CHAPITRE XXXII
LES DECRETS D'EXPULSION DES CONGREGATIONS RELIGIEUSES
L'année 1880, la dernière année de la vie du P. d'Alzon, s'ouvrait sous de fâcheux auspices. Presque toutes les conquêtes des catholiques au XIXe siècle étaient de nouveau compromises. La Révolution déclarait la guerre ouverte au Christ, surtout dans la personne de ses ministres les plus intimes, les religieux(1). Les 29 et 30 mars 1880 deux décrets paraissent à l'Officiel; l'un expulsait les Jésuites et l'autre imposait aux congrégations non autorisées (quatre seulement l'étaient) de déposer leurs statuts et de solliciter une autorisation légale dans un délai de six mois. Un comité de défense religieuse s'organise aussitôt et les religieux, appuyés par l'ensemble de l'épiscopat, optent pour l'union dans le refus, avec le soutien de jurisconsultes qui assureront leur défense.
Le 30 mars, dix-huit supérieurs parisiens se concertent avec des parlementaires. La majorité était visiblement hostile à toute demande d'autorisation. Le P. Picard en informe le P. d'Alzon(2) qui répond le 4 avril : "Vous et le P. [Vincent de Paul] Bailly avez tous les pouvoirs pour la réunion des supérieurs de communautés. Je suis heureux que vous ayez ouvert l'idée si sage de faire corps. J'approuve tout ce que vous m'écrivez(3).
Au cours d'une autre réunion générale des religieux tenue à Paris le 27 avril, le P. V. de P. Bailly qui remplaçait le P. Picard absent, découvrit qu'on doutait de l'attitude du P. d'Alzon au sujet de la demande d'autorisation légale avec dépôt des statuts. Il rassura l'assemblée mais, sentant que le malaise durait, il interrogea le P. d'Alzon par dépêche. La réponse lui revint immédiate : "Je m'oppose formellement à tout dépôt des statuts" (v. infra 1). Deux jours plus tard le P. d'Alzon écrit au P. V. de P. Bailly : "Je suis résolu à ne pas fléchir"(4).
A l'échéance des décrets le 30 juin, le gouvernement expulse les Jésuites. Fort calme devant les mesures qui en présageaient d'autres, le P. d'Alzon cherchait un refuge pour les siens. Il songeait à la Belgique et à l'Angleterre pour ceux du Nord, à l'Espagne pour ceux qui l'entouraient, ajoutant toutefois : "Peut-être n'iront-ils nulle part". S'il crut, en effet, à la violence de la bourrasque, toutes ses lettres témoignent qu'il ne lui accordait que peu de durée. Il écrivait : "Certains sont tentés de dire au gouvernement : "Ce que tu fais, fais-le bien vite". Notre-Seigneur pouvait parler ainsi, il savait ce qui allait arriver. Pour nous, la patience me paraît préférable, et comme la confiance chrétienne doit fortifier la patience, il me semble préférable de vivre au jour le jour, prévoyant le lendemain comme s'il devait nous appartenir, et nous tenant à la disposition des événements comme si nous devions mourir aujourd'hui(5)."
La résistance unanime des congrégations aurait peut-être forcé le gouvernement à battre en retraite, mais quelques évêques, soutenus par le nonce, pensent prévenir, en accord avec le gouvernement, la mesure d'ostracisme qui pèse sur les congrégations, moyennant une déclaration de respect envers les institutions du pays. Ils engagèrent des négociations qui devaient aboutir à la défaite.
Mgr Lavigerie, archevêque d'Alger, qui était l'agent de ces efforts de conciliation, avait d'abord pensé pouvoir amener les congrégations à demander l'autorisation légale. Vu le rejet de cette solution, il proposa que les religieux signent une déclaration reconnaissant que l'autorité de l'Etat s'exerçait sur eux en matière purement civile et politique, et repoussant toute solidarité avec les passions de la politique (et sans doute avec les légitimistes), n'ayant qu'un seul drapeau, celui de Dieu. En échange de quoi, Mgr Lavigerie offrait, de la part du gouvernement, des promesses fort vagues, énoncées de vive voix par les ministres, et qui avaient varié à chaque entrevue. Cette proposition ne fut pas agréée par les religieux.
