CHAPITRE VII
RELATIONS D'EMMANUEL D'ALZON
AVEC FÉLICITÉ DE LAMENNAIS
(1830 - 1835)
Les relations d'Emmanuel d'Alzon avec Féli de Lamennais revêtent une particulière importance et peuvent provoquer de multiples interrogations quand on pense que, d'une part, Emmanuel d'Alzon fut placé en pleine jeunesse en face d'un maître prestigieux, tourmenté par la nécessaire adaptation de l'Église aux nouveautés des temps, et que, d'autre part, Féli de Lamennais, au nom même de cette exigence, en vint à condamner l'Église pour ne plus servir que le christianisme et l'humanité. Or, ce n'est que progressivement qu'Emmanuel d'Alzon, en marche vers le sacerdoce, va mesurer les limites de la pensée du maître, son aîné dans le sacerdoce, les ambiguïtés de son engagement apostolique à partir de la publication de l’Avenir en 1830, l'exploitation en d'âpres polémiques de sa double condamnation en 1832 et en 1834, et finalement, son abandon du catholicisme par motif de conscience, signifié par la publication des Paroles d'un Croyant, entre les deux encycliques Mirari vos (1832) et Singulari nos (1834) du pape Grégoire XVI(1).
Pour jeter toute lumière sur ce drame du maître et du disciple, unis au départ dans la même volonté de servir l'Église en acceptant les valeurs de liberté du monde moderne, et débouchant à la fin, l'un dans la révolte, et l'autre dans la fidélité, nous disposons d'un ensemble de documents dont la partie principale est le dossier des lettres échangées entre Emmanuel d'Alzon et Féli de Lamennais. Ce dossier se suffit à lui-même : il permet de voir les actes et les intentions, mais à la condition de l'éclairer sur le plan historique et sur le plan documentaire. C'est ce que nous ferons dans les introductions et les notes des lettres et textes cités.
Nous distinguerons pour raison de clarté quatre moments :
A.- De la vocation d'E. d'Alzon à son départ pour Rome (1830-nov. 1833),
B.- De son arrivée à Rome à l'encyclique Singulari nos (25 juin 1834),
C.- De l'encyclique Singulari nos à son ordination (décembre 1834),
D.- De son ordination à son retour en France (juin 1835).
Mais avant d'entrer dans le détail des faits, il importe de présenter les sources à partir desquelles on peut reconstituer le dossier épistolaire d'Alzon - Lamennais, afin d'en permettre une lecture continue et documentée.
1° En 1923, l'essentiel des lettres d'E. d'Alzon à Lamennais a été rassemblé et publié, avec présentation et notes, par le P. S. VAILHE, A.A., dans l'édition du 1er volume des lettres d'E. d'Alzon (1822-1835), avec, en appendice, une édition des lettres de Lamennais et de Montalembert, le disciple préféré du maître, à E. d'Alzon. L'auteur de l'édition utilisait les originaux possédés aux Archives de l'Assomption et les publications faites alors, soit par Geoffroy de GRAND-MAISON dans le Mois littéraire et pittoresque (Paris, juillet 1901, n° 31), soit dans les ouvrages d'Eugène FORGUES : Lettres inédites de Lamennais à Montalembert (Paris 1898), de P. DUDON : Lamennais et le Saint-Siège (Paris 1911), de A. ROUSSEL : Lamennais intime (Paris 1897), du P. E. BAILLY : Notes et documents, vol. I (Paris 1910). Le P. S. VAILHE faisait preuve d'acribie en signalant les lettres tronquées, perdues ou non retrouvées d'E. d'Alzon, à partir d'indices relevés dans les sources qu'il utilisait. On pouvait espérer dès lors compléter un jour son édition.
2° De fait, en 1930, Georges GOYAU, dans son livre : Le portefeuille de Lamennais (1818-1836), publiait 90 lettres adressées à Lamennais, dont 3 d'E. d'Alzon (p. 128, 146, 160). Ces trois lettres sont reproduites dans le Corpus Causae des Écrits du S.D., T.D. 19, p. 3-10 (v. infra, 14 a et 19 a, 20 a). La troisième, datée de Rome le 1 juillet 1834, était une double lettre dont la première partie de la main d'E. d'Alzon et la seconde de la main de Mac-Carthy, ce qui permettait de restituer à celui-ci un passage attribué par Lamennais à E. d'Alzon et reproduit comme tel par S. VAILHE (V., Lettres I, p. 598; v. infra 20 a).
3° En 1958, le P. A. COLETTE, A.A., alors postulateur de la Cause du S.D., accédait à un dossier d’Alzon-Lamennais existant aux Archives Secrètes du Vatican (219, T. III, n° 102). Ce dossier, que nous appellerons pour faire bref : Dossier du Vatican, contient, en 99 pages manuscrites, 35 documents (dont 9 avaient déjà été publiés par ailleurs) interceptés ou saisis par la poste des Etats pontificaux, entre le 8 mai 1834 et le 17 octobre 1835. Ce sont des copies, des extraits, des traductions italiennes de lettres échangées entre l'abbé d'Alzon, Lamennais et divers autres correspondants. On n'y trouve qu'une lettre d'E. d'Alzon dont l'original a été saisi, la seule donc inconnue jusqu'alors des 14 qui avaient retenu l'attention (v. infra,29).
Ces 14 lettres du Dossier du Vatican ont été soumises régulièrement à deux censeurs théologiens qui ont rendu leurs votes datés des 12 avril 1960 et 14 juillet 1966 et publiés par la S. Congrégation pour les Causes des Saints le 7 novembre 1966.
Les Censeurs reconnaissent que, si dans ses lettres écrites à 23 ans, E. d'Alzon, par inexpérience et poussé par son tempérament, a rapporté inopportunément des propos recueillis à Rome contre la condamnation de Lamennais, - émanant cependant d'autorités romaines et souvent sur leur demande, - il a manifesté une délicate charité à l'égard de ce prêtre dont il ne partageait pas les erreurs, mais qu'il ne voulait pas abandonner dans l'espoir de le ramener au sein de l'Église. D'autre part, ces lettres révèlent sa foi, son désir de se consacrer exclusivement à l'apostolat religieux, sa confiance dans l’Église dont il a voulu procurer le bien de toutes ses forces, non seulement à l'âge mûr, mais dès sa jeunesse, en adhérant à sa doctrine et en se soumettant à son autorité.
Les Archives de l'Assomption ont fait prendre photocopie de ce Dossier du Vatican et le P. A. COLETTE l'a publié dans une collection de congrégation intitulée Pages d'Archives, IIème série, n° 9, août 1958, p. 328-344.
4° En 1964, Louis LE GUILLOU, dans la revue Annales de Bretagne, n° 71, p. 373-421, publiait, sous le titre : L'information romaine de Lamennais, 10 lettres inédites de Mac-Carthy à Lamennais (15 nov. 1832 - 28 octobre 1834). Outre l'intérêt de cette correspondance émanant d'un jeune disciple recommandé par Lamennais à l'abbé d'Alzon qui se lia d'amitié avec lui, nous avons un post-scriptum d'E. d'Alzon ajouté à une lettre de Mac-Carthy (v. infra 18) et le récit fait par celui-ci d'une indiscrétion dont fut victime E. d'Alzon (v. infra 26).
5° De 1971 à 1981, Louis LE GUILLOU publie en 9 volumes la Correspondance générale de Lamennais, avec, en appendice, les lettres les plus significatives de ses correspondants. Nous intéressent plus particulièrement les tomes IV (juillet 1828 - juin 1831), V (juillet 1831 -décembre 1833) et VI (1834-1835). Grâce à cette édition, nous mesurons la place relative que prend dans "la correspondance générale" de Lamennais le dossier des lettres d'Alzon - Lamennais, et par le fait même la part d'influence qu'aurait pu avoir sur l'évolution du maître "l'information romaine" du disciple.
Certes, l'historiographie religieuse n'a cessé à ce jour de s'intéresser à la figure de Lamennais à la fois prestigieuse et douloureuse : le cas psychologique de Lamennais, la signification et l'évolution de sa pensée au cours de sa vie et en son temps, les événements politico-religieux qui entourent son abandon du catholicisme, la rémanence en notre temps de ses idées et de ses initiatives sont autant de sujets d'études, sans cesse repris, pour atteindre par approches à ce que l'on pourrait appeler "le mystère mennaisien".
Même si nous y apportions quelque lumière, notre attention doit ici avant tout se fixer sur les faits et dires d'Emmanuel d'Alzon, - à partir du moment où il reconnaît dans Lamennais un père et un maître, comme tant d'autres de son âge dont Montalembert, ou plus âgés que lui comme Lacordaire et Gerbet, pour ne citer que les noms les plus connus, - et jusqu'au moment où il doit se rendre à l'évidence que ce père et ce maître, qui répondait par une égale affection et une même confiance à ses propres sentiments, non seulement était condamné, mais qu'il se détachait de la cause de l'Église et ceci par motif de conscience.
Il devient alors évident que la prudence le dispute à la charité dans l'attitude du jeune Emmanuel d'Alzon et que l'obéissance à l'Église ne lui fut pas toujours facile, avant comme après le dénouement d'un drame auquel il se trouva mêlé. Mais la franchise de son tempérament et la loyauté de ses dires, la clarté qui marque son option en faveur de l'Église et le poids de toute une vie de dévouement à son service, aident quiconque aurait à porter un jugement sur cet épisode dont Emmanuel d'Alzon gardera le souvenir comme d'un moment de grande souffrance et de purification dans la foi, mais aussi d'intuition à devoir reprendre "les plus belles espérances" de l'école mennaisienne : par amour de l'Église et dans le respect du Magistère hiérarchique, des hommes, clercs et laïcs, ne pourraient-ils pas s'unir à nouveau dans l’unique préoccupation d'exposer la foi dans sa plénitude de vie et de salut pour le monde ? (v. infra 25 intr., 32 b et 35). Lors de la fondation de l'Assomption, il écrira : "Aujourd'hui il me paraît que l'étoile reparaît... Depuis dix ans, je ne savais plus où j'allais... Il me semble que Dieu soulève pour moi le coin d'un voile longtemps baissé devant mes yeux et que derrière les nuages dissipés d'un horizon obscur depuis dix ans, je commence à découvrir ma lumière et ma route..." (Lettres à Mère M.-Eugénie, 20 déc. 1844; à M. Germer-Durand, 31 mai et 31 août 1845).
A
DE LA VOCATION D'EMMANUEL D'ALZON
A SON ARRIVÉE A ROME (1830-1833)
Emmanuel d'Alzon, après avoir rencontré Lamennais, le 11 avril 1828 à la Conférence religieuse, fondée par l'abbé de Salinis à Paris (Ch. III, 3 c), entre en rapport épistolaire avec lui, à partir du 12 janvier 1830, par l'entremise de l'abbé Combalot (v. infra, 3). Il ne le reverra pas personnellement et les lettres échangées jusqu'à la fin de 1833 sont loin de former une correspondance suivie : 8 lettres de part et d'autre, dont 4 perdues d'Emmanuel d'Alzon.
En 1830, Lamennais était bien connu de la famille d'Alzon et apprécié pour son dévouement envers l'Église (Ch. III, 1 g). Il passait pour le champion de sa liberté, de son unité autour de Rome et de sa nécessité pour le salut de la société, face au gallicanisme politique et religieux et à l’encontre du libéralisme moral et doctrinal. Même si l'on pouvait faire des réserves sur son système philosophique du sens commun (Ch. III, 3 c), son unique but était la religion (Ch. III, 1 g). Lui-même se disait "tranquille sur sa catholicité", mais savait aussi qu'il avait suscité bien des animosités contre lui au sein de l'Église de France (v. infra 1 et 2).
Conformément au but qu'il s'était fixé d'exposer et de défendre la foi dans le cadre d'un appel au sacerdoce, Emmanuel d'Alzon, dès qu'il fut mis en relation avec Lamennais, lui demanda un programme d'études dans ce sens, en attendant de pouvoir répondre à l'offre qu'il lui a faite de le rejoindre un temps à la Chênaie. La disponibilité affectueuse de Lamennais, fort occupé et soucieux de promouvoir le renouveau des études dans l'Église, a le don de toucher Emmanuel lors de ce premier échange épistolaire de janvier et mars-avril 1830 (v. infra, 3 et 4).
La Révolution de juillet et bientôt la fondation de l’Avenir, en octobre 1830, retiennent Emmanuel à Lavagnac auprès des siens et loin de ses jeunes amis de Paris. Il n'ira pas à la Chênaie et Lamennais le regrette en lui renouvelant ses conseils d'études (v. infra 5). Malgré les craintes suscitées par les prises de position du journal qui met en exergue Dieu et la liberté, et les plaintes de ses amis sur les indélicatesses du polémiste à leur égard (Ch. IV, 2g, 3 c, e, f; Ch. V, 3 a), Emmanuel d'Alzon, pour avoir rencontré Montalembert à Digne, trouve là une occasion pour renouer avec Lamennais et l'informe, en octobre 1831, de sa décision d'être prêtre. Lamennais accueille la confidence en accusant les périls de l'Église, ce qui n'est pas pour blesser la générosité d'Emmanuel (v. infra 6). Mais l'avenir est suspendu et Lamennais en appelle à Rome. Alors qu'il est en instance d'être reçu par le Pape, Emmanuel lui fait part, le 14 mars 1832, de sa résolution d'entrer au Séminaire de Montpellier. Lamennais le regrette pour ses études et dénonce les pressions que les Puissances infligent au Catholicisme et à la Papauté (v. infra 7).
Ignorant le choc moral qu'ont produit sur Lamennais le Bref Superiori anno et l'encyclique Mirari vos (23 juin et 15 août 1832), le jeune abbé d'Alzon, au terme de ses premières vacances de séminariste, l'interroge, le 19 septembre 1832, pour savoir où conduire au mieux ses études cléricales, et Lamennais lui offre de rejoindre la Congrégation de Saint-Pierre à Paris, où il aura toute facilité pour des études valables, mais à la condition de remettre à plus tard son ordination sacerdotale (v. infra 8). Emmanuel, cependant, retourne au Séminaire; et c'est Montalembert qui va lui donner des nouvelles de leur maître commun, le 4 novembre 1832 : " vos lettres à M. Féli m'ont prouvé, comme je m'y attendais bien, que vous compreniez et notre position et nos opinions." Mais, ajoute-t-il : "Nosseigneurs trouvent que soumission ne suffit pas et qu'il faut rétractation" (v. infra 8, note 8).
Même s'il a confié à ses amis ses propres réserves sur l'esprit exclusif de l'Avenir - "A force de vouloir être catholiques, a-t-il écrit, les rédacteurs du journal ont fini par ne plus l'être dans la rigueur du mot" (Ch. V, 8 b; 2 f; 14 b 2°) - l'abbé d'Alzon ne met pas en doute la sincérité de Lamennais; les démarches qui voudraient lui arracher une soumission inconditionnelle, le peinent. Lorsqu'il est décidé, toujours pour raison d'études, à ne plus revenir au Séminaire de Montpellier, c'est encore une lettre de Montalembert qui l'incite à s'adresser à Lamennais, le 30 juillet 1833, pour avoir son avis : doit-il aller à Juilly, Solesmes ou Paris ? (v. infra 9). S'étant décidé pour Rome, sur le conseil de ses parents, il écrit de nouveau à Lamennais, le 28 septembre, pour lui demander, comme à d'autres, des lettres de recommandation (v. infra 10).
Emmanuel d'Alzon a donc rejoint Lamennais aux prises avec l'autorité de l'Église qui l'interpelle : il sait qu'il voit juste et le dit avec indépendance et désintéressement; il espère que sa générosité fera tomber les préventions suscitées contre lui ; aussi lui a-t-il renouvelé "son attachement et son désir d'apprendre sous sa conduite à combattre pour Jésus-Christ et pour l'Église". La noblesse d'âme de Lamennais a été de respecter les libres options d'Emmanuel qui n'a pu deviner, à travers le pessimisme de ses lettres, son détachement de la cause de l'Église.
