, a bathroom door ditto, a blue-dark window, a reflected bed there, the same in the closet mirror, two chairs, a glass-topped table, two bedtables, a double bed »

Un autre exemple : « … avec, comme d’habitude, le reflet dans le miroir d’une partie de l’appareil de chauffage central (peint en blanc) » [Laughter in the dark chap. IV : « part of the central heating apparatus (painted white) reflected in the mirror » Rire dans la nuit, chap IV, 1-815].

Toutes choses sont égales donc, en particulier, on le voit, les reflets sont à peu près indiscernables des choses reflétées. De même pour les ombres, qui ont leur vie propre, leur devenir, souvent chaotique, leurs associations, dissociations, etc. Reflets et ombres ont autant de densité, autant d’être que les êtres. En cela, Nabokov esquisse une ontologie non-platonicienne. Pour caractériser la question en contexte platonicien, on trouve par exemple sous la plume de Miklos Vetö : « L’ombre et l’éclat sont des phénomènes, des eidê opposés. L’un paraît renforcer l’être, l’autre l’affaiblir. Il semble que l’ombre ôte quelque chose à l’être quand l’éclat en ajoute. » (Miklos Vetö, L’ombre et l’éclat, I p. 566, in Philosophie et Théologie, éd. E. Graziaux, Louvain 2007).

Il est évident qu’il y a chez Nabokov une promotion de l’ombre. Mais dans l’ensemble de ses textes, Il manifeste une préférence notoire pour les reflets, les brillances, les lumières, les luisances, les scintillements etc., pour l’éclat, donc. Tout lecteur s’en aperçoit et peut y voir un tic d’écriture, une marque de fabrique un peu trop présente. Toute chose se trouve promue à la claritas thomiste, à cette gloire des choses belles qui les fait aller au-delà d’elles-même, suscitant ainsi l’expérience esthétique. La calologie nabokovienne en revanche n’a nul besoin d’être soutenue par l’integritas, ni par la concordantia. Etre, c’est briller, luire, irradier, et émerveiller le regard. Nabokov n’écrit pas « une bouteille était sur la table », mais « luisait sur la table ». Toute chose est donc active, presque en mouvement, par cette projection d’elle-même ; c’est en ce sens que Nabokov est animiste, psychologiquement et esthétiquement.

Pourquoi cette préférence pour la lumière ? Il faut bien sûr remonter au paradis de la jeunesse russe (ces mots font ici un double pléonasme…). On songe à la maisonnette dans la forêt, qui abrite les premières amours et les teinte de ses vitraux multicolores. Comme chez Proust, il y a l’expérience de la lanterne magique, mais l’enfant ici est comme à l’intérieur de la lanterne. On retrouvera partout ce chatoiement, ces irisations, ces iridescences, mot très nabokovien. Mais il faut semble-t-il remonter plus haut et, toujours comme chez Proust, mais de façon moins douloureuse, à l’expérience fondatrice où la mère comble l’enfant de bonheur, de lumière et de beauté. Comme dans les souvenirs de Kandinsky, l’enfant est extasié dans un déluge de splendeur colorée.

La mère, celle qui a mis au monde le petit Vladimir, en outre lui donne le monde, l’initie à sa splendeur par un cadeau qui vient du plus profond d’elle-même. On va (à peine) freudonner Nabokov en lisant ce passage :

Autres Rivages, 2, 1

« Ma mère fit tout pour encourager ma sensibilité naturelle à toute stimulation visuelle. Que d'aquarelles n'a-t-elle pas peintes pour moi ! Quelle révélation ce fut pour moi lorsqu'elle me montra le lilas en fleur qui naissait du mélange du bleu et du rouge ! Parfois, dans notre maison de Saint-Pétersbourg, d'une cache secrète dans le mur de son dressing (pièce où je suis né), elle sortait un tas de bijoux pour que je m'amuse avant de m'endormir. J'étais tout petit alors, et ces tiares et ces colliers et ces bagues qui étincelaient me semblaient le céder à peine en mystère et en enchantement à l'illumination de la ville durant les fêtes impériales, lorsque, dans le silence feutré d'une nuit glaciale, des monogrammes géants, des couronnes et autres dessins armoriaux faits d'ampoules électriques de couleur — saphir, émeraude, rubis — rayonnaient avec une sorte de retenue extasiée au-dessus des corniches bordées de neige, sur les façades tout le long des rues résidentielles. » [Speak Memory 2, 1 « My mother did everything to encourage the general sensitiveness I had to visual stimulation. How many were the aquarelles she painted for me; what a revelation it was when she showed me the lilac tree that grows out of mixed blue and red ! « Sometimes, in our St. Petersburg house, from a secret compartment in the wall of her dressing room (and my birth room), she would produce a mass of jewelry for my bedtime amusement. I was very small then, and those flashing tiaras and chokers and rings seemed to me hardly inferior in mystery and enchantment to the illumination in the city during imperial fêtes, when, in the padded stillness of a frosty night, giant monograms, crowns, and other armorial designs, made of colored electric bulbs—sapphire, emerald, ruby-glowed with a kind of charmed constraint above snow-lined cornices on housefronts along residential streets. »]

La formule que nous citions tout à l’heure (« une broche avec trois rubis glissait sur le velours noir ») est une des innombrables réapparitions de cette exultation, de cette illumination premières, de ce don initial d’un visible merveilleusement sensuel, chargé de toute l’affectivité de l’enfant à l’égard de sa mère.

Sans la douleur qui torture le petit Marcel, sans l’angoisse du baiser qui ne vient pas, sans le consentement empoisonné du père, la mère ouvre au monde visible, apprend à le voir, à le re-garder [be-hold], elle donne des trésors qui sont certes elle-même, qui procèdent du plus profond d’elle-même, mais qui ouvrent sur le monde par voie d’infinies métaphores et transpositions voluptueuses. Car, dans cette scène fondatrice (qu’elle soit recomposée ou non) le bonheur n’a rien de la claustration du « martyr à combustion interne. » La chambre où il est né n’est pas le lieu d’un réenfermement utérin, au contraire.

Une telle expérience pourrait cruellement démonétiser toute l’existence, qui ne serait alors jamais à la hauteur. Au contraire, avec Nabokov, on n’en finira pas d’inventorier cette extase que recèlent, ou plutôt que prodiguent chaque chose, chaque reflet, chaque image. La richesse et la beauté du monde seront multipliées par les innombrables points de vue, croisements et associations. Words to play with aboutira à Worlds to play with. Les banales lumières urbaines reflétées sur l’asphalte ne seront pas la déprimante parodie des pierres précieuses ; c’est au contraire la moindre lumière, le moindre reflet qui seront promus au rang de trésors.




Complément :

http://lecalmeblog.blogspot.com/2021/05/image-litteraire-complement.html