L'archevêque d'Alger résolut alors de recourir au Saint-Siège. A Léon XIII il fit valoir que le refus de solliciter une autorisation légale, et le refus d'une simple déclaration de neutralité politique donnaient aux religieux "le tort de paraître vouloir nier, en principe, les droits légitimes du pouvoir civil et provoquer le gouvernement par leur alliance avec les partis qui lui étaient opposés"(6). L'archevêque, sans considérer le fait que le gouvernement français était divisé et n'avait rien examiné de ces projets d'accord, demanda à Léon XIII "une déclaration nette de neutralité" à signer par tous les supérieurs et constituant "un acte de déférence vis-à-vis du pouvoir établi"(7). Léon XIII s'était d'abord réjoui du refus des religieux de demander l'autorisation légale. Le P. Picard se trouvant à Rome le 24 avril 1880, résume pour le P. d'Alzon les réflexions que lui a confiées le Souverain Pontife au cours d'une audience privée : "Les décrets Jules Ferry sont mauvais, nous ne pouvons que les réprouver en les condamnant. J'ai exprimé mon sentiment à M. l'ambassadeur de France. Je n'ai pas tenu à ce que ce fût publié, parce qu'il valait mieux laisser agir les religieux et les évêques. Il valait mieux qu'ils ne parussent pas obéir à un mot d'ordre. L'unanimité des religieux (remarque le P. Picard) lui fut très agréable, elle était regardée par lui comme une résistance ouverte. Ils auraient voulu, ajouta le Pape, les diviser et lutter contre chacun en particulier. Il faut rester unanimes et combattre; la religion sera victorieuse(8)."
Telle était l'attitude et la volonté de Léon XIII dans les débuts de cette affaire. Mais Czaski, le Nonce à Paris et les Archevêques de Paris (le cardinal Guibert) et de Rouen (le cardinal de Bonnechose), de même que Mgr Lavigerie, négociaient avec le gouvernement, pensant qu'une soumission conciliante permettrait de sauver les congrégations. C'est ce qu'ils indiquaient au Pape. Le Saint Père en vint à juger que l'acte proposé était désirable. Dans une réponse au cardinal de Bonnechose, il donnait ce jugement : "L'acte ne s'opposait en rien aux maximes de l'Eglise, aux constitutions et aux règles de chaque Congrégation. Il tendait seulement à les sauver d'une dissolution complète qui causerait un préjudice irréparable à l'Eglise et à la France catholique, espérance qui lui était inspirée par les évêques dans leurs lettres et confirmée par les assurances du gouvernement. Nous sommes portés par là à lui manifester que nous ne trouvons pas difficulté à ce que les Congrégations religieuses déclarent qu'elles ne sont animées d'aucun esprit d'hostilité contre le gouvernement et que leur conduite a toujours été inspirée par sentiments pareils(9)."
Léon XIII se mit d'accord avec l'ambassadeur de France pour la rédaction d'une nouvelle pièce, peu différente en fait des rédactions précédentes. Celle-ci fut présentée aux évêques de France par les cardinaux Guibert et de Bonnechose pour être transmise aux responsables religieux, qui la signeraient et la renverraient au ministre des cultes. Ces prélats disaient parler au nom d'une haute autorité qu'il était inutile de nommer, mais à laquelle tous les évêques devaient la plus entière déférence.
Mgr Besson se reposait alors au Vigan, dans la maison natale du P. d'Alzon. Il fit porter les documents à Nîmes et le P. d'Alzon, selon les exigences du ministre des Cultes, avant toute signature, consulta ses assistants. Du Vigan, le P. Brun lui écrit le 26 août : "Les explications que Monseigneur de Nîmes m'a données ne permettent pas la moindre hésitation. C'est par ordre du Pape, au du moins d'après le désir de Sa Sainteté, que les évêques prennent cette initiative auprès des Congrégations. Faisons ce que le Pape désire et Dieu nous bénira(10)."