B
DE L'ARRIVÉE A ROME D'E. D'ALZON
A L'ENCYCLIQUE SINGULARI NOS
25 novembre 1833 - 25 juin 1834
Dès son arrivée à Rome, dont il informe Lamennais (v. infra 11), l'abbé d'Alzon constate que les avis sur l'affaire mennaisienne sont aussi partagés qu'en France. "Tout en étant parfaitement disposé à condamner ce que le Pape repoussera de ses opinions", il ne voit pas pourquoi, en attendant cette décision, il ne conserverait pas celles qui lui paraissent valables et sur lesquelles "il était loin de partager entièrement les vues du fondateur de l'Avenir". Avant tout, il tient à se donner le climat de paix nécessaire à ses études et à sauvegarder sa liberté de jugement. Aussi, ira-t-il loger dans une maison religieuse, le couvent des Minimes, mais pas chez les Jésuites, adversaires de Lamennais, comme l'aurait désiré son père, tout en suivant les cours du Collège romain (Ch. V, 16 a).
Mais les relations romaines que lui procurent les lettres de recommandation qu'on lui a données, vont désormais orienter ses réflexions. Avant même d'avoir reçu celles de Lamennais pour le P. Olivieri, Dominicain, Commissaire du Saint-Office, et pour Mac-Carthy, séminariste anglais, cousin du futur cardinal Wiseman alors recteur du Collège anglais, lui-même est entré en rapport, dans l'intérêt de ses études, avec le cardinal Micara, le P. Ventura et le P. Mazzetti : des notoriétés romaines et des puits de science, des personnalités ouvertes aux nécessaires réformes dans les Etats de l'Église et dans l'Église elle-même; donc, des partisans de Lamennais en certaines de ses opinions, mais des hommes hors de soupçon sur les plans doctrinal, ecclésial et apostolique. Les conversations de telles autorités avec l'abbé d'Alzon, qui en tient un diaire à part lui, glisseront souvent des questions d'études au cas Lamennais et de ses idées (Ch. V, 16 b, c).
Au début de 1834, on pouvait croire à l'apaisement : Lamennais avait donné une soumission inconditionnelle, le 11 décembre 1833, et avait reçu du Pape, le 28, le Bref élogieux Quod de tua. On pouvait même espérer qu'il ne répondrait pas aux suspicions et aux provocations de ses adversaires. Or, la conscience de Lamennais en était venue à devoir abandonner le Catholicisme et le Magistère de l'Église, non point tant à cause des exigences manifestées à son égard, que pour leur infidélité, selon lui, à servir la justice et la charité de l'Évangile auprès des peuples opprimés. Voilà ce dont l'abbé d'Alzon sera progressivement informé, tandis qu'avec ses maîtres romains, il discute des idées mennaisiennes qui ont produit leur effet et un effet favorable à l'Église, malgré les interférences politiques (Ch. V, 16 c; v. infra 13).
Le premier à s'inquiéter sur le compte de Lamennais est Montalembert qui lui dit sa souffrance d'avoir été, lui aussi, blâmé par le Pape : "Oh ! mon ami, lui écrit le 14 mars l'abbé d'Alzon, renoncez à vos douleurs particulières, épousez les grandes douleurs de notre Mère (l'Église) " (Ch. V, 16 d, note 69; v. infra 13, note 24).
Une lettre de Lamennais à Mac-Carthy l'inquiète davantage : "II entend renoncer absolument à sa première mission (de défenseur de l'Église)". L'abbé d'Alzon ne veut y voir qu'un moment de lassitude devant de trop grandes souffrances et s'offre à l'aider à porter une croix trop lourde (v. infra 12 a). C'est aussi pour cela et sur leur demande qu'il lui communique les opinions encourageantes du cardinal Micara et des Pères Olivieri et Ventura (v. infra 13 et 14 a). Lamennais répond en lui révélant les raisons de son option personnelle : C'est un fait patent, nul ne s'occupe plus du Catholicisme et de l'Église... "On les regarde comme morts" mais lui "n'est point mort à la société, il va commencer à vivre pour elle " (v. infra, 14 b). A Rome, l'abbé d'Alzon cherche avec ses maîtres, sur la base des idées mennaisiennes, la raison d'être d'un tel pessimisme : certes, la religion ne peut vivre que selon la liberté qu'elle fonde; mais la liberté peut nuire à la religion et ne peut être voulue pour elle-même (v. infra 16 a).
Or, précise Lamennais dans sa réponse, il existe aujourd'hui un tel régime arbitraire d'autorité qu'il limite le degré de liberté nécessaire pour le développement des personnes et des peuples et qu'il provoque des mouvements d'anarchie. Sa conscience le retient pour ne pas prendre part aux doctrines de tyrannie ou d'anarchie qui partout écrasent l'humanité. Voilà pourquoi il vient d'écrire "un petit livre", les Paroles d'un Croyant ( V. infra 16 b).
En attendant de pouvoir le lire pour en juger, l'abbé d'Alzon soumet à Lamennais un projet pour le renouvellement de la formation du clergé en France hors des tendances gallicanes. Ce projet d'un Séminaire français à Rome est jugé utopique par Lamennais; d'ailleurs, répète-t-il, le catholicisme, non le christianisme, a perdu toute crédibilité dans l'opinion qui demeure religieuse (v. infra 17).
Dès qu'il a pu lire les Paroles d'un Croyant et fait le tour des avis favorables et défavorables à Rome, l'abbé d'Alzon en informe l'auteur en y joignant ses propres critiques que Lamennais n'a guère de difficulté à écarter (v. infra 18 et 19). Mais, fait nouveau, les services des Etats de l'Église interceptent les correspondances, dont celle de l'abbé d'Alzon, depuis la parution des Paroles d'un Croyant.
C
DE L'ENCYCLIQUE SINGULARI NOS
A L'ORDINATION D' E. D'ALZON
(25 juin - décembre 1834)
Le Pape Grégoire XVI ressentit la publication des Paroles d'un Croyant comme un affront personnel et un démenti donné par Lamennais à son acceptation des principes de l'encyclique Mirari vos. Le 25 juin 1834, il signe l'encyclique Singulari nos, plus explicite et plus ferme.
Dès le 30 juin, l'abbé d'Alzon en a connaissance et déclare qu' "il ne fera pas de bêtise". Il a toujours fait la part des idées de Lamennais; il vient de lui écrire ses réserves sur son dernier livre; mais en même temps, il n'a pu se faire à l'idée que Lamennais puisse abandonner la cause de l'Église et encore moins que l'Église ait à souffrir de cet abandon. "Vos amis sont plongés dans la douleur, lui écrit-il, le 1 juillet; ils se soumettent, mais tremblent... Ils me chargent de vous engager à un silence absolu." La consigne n'est pas d'ignorance vis-à-vis de la nature de l'acte pontifical, puisqu'elle s'accompagne d'un exemple de soumission, mais bien de prévenir un cri de révolte et une attaque contre l'Église, "lorsqu'une terrible apologie serait si facile", répond Lamennais en en donnant des éléments (v. infra 20).
C'est dans une intention plus positive encore que l'abbé d'Alzon rapporte à Lamennais ce qu'il tient de ses maîtres romains sur la rédaction, la portée et l'opportunité de l'encyclique : "Vous jugez par tous ces faits que vous pouvez encore prendre position aux yeux de qui que ce soit", à la condition d'éviter un faux pas, lui écrit-il le 5 juillet. Autant qu'il le pourra Lamennais s'en tiendra à sa décision de conscience de ne plus parler de religion, mais seulement de philosophie et de philosophie politique (v. infra 21.)
Mais écrivant à son père, le 19 juillet, Emmanuel laissera parler son cœur. Avant les deux encycliques dont il admet le bien fondé : "Le Pape y pose des limites très sages à l'anarchie", il y a eu le bref aux évêques de Pologne et l'effet qui en est résulté : "Ces choses-là font sur moi un effet terrible"; "elles n'excusent pas l'irritation de M. l'abbé de La Mennais, elles l'expliquent en un sens." La crédibilité de l'Église a été mise à l'épreuve (v. infra 22).
Dans l'intention qui est la sienne d'éviter le pire, l’abbé d’Alzon continue auprès le Lamennais son rôle d'informateur romain. De ses deux lettres suivantes, des 21 juillet et 19 août, nous n'avons que des extraits communiqués par Lamennais à Montalembert, lequel, de son côté, essaie, en vain, de le ramener au service de l'Église; mais nous avons les réponses de Lamennais (v. infra 23 et 24). Même si l'on peut faire des réserves sur l'opportunité des dires de l'abbé d'Alzon mandés à un homme blessé, la franchise de son amitié ne lui permet pas d'être un adulateur. Ses dires peuvent être majorés par Lamennais, mais ils comportent des réserves sur les exagérations du polémiste qui doit s'en défendre, et quelque chose de vrai qu'il doit admettre : l'Église tente à nouveau "le passage aux barbares", ces libéraux inconditionnels des temps modernes, dont il ne faudrait pas être dupe (v. infra 23 et 24). Mais désormais Lamennais n'écrira plus à ses amis de Rome puisqu'il voit que sa correspondance est interceptée.
A sa famille qui s'est "scandalisée" de sa dernière lettre, l'abbé d'Alzon répond, les 16 et 25 août, qu'il sait mettre une différence de nature théologique entre le bref des évêques de Pologne et l'Encyclique Singulari nos, dont les meilleurs théologiens font un acte d'improbation plutôt que de condamnation formelle. Lui-même a toujours reconnu que Lamennais était condamnable, aussi s'est-il soumis, mais "en rugissant", parce que "le coup en lui-même lui a été cruel". Car, "la plus grande douleur qui puisse s'emparer d'un cœur qui aime l’Église, c'est de voir ses intérêts compromis par ceux qui devraient la défendre" (v. infra 25).
Il ne s'agit pas dans sa pensée du Magistère de l'Église, car "il faut toujours travailler pour Rome, quelquefois sans Rome, mais jamais contre Rome", et "il ne sert de rien de se brouiller avec son évêque"; il s'agit plutôt de "ce clergé (dont il sera membre et) qui pourrait faire tant de bien", s'il agissait "sans esprit de parti, sans esprit de coterie". "J'ai beaucoup souffert à la vérité, écrira-t-il à son ami d'Esgrigny, mais j'ai trouvé Dieu où j'ai vu l'homme faiblir." Il faut avant tout "ne vouloir que le bien de l'Église" et en donner la preuve, même si l'on est dupe de sa propre confiance, comme il le sera de la part du P. Ventura (v. infra 26), de Lamennais lui-même (v. infra 27) et de son jeune ami l'abbé de Montpellier.
Dans sa lettre du 4 octobre, l'abbé d'Alzon va tenter d'arracher Lamennais à son silence et à sa solitude, en ayant la franchise de lui révéler les opinions qu'on a de son attitude soit en France, soit à Rome. Il ne l'a jamais invité à ne pas se soumettre de cœur à l'encyclique, mais il hésite à suivre ceux qui lui demandent une soumission publique qu'on exploitera de toute façon. Quoi qu'il en soit et quoi qu'il lui en coûte, qu'il ose "se replacer à la tête du camp des catholiques" (v. infra 27).
Le 26 octobre, décidé à prendre les Ordres dans l'immédiat, l'abbé d'Alzon peut écrire à son père "qu'il ne rugit plus", mais que c'est "un bien grand crève-cœur pour lui que de voir ce pauvre abbé de Lamennais dans une position aussi pénible que celle où il se trouve" (v. infra 28).
D
DE L'ORDINATION D'E. D'ALZON
A SON RETOUR EN FRANCE
(décembre 1834 - juin 1835)
Le dévouement de l'abbé d'Alzon à vouloir sauver Lamennais de lui-même, et son propre attachement à l'Église vont être sources de nouvelles épreuves pour lui, avant et après son ordination sacerdotale, le 26 décembre 1834. Un acte formel d'adhésion à l'encyclique lui est demandé par l'Église : il le ratifie sans hésitation, mais on va faire peser l'ombre de la réticence sur sa soumission.
Tout semble bien commencer par cette dernière lettre qu'il adresse à Lamennais, le 26 novembre 1834, pour l'informer de sa prochaine ordination, après avoir fait le point sur les opinions qui circulent à Rome : le P. Rozaven et les Pères Jésuites, d'une part, le cardinal Micara et les Pères Olivieri et Ventura, d'autre part, osent dire, assurément pour des motifs divergents, que l'encyclique "ne condamne positivement rien" des idées de Lamennais. C'est toujours pour l'abbé d'Alzon une invite faite à Lamennais à refaire surface; et c'en est une autre que de se recommander à ses prières au moment où, devenant prêtre, il sacrifie presque une liberté assez nécessaire aujourd'hui"; mais c'est là que Dieu le veut au service de l'Église de Jésus-Christ et il éprouve le besoin d'être fortifié par les grâces attachées au sacerdoce (v. infra 29). Cette fois-ci, la lettre n'est pas interceptée : elle est saisie.
A la veille de son ordination au sous-diaconat, le cardinal Odescalchi, qui lui avait facilité toutes choses pour ses ordinations, lui demande, à son étonnement, de signer un acte d'adhésion aux encycliques de Grégoire XVI, en lui laissant le temps de la réflexion. Il pense à une dénonciation. Peu importe, il signe sur-le-champ, le 12 décembre (Ch. VI 5; v. infra 30). Alors qu'il était passé par-dessus ses préventions contre les Jésuites en allant à Saint-Eusèbe pour un mois de retraite durant le temps de l'Avent, "les Jésuites, écrit-il, ont eu le courage de lui proposer le P. Rozaven pour confesseur et de le presser de laisser le P. Lamarche", Dominicain (Ch. VI, 7). Il passe outre et prend comme résolution de retraite sacerdotale "d'avoir une confiance sans borne à Jésus, dans les moments les plus terribles de sa vie" (Ch. VI 4).
Mais voici que, l'ordination à peine reçue, son ami l'abbé de Montpellier livre à la presse le texte de son adhésion aux encycliques. L'abbé d'Alzon est donc désigné à l'attention publique comme un disciple de Lamennais qu'il a fallu réduire par l'obéissance, et ceci, au moment même où Lamennais, laissé pour compte par l'Église de France, fait cause commune avec les ennemis de l'Église et de l'ordre établi, qui se réclament d'un libéralisme inconditionnel.
Les amis et les parents de l'abbé d'Alzon sont saisis de crainte à son sujet en rapprochant la formule qu'il a signée de ce qu'il écrivait précédemment : "L'abbé de La Mennais n'est pas condamné d'une manière positive" et ses ennemis mêmes ne s'entendent pas sur le sens de la condamnation (v. infra 31). Son ami du Lac et l'abbé Bonnetty le mettent en garde contre lui-même, trop franc en ses dires, contre ses relations romaines et contre Lamennais "qui n'a plus la foi" et dont l'Église de France ne veut plus entendre parler (v. infra 32). Sa mère n'ose mettre en doute "la franchise de son caractère", mais l'accuse d'inconséquence dès lors qu'il entend se justifier (v. infra 33), et son père le dissuade d'entrer dans une voie dont il ne sera pas le maître (v. infra 34), celle d'affronter la suspicion pour la lever.
Jamais il n'a été un mennaisien inconditionnel. Certes, "sur une foule de points il partage encore les idées de M. de La Mennais"; il le rejoint dans son diagnostic des temps modernes : "la politique de l'Europe tourne à la République"; pour échapper à toute ingérence d'un gallicanisme d'Etat, l'Église peut et doit faire siennes les idées de franchise et de liberté; elle doit se rénover pour plus d'unité intérieure entre clercs et laïcs, et le sacerdoce doit retrouver ses notes de service, de dévouement et de science, pour être tout à sa mission hors des coteries cléricales (Ch. V 17).
Mais là où il se sépare de Lamennais, c'est dans son point de départ : l'Église ne peut être mise à la remorque d'une idéologie politique. "Il y a dans cette défiance des forces de l'Église quelque chose d'injurieux à la vérité et à l'essence même du catholicisme." "Ce qu'il reste à faire pour le prêtre, en vue du bien de la société elle-même, c'est de travailler de toutes ses forces à l'établissement du règne du Christ, sans se compromettre en de vaines disputes" (v. infra 35).
Pour obéir à sa mère, qui le lui demande, sans doute comme une garantie contre ceux qui pourraient lui nuire à son retour en France, l'abbé d'Alzon demandera et obtiendra une audience du pape Grégoire XVI qui lui ouvrira les yeux sur les impasses du traditionalisme, rationaliste ou fidéiste (v. infra 36). En confidence avec Montalembert sans doute, il s'examinera sur le tort qu'il aurait pu faire, malgré la droiture de ses intentions, à Lamennais en lui communiquant, "sur l'avis de conseils autorisés", ce qui se disait à Rome; mais, puisqu'il ne lui répond plus, "je présume, écrit-il, qu'il est peut-être gêné de ma franchise" (v. infra 37). Cependant, le souvenir de ce père et de ce maître "qui a frappé l'Église" ne l'abandonnera jamais (v, infra 38).
1. Signalons ici deux contributions récentes à l'étude des relations du P. d'Alzon avec Lamennais ;
Gaston BORDET, E. d'Alzon et la crise mennaisienne, dans Colloque, p. 37-80.
Jean-René DERRE, Les relations entre E. d'Alzon et Lamennais, ibid., p. 83-105.
1
Lettre de l'abbé de Lamennais à Mme Rodier, Paris le 7 juillet 1826. - Cop.ms. d'après l'orig. aux mains de la famille, ACR, DH 38; V., Lettres, I, Appendice, p. 857-858; LE GUILLOU, III p. 219-220.
Mme Rodier était la sœur du vicomte d'Alzon. C'est par son fils Clément Rodier, né en 1801, jeune avocat, que Mme Rodier et la famille d'Alzon entrèrent en rapport avec l'abbé de Lamennais. Pendant l’été de 1826, au milieu de l'ardente polémique provoquée par le livre: De la religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et social, au lendemain de la sentence portée contre l'auteur par le tribunal de police correctionnelle, Mme Rodier, avec l'accord de son frère, invite l'abbé de Lamennais à venir prendre quelque repos "à la campagne", au château de Lavagnac; mais l'abbé décline aimablement l'offre qui lui est faite, en raison de "devoirs qu'il ne peut abandonner".
M. Seguin m'a remis, Madame, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Il est très vrai qu'en réfléchissant sur ce qui se passe sous nos yeux, en considérant les préjugés, les passions, l'aveuglement, la faiblesse et la lâcheté d'une certaine classe d'hommes, qui par leur position exercent nécessairement une grande influence, on ne peut s'empêcher de concevoir de vives inquiétudes sur l'avenir de la religion en France. Nous approchons d'un temps d'épreuve. Heureux qui demeurera ferme jusqu'au bout ! Grâce à Dieu, il reste encore beaucoup de bons chrétiens attachés sincèrement à l'unité et au Saint-Siège qui en est le centre. Ceux-là sauveront la foi parmi nous. La masse du clergé est toute romaine. Je ne crois pas que, sur dix prêtres, il y en ait un gallican. Voilà donc aussi des motifs d'espérance et de consolation.
J'aurai toujours beaucoup de plaisir à voir Monsieur votre frère, et je vous prie de l'en assurer. Il ne me serait pas moins agréable de passer près de lui quelque temps à la campagne, mais la Providence me retient ici par des devoirs que je ne puis abandonner. Plus tard, c'est-à-dire vers l'automne, des devoirs semblables me rappelleront en Bretagne, où je compte employer l'hiver à travailler au nouvel ouvrage que j'ai promis(1). Je suis au surplus bien aise de vous dire que mon chef et le chef de ceux qui m'attaquent si violemment approuve et encourage mes efforts(2).
Mille amitiés à mon cher Clément. Je prie notre bon maître de veiller sur lui et de répandre dans son cœur en abondance toutes les grâces dont il a besoin pour résister à l'ennemi du salut et pour triompher des séductions du monde.
Veuillez recevoir, Madame, ainsi que M. Rodier, l'assurance des sentiments respectueux, avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur.
F. de La Mennais.
2
Lettre de l'abbé de Lamennais à l'abbé Vernières, La Chênaie le 17 octobre 1829. - Cop.ms. dans une lettre de l'abbé Vernières au P. d'Alzon, 17 août 1855, ACR, EA 251.
C'est à l'abbé Vernières, directeur au Séminaire de Montpellier, qu'Emmanuel d'Alzon va s'ouvrir de sa vocation durant l'été de 1829 et c'est l'abbé Vernières qui le suivra tout au long de sa marche vers le sacerdoce, au Séminaire de Montpellier d'abord et jusqu'à son ordination à Rome. Il n'est pas sans intérêt de citer cette lettre de l'abbé de Lamennais à l'abbé Vernières, pour comprendre et la confiance que l'on pouvait avoir dans le maître du jour et les divisions que son ultramontanisme pouvait provoquer. En 1829, Lamennais vient d'écrire son ouvrage : Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l'Église, dont il a dû se justifier par deux lettres adressées en avril à Mgr de Quélen, archevêque de Paris.
Je comprends très bien, Monsieur, tout ce que votre position a de pénible, mais vous devez comprendre aussi qu'il faut savoir souffrir pour la vérité et se dévouer pour elle. Grâce à Dieu, il y a peu de diocèses, qui soient enfoncés, autant que le vôtre, dans les préjugés schismatiques du gallicanisme, et je crois que, pour tout prêtre qui a de la foi, il suffit de quelques propos semblables à ceux que vous avez entendus et que vous me citez, pour apprécier des doctrines qui conduisent à de si déplorables excès. Il y a aujourd'hui des hommes bien coupables : ce sont ceux qui travaillent, sinon à rompre directement, du moins à relâcher les liens de l'unité, lorsqu'elle est devenue plus que jamais la seule espérance de salut pour la religion et pour le monde. Puisse la divine Providence préserver le jeune clergé des erreurs qui ont fait tant de mal, et qui en feraient de plus grands encore, s'il était possible que l'on parvînt de nouveau à les rendre dominantes ! Mais Dieu qui veille sur son Église ne le permettra pas. En ce qui me concerne personnellement, je n'ai ni ne veux avoir sur toutes choses d'autres doctrines que celles de l'Église et de son chef, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. J'en ai fait plusieurs fois la protestation publique. Mes adversaires pourraient-ils en faire sincèrement une semblable ? Du reste, comme mes écrits avaient eu l'approbation formelle de Léon XII, ils ont obtenu également celle de son savant et pieux successeur, qui, dernièrement encore, m'a fait parvenir sa bénédiction, en l'accompagnant de paroles trop fortes pour que je puisse les transcrire ici(3). Je pense qu'après cela j'ai lieu d'être tranquille sur ma catholicité. Quant à ceux qui placent la leur dans la prétention de réformer l'enseignement du Siège Apostolique, je les plains, si leur conscience parle, et les plains encore plus, si elle se tait. Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments très dévoués.
F. de la Mennais.
3
Echange de lettres d'Alzon-Lamennais, 12-22 janvier 1830
a)
D'Emmanuel d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Paris, le 12 janvier 1830. -Publié par A. ROUSSEL, d'après l'original en sa possession, dans Le Mois littéraire et pittoresque, t. VII (1902), p. 367-368; V., Lettres, I, p. 32-34.
Ayant appris que l'abbé Combalot avait demandé à l'abbé de Lamennais de le recevoir à la Chênaie, au milieu de ses disciples, Emmanuel d'Alzon demande au célèbre abbé de lui communiquer, en attendant, un programme d'études en fonction du but qu'il se propose : "la défense de la religion".
Monsieur l'abbé,
II n'y a que quelques instants, M. Combalot m'a lu un passage d'une lettre que vous lui adressiez et dans laquelle vous lui parliez de moi. J'en ai été si joyeux que je n'ai pas voulu retarder plus longtemps le plaisir de vous en témoigner ma reconnaissance. Vous m'attendez, dites-vous, à cœur et à bras ouverts; et moi, Monsieur l'abbé, je m'y jette en toute confiance et abandon, persuadé que je suis que le cœur d'un prêtre catholique doit être assez large pour recevoir tous les enfants de l'Église qui demandent qu'on leur donne du pain.
Bien certainement j'irai vous demander vos conseils, et l'invitation que vous m'en faites m'est d'autant plus agréable que M. Combalot vous avait, sans m'avertir, prié de me recevoir. Mais puisque d'ici au mois de septembre il y a bien du temps, et que je me rappelle vous avoir entendu dire qu'il fallait profiter du temps et que la nuit se faisait, permettez-moi de vous demander comment je dois employer ce temps si précieux. J'ai déjà mis en pratique quelques avis que vous voulûtes bien me donner à votre dernier voyage à Paris(4). Je crois avoir étudié avec assez de soin les grandes questions de l'infaillibilité du Pape. Peut-être même, pour mon âge, m'en suis-je trop occupé, et j'ai besoin de développer mon esprit sur d'autres matières.
Ce qui me manque, peut-être, c'est un plan d'études qui me présente un ensemble complet, comme je me suis déjà tracé un plan général de vie. Mais pour moi, l'un est bien plus facile que l'autre. Je connais ma position et je sais ce qu'elle peut me permettre, tandis que, sous le rapport des connaissances, je ne puis me faire qu'une idée très fautive de ce qui me reste à acquérir. C'est surtout dans la route de la science que l'on a besoin de prendre l'autorité pour guide. Je n'entre point dans de longs détails sur ce qui me concerne. Ce que je crains plus, c'est de vous faire perdre trop de moments, mais je pense que, connaissant le but que je me propose, vous pourrez apprécier les études préparatoires qui me sont nécessaires ou utiles, et que vous voudrez bien me les faire connaître.
Recevez, Monsieur l'abbé, l'assurance de mon respect, et j'ose dire de mon affection toute filiale.
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Emmanuel d'Alzon.
b)
De l'abbé de Lamennais à Emmanuel d'Alzon, A la Chênaie, le 22 janvier 1830. - Orig.ms. ACR, DH 4; V., Lettres, I, Appendice, p. 858-859; LE GUILLOU, IV, p. 237-238.
Lamennais accepte bien volontiers d'aider Emmanuel d'Alzon, mais ne lui conseille pour le moment que d'acquérir des "connaissances instrumentales".
Puisque la Providence paraît vouloir établir entre nous des relations intimes et durables, je veux vous donner tout d'abord, mon cher enfant, le nom qui répond le mieux aux sentiments que, d'avance, j'éprouve pour vous, et auxquels le temps ne fera qu'ajouter une nouvelle force et une nouvelle douceur; car tout ce qui vient de Dieu se développe sans cesse, tandis que ce qui n'est que de la terre passe et se dissipe bien vite : Vapor ad modicum parens.
Ce qui fait la difficulté de tracer un plan d'études, c'est qu'il n'est ou ne doit être que le développement d'un système d'idées; sans quoi, tout ce que l'on peut acquérir par l'étude n'existe que dans la mémoire et demeure stérile pour l'esprit. On a, si je puis le dire, un dictionnaire de choses, mais aucune véritable science. Or, vous concevez qu'il est impossible d'exposer, dans une lettre, un ensemble de pensées tel que celui auquel je désirerais que vous pussiez rapporter vos travaux. Cela exige de longs détails et des communications journalières.
En attendant que le moment soit venu, je vous conseille donc de vous appliquer particulièrement à acquérir des connaissances qu'on peut appeler instrumentales. Il vous serait, par exemple, très utile d'apprendre l'allemand; cette langue est aujourd'hui devenue indispensable à quiconque veut s'instruire solidement. A cette étude, je joindrais celle de l'histoire de la philosophie et de l'histoire proprement dite. Pour cela, vous pourriez lire l'Abrégé de Tennemann, que Cousin vient de publier, avec l'ouvrage de Gerando, l'Histoire de l'antiquité de Schlosser et celle de Rome par Niebuhr. Il paraît, en ce moment, une traduction de ces deux derniers ouvrages. Je vous engage aussi à consacrer chaque jour un peu de temps à traduire vous-même, avec tout le soin dont vous serez capable, quelques morceaux des bons auteurs, choisissant de préférence ceux dont la beauté vous frappera le plus. C'est là, de tous les exercices, le meilleur pour former le style.
Si vous croyez que je puisse vous être utile en quelque chose, ne craignez point de disposer de moi; vous savez que jamais on ne saurait fatiguer un père.
Tout à vous, mon cher enfant, et de tout cœur.
F. de la M[ennais]
4
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 29 mars - 7 avril 1830
a)
D'Emmanuel d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Paris, le 29 mars 1830, -Publiée par A. ROUSSEL, d'après l'original en sa possession, dans Le Mois littéraire et pittoresque, t. VII (1902), p. 368; V. Lettres, I, p. 45-46.
Ayant rempli une partie du programme que lui traçait Lamennais, Emmanuel d'Alzon lui demande de l'aider pour conduire au mieux un programme d'études qu'il se fixe pour les vacances prochaines : étude des Livres Sacrés, des Pères de l'Église, des systèmes de philosophie antique.
Monsieur l'abbé,
Au moment de partir pour la campagne, je profite de la permission que vous m'avez donnée, et je viens vous demander vos conseils sur la manière d'employer quelques mois que je compte passer dans une sorte de solitude. L'hiver qui vient de finir, je l'ai consacré à quelques Conférences dont je fais partie, mais j'ai éprouvé que ces Conférences, bonnes en ce qu'elles encouragent au travail, ont l'inconvénient d'exiger des résultats trop hâtifs et, par conséquent, des travaux quelquefois superficiels. Je sens le besoin de me fortifier en m'occupant davantage de ce qui me convient personnellement, et, sous ce rapport, je pense qu'il me sera utile de m'éloigner de Paris. J'aurais le désir d'étudier la Bible, ou, du moins, de me préparer à l'étude de nos Livres sacrés. Je ne sais si, seul, je pourrai m'engager dans une entreprise où il est bien facile et bien dangereux de se tromper. Peut-être estimerez-vous qu'il me convient d'attendre que je sois plus fort et, dans ce cas, je vous prierai de m'indiquer s'il me conviendrait de m'occuper des Pères de l'Église, ou des systèmes de la philosophie antique. Cette dernière étude serait le développement du plan que vous m'avez tracé et que j'ai commencé à mettre à exécution. Elle serait encore la seconde partie d'un travail commencé il y a deux ans, et pour lequel j'avais fait des recherches assez détaillées sur des religions fausses.
Le désir que j'ai de ne pas perdre mon temps et l'incertitude où je suis sur les moyens de le bien employer ajoutent à l'impatience que j'éprouve de me rendre auprès de vous et de connaître plus particulièrement celui qui veut bien s'appeler mon père. Puisque vous avez consenti à en prendre la charge en me conduisant dans la route de la science, soyez assuré, Monsieur l'abbé, de trouver toujours en moi la soumission, mais surtout l'affection d'un fils; car c'est un avantage bien rare aujourd'hui, et dont je ne saurais trop remercier la Providence, de pouvoir vous donner mon cœur, en même temps que je vous soumets mon intelligence
Recevez, Monsieur l'abbé, l'assurance de mes sentiments respectueux, et permettez-moi de prendre le nom que vous m'avez donné et dont je suis tout fier.