Le 26 août au soir, le P. d'Alzon mandait à une supérieure de Sœurs Oblates : "L'orage contre les religieux semble calmé pour le moment. Je viens de faire partir une pièce importante et qui, signée par tous les supérieurs et supérieures, en dehors des Jésuites, paraît devoir rétablir la paix(11)."
Le P. d'AIzon avait donc apposé sa signature au bas de la déclaration après quelques jours de réflexion et de consultations. Il s'était incliné devant un désir qui lui parut un ordre, sans le moindre regret, quoique sans enthousiasme et sans trop de confiance dans le succès de cette démarche. L'obéissance seule au Souverain Pontife avait guidé sa plume et sa volonté. Voici ce qu'il écrit au P. Galabert le 3 septembre : "Nous allons à la révolution la plus dure, et la déclaration qu'a fait signer M. de Bonnechose, de concert avec M. Lavigerie, n'arrêtera rien; c'est un cautère sur une jambe de bois(12)."
Effectivement la déclaration, même signée par l'ensemble des supérieurs, ne sauva rien. Le deuxième décret fut intégralement exécuté. La pensée du P. d'Alzon tout le long de cette douloureuse affaire apparaît plus en détail dans de nombreuses lettres où il en entretient ses principaux correspondants (v. infra 2) ainsi que dans un article de La Croix (v. infra 3).
1
Lettre du P. Vincent de Paul Bailly au P. d'Alzon, Paris, le 27 avril 1880. - Orig.ms. ACR, GA 376.
Cette lettre renseigne sur le doute émis à l'assemblée du 27 avril à Paris, doute dissipé par lui-même et par la dépêche obtenue du P. d'Alzon.
Mon très Révérend Père,
La réunion plénière a eu lieu aujourd'hui à l'Oratoire de 9 h. du matin à 6 h. 3/4 du soir. [...]
Toutes les Congrégations de Paris avaient promis de ne donner aucun statut, la province ratifierait-elle ?
On vota, ce fut l'unanimité, mais un religieux Prémontré demanda à présenter une observation.
Il exprima que le P. Edmond(13) avait décidé de présenter ses statuts non pour être approuvés, mais pour montrer qu'ils sont selon les règles de la conscience.
Il y eut un mouvement : Cela brise l'unanimité, dit le Président. D'autres : On ne peut soumettre à des impies des statuts approuvés par l'Eglise, etc.
Alors le P. Prémontré déclare qu'il avait personnellement tout fait pour empêcher le P. Edmond; mais qu'il avait cru devoir persévérer encouragé par un Général d'ordre.
Émotion.
Alors, considérant la région du P. Edmond et que tous les généraux étaient présents, j'ai pensé qu'il s'agissait de vous et j'ai demandé qu'on nomme le Général; le Père déclara l'avoir dit au bureau, mais n'être pas autorisé à le révéler. - Le P. Petétot Président demanda : est-il représenté ici ? - Le P. du Lac vice-Président : Oui, il est représenté.
Alors le provincial qui représente les Capucins, le P. Arsène dit : Alors comment se fait-il que son représentant ait voté qu'on ne donne pas les statuts ? - Certains religieux se plaignaient que d'avoir indiqué la pression d'un général d'ordre pour donner les statuts, et le refus de le nommer était désagréable pour plusieurs.
Sur ce, dans les chuchotements du P. du Lac et du P. Pététot, quoique je sois un peu sourd, je distinguais votre nom et je repris la parole pour dire : J'ai cru entendre le nom du P. d'Alzon - on ne nia plus - Eh bien ! dis-je, il y a certainement malentendu; le P. Picard étant ces jours-ci avec le P. d'Alzon m'a envoyé à imprimer un travail où il traite ex professo la question du dépôt des statuts, et établit qu'on ne peut les soumettre au jugement des ennemis de l'Eglise, que ce serait profaner une chose sainte. Je crois au contraire que le R.P. d'Alzon sera des plus ardents dans cette question et en tous cas, il m'a délégué avec pouvoirs pour représenter la Congrégation ici et, par conséquent pour l'engager, et elle ne rompra pas l'unanimité qui a existé jusqu'à présent.