Votre enfant
Emmanuel d'Alzon
b)
De l'abbé de Lamennais à Emmanuel d'Alzon, le 7 avril 1830. -Orig.ms. ACR, DH 6; V, Lettres, I, Appendice, p. 860; LE GUILLOU, IV, p. 269-270.
L'abbé de Lamennais remercie Emmanuel d'Alzon de sa confiance, lui renouvelle la nécessité de suivre le programme qu'il lui avait d'abord tracé, et lui donne quelques directives pour l'étude des Pères et de la Bible. Il espère toujours le recevoir à la Chênaie.
Je vous remercie, mon cher enfant, des bonnes et tendres choses que vous me dites. Je vous les rends bien du fond de mon cœur. Le parti que vous prenez d'aller à la campagne me paraît très sage; c'est le meilleur moyen que vous ayez de mettre le temps à profit. Quant à vos études, je persiste à croire que l'étude des systèmes philosophiques et celle de l'histoire est celle qui vous sera le plus utile en ce moment. J'y joindrais celle de la langue allemande, indispensable aujourd'hui, à cause de l'immense quantité de travaux scientifiques qu'ont accumulés depuis cinquante ans la patience et la sagacité germaniques, et qu'il n'est plus permis d'ignorer. Il y a là, pour les catholiques, une mine toute nouvelle et presque inépuisable à exploiter. Nous avons d'ailleurs avec ce pays des relations précieuses, et qui faciliteront beaucoup le choix et l'usage de ces richesses encore brutes.
Je réserverais l'étude des Pères, qui ne sont pas d'ailleurs à lire en entier, pour le temps où vous vous occuperez directement de théologie. Vous pourriez cependant lire, en attendant, l'Apologétique de Tertullien, ses Prescriptions, le Commonitorium de Vincent de Lérins, et les Confessions de saint Augustin.
Je me bornerais aussi, pour à présent, à lire la Bible presque uniquement comme livre de piété, dans une bonne édition avec des notes. Malheureusement je n'en connais point qui répondent parfaitement à ce que je désirerais en ce genre. Il y a bien du fatras dans la Bible de Vence. Néanmoins c'est encore la meilleure que je connaisse en notre langue.
Adieu, mon cher enfant, priez pour moi. Qu'il me tarde de vous presser contre mon cœur et de vous réitérer de vive voix l'assurance de mon tendre et inaltérable dévouement !
5
Echange de lettres d'Alzon-Lamennais, ? octobre - 31 octobre 1830
a)
Lettre (perdue) d'Emmanuel d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Lavagnac, septembre-octobre 1830.
Dans cette lettre, Emmanuel d'Alzon a dû dégager sa parole de se rendre auprès de l'abbé de Lamennais à la Chênaie, puisqu'il sait que l'abbé est à Paris et que les événements, après la Révolution de 1830, l'obligent à demeurer à Lavagnac près de ses parents : "J'ignore encore, mon cher ami, écrit-il à La Gournerie, le 14 septembre, si j'irai à Paris au mois de novembre. Peut-être me sera-t-il plus utile de rester ici. Mes parents qui n'ont pas le projet de retourner à Paris, me laissent libre; je crois pourtant qu'ils seraient bien aises de m'avoir auprès d'eux dans ces moments où nous ignorons ce qui peut arriver [...] J'avais bien le projet d'aller passer quelques mois chez l'abbé de la Mennais; en passant, je vous aurais dit bonjour. Mais l'abbé de la Mennais est à Paris. Eh ! mon Dieu, qui peut savoir ce qu'il fera ? " -Effectivement, Lamennais a quitté la Chênaie pour rejoindre le collège de Juilly, pris en charge momentanément par les religieux de la Congrégation de Saint-Pierre, et pour préparer la publication de l'Avenir, dont le premier numéro paraît le 17 octobre 1830 (Cf. Ch. IV, 2e: lettre d'E. d'Alzon à de La Gournerie, 14 septembre 1830).
b)
Lettre de l'abbé de Lamennais à Emmanuel d'Alzon, Juilly, 31 octobre 1830. - Orig.ms. ACR, DH 7; V., Lettres, I, Appendice, p. 861; LE GUILLOU, IV p. 368.
L'abbé de Lamennais s'excuse d'une réponse trop brève et souhaite qu'Emmanuel d'Alzon puisse le rejoindre un jour, s'il plaît à Dieu. Qu'il continue pour le moins à suivre le programme d'études qu'il lui a tracé. - Lamennais ne lui dit donc rien de la parution de l'Avenir et des remous qu'il a provoqués déjà dans l'opinion publique. Cependant, Emmanuel d'Alzon ne tarde guère à être renseigné sur cet événement par ses jeunes amis de Paris et sur "l'indélicatesse de l'abbé" à leur égard et à l'égard du Correspondant: lettres de d'Esgrigny, 8 décembre 1830 (Ch. V, 4 a, note 14), de La Gournerie, 17 décembre 1830 (Ch.IV 2 g), de Gouraud, 15 janvier 1831 (Ch. IV, 3 f)). Emmanuel d'Alzon s'appuiera sur cette lettre de l'abbé de Lamennais pour calmer leurs alarmes : "Je vous en supplie, prenez garde de ne pas vous tromper, écrit-il à d'Esgrigny, le 12 décembre 1830... Non, dans la tête que l'abbé soit indélicat. A peine y a-t-il un mois, il m'écrivait une lettre fort courte, mais où il me semblait voir son âme tout entière : "Exercez-vous, me disait-il, par l’esprit de sacrifice qui obtient tout et accomplit tout". Pourrait-il parler ainsi de l’esprit de sacrifice s'il ne le connaissait lui-même ?" (Ch.V, 4 a).
Je ne puis, mon cher enfant, vous répondre que deux mots, afin seulement que vous n'ayez pas le soupçon que je vous oublie. Faites pour la défense de Dieu ce qu'il vous inspirera lui-même. Oh ! s'il entrait dans ses desseins de nous réunir un jour.
Continuez cependant vos études, celle de l'histoire surtout; c'est une des plus essentielles. N'abandonnez pas non plus l'allemand. Il faut pour apprendre cette langue un peu de patience, lire beaucoup, et différents auteurs; mais plus tard vous ne regretterez pas ce travail. Exercez, mûrissez votre esprit et votre talent, et accroissez-le par le zèle, par cet esprit de sacrifice qui obtient tout et accomplit tout.
Embrassez pour moi mon cher Clément, comme je vous embrasse vous-même, avec une grande tendresse.
F. DE LA MENNAIS
6
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, ? octobre - 9 novembre 1831
a)
Lettre (perdue) d'Emmanuel d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Lavagnac, octobre ou novembre 1831.
Au retour d'un voyage qu'il vient de faire en Provence, à Digne, chez son ami du Lac, et où il a rencontré Montalembert, Emmanuel d'Alzon se rappelle au souvenir de Lamennais. Il lui annonce son intention de devenir prêtre, tout comme son ami du Lac. De fait, le 7 novembre, écrivant à d'Esgrigny, Emmanuel lui dit s'être ouvert de ce projet à ses parents "qui n'y mettent que des obstacles raisonnables" (Ch. V, 4 c).
b)
Lettre de l'abbé de Lamennais à Emmanuel d'Alzon, Paris 9 novembre 1831. - Orig.ms. ACR, DH 8; V., Lettres, I, Appendice, p. 861-862; LE GUILLOU, V p. 60.
L'abbé de Lamennais remercie Emmanuel d'Alzon ainsi que du Lac de leur délicatesse et rend hommage à la droiture de leurs désirs et de leurs intentions, pour le service de l'Église menacée dans sa liberté par la faiblesse d'une partie du clergé. - L'abbé de Lamennais, s'il annonce que Montalembert va le rejoindre, ne dit pas à Emmanuel que la suspension de l'Avenir est imminente (15 novembre) et qu'il s'apprête à partir pour Rome, pèlerin de Dieu et de la liberté avec Lacordaire et Montalembert (22 novembre).
Votre petit mot, mon cher enfant, m'a causé beaucoup de joie, et par ce que vous me dites de vous, et par ce que vous me dites de Dulac. Dieu, je n'en doute point, bénira la droiture de vos désirs et de vos intentions et bénira les obstacles que vous rencontrez l'un et l'autre. Je sais que les circonstances sont bien difficiles, mais c'est là surtout ce qui doit encourager le chrétien. Plus nous aurons eu à combattre, plus la récompense sera belle. Des temps viendront, et ils sont déjà venus, où l'Église aura besoin de soldats qui ne reculent devant aucun sacrifice. D'ici à peu de mois, on verra se développer les projets qu'on médite contre elle. Au lieu de la liberté qu'on lui a promise, on veut lui imposer un joug si pesant, qu'il ne lui laisserait de mouvement que celui qu'elle recevrait de l'administration. Evêques, grand-vicaires, curés, chanoines, tous seront nommés par le gouvernement, qui bientôt s'emparant des Séminaires, grands et petits, tiendra dans sa main, avec l'enseignement, la foi, les disciplines, et le ministère tout entier. Ce sera comme une nouvelle Constitution civile établie, non de droit, mais de fait, et dans laquelle l'administration prendra la place du peuple. Voilà ce qu'on nous prépare, et si nos tyrans peuvent oser de pareils attentats, c'est qu'ils comptent sur la faiblesse d'une partie du clergé, de ses chefs surtout, et, à quelques égards, sur leur collusion. Se trompent-ils en cela ? Dieu le veuille !
Nous attendons, sous très peu de jours M. de Montalembert et M. Combalot. Donnez-moi de temps en temps de vos nouvelles, mon cher enfant. Je vous embrasse du fond de mon cœur.
F. de la MENNAIS.
7
Échange de lettres d’Alzon-Lamennais, 14 mars - 10 avril 1832
a)
Lettre (perdue) d'Emmanuel d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Lavagnac, le 14 mars 1832,
Avant de quitter Lavagnac, ce soir même, pour le Séminaire de Montpellier, Emmanuel d'Alzon informe de sa décision l'abbé de Lamennais qui se trouve à Rome depuis décembre 1831, en instance d'être reçu par le Pape Grégoire XVI. C'est ce qui vient d'avoir lieu le 13 mars. Emmanuel, écrivant le 14, ne peut évidemment le savoir. L'abbé de Lamennais ne lui répondra que le 10 avril, étant donné le temps nécessaire alors pour couvrir les distances entre Rome et Montpellier.
b)
Lettre de l'abbé de Lamennais à Emmanuel d'Alzon, Rome le 10 avril 1832. - Orig. m. ACR, DH 9; V., Lettres, I, Appendice, p. 864-867; LE GUILLOU, p. 111-112.
L’abbé de Lamennais remercie Emmanuel d'Alzon de sa lettre du 14 mars, regrette qu'il perde quelque chose du côté des études au séminaire, mais espère que la Providence les réunira un jour en des circonstances moins difficiles. Il en vient aux nouvelles qui le concernent, ses doctrines sont sous examen, mais les Puissances l'ont précédé auprès du Pape qui croit devoir les ménager(5).
Je n'ai reçu qu'avant-hier, mon cher enfant, votre lettre du 14 mars. Dieu bénira, je n'en doute point, la résolution que vous avez prise et dans laquelle vous n'avez eu que lui en vue. Si vous y perdez quelque chose du côté des études, vous le regagnerez plus tard, lorsque la Providence permettra, comme je l'espère, que nous nous réunissions en des circonstances moins difficiles. Elle prépare toutes choses pour hâter le moment où, tous les obstacles humains qui s'opposent à l'affranchissement de l'Église étant renversés, commencera la grande action catholique qui sauvera le monde. Quelque court cependant que doive être ce temps d'attente, il sera rempli de beaucoup de souffrances. Prions ardemment le bon Dieu qu'il nous donne la force de les supporter en vrais chrétiens, afin qu'au moins pour nous elles ne perdent pas leur vertu expiatrice.
J'ignore jusqu'à quelle époque mon séjour ici se prolongera. Le Pape a promis de faire examiner nos doctrines; on dit même que cet examen est commencé : mais quand finira-t-il ? C'est ce que nous ne pouvons savoir. Les notes diplomatiques des Puissances nous avaient précédés ici et nous y ont suivis. Dans ses dispositions présentes, cherchant comme souverain son appui dans la protection des cabinets européens, le Pape doit croire prudent de s'abstenir de tout ce qui pourrait les choquer, et le jugement qui nous justifierait aurait cet effet très certainement. Voilà où en est le catholicisme. Cela est triste à dire, mais il est ainsi. Notre consolation est de penser, comme le pensent et le disent ici tous les hommes attachés avant tout à l'Église, qu'un si grand avilissement de la puissance spirituelle ne saurait durer. Dieu rompra ses fers. En attendant, prenons patience, soumettons-nous et prions : la prière obtient tout. Je me recommande aux vôtres, mon cher enfant, et vous réitère l'assurance de mon tendre et inaltérable attachement. Montalembert me charge de vous assurer aussi du sien. Adieu, adieu, que la grâce d'en haut vous fortifie et vous console.
F. de la MENNAIS
8
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 19-24 septembre 1832
a)
Lettre (perdue) de l'abbé d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Lavagnac 19 septembre 1832.
Ayant appris vers la fin de l'été que l'abbé de Lamennais était rentré de Rome en France, en passant par l'Allemagne, l'abbé d'Alzon lui écrit de Lavagnac le 19 septembre, lui exposant la faiblesse des études au Séminaire de Montpellier, son désir de n'y pas rentrer et sans doute aussi celui de se joindre à lui, comme il en avait toujours été question dans leur correspondance.
L'abbé d'Alzon écrivait cela dans l'ignorance où il était de la parution de l'encyclique Mirari vos qui avait été promulguée à Rome le 15 août et communiquée à Lamennais dès la fin du mois à Munich. - Le 6 septembre, elle était connue des journaux, et le 10 septembre, Lamennais et ses compagnons publiaient une déclaration de soumission. Or, le 28 septembre, dans une lettre à d'Esgrigny, l'abbé d'Alzon se demandait encore quel serait le résultat des travaux de la commission romaine chargée d'examiner les doctrines de Lamennais, estimant qu'il "faudrait longtemps avant que la question fût décidée" (V., Lettres, I, p. 346). Deux jours plus tard, l'abbé d'Alzon annonçait à son ami qu'il retournerait sous peu au séminaire, ce qu'il fit effectivement le 6 octobre. La réponse de Lamennais datée du 26 septembre, à sa lettre du 19, ne peut avoir influencé sa décision.
b)
Lettre de l'abbé de Lamennais à l'abbé d'Alzon, Paris, 24 septembre 1832. - Orig.ms. ACR, DH 11; V., Lettres, I, Appendice, p. 866-867; LE GUILLOU, V p. 184(6).
Lamennais s'apprête à partir pour la Bretagne, au moment où il répond à l'abbé d'Alzon. Il est bien d'accord avec lui sur la nullité de l'instruction dans les séminaires, mais s'il était dans les intentions de l'abbé d'Alzon de le rejoindre "dans notre société", (la Congrégation de Saint-Pierre) il aurait peut-être quelque difficulté pour obtenir de son évêque d'avancer dans les ordres. Il est vrai que dans la Congrégation de Saint-Pierre il y a des membres laïques, mais alors l'abbé d'Alzon doit consulter sa conscience devant Dieu. - Lamennais évidemment, ne parle pas de ses sentiments intimes, en particulier de son horreur personnelle pour le bref Superiori anno adressé par Grégoire XVI aux évêques de Pologne le 9 juin 1832 : "La première chose qui me fit réfléchir, écrira-t-il au P. Ventura le 25 janvier 1833, ce fut le bref aux évêques polonais. [...] Après cela est venue l'encyclique dont je n'entreprendrai assurément ni de rechercher ni de discuter le sens." – (LE GUILLOU, V p. 292). - Le 10 septembre, les directeurs de l’Avenir avaient fait une déclaration de soumission à l'encyclique Mirari vos.