Néanmoins, malgré l'accent vif de ma réponse, l'incident était désagréable et au moment du déjeuner, j'ai porté une dépêche au télégraphe; votre réponse m'a été apportée à l'ouverture de la séance du soir à 2 h. 1/2 avec une rapidité prodigieuse; je l'ai faite passer d'abord au P. du Lac à qui elle a fait grand plaisir (on était en commissions) et à 5 h. à l'assemblée plénière, je l'ai fait connaître à tous. Le P. Prémontré a dit que certainement le P. Edmond suivrait la décision de tous.
2
Extraits de lettres du P. d'Alzon relatifs aux décrets d'expulsion
a) Au P. Galabert, Nîmes, 30 avril 1880. - Orig.ms. ACR, AJ 399; T.D. 32, p. 399.
Les décrets d'expulsion ont paru les 25 et 30 mars. Les religieux ont tenu des réunions de consultation. Le P. d'Alzon en parle au P. Galabert, chef de la mission d'Orient.
Les Congrégations religieuses sont unanimes à repousser [sic] de se soumettre, à demander quoi que ce soit. Une séance de tous les supérieurs généraux ou de leurs représentants a constaté l'unanimité; c'est fort heureux. Tous les évêques ont parlé; le Pape, dans une audience privée donnée au P. Picard, a dit qu'il parlerait à son tour. Nous attendons une consultation d'avocats, surtout républicains. Au Sénat M. Dufaure présentera une loi sur les associations qui probablement suspendra l'effet des décrets, avant même qu'elle ne soit mise en discussion. Les Jésuites font expertiser d'office leurs mobiliers, afin que, si on les pille, ils se fassent rembourser.
b) Au P. Vincent de Paul Bailly, Nîmes, les 6 et 7 mai 1880. - Orig.ms. ACR; T.D. 28, p. 204.
En présence des menaces d'expulsion, le P. d'Alzon demande au P. Bailly qui dirige l'œuvre de presse à Paris, des formules imprimées de prières à distribuer.
1 ° Le 6 mai : ... des prières, des prières, des prières...
2° Le 7 mai : Vous vous obstinez à ne pas envoyer de prières. J'en attends. On en attend.
c) Au P. Galabert, Nîmes, 7 mai 1880. - Orig.ms. ACR, AJ 400; T.D. 32, p. 400.
Le P. d'Alzon suggère de faire plaider auprès de Freycinet, le premier ministre, M. Fournier, ambassadeur de France à Constantinople.
Il paraît que décidément M. Fournier retourne à Constantinople; c'est fort heureux pour nous. Vous feriez bien, si votre santé le permet, en allant voir Mgr Vannutelli, de voir M. Fournier et de lui recommander de parler pour nous et pour les Oblates à M. de Freycinet. Les révolutionnaires sont résolus à aller jusqu'au bout, et dans ce cas nous serons chassés, mais quelque obstacle ne surgira-t-il pas ? C'est bien possible. Ainsi l'on parle d'un projet de loi sur les associations, que présenterait M. Dufaure, et qui suspendrait du coup, au moins pour un temps, l'effet des décrets.
d) la Mère Marie-Eugénie de Jésus, Nîmes, 25 mai 1880. - Orig. ms. ACR, AD 1809; T.D. 24, p. 124.
Le P. d'Alzon dit à quoi on peut s'attendre.
Ici on ne semble pas craindre beaucoup pour les Congrégations religieuses de femmes. Quant à nous, je me demande ce qu'on pourra nous faire. A Nîmes, toucher aux religieux sera chose grave. Du reste, la franc-maçonnerie commence à s'agiter. Je doute qu'un peu de persécution nous soit évitée, mais à moins d'une conflagration universelle ce ne sera pas grand'chose ici.
e) Au P. Galabert, Nîmes, 25 mai 1880. - Orig.ms. ACR, AJ 402; T.D. 32, p. 403.
Je ne vous parle pas des affaires de France, qui s'embrouillent tous les jours un peu plus. J'ai foi [sic] à une crise très dure, mais d'autant plus rapide qu'elle sera plus sanglante. Après cela, j'espère un triomphe de l'Eglise.
f) A la Mère Marie-Véronique du Coeur de Jésus, Nîmes, 4 juin 1880. -Copie ACR, AP 152; T.D. 40, p. 282.
Le mouvement catholique s'accentue; que feront les ennemis ?
Redoublez de prière. Il semble qu'en ce moment Dieu veuille nous ménager les épreuves. On semble avoir un peu plus d'espoir. Le mouvement catholique s'accentue. Cela produira-t-il un redoublement de fureur ? Peut-être. Mais peut-être aussi nos ennemis s'apercevront-ils que la persécution double nos forces et agiront-ils avec prudence, en nous laissant une trêve momentanée ?
g) Au P. V. de P. Bailly, Nîmes, 10 juin 1880. - Orig.ms. ACR, AH 300; T.D. 28, p. 211-212.
Le P. d'Alzon envoie un article pour "La Croix" et en annonce d'autres. Il envisage les conséquences à long terme des décrets d'expulsion.
Quelqu'un à Paris ne peut-il rien faire sur les décrets ? [...] Je prépare une grande étude sur les concordats, mais ce sera pour l'heure où la lutte s'engagera définitivement sur la suppression par la France des relations diplomatiques avec Rome. Peut-être faudrait-il consulter le nonce sur la question de savoir si, tout en se tenant prêt, il ne désire pas indiquer le moment d'ouvrir le feu contre les destructeurs du concordat ?
h) Au chanoine Galeran, Nîmes, le 25 juin 1880. - Orig.ms. ACR, A0 39; T.D. 39, p. 257-278.
A cet ancien élève se trouvant en Angleterre, le P. d'Alzon cite des exemples de réaction à la politique de persécution.
Evidemment il y a des courants électriques. Je désirais depuis assez longtemps, depuis q[uel]q[ues] jours surtout, avoir votre adresse; vous me la donnez, merci ! J'en profite pour répondre à vos questions.
1° Les Jésuites seuls vont être expulsés, mais le seront violemment. A Vais, il faudra enfoncer les 150 ou 200 chambres de religieux et leur mettre la main dessus. Avant-hier, le supérieur de Vais, revenait de Toulouse, où il avait pris ceux que je vous indique. A la Louvesc, sur sept, trois sont laissés pour le pèlerinage, quatre seront expulsés. A Avignon et Montpellier, après avoir cru pouvoir résister, ils tremblent pour leurs collèges.
2° Les autres Congrégations seront laissées tranquilles pour le moment.
3° Quatre procureurs généraux, trois procureurs de la République ont donné leur démission; on ne s'arrêtera pas là.
4° Le contraste entre les communards qu'on amnistie et les religieux qu'on expulse devient par trop odieux.
5° Les conférences publiques font un bien immense, on va en organiser dans les petites villes et les villages; Baragnon a un succès monstre.
6° Je suis très convaincu que l'esprit public se retourne. Si nous n'avons les élections que dans dix-huit mois, je ne serais pas surpris qu'après le triomphe et la chute de Gambetta (ce qui sera rapide, après l'arrivée au pouvoir de Rochefort ou de tout autre de la même espèce), l'ordre revînt par la royauté, dont l'idée gagne énormément de terrain.
i) Au P. Galabert, Nîmes, 2 et 27 juillet 1880.- Orig.ms. ACR, AJ 404 et 407; T.D. 32, p. 405-408.
Le P. d'Alzon déclare la révolution imminente. Il lui demande d'écrire à l'ambassadeur Fournier.
1° Le 2 juillet :
Il faut prendre des précautions et, au besoin le noviciat des religieux vous arrivera peut-être. Nous avons à prendre notre décision promptement, en face de l'atroce application des décrets aux Jésuites. Vous devriez écrire une belle lettre à M. Fournier, pour le prier de se constituer votre défenseur. La situation est des plus graves. Si l'amnistie passe au Sénat, nous serons épargné; si elle ne passe pas, les religieux seront chassés, comme l'ont été les Jésuites.
2° Le 27 juillet :
En France la révolution se précipite et pourra devenir un moment très violente. On la lâche contre l'Eglise mais je pense que les divers degrés de ces misérables se tourneront bientôt les uns contre les autres.
j) A la Mère Marie-Eugénie de Jésus, Nîmes, 2 août 1880.- Orig.ms. ACR, AD 1810; T.D. 24, p. 379.
Confiance dans le secours divin.
Je prie et je m'en rapporte à Notre Seigneur pour ce que je devrais faire à l'heure voulue : dabitur enim vobis in illa hora. [...] Quant à aller en Espagne, si nous en prenons le chemin, ce sera le plus tard possible et j'espère que Dieu nous aidera.
k) A Mme Paulin de Malbosc, Nîmes, 29 août 1880. - Orig.ms. ACR, AM 237; T.D. 37, p. 218.
Le Père explique à sa cousine que, sur présentation d'une lettre du cardinal Guibert intervenant "au nom de la plus haute autorité", il a cru obéir au Pape en signant la déclaration qui, en fait, mécontente tous les supérieurs.
En ce moment je suis dans une très grande préoccupation. Le Pape a envoyé aux supérieurs des Congrégations une déclaration à signer. J'ai signé, sur le vu d'une lettre du Cardinal Guibert parlant de la plus haute autorité; mais à Paris tous les supérieurs sont furieux. On a envoyé la déclaration en province avant de parler à ceux de Paris. Est-ce parce qu'ils n'ont pas été les premiers avertis qu'ils sont dans cette fureur ? Je dis : Quoi qu'il en soit, du moment qu'on sait que le Pape veut qu'on signe, il n'y a qu'à se soumettre, que l'on commence par un côté ou par un autre. On y trouve un abaissement. Peu importe ! Au Pape la responsabilité de ce qu'il demande, à nous l'obéissance, et je dors sur mes deux oreilles.
l) Au vicomte de Chaulnes, Nîmes, 4 septembre 1880. - Orig.ms. ACR, AN 226; T.D. 39, p. 160-161.
C'est Rome qui a parlé et les religieux doivent obéir.
Il faut distinguer entre le devoir des religieux en face d'une indication positive du Saint Père et d'un désir de sa part que les religieux signent, et le devoir des autres catholiques. Deux cardinaux mettant leur signature au bas d'une pièce où ils déclarent que tel est le désir de la plus haute autorité, on peut se débattre, mais il faut finir par obéir. La pièce était tellement venue de Rome que le coadjuteur de Paris, en gémissant a avoué qu'il avait fallu en enlever certains italianismes. Il la trouvait très dure mais répétait : "Que voulez-vous ? C'est le Pape qui le demande", et il a accordé qu'on pût dire que la pièce venait de Rome. [...]
Du reste, devant le désir exprès du Pape, il n'avait qu'à obéir. Si nous sommes les régiments d'une armée dont le chef est le Pape, les colonels, quand le chef parle, n'ont qu'à exécuter la manœuvre. Mais pour les laïques, c'est différent... Les religieux doivent se taire; les catholiques, selon moi, doivent au contraire parler pour examiner l'affaire in se.
m) A la Mère Marie-Eugénie de Jésus, les 17 et 20 septembre 1880. -Orig.ms. ACR, AD 1817 et 1818; T.D. 24, p. 134-135.
Il faut se mettre à l'abri.
1° Valbonne 17 septembre :
Si l'on veut nous expulser, je ferai mettre les novices en séculier et même en laïcs, et je leur confierai des surveillances et même des basses classes, puis nous verrons. J'en ferai partir pour l'Orient; et nos missions y commenceront plus tôt. A la garde de Dieu ! La persécution contre S. Étienne commença la dispersion des apôtres à travers le monde.
2° Nîmes 20 septembre :
Voilà la persécution qui s'avance, il faut songer à se mettre à l'abri. [...] A mesure que l'horizon s'assombrit, il importe de rester de plus en plus uni à Notre Seigneur.
n) Au P. François Picard, Nîmes, 27 septembre et 2 octobre 1880. -Orig.ms. ACR, AF 412 et 413; T.D. 26, p. 346-347.
Comment fut annoncée la décision du Pape. Le P. d'Alzon témoigne dans une réunion d'évêques. Dispositions du Père devant la persécution imminente.
1 ° Le 27 septembre :
Le Cardinal de Bonnechose dit ce qu'a dit la note des journaux, que le Pape l'a chargé avec le Cardinal Guibert de communiquer la déclaration aux évêques. Le nonce en était assez fâché, ayant été, par ordre de Rome, laissé de côté pour ne pas le compromettre. Du reste, la note sur la Déclaration et les lettres du Cardinal Guibert le prouvent suffisamment. On m'a fait l'honneur de m'admettre, moi sixième, à une réunion de cinq évêques, où j'ai pu dire, d'après une lettre d'un cardinal, que l'autorisation était un ordre sous une forme polie(14).
2° Le 2 octobre :
Bonne fête de Saint François, mon cher ami ! Jamais nous n'aurons eu plus l'occasion d'invoquer ce grand saint dans sa pauvreté. Vulpes foveas habent et voluores coeli nidos, filius autem hominis non habet ubi caput reolinet. C'est là qu'il faudra en venir et trouver, avec le pauvre d'Assise, le parfait bonheur à être mis à la porte de notre maison, battus et injuriés, comme il le disait au Frère Léon. [...] Je suis résolu à prendre la persécution comme les saints l'auraient prise, c'est-à-dire par le côté le plus parfait. Après cela, peut-être quelquefois manquerai-je à mes résolutions.
3
Extrait d'un article du P. d'Alzon intitulé "La persécution", octobre 1880. - La Croix, I (1880-1881), p. 419; T.D. 9, p. 212-213.
Deux articles du P. d'Alzon intitulés "La persécution" parurent dans La Croix, alors mensuelle, en août et en octobre 1880. L'extrait que nous citons fut écrit le 20 septembre pour le numéro d'octobre.
Pour répondre au désir du Souverain Pontife, les religieux ont, malgré leur répugnance, signé la déclaration. Puisque le gouvernement n'en fait aucun cas, ils retrouvent leur liberté.
Rome a fait tout ce qu'elle pouvait pour arrêter le conflit. Les concessions n'ont pas suffi. Eh bien ! ceux qui les avaient proposées les premiers en subiront la honte. On verra à quoi sert la bonne volonté la plus extrême envers certains personnages. Les religieux, après avoir donné au Souverain Pontife la plus solennelle preuve d'obéissance en signant, selon son désir et malgré des répugnances très fondées, une pièce pleine d'équivoques, reprennent leur liberté en reprenant la pièce qu'on leur jette avec dédain au visage. Les voilà replacés sur le terrain du droit commun et sur ce terrain, ils seront d'autant plus forts qu'on aura repoussé ce qu'il a fallu appeler une initiative de leur part.
_________________________
1. Pour tout ce chapitre nous renvoyons à VAILHE, Vie, II, p. 713-730 et à P. TOUVENERAUD, L'humble grandeur de la mort du P. d'Alzon, Rome, 1980, Série Centenaire n° 2.
2. ACR, EO 80.
3. ACR, AF 399; T.D. 26, p. 338-339.
4. ACR, AH 281; T.D. 28, p. 200-201.
5. VAILHE, Vie, II, p. 722.
6. Mgr Lavigerie cité par VAILHE, Vie, II, p. 723.
7. Cité par VAILHE, Vie, II, p. 724.
8. ACR, EO 84.
9. Cité par VAILHE, Vie, II, p. 725.
10. ACR, QU 71.
11. ACR, AM 24; T.D. 36, p. 35-36.
12. ACR, AJ 414; T.D. 32, p. 415.
13. Son supérieur.
14. Dans une lettre de la veille, 26 septembre, au P. V. de P. Bailly (T.D. 28, p. 221-222), le P. d'Alzon commente plus longuement ces événements. Le 1er octobre il lui parle des mesures prises à Nîmes (p. 223).