Je réponds à la hâte, mon cher enfant, à votre lettre du 19 septembre. Je comprends l'embarras où vous vous trouvez et dans le présent et pour l'avenir. Tous les séminaires de France se ressemblent, à très peu de chose près, quant à la nullité de l'instruction, et j'ai entendu se plaindre universellement de la même décadence à Rome. Je ne sais donc où vous trouveriez ce dont vous sentez le besoin. Il est également vrai, ou au moins très vraisemblable que votre évêque vous refuserait les ordres, si vous veniez vous unir à nous. Je ne verrais en conséquence, de possibilité à ce dernier parti que dans le cas où, résolu à entrer dans notre Société, et à partager nos travaux, vous seriez disposé, comme plusieurs de nos jeunes gens, à attendre patiemment que la Providence fasse disparaître les obstacles qui se rencontrent aujourd'hui. D'ailleurs tous, parmi nous, ne se destinent point au sacerdoce; mais, comme dans les anciens temps, se bornent à contracter des liens qui constituent la vie religieuse, ce qui offre une foule d'avantages pour certains genres de bien dans les temps actuels, et même dans tous les temps. Là-dessus, mon cher enfant, je ne puis rien vous dire, sinon de consulter votre conscience devant Dieu, et d'agir selon ce qu'il vous inspirera. Vous pouvez continuer de m'adresser vos lettres rue St. Germain-des-Prés, n° 10 bis, quoique je parte demain, pour la Bretagne, avec l'intention d'y passer un an et peut-être plus. MM. Gerbet et Lacordaire y viennent avec moi. Chacun de nous s'occupera des travaux qui pourront être utiles plus tard. Nous aurons avec nous deux ou trois jeunes gens qui annoncent du mérite(7). Le loisir qui nous est donné nous sera très précieux sous beaucoup de rapports; nous avons tous quelque ouvrage à achever, et je bénis Dieu de nous avoir délivrés de devoirs plus rudes. Je crois être sûr que Montalembert a reçu la lettre dont vous me parlez(8). Il se porte bien, et son projet est d'aller passer l'hiver à Munich pour y étudier le Moyen-Age, M. De Coux se propose d'achever ses Conférences, de sorte qu'aucun de nous ne restera oisif. Adieu, mon cher enfant, priez pour nous. Tout à vous de cœur et à jamais.
F. de la MENNAIS.
9
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 30 juillet - 10 août 1833
a)
De l'abbé d'Alzon à l'abbé de Lamennais, [Lavagnac 30 juillet 1833]. - Publiée par A. ROUSSEL d'après l'original en sa possession dans Le Mois littéraire et pittoresque, t. VII (1902), p. 370; V., Lettres, I, p. 418-420.
L'abbé d'Alzon, en vacances à Lavagnac, informe l'abbé de Lamennais qu'il a quitté le séminaire de Montpellier, après avoir été minoré, mais avec l'intention de n'y pas revenir en raison de la faiblesse des études; non pas qu'il abandonne sa marche vers le sacerdoce; il voudrait au contraire que l'abbé de Lamennais le conseille pour savoir où "il pourrait nourrir et développer l'esprit ecclésiastique qu'il ne doit jamais perdre". - C'est une lettre reçue de Montalembert le 2 juillet qui a poussé l'abbé d'Alzon à écrire à l'abbé de Lamennais, auquel il exprime son attachement en raison même des persécutions qu'on suscite contre lui.
Monsieur l'abbé,
Je reçus, il y a environ quinze jours, une lettre de M. de Montalembert dans laquelle il me parle, d'une manière bien touchante pour moi, de l'amitié que vous voulez bien me conserver(9). Il me dit encore que vous l'avez entretenu d'une Société d'études que je pourrais suivre à Paris avec Eugène Bore et deux ou trois autres jeunes gens; seulement, ajoutait-il, nous ne savons pas trop comment cela s'arrangera avec votre Séminaire et les plans de votre famille. Il est à peu près certain que je ne retournerai pas au Séminaire de Montpellier. Quoique j'aie à m'en louer sous une foule de rapports, il me semble que Dieu me veut ailleurs. J'ai reçu dernièrement les ordres mineurs, et, quoique je n'aie pas encore pris un engagement solennel, je me regarde comme lié par ces chaînes que j'ai tant désirées et qui me sont si douces.
Seriez-vous assez bon, Monsieur l'abbé, pour entrer dans quelques détails sur le plan dont vous avez parlé à M. de Montalembert ? Je ne désire en ce moment qu'une chose : me préparer à recevoir le sacerdoce de manière à être le moins possible indigne d'en porter le fardeau.
II me semble qu’au temps où nous vivons deux choses plus que jamais sont nécessaires au prêtre, l'esprit de sacrifice et la science. L'esprit de sacrifice, Dieu le donne à ceux qui le lui demandent. La science, au contraire, s'acquiert, et c'est pour l'acquérir que je sens le besoin de sortir de mon Séminaire. Veuillez, Monsieur l'abbé, m'apprendre où je la trouverai le plus facilement. Je sens combien elle me manque et tout ce que j'ai à faire avant d'avoir obtenu celle qui m'est nécessaire. Plusieurs personnes ont eu la bonté de s'occuper de moi. Ainsi l'abbé Daubrée me presse tous les jours d'aller passer quelque temps à Solesmes. M. de Salinis m'a fait offrir et a eu l'extrême complaisance de m'offrir lui-même la retraite de Juilly. Enfin, Monsieur l'abbé, si vous pensez que je puisse partager les travaux et les études des jeunes gens qui se trouvent à Paris, veuillez me dire en même temps comment vous pensez que je pourrais nourrir et développer l'esprit ecclésiastique que je ne dois jamais perdre.
Plusieurs personnes ont été affligées pour vous du Bref du Pape à M. l'archevêque de Toulouse(10). D'autres, et j'avoue que je suis de ce nombre, s'en sont presque réjouies, parce qu'il vous est facile de faire tomber les préventions que certaines personnes cherchent à entretenir dans l'esprit de Sa Sainteté.
Permettez-moi, Monsieur l'abbé, de vous dire combien les persécutions qu'on vous suscite de toutes parts m'attachent de plus en plus à vous, et combien je désire apprendre sous votre conduite à combattre pour Jésus-Christ et pour son Église.
C'est avec ces sentiments, Monsieur l'abbé, que je prends en finissant le nom que vous avez bien voulu me donner et qui m'est si cher, celui de votre enfant,
Emmanuel d'Alzon, c[lerc] m[inoré].
b)
De l'abbé de Lamennais à l'abbé d'Alzon, La Chênaie 10 août 1833. -Orig.ms. ACR, DH 12; V., Lettres, I, Appendice, p. 867-868; LE GUILLOU, V p. 451-454.
L'abbé de Lamennais déconseille à l'abbé d'Alzon de rejoindre, pour ses études, le Collège de Juilly et l'abbaye de Solesmes : il préférerait pour lui Paris, avec ses bibliothèques, ses cours publics et la possibilité de suivre "le mouvement des esprits". Il lui propose, s'il le désire, de demeurer avec M. Gerbet, rue Vaugirard, n° 77. Il ignore quelle a pu être l'occasion du Bref du Pape à l'archevêque de Toulouse, mais vient de réitérer son obéissance filiale à la volonté du Pape et aux décisions du Saint-Siège en matière de foi et de mœurs.
Vous me demandez, mon cher enfant, ce que je pense des différents partis que vous pensez prendre, si vous ne rentrez pas au Séminaire après les vacances. D'après le but que vous vous proposez, je crois que ni Juilly ni Sollèmes (sic) ne vous conviennent : Juilly, parce que vous n'y auriez aucun secours pour vos études et parce que vous y trouveriez des opinions qui ne sont pas les vôtres; Sollèmes, parce que le seul avantage que ce lieu vous offrirait comparativement au Séminaire, serait plus de loisir et plus de livres peut-être. Or cela ne suffit pas, à beaucoup près, soit que vous vous appliquiez à une étude spéciale, soit que vous cherchiez à étendre vos connaissances dans un cercle plus étendu. Je ne vois que Paris qui puisse, avec ses bibliothèques, ses cours publics et les ressources qu'il présente, vous former les moyens d'acquérir une vraie et solide instruction(11). Ce n'est que là d'ailleurs qu'on peut observer et suivre le mouvement des esprits, chose à mes yeux la plus importante de toutes à l'époque où nous sommes. On apprend aujourd'hui bien plus avec les hommes qu'avec les livres, et pour exercer quelque action sur son siècle, il faut le connaître et le connaître à fond. Rien ne vous empêcherait du reste de mener à Paris une vie aussi ecclésiastique que vous le feriez en province. Il suffit, pour cela, de vous faire un règlement de conduite. Si vous preniez ce dernier parti, il ne dépendra que de vous de demeurer avec M. Gerbet, qui vous serait utile pour vos études théologiques, et quelques jeunes gens qui sont près de lui. Dans le cas où cet arrangement vous agréerait, il serait bon de lui écrire d'avance, rue de Vaugirard, n° 77, afin qu'il vous réservât un appartement dans la maison. Veuillez affranchir votre lettre.
J'ignore absolument ce qui a pu donner occasion au dernier Bref du Pape, adressé à M. l'Archevêque de Toulouse : car comment pourrais-je deviner ce qu'on répand dans le public(12) ? Il m'est évident que de nouvelles intrigues et de nouvelles calomnies auront indisposé Grégoire XVI contre moi. C'est tout ce que je puis voir dans cette affaire. Bien que le silence m'eût paru le meilleur parti à prendre, les circonstances m'ont décidé à écrire au Pape, pour réitérer la protestation de mon obéissance filiale à sa volonté, et de ma parfaite soumission à toutes les décisions émanées ou à émaner du Siège Apostolique sur la doctrine de la foi et des mœurs(13). Je n'espère pas cependant que tout ce que je puis dire arrête les persécutions de mes ennemis qui ont leur source dans des passions politiques implacables. Mais ce n'est pas dans l'absence des tribulations qu'il faut chercher sa paix, mais dans la patience à porter sa croix. Adieu, mon cher enfant, je suis bien tendrement tout à vous en Jésus-Christ.
F.M.
10
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 28 septembre - 8 oct. 1833
a)
De l'abbé d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Lavagnac 28 septembre 1833. -Publiée par A. ROUSSEL, d'après l'original en sa possession, dans Le Mois littéraire et pittoresque, t. VII (1902), p. 371-372; V., Lettres, I, p. 432-434.
Dans l'impossibilité d'aller à Paris, l'abbé d'Alzon informe l'abbé de Lamennais qu'il s'est décidé à aller à Rome et le prie de lui donner quelques lettres de recommandation. Il se permet de lui demander si l'on a répondu à la lettre qu'il avait écrite au Saint-Père et lui fait part de sa conviction qu'un renouvellement dans "l'éducation des séminaristes" s'impose pour assurer avec plus de succès la défense du christianisme.
Monsieur l'abbé,
J'aurais évidemment désiré profiter du conseil que vous me donniez, dans votre lettre du 12 août, et aller continuer mes études à Paris, mais des obstacles plus forts que mes désirs m'obligent à renoncer pour un temps à ce projet dont l'exécution eût pourtant réalisé tous mes vœux. Résolu toutefois à ne plus retourner au Séminaire de Montpellier, je me suis décidé à aller à Rome et je viens vous prier de me donner quelques lettres de recommandation pour les personnes que vous jugerez pouvoir m'être utiles dans mes études. Je n'ignore pas les inconvénients de cette détermination. Vous-même m'avez parlé de la faiblesse qu'on reprochait aux études théologiques. Mais au moins trouverai-je plus de liberté pour travailler, plus de moyens de puiser aux sources. Dans l'impossibilité d'aller à Paris, j'aurai au moins ce dernier avantage que je n'eusse peut-être pas trouvé ailleurs. J'ai pour compagnon un prêtre plein de mérites et de talents, dont les conseils me seront, je l'espère, fort avantageux.
Serait-ce une indiscrétion de vous demander si l'on a répondu à la lettre que vous me disiez avoir écrite au Saint-Père ? Je ne comprends pas qu'on puisse vous faire désormais un reproche. Au lieu de poursuivre avec tant de chaleur ceux qui ne veulent que le triomphe de la vérité, ne ferait-on pas bien de s'occuper à lui former des défenseurs, puisque l'on ne veut pas de ceux qui se présentent ?
Je sors du Séminaire de Montpellier avec la triste conviction que, si l'on ne réforme pas l'enseignement ecclésiastique en France, la religion s'y éteindra nécessairement, par la faute de ceux qui sont chargés de la protéger. A Dieu ne plaise que je veuille parler des intentions, qui sont, j'en ai la certitude, les plus pures, les plus parfaites ! Mais je ne puis comprendre que le jeune clergé puisse prendre la moindre influence sur la société, lorsque l'on fait tout ce que l'on peut pour l'en séparer. Je me trompe, peut-être, et peut-être la crainte grossit-elle le mal à mes yeux. Cependant, de tristes effets semblent déjà justifier malheureusement le doute que j'ose vous confier. Ce que font les jeunes prêtres ou rien est une même chose. Sur cinquante ou soixante, on en comptera trois ou quatre qui feront quelque bien, et cependant encore, je puis vous le dire, vous ne sauriez croire combien, dans le Séminaire, se trouvent de jeunes gens pleins de bonne volonté et qui, si on les dirigeait, travailleraient avec succès pour la défense du christianisme. Pourquoi tant de bons germes sont-ils étouffés ? C'est ce que je ne puis m'expliquer.
Vous, Monsieur l'abbé, qui vous êtes si longtemps occupé de l'éducation universitaire, ne pourriez-vous rien pour préparer un renouvellement dans l'éducation des Séminaires ?
Clément Rodier, qui se trouve ici, me charge de le rappeler à votre tendre souvenir.
Veuillez agréer, Monsieur l'abbé, l'expression de ma respectueuse affection avec laquelle je suis
Votre très humble et dévoué serviteur.
Emmanuel d'Alzon.
b)
De l'abbé de Lamennais à l'abbé d'Alzon, le 8 octobre 1833. -Orig.ms. ACR, DH 14; V., Lettres, l, Appendice, p. 869; LE GUILLOU, V, p. 496-498.
L'abbé de Lamennais homologue l'option de l'abbé d'Alzon d'aller à Rome, encore que l'enseignement théologique n'y soit pas meilleur qu'en France. Il lui communique deux lettres de recommandation et déplore plus encore que lui l'état du clergé français dont "le Corps tout entier est rongé de la même gangrène", que Dieu seul pouvait guérir. Mais il ne répond pas aux demandes de l'abbé d'Alzon : la première concernant l'accueil fait à sa lettre du 4 août au Saint-Père, et la seconde, relative à ce qu'il pourrait préparer pour un renouvellement dans l'éducation des séminaires.
Mieux vaut encore, ainsi que vous me le dites, mon cher ami, aller à Rome que de rester là où vous étiez. Ce n'est pas que vous deviez vous attendre à trouver dans cette ville célèbre de grands secours en aucun genre pour les études auxquelles vous avez l'intention de vous appliquer. L'enseignement théologique y est ce qu'il est en France, ce qu'il est partout; et quant aux autres ordres de connaissance, nullité parfaite, absolue, voilà ce que vous rencontrerez. Toutefois, les livres ne manquent point, les livres anciens surtout. On peut toujours employer son temps, et il y a, du reste, beaucoup à gagner à voir de ses yeux cet antique centre du gouvernement de l'Église.
Le plus grand nombre de personnes que j'ai connues à Rome - et je n'ai pas, tant s'en faut, cherché à en connaître beaucoup, - n'y sont plus maintenant(14). Voilà toutefois deux lettres : l'une pour le P. Olivieri, homme excellent environné de respect et de considération et qui passe justement pour être le premier théologien de Rome; la seconde est pour un jeune Anglais, d'un mérite au-dessus de son âge, fort instruit, d'un jugement parfait et plein de chaleur et d'âme. Il a déjà passé près de quatre ans dans le pays où vous allez, et personne ne saurait vous y être plus utile.
Ce que vous me dites de l'état du clergé français et des conséquences probables de cet état n'est malheureusement que trop vrai. Malheureusement encore, je n'y sais point de remède. Le mal offre tant de complication que, lorsqu'on vient à chercher comment il serait possible de guérir une plaie, on en découvre une autre à côté, et puis une autre encore, et toujours ainsi, jusqu'à ce qu'ayant reconnu que le corps entier est rongé de la même gangrène, on lève les yeux au ciel, de qui seul peut venir une guérison qu'assurément nul homme ne saurait opérer. Persuadé pour moi de l'impuissance de tous les efforts humains, je crois que nous devons laisser Dieu agir. Il prépare en secret de plus grandes choses qu'on ne l'imagine. Ayons foi dans la Providence et attendons en paix, que nous devions les voir ou non, les moments qu'il a marqués de toute éternité pour la renaissance de ce qui semble mourir sous nos yeux.
Mille choses affectueuses à notre bon Clément.
Je vous souhaite un heureux voyage et vous embrasse bien tendrement.
F. de la M.
11
Lettre de l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome, 6 janvier 1834. -Orig.ms. Arch. Montalembert de La Roche-en-Brenil; photoc. ACR, AP 235.
Écrivant à sa sœur Augustine, le 24 décembre 1833, l'abbé d'Alzon accuse réception de la lettre de l'abbé de Lamennais datée du 8 octobre et accompagnée de deux lettres de recommandation; puis il ajoute : "Si tu as l'occasion de le voir encore, remercie-le de ma part et dis-lui que, si je ne l'ai pas fait moi-même dans la lettre que ma mère lui remit de ma part, c'est que je n'avais pas encore reçu les siennes". (V., Lettres, I, p. 468). La moindre politesse exigeait d'Emmanuel d'Alzon, et il en avait conscience, qu'il remerciât l'abbé de son obligeance envers lui : c'est ce qu'il fit le 6 janvier 1834. Il soulignait d'abord la satisfaction des milieux romains et du Pape lui-même pour son dernier geste de soumission. Puis il se dit heureux d'avoir trouvé des ressources bien précieuses pour ses études auprès de quelques personnalités romaines, amis de Lamennais il est vrai.
Monsieur l'abbé,
Votre lettre du 8 octobre est restée plus de deux mois et demi en route; c'est ce qui m'a empêché de vous remercier plus tôt de celles que vous y aviez jointes. J'ai déjà vu plusieurs fois M. Mac-Carthy. C'est un jeune homme charmant et que j'aime déjà du fond de mon cœur. Ce matin encore j'étais chez lui; et comme je lui apprenais quelques détails sur vos affaires ici, il m'a engagé à vous en faire part le plus tôt possible. Il se réserve de vous écrire dans huit jours. Voici ce que je sais.
Votre lettre a fait un plaisir extrême au Saint-Père. Il y a répondu aussitôt par un bref(15). Mais ce bref est-il parti ? C'est ce dont je doute. Le Père Rozaven(16) a assuré à l'un de mes amis(17) que le cardinal Pacca avait été chargé de vous répondre; vous savez ce qui en est. Mais si vous n'avez reçu que la lettre du cardinal, vous connaîtrez au moins la première intention du Saint-Père. Il est certain que votre lettre l'a comblé de joie; il rassembla les cardinaux pour leur en donner connaissance. Le P. Rozaven lui-même dit en être très content, quoiqu'il eût mieux aimé que vous n'eussiez pas commencé par ces mots : On a mal compris ma première lettre(18). Je n'ai pas entendu dire que personne autre que lui eût fait cette observation. Le Père Olivieri à qui j'ai eu l'honneur de porter votre lettre, m'a reçu avec la plus grande bonté. Il m'entretint fort longtemps sur l'Encyclique pour me prouver qu'on pouvait y être entièrement soumis sans renoncer en rien à vos opinions. Il me fit même remarquer comment la Providence semble les justifier tous les jours. L'exil de l'évêque de Cracovie a fortement ébranlé plusieurs de vos adversaires. Et le cardinal Lambruschini, un de ceux qui vous étaient le plus opposés, a assuré le P. Olivieri que si les choses étaient à recommencer, on en userait autrement envers vous. Aussi, le P. Olivieri m'a-t-il assuré que les peines que vous avez pu éprouver n'ont été permises par la Providence que pour épurer encore plus votre zèle à défendre l'Église. Peut-être, selon lui, aviez-vous compté sur le Saint-Père, et Dieu a voulu vous faire comprendre qu'il ne fallait compter que sur Lui. Vous connaissez assez le P. Olivieri pour avoir observé qu'en toute chose il cherche à découvrir les desseins de Dieu. Il vous est bien profondément attaché, ainsi que le cardinal Micara que j'ai eu l'honneur de voir quelquefois.
Oserai-je vous faire observer, Monsieur l'abbé, que votre position me paraît belle dans ce moment. Je ne parle pas de ce qui paraît aux yeux des hommes, dont vous avez, je crois, à attendre bien des souffrances, mais aux yeux de Dieu qui ne vous éprouve que pour mieux [vous] employer plus tard. Le Saint-Père est, dit-on, plongé dans une amère douleur à cause de ce que préparent contre l'Église les puissances sur lesquelles il avait compté. L'exil de l'évêque de Cracovie lui a révélé les projets de Nicolas(19); la situation de l'Allemagne ne l'afflige pas moins; il ne se dissimule plus que le gouvernement français prépare un schisme. Vous comprenez combien, au milieu de tant de sujets de larmes, votre lettre a dû le consoler et le réjouir, et combien dans ce moment il serait peu disposé à entraver ce que vous tenterez pour défendre l'Église.
Depuis que je suis ici, je me suis bien convaincu de la vérité de ce que vous m'avez dit sur les études. Cependant, j'ai trouvé dans le commerce de quelques personnes qui se séparent, il est vrai, du grand nombre, des ressources bien précieuses pour mes études particulières : le Père Ventura, le Père Mazetti, le Père Olivieri et Monsignor Wiseman veulent bien me donner leurs conseils; le cardinal Micara lui-même a été assez bon pour m'engager à l'aller voir quelquefois pour causer sur les moyens de faire du bien. J'espère qu'avec de pareils guides mon séjour à Rome ne me sera pas entièrement inutile.
Adieu, Monsieur l'abbé. Permettez-moi de vous dire encore une fois que mon attachement pour vous augmente toutes les fois que je songe à toutes les souffrances qui vous sont imposées, et que je demande bien souvent à Dieu, sinon d'en diminuer le poids, au moins d'augmenter vos forces et votre patience.
J'ose me dire tout à vous dans le cœur de Jésus souffrant.
Emmanuel d'Alzon.
12
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 15 février - 5 mars 1834
a)
De l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome le 15 février 1834. - Cop.ms. ACR, AP 213; T.D. 40, p. 435-437; LE GUILLOU, VI, Appendice, p. 559-560.
L'abbé d'Alzon vient de faire une excursion dans l'Italie du sud, jusqu'à Salerne. Son ami Mac-Carthy écrit le 4 février à Lamennais : "J'attends journellement M. d'Alzon qui est allé faire une promenade à Naples. Je lui suis fort attaché et le trouve tout à fait digne de l'éloge que vous m'avez fait de ses qualités(20)." De retour à Rome, l'abbé d'Alzon prend connaissance d'une lettre adressée par Lamennais à Mac-Carthy, dans laquelle il dit "renoncer absolument à sa première mission". Avec beaucoup de délicatesse, l'abbé d'Alzon ose le prier de lui "expliquer ce qu'il ne peut s'expliquer lui-même" et s'offre à prendre sur lui la Croix qui doit accabler ce prêtre en qui il garde toute sa confiance.
Monsieur l'abbé,
Ma santé m'ayant obligé d'aller passer quelques jours à Naples, j'ai recueilli quelques renseignements sur l'instruction donnée aux enfants dans cette ville, et je crois devoir vous les communiquer.
J'ai entendu des personnes parfaitement à même de juger les choses, désirer que des prêtres français pleins de dévouement et sans vues humaines vinssent y fonder un collège. L'éducation confiée aux Jésuites mécontente tout le monde; elle est, dit-on, de la plus grande faiblesse. La haute société de Naples, ruinée par les diverses révolutions qui ont bouleversé ce pays, paraît avoir profité des leçons du malheur; l'on désire généralement pour les enfants de bonne maison quelque chose de plus que ce dont on s'était contenté jusques à aujourd'hui. Les Jésuites étant loin de le donner, on désire que de nouveaux ouvriers les remplacent. Ceci paraît peut-être difficile au premier abord, parce que les Jésuites ont à Naples quelques puissants amis. Cependant j'ai la certitude que si des prêtres tels qu'il les faudrait se dévouaient à une pareille œuvre, le jour où ils ouvriraient leur maison, ils auraient quarante enfants des premières familles napolitaines. Ce serait, ce me semble, un grand bienfait pour un peuple qui, autant que je l'ai pu juger, a des qualités bien précieuses. Si vous connaissiez quelques hommes à qui une semblable mission sourie, je serais heureux de leur donner des détails plus circonstanciés et qui leur prouveront que s'il leur faut du courage, ils pourront trouver de grands secours.
J'ai profité de mon voyage à Naples pour voir ce qui dans les environs présentait le plus d'intérêt. J'ai été à Salerne visiter le tombeau de saint Grégoire VII et j'ai prié longtemps devant son autel, pour l'Église et pour vous. Le nom de l'épouse de Jésus-Christ et le vôtre se confondaient dans ma pensée, devant les reliques de ce Pape qui mourut en disant : Dilexi justitiam et odivi iniquitatem, propterea morior in exilio. Je demandai pour vous cet amour de la justice, cette haine du mal qui avait fait opérer de si grandes choses à saint Grégoire. Je demandai surtout une persévérance semblable à la sienne, persévérance plus forte que les persécutions, sous le poids desquelles la Providence semble vouloir vous broyer. Aussi vous avouerai-je avec la simplicité du dévouement le plus absolu, que j'ai été bien affligé de voir mes prières si mal exaucées lorsqu'à mon retour à Rome j'ai vu par votre lettre à Charles Mac-Carthy que vous renonciez absolument à votre première mission. Oserais-je vous prier de m'expliquer ce que je ne puis m'expliquer moi-même. Il y a peut-être de la hardiesse dans ma demande. Je vous conjure de n'y voir qu'un ardent amour de la gloire de Dieu, à laquelle vous m'avez paru fatigué de travailler. Il me semblait que plus la Providence vous faisait souffrir, plus elle attendait de vous de grandes choses. Est-ce que vos forces se sont épuisées ? ou bien est-ce pour mieux préparer le triomphe de la vérité que vous allez entrer dans une voie nouvelle ? Permettez-moi de vous faire une proposition qui vous fera connaître quel motif a pu me décider, moi jeune homme de 23 ans, à vous parler avec tant de liberté. S'il est vrai que le calice qui vous a été présenté vous ait paru trop amer, demandez à Dieu de m'en envoyer une partie; je serai bien heureux de faire pour vous la fonction de Simon de Cyrène. Dans le temps que vous combattrez, moi je souffrirai selon ma faiblesse. Oh ! si je pouvais vous rendre par là votre premier courage ! Je vous prie d'examiner devant Dieu ma proposition; c'est au pied de la Croix que je vous la fais. Si vous croyez qu'elle puisse tourner à la gloire de Notre-Seigneur, acceptez-la; traitez-la d'enfantillage, mais traitez-moi enfin comme celui de vos enfants qui vous aime le plus.
Emmanuel d'Alzon.
b)
De Lamennais à l'abbé d'Alzon, Paris le 5 mars 1834. - Orig.ms. ACR, DH 15; V., Lettres, I, Appendice, p. 870-871; LE GUILLOU, VI, p. 43-44.
Lamennais remercie l'abbé d'Alzon de sa lettre du 15 février et lui dit "qu'en tout ce qui concerne la religion, il faut laisser à Dieu le soin d'accomplir son œuvre". Le projet d'une fondation faite par des étrangers à Naples n'aurait aucune chance d'aboutir; lui-même "n'aurait aucun moyen de réaliser un semblable projet"; "sa résolution est prise de ne s'occuper à l'avenir que de science, de philosophie et de politique", et dans ce dessein, il quitte Paris pour se retirer en Bretagne.
Je commence par vous remercier, mon cher Emmanuel, des touchantes marques d'affection que vous me donnez dans votre lettre du 15 février. Je vous offre en échange un attachement bien vrai et que rien n'altérera jamais. Du reste, je ne me plains pas de la position qu'on m'a faite et je n'en suis nullement affecté; au contraire, j'y trouve ce qui, à mes yeux, surpasse tout autre bien : paix, loisir et liberté.
Ce n'est pas que le travail et le combat m'effrayent. Je redescendrais dans l'arène sans hésiter un seul moment, si j'y voyais des avantages et l'espérance de faire quelque bien. Mais ma plus intime conviction est qu'on n'en peut désormais opérer aucun par cette voie; qu'en tout ce qui concerne la religion, il faut laisser à Dieu le soin d'accomplir son œuvre; que cette œuvre immense nécessite beaucoup de choses que nous ignorons, des changements difficiles à calculer, de profondes modifications dans ce qui existe et ne saurait continuer d'exister sous les mêmes formes. Le monde se prépare pour ces grands changements, d'où sortiront l'état futur et le salut de la race humaine.
Je conçois parfaitement combien une bonne maison d'éducation serait utile à Naples. Mais les difficultés qu'on éprouverait à l'établir seraient peut-être plus multipliées que vous ne paraissez le penser. Il y aurait bientôt des intrigues ourdies contre les étrangers qui se dévoueraient à cette œuvre. Comme ils ne feraient pas ce que les autres ont fait jusqu'ici, ce qu'ils continueraient de faire, on les accuserait d'introduire des nouveautés, on chercherait à les rendre suspects tantôt à celui-ci, tantôt à celui-là, et il serait bien à craindre qu'on ne finît, et assez promptement, par les contraindre à renoncer à une entreprise qui ne trouverait d'ailleurs aucune protection certaine dans les lois, aucune garantie contre les mesures les plus arbitraires.
Je n'aurais d'ailleurs et dans tous les cas aucun moyen de réaliser un semblable projet, m'étant isolé complètement, d'après la résolution que j'ai prise de m'occuper à l'avenir exclusivement de science, de philosophie et de politique.
Conformément à ce dessein, je quitterai Paris après Pâques pour me retirer seul dans ma retraite en Bretagne. Mille amitiés à Mac-C[arthy], ainsi qu'au bon P. V[entura]. Priez, mon cher Emmanuel, pour celui qui vous est et ne cessera jamais de vous être tout dévoué de cœur.
13
Projet de lettre (inachevé) de l'abbé d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Rome le 13 mars 1834. - Orig.ms. ACR, AB 40; V., Lettres, I, p. 519-523.
L'abbé d'Alzon venait de recevoir, le 23 février, une lettre de Montalembert datée du 12(21). Dans sa lettre, Montalembert disait son désarroi personnel (Ch. V, note 69) et, parlant de M. Féli, il écrit seulement : "Outre la douleur toute filiale que j'ai dû éprouver en voyant dans ses lettres combien son âme était brisée et son cœur déchiré, sa conscience bourrelée par ces fatales circonstances, je n'ai pu vaincre mon vif sentiment d'indignation à la vue de tant d'acharnement d'une ingratitude si monstrueuse et si maladroite, déployée contre le seul homme qui, depuis vingt ans, a honoré non seulement l'Église de France, mais le catholicisme tout entier. Je ne crois pas que toute l'histoire de l'Église offre un exemple pareil."
Mais le motif explicite de ce projet de lettre est dit dès le début: le cardinal Micara, le P. Olivieri et le P. Ventura ont chargé l'abbé d'Alzon de faire savoir à Lamennais quelle était leur opinion respective. Les PP. Olivieri et Ventura, sans estimer que les idées de Lamennais fussent condamnées par l'encyclique de 1832, engageaient Lamennais au recueillement et au silence. Le cardinal, qui avait participé aux réunions pontificales qui précédèrent la rédaction de l'encyclique, aurait voulu qu'il continuât à défendre la religion chrétienne sans revenir sur les questions traitées et blâmées par le Saint-Siège. On ne peut donc dire que l'abbé d'Alzon rapporte des propos qui lui seraient propres, ni non plus que ses intentions étaient de mettre Lamennais plus en défiance qu'il ne l’était vis-à-vis de Rome. On ne peut imputer à l'abbé d'Alzon ni la responsabilité des jugements transmis ni même leur transmission(22).
Monsieur l'abbé,
Je crois vous faire plaisir en vous écrivant ce que le cardinal Micara, le P. Olivieri et le P. Ventura m'ont chargé de vous faire savoir. Je vois de temps en temps ces trois hommes qui me reçoivent avec la plus grande bonté.
Le P. Ventura, que j'allai voir au commencement de la semaine, pense que, dans ce moment, tout se prépare pour un mouvement régénérateur. Je lui avais témoigné quelques craintes, qui me font une peine extrême depuis quelque temps. Je lui avais fait observer que la jeunesse française était rongée d'une maladie, à laquelle les remèdes connus jusques à aujourd'hui ne peuvent rien; que le clergé se séparait de plus en plus de la société et perdait, par conséquent, toute son influence; que le peuple se réfugiait dans la vie des sens et que, le principe des associations une fois développé, il apprendrait à se suffire à lui-même ; j'avais ajouté quelques autres observations du même genre, et c'est sur elles que je me fondais pour conclure que tout remède humain était impuissant pour guérir les maux de l'Église.
Le P. Ventura ne partagea pas du tout mon avis et voulut bien me donner ses raisons qu'il me chargea de vous faire connaître. D'abord, me dit-il, il ne faut pas croire le mal aussi grand que vous vous le figurez. La foi a de profondes racines en France, mais elle subit dans ce moment une crise dont elle sortira plus forte. C'est le grain qui se corrompt pour produire l'épi. Si la foi ne subissait en ce moment une persécution, il serait à craindre que la France fût incapable d'accomplir la mission à laquelle elle est appelée. La religion a besoin d'un développement nouveau. Le germe de ce développement se trouve dans les paroles des rédacteurs de l’Avenir, Ces paroles ont été jetées sur un sol qui ne les laissera pas se dessécher, mais il faut qu'elles soient recouvertes de terre, qu'elles soient pressurées, afin qu'elles poussent pendant ce temps-là des racines; il faut que les hommes à qui est confié le soin de les répandre soient l'objet de persécutions, car les persécutions seront toujours favorables à la vérité. Que, par exemple, le gouvernement français prépare un schisme, supposé qu'il trouve des prêtres capables de le servir dans ses projets, qu'en résultera-t-il ? Que la partie gangrenée du clergé fera corps à part, mais la partie encore saine n'en sera que plus forte. Tout ce qu'on fera contre elle ne tendra qu'à la fortifier, tandis que les prêtres assez lâches pour immoler à l'idole du gouvernement partageront inévitablement l'impopularité qui pèse sur tous les pouvoirs de nos jours; car, ajoutait toujours le P. Ventura, le clergé français compte trop de prêtres sincèrement attachés à la vérité pour qu'un schisme complet soit possible. D'autre part, les destinées de la France sont telles que si la foi se retirait de son sein, il faudrait presque désespérer de la religion. Ce qu'il faut donc conclure de ce que nous voyons, c'est que Dieu fait corrompre le grain de blé, mais que nous le verrons bientôt surgir de terre, et alors force sera aux plus incrédules de reconnaître l'œuvre du ciel
Le P. Olivieri me chargeait de vous dire, de son côté, que tout à ses yeux se préparait pour le triomphe des doctrines développées par vous. En effet, il est étonnant de voir les cardinaux qui vous ont été le plus contraires approuver de tout leur cœur ce qui se passe en Belgique. Le P. Olivieri me donnait bien l'explication de cette contradiction; mais je pense que vous la savez déjà, je n'en parle donc pas. Il était très persuadé que votre silence est en ce moment avantageux à la religion. L'effet produit par l’Avenir a été celui d'un tremblement de terre qui renverse quelques masures bâties avec les débris d'un ancien temple. Pour que le temple se relève, il faut du calme, il faut que les ouvriers en creusent les fondements dans le silence : tel est le travail qui se fait aujourd'hui. "Le malheur de l'abbé de la Mennais, disait-il, a été de voir trop loin. Ceux qui ont la vue courte l'ont trouvé bien impertinent de découvrir ce qu'ils n'apercevaient pas. Il faut donc laisser faire le temps, et le temps fera justice de tous ces myopes."
Le cardinal Micara, qui a pour vous un vif attachement, croit que vous ferez bien, sans doute, de ne pas revenir sur les questions déjà traitées par vous, mais que la religion étant attaquée sur tant de points, vous pourriez tourner votre plan de défense d'un autre côté. Je lui demandai quel était le champ de bataille que vous pourriez, selon lui, vous choisir. "Je ne veux pas, dit-il, décider cette question. L'abbé de la Mennais peut la décider beaucoup mieux que personne, parce qu'étant en face de l'ennemi, il est beaucoup plus à même que moi de voir comment il faut agir. Mais, qu'avant tout il agisse pour deux raisons : la première, c'est qu'il ne faut pas qu'on pense que le Pape a décidé la moindre chose par l'encyclique - il a exposé les principes de la foi, voilà tout, - l'abbé de la Mennais en gardant; le silence donnerait à entendre qu'il a été censuré, lorsque réellement il ne l'était pas; la seconde raison c'est que, dans un moment où la religion est attaquée de toute part, tout chrétien doit être soldat, à plus forte raison ceux qui ont reçu de la Providence des talents extraordinaires." Dans une autre circonstance, le cardinal Micara me disait que la religion aujourd'hui était exposée à toutes les persécutions qu'elle a eu à subir successivement dans les temps passés, mais qu'il fallait ajouter encore la persécution des faux frères, et que celle-là partait des évêques qui ont fait un pacte avec les pouvoirs séculiers.
Pour moi, Monsieur l'abbé, s'il m'était permis d'ajouter mes humbles observations à celles de ces trois hommes si remarquables, je vous parlerais de l'angoisse que j'éprouve à la vue de ce qui se passe sous mes yeux. Cette décomposition des institutions passées, dont on veut lier les destinées avec ce qui est éternel, jette mon âme dans une grande tristesse(23). L'avenir se présente à moi bien effrayant, surtout quand je regarde, à côté de tant de maux qui se font tous les jours, la perte successive de la foi et la maladie si extraordinaire qui ronge la plus belle partie de la jeunesse. Cette impossibilité de croire, ce dégoût de toutes choses, cet ennui de vivre, ce désespoir de trouver le bonheur, cet orgueil de la raison à côté de l'abrutissement de la pensée, forment, ce me semble, un mal compliqué, dont la guérison me paraît un problème bien important au triomphe de la vérité.
Les différents symptômes de ce mal jusques à aujourd'hui inconnu, je les observe chez un jeune homme que vous avez connu, je crois; c'est un jeune homme nommé Chevanard(24). Je le vois quelquefois et je ne puis m'empêcher de le plaindre vivement...
14
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 15-29 mars 1834
a)
De l'abbé d'Alzon à l'abbé de Lamennais, Rome 15 mars 1834. Publiée d'après l'original par G. GOYAU, Le portefeuille de Lamennais, Paris, 1930, p. 128-131; T.D. 19, p. 3-6.
L'abbé d'Alzon reprend son projet de lettre du 13 mars parce que, le 14, il a eu connaissance chez Mac-Carthy d'une lettre dans laquelle Lamennais se plaint du silence du P. Ventura. Il reconnaît qu'il en est cause en partie et il s'en explique, puis il transmet, d'une manière légèrement différente, ce que le P. Ventura, le P. Olivieri et le cardinal Micara l'ont chargé de lui dire. Il parle ensuite d'un projet que certaines gens ont eu de faire venir Lamennais à Rome. Enfin il dit un mot de ses études et assure l'abbé de Lamennais de sa prière et de sa compassion religieuse.
Monsieur l'abbé,
Je vis hier chez Mac-Carthy une de vos lettres, où vous vous plaignez du silence de M. V[entura]. C'est ma faute si vous n'en connaissez pas le motif; il m'avait chargé de vous faire savoir que la manière dont on ouvrait ses lettres l'avait engagé à en confier le moins possible à la poste. Il s'occupe de composer un chiffre au moyen duquel vous pourrez correspondre sans danger.
Il m'a chargé aussi de vous rassurer sur les craintes que vous aviez à son égard : les choses pour lui en sont au même point qu'à l'époque de votre départ. Cependant il travaille dans le silence et a les plus grandes espérances. La régénération, me disait-il l'autre jour, est inévitable et commencera peut-être le jour où le gouvernement français tentera de réaliser ses projets de schisme. Personne aujourd'hui ne doute qu'une Église nationale ne soit l'objet de ses vœux; mais cette Église est impossible et si elle était jamais proclamée, elle n'aurait d'autre effet que d'entraîner la partie corrompue du clergé et de laisser une plus grande force à la partie saine du sacerdoce français; ce serait la séparation du bon et du mauvais grain. M. V[entura] est convaincu qu'une révolution est inévitable dans sa patrie : c'est un moyen nécessaire, selon lui, d'extirper certains abus dont les efforts humains ne pourraient venir à bout. Du reste, dès qu'il sera débarrassé d'une indisposition qui le retient au lit, il vous écrira lui-même.
Le P. Olivieri, qui, toutes les fois que je le vois, me charge de vous faire des compliments sans limite, pour employer son expression, est convaincu que les principes que vous avez défendus recevront tous les jours, de la force des événements, une sanction plus incontestable. La marche de la Russie à l'égard de la Pologne, l'état prospère de la Belgique, les manœuvres de la France, ouvrent selon lui les yeux à bien des gens. Cependant, il ne se fait pas d'illusion sur la force d'esprit de certaines gens dont l'opinion est cependant comptée pour beaucoup.
Le cardinal Micara, qui me traite avec une bonté dont je suis tout surpris, me parle souvent de vous. Il est persuadé que vous faites bien de ne plus combattre sur le terrain que vous avez abandonné, mais que vous ne devez pas garder le silence, d'abord parce que en vous taisant vous laisseriez croire à vos adversaires que vous avez été condamné, ce qui n'est pas; en second lieu, parce que la religion est dans ce moment trop attaquée pour que ceux qui ont reçu du ciel des dons particuliers ne les emploient pas à la défendre. Il pense que vous devez changer votre plan de guerre, mais que vous ne devez point abandonner le champ de bataille sur lequel la Providence semble vouloir vous placer pour longtemps encore.
Mac-Carthy m'a communiqué le projet que certaines gens avaient eu de vous faire venir à Rome. Je puis vous assurer que c'était un piège et j'ai de fortes raisons de croire que ceux qui voulaient le tendre habitent le Gesù. Certaines personnes qui déclarent ne pas croire à la sincérité de votre soumission ont manifesté un trop vif désir de vous voir ici pour que je n'en sois pas convaincu. Cette manœuvre que je connaissais, je crois, avant que Mac-Carthy m'en eût parlé, m'avait profondément révolté(25).
Un fait que vous connaissez sans doute et qui montre l'esprit logique de certaines gens, c'est que les cardinaux qui vous ont le plus désapprouvé sont ceux qui approuvent le plus l'état actuel de la Belgique. Un autre fait qui explique bien des choses à propos de la censure, c'est que l'Autriche défend la publication de l'Histoire de l'Angleterre par Lingard et permet celle de Hume : l'une est libérale, et l'autre n'est qu'impie.
Je passe quelquefois à Rome des journées bien pénibles. L'obstination que certains mettent à confondre ce qui est passager, périssable, dans l'ordre des sociétés humaines, avec ce qui est immuable dans la société divine, les maux immenses que prépare cet aveuglement, me jettent dans un grand abattement.
Je m'occupe dans ce moment de l'allemand, que j'avais un peu oublié. Le P. Olivieri et Mac-Carthy me pressent d'apprendre l'hébreu; probablement je me laisserai persuader, quoique je me demande quelquefois si ce sont de pareilles études qui me mettront à même de faire le peu de bien dont je suis capable. Il me semble qu'une étude approfondie de la Réforme et de la philosophie moderne servirait à me donner une plus grande intelligence du présent. Il me semble qu'en France on ne discute guère plus sur le texte de la Bible, et qu'il est inutile d'y apporter un genre de discussion qui est encore en vigueur en Angleterre et en Allemagne.
Je puis vous assurer que je prie bien souvent pour vous, afin que vous soyez [mot déchiré] de votre mission et que vous portiez avec force et patience une croix dont je voudrais bien prendre sur moi une petite partie.
Adieu, Monsieur l'abbé. Veuillez croire à toute l'affection de celui qui se regarde comme le plus dévoué de vos enfants.
Emmanuel.
b)
De Lamennais à l'abbé d'Alzon, Paris le 29 mars 1834. - Orig.ms. ACR, DH 16; V., Lettres, I, Appendice, p. 871-873; LE GUILLOU, VI, p. 56-57.
Lamennais revient au début de sa lettre sur le projet que l'on avait eu de le faire venir à Rome. On se trompait à le croire mort a la société : il va, au contraire, commencer à vivre pour elle, car il n'y a rien à faire présentement pour la religion. Le clergé n'est qu'un rouage administratif; nul ne s'occupe du catholicisme et de l'Église, mais les destinées du christianisme ne sont pas accomplies, loin de là ! La première chose que l'Église aurait à faire serait de persuader aux hommes qu'elle est, qu'elle a vie et pensée et mouvement.
Les détails que vous me donnez, mon cher Emmanuel, par votre lettre du 15 mars, m'ont fort intéressé. Au moment même où je la recevais, il m'en parvenait deux autres de Toscane où, par suite de l'intrigue dont vous me parlez, on me pressait vivement, au nom d'uno gran cardinale qu'on ne désigne pas autrement, de me rendre à Rome, m'y promettant le plus agréable accueil, et l'on allait jusqu'à me proposer de m'y accompagner : tout cela délayé dans de longues phrases et de pompeuses périodes pleines de fades et hypocrites louanges.
Sans lui répondre moi-même, j'ai fait dire à l'auteur qu'il perdait son temps, que mon parti était bien pris de ne jamais retourner dans ce pays-là, et que, du reste, loin de me considérer, ainsi qu'il paraissait le croire, comme mort à la société, j'allais, au contraire, commencer à vivre pour elle.
C'est, en effet, d'elle seule qu'on peut s'occuper en ce moment, et, sous ce rapport, je ne partage point la manière de voir de l'excellent cardinal M[icara]. Il n'y a aujourd'hui rien à faire pour la religion. Ceux qui en doutent encore s'en convaincront bientôt. A Rome surtout, on n'a pas la moindre idée de l'état des choses et de l'esprit humain. On s'y figure des projets de schisme et d'Églises nationales. Eh ! bon Dieu, qui songe à cela ? Personne, je vous jure. Le clergé est encore quelque chose, bien peu de chose cependant, pour les gouvernements qui s'en vont; c'est une espèce de rouage administratif comme un autre. Mais hors de là, nul ne s'occupe du catholicisme et de l'Église. Ils n'excitent ni haine ni amour. On les regarde comme morts. Il n'existe point en France de persuasion plus générale et plus profonde. Seulement, s'ils reparaissaient sur la scène politique, on les rejetterait d'un coup de pied dans leur tombeau.
Toutefois, on ne croit pas, il s'en faut de beaucoup, les destinées du christianisme accomplies. Loin de là ! On reconnaît en lui le principe moteur de la transformation sociale qui s'opère, et l'on pense que lui-même subira une transformation, un développement nouveau analogue et proportionné à celui qui s'accomplit dans l'humanité sous son influence. Ce développement, que sera-t-il ? On l'ignore. Mais on est convaincu universellement qu'il est incompatible avec l'institution catholique présente, qui contient, dit-on, une évidente et radicale antinomie dont la solution ne peut être fournie que par une institution nouvelle.
Telles sont les idées régnantes. A quoi il faut ajouter, parmi les catholiques, une sorte de modification progressive dans les habitudes de l'esprit, qui les détache de fait et toujours plus de l'autorité, sans presque qu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes. En somme, il est facile de voir où l'on doit aboutir avec cela. La première chose que l'Église aurait à faire pour revivre serait de persuader aux hommes qu'elle est, qu'elle a vie, et pensée, et mouvement. Nous n'en sommes pas là.
Veuillez dire mille choses de ma part à Mac-[Carthy], ainsi qu'à M. V[entura]. Il me suffit d'apprendre qu'il est satisfait de sa position. Je ne pense pas que nous puissions suffisamment nous entendre par lettres. Il faudrait plusieurs jours de conversation pour raccorder un peu nos idées, dans un temps où tout va si vite. Ne m'oubliez pas, non plus, je vous prie, près du bon P. Olivieri et de c[ardinal] Mi-cara.
Je partirai le 9 avril pour la Bretagne, avec le projet d'y passer deux ou trois ans, si on m'y laisse tranquille. Mille circonstances pourraient cependant déranger ce projet. Le mieux, en toutes choses, est de n'en point faire et de se laisser guider au jour le jour par la Providence.
Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de tout mon cœur.
15
Extraits de notes manuscrites de l'abbé d'Alzon, intitulées : Conversations.
Au reçu de la lettre de l'abbé de Lamennais datée du 29 mars, l'abbé d'Alzon, intrigué par son contenu, se rendit le 20 avril chez le P. Ventura et le 21 avril chez le cardinal Micara pour prendre leur avis.
a)
Conversation chez le P. Ventura, le 20 avril 1834. - Orig.ms. ACR, BJ 1, p. 17-18; T.D. 43, p. 17-19.
M[oi]. Voici encore une lettre de M. Féli, du 29 mars : je vous avoue que j'avais depuis longtemps ces pensées, mais que mon esprit ne pouvait les accepter. Il me paraissait trop terrible de fixer mes regards sur des faits pareils, je ne vois là cependant que l'expression de la plus exacte vérité.
V[entura]. Tout ce qu'il dit, je le pense. Il faut qu'il y ait modification profonde, absolue, dans ce qui n'est pas de l'essence des choses. Or de pareilles choses n'arriveront que par des révolutions. On ne laisse pas volontiers ce que l'on a acquis. Il faudra donc un dépouillement violent. Chez vous, vous avez cinquante ans d'avance; aussi je ne pense pas que vous ayez de réaction violente, sanglante. Ici, au contraire, je crains bien qu'une révolution n'amène l'effusion du sang et de beaucoup de sang. Ce sera cependant un moyen dont Dieu se servira pour arracher jusqu'à la racine certains abus, qui ne seraient jamais détruits sans cela. Voyez l'effet produit par la Révolution sur votre clergé. Pensez-vous qu'il se fût autant épuré, si la persécution ne lui eût pas fait sentir ses flammes ?
M. Une chose déplorable résulte malheureusement de là, c'est que le Saint-Père sera peut-être renversé violemment. Sans me permettre de juger le Pape actuel, on peut dire qu'il faudrait un génie autrement vaste et qui pénétrât bien autrement l'avenir, pour oser se dépouiller de ses biens et sacrifier une force temporelle dont l'abandon doublerait, que dis-je, centuplerait son pouvoir spirituel. Une observation qui résulte de ce que vous avez dit que le clergé avait en France acquis une puissance qu'il n'avait pas avant la Révolution, est que cette puissance est paralysée par la crainte qu'ont toujours les possesseurs de ces biens, de les voir renouveler ses [= leurs] prétentions. Cette crainte est, quoi qu'on prétende, entretenue par le traitement que fournit l'Etat, car le principe de ce traitement est une indemnité. Or une indemnité suppose un droit antérieur, auquel on peut renoncer pour un temps, mais qu'on peut faire revivre plus tard. Or l'abbé de la M[ennais], en proposant de renoncer au traitement fourni par l'Etat, proposait au clergé de renoncer au dernier titre de ses droits sur ces biens enlevés et calmait par conséquent les craintes des propriétaires de ces biens. Par là, il rompait pour jamais un obstacle qui empêchera longtemps encore une foule de gens de revenir à la religion.
J'ai reçu trois lettres qui m'apprennent que l'abbé Lacordaire fait un bien immense et que l'abbé Combalot prêche également avec le plus grand succès.
V. J'ai fourni à l'abbé Gabriel des idées pour son carême. Je crois que s'il prêche d'après les notions que je lui ai données, ou il sera lapidé ou il fera un bien immense. Je pars de cette idée que de même qu'autrefois la religion était le critérium de toute science, de même aujourd'hui la liberté est le critérium de toute religion. Les hommes disent : la liberté s'oppose à la religion, donc la religion est mauvaise. Il faut donc aujourd'hui dire aux hommes : sans liberté point de vie politique, point de morale, point de développement intellectuel. Or sans religion point de vraie liberté. Donc...
Considérant tous les principaux sujets religieux sous ce point de vue, j'arrive à cette conclusion que la religion est la première nécessité de l'esprit humain. Tous les sujets considérés de la sorte me paraissent propres à produire une grande impression.
M. Certainement on ne peut pas nier que l'esprit humain ne tende vers la vérité et que cette vérité toujours une, toujours la même, ne doive lui être présentée sous un aspect tout neuf.
b)
Conversation chez le cardinal Micara, le 21 avril 1834. - Orig.ms. ACR, BJ 1, p. 22; T.D. 43, p. 22.
M[oi]. Voici une lettre.
M[icara]. Je ne suis point de son avis [La Mennais]. Il est faux qu'ici on ait généralement peur d'un schisme. Ce n'est pas le schisme ni une Église nationale qui nous fait peur, c'est que les peuples perdent entièrement la foi. Aujourd'hui, il n'y a plus de centre hors de l'Église; par conséquent, il n'y a plus de crainte. Le protestantisme a rendu impossibles tous les effets de ce côté, mais l'on peut craindre que les peuples ne perdent entièrement la foi. Pour moi, si j'avais à lui répondre, je m'emparerais de ses dernières paroles et je voudrais qu'il prouvât que l'Église a vie, foi et mouvement. Aujourd'hui la religion est attaquée par la liberté effrénée de penser, par la licence absolue de tout faire, par les doctrines semi-schismatiques du gallicanisme et par la persécution des gouvernements qui veulent anéantir le pouvoir de l'Église, et par la fureur qui a pris à chacun de ne pas obéir. Or, malgré qu'on en ait, il faut que chacun obéisse. Que la société soit monarchique, aristocratique, démocratique, il faut obéir. Il faut que le plus faible obéisse au plus fort, et la société n'est que le résultat de la combinaison des forces individuelles. Or le catholicisme donnant au suprême degré les notions nécessaires pour laisser chaque force à sa place, c'est-à-dire étant le code où est le mieux développé l'ordre des droits et des devoirs, c'est au catholicisme qu'il faut en revenir de toute nécessité pour rendre aux sociétés et l'ordre et le bonheur.
16
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, ? avril - 8 mai 1834
a)
Lettre (perdue) de l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome, avril 1834.
Dans sa lettre du 29 mars, Lamennais avait évoqué "une évidente et radicale antinomie" entre "le développement du christianisme et de l'humanité" et "l'institution catholique présente". C'est sur ce point que l'abbé d'Alzon avait réfléchi et cherché des lumières. Le résultat de ses réflexions se trouve assurément dans le brouillon de la lettre adressée à l'abbé Martin d'Agde le 7 mai 1834 :
"L'idée de justice, qui d'abord se suffit quelque temps, ne peut cependant pas toujours aller seule. Il faut qu'elle s'appuie sur une idée d'ordre... un ordre général, une justice générale, en dehors du pouvoir légal, de son ordre et de sa justice, si factices et si précaires... On a présenté la religion comme principe de liberté, et, malgré l'opposition assez générale, les paroles prononcées pour développer ce point de vue ont eu un grand retentissement. Mais ce point de vue n'est que secondaire. C'était une position qu'il fallait conquérir pour foudroyer de là l'ennemi... Mais où il faut aller aujourd'hui, c'est à établir l'ordre au nom de la liberté... On ne peut pas vouloir la liberté pour elle seule. La liberté n'est qu'un moyen pour atteindre un but... Or ce but étant l’ordre, il faut que le pouvoir répare les dégâts de l'anarchie et de la violence. Ce pouvoir étant de son essence intellectuel, et le pouvoir catholique étant le seul qui soit visible aujourd'hui, c'est vers ce pouvoir, vers cette autorité que les intelligences doivent être librement dirigées. C'est pour cela que la question religieuse me semble devoir se présenter aujourd'hui sous sa forme sociale..."(26).
Tel était bien l'essentiel de la lettre de l'abbé d'Alzon, si l’on en juge par la réponse de Lamennais. II ne s'agissait pas d'ailleurs que de vues théoriques : l’abbé d'Alzon était au courant du massacre de la rue Transnonain à Paris et de la révolte des canuts à Lyon (V., Lettres, I, p. 549); il savait aussi qu'un danger de subversion pesait sur les Etats de l'Église et appréciait, avec d'autres, les aléas du libéralisme politique en Europe ("Conversations" des 20 et 21 avril, v. supra 15).
Certes, puisque Lamennais y revient dans sa réponse, il a fait une allusion "aux petites intrigues politiques qu'il a sous les yeux". On peut supposer, comme il l'a écrit à son père les 12 et 28 avril, qu'il s'agissait de la nomination, "manquée par l'opposition des Puissances", du cardinal Lambruschini à la Secrétairerie d'Etat (V., Lettres, I, p. 543, 549).
On ne peut donc se contenter pour juger du contenu de cette lettre perdue des dires de Mac-Carthy et de Lamennais lui-même. En effet, Mac-Carthy mande à Lamennais le 29 avril : "D'A[lzon] m'apprend qu'il vous a donné toutes les chétives nouvelles de Rome et l'histoire de toutes les petites intrigues qui ont amusé pendant quelques jours nos illustres diplomates. Ainsi je suis dispensé d'en parler..." (LE GUILLOU, VI, Appendice, p. 591). D'autre part, Lamennais écrit à Montalembert le 12 mai : "D'Alzon me mande de Rome des choses fort curieuses, mais qui se devinent presque, parce que ce n'est guère que la continuation de ce que l'on sait déjà. Il paraît que les Jésuites s'y rendent de plus en plus odieux à tout le monde, et que tout le monde croit et dit qu'un autre Clément XIV ne tardera pas à en débarrasser la Chrétienté." (FORGUES, Lettres inédites de Lamennais à Montalembert, p. 264. Lamennais ne parle pas des Jésuites dans sa réponse à l'abbé d'Alzon, et nous savons que les notoriétés romaines que fréquentait le jeune ecclésiastique ne se gênaient guère pour critiquer devant lui les Jésuites pour des œuvres qui leur étaient imputées à tort ou à raison (Cf. Ch. V, 20).
b)
Lettre de Lamennais à l'abbé d'Alzon, La Chênaie, le 8 mai 1834.- Orig.ms. ACR, DH 17; V., Lettres, I, Appendice, p. 873-876; LE GUILLOU, VI, p. 85-87.
La lettre de Lamennais comporte une première partie où il s'explique longuement sur le rapport à mettre entre les notions d'ordre et de liberté dans les domaines intellectuel et social. Lui-même vient de publier un "petit écrit" afin de libérer sa conscience et de protester contre "les doctrines de la tyrannie et de l'anarchie qui se disputent la société présente, afin aussi de prouver aux hommes aigris qu'ils ne trouveront jamais le soulagement à leurs maux et la liberté légitime que s'ils les demandent à Dieu en obéissant de cœur aux deux grandes lois de la charité et de la justice". Ainsi Lamennais annonçait à l'abbé d'Alzon la parution des Paroles d'un Croyant (le 30 avril 1834 à Paris) en lui révélant ses intentions et les idées fondamentales du "petit écrit"(27).
Vous m'avez fort bien compris, mon cher ami. Pour plus de clarté, il faut seulement distinguer deux choses: la vie intellectuelle et la vie sociale, la science et le droit. La vie intellectuelle se compose des vérités dogmatiques et universelles qui sont, à le bien prendre, le fondement et la raison de toutes les autres et que l'autorité conserve, des vérités scientifiques que l'homme découvre successivement en vertu de l'activité libre de son esprit. La vie sociale se compose de certaines vérités pratiques et universelles; elles ont le caractère de loi et règlent par conséquent les actions humaines, qui, en dehors d'elles, sont parfaitement libres, c'est-à-dire n'ont d'autre règle que les vérités scientifiques ou les vérités dépendantes de la pure et libre activité de l'esprit.
Cela posé, je crois que, dans la société présente, il y a invasion de l'autorité sur le domaine de la science et du droit, c'est-à-dire que la liberté de penser et la liberté d'agir, qui constitue un des éléments de l'humanité, est arbitrairement limitée dans l'homme et détruite en partie : d'où je conclus qu'il n'y a point de paix à attendre dans le monde, jusqu'à ce que l'homme ait recouvré le degré de liberté scientifique et sociale qu'exige son développement actuel et dont il sent le besoin, en un mot, jusqu'à ce que le droit, sous ce rapport, soit satisfait.
Il y aurait des choses bien remarquables et bien importantes à dire là-dessus, si l'on entrait dans le détail, mais les bornes d'une lettre ne le permettent pas. J'avais espéré que l'harmonie entre la foi et la science, entre l'ordre et la liberté, pourrait s'établir par les efforts pacifiques des intelligences et des cœurs droits; à présent je ne l'espère plus. On est entré, pour n'en plus sortir qu'après de grandes catastrophes, dans la voie des révolutions. Je ne m'explique point les influences qui ont dominé à Rome, ou je ne me les explique qu'en supposant que la Providence a caché dans les trésors de l'avenir des événements dont la portée dépasse de bien loin toutes nos prévoyances.
Quoi qu'il en soit, décidé, pour mon compte, à rester, si je le puis, simple spectateur de ces événements à mesure que le temps les développe, mais voulant sauver ma mémoire de l'ignominie qui la souillerait, si l'on pouvait croire un jour que j'ai connivé à un degré quelconque, soit aux actes, soit aux doctrines de la tyrannie et de l'anarchie qui se disputent la société présente, j'ai cru nécessaire de protester une dernière fois contre l'une et l'autre dans un petit écrit qui vient de paraître, et dont vous aurez peut-être entendu parler. Je sais bien ce qu'en penseront, ce qu'en diront certaines personnes et à quoi je m'expose en le publiant; mais il m'a semblé que, avant toutes choses, je devais acquitter ma conscience dans cette espèce de testament, flétrir le despotisme qui partout aujourd'hui écrase l'humanité, et apprendre aux hommes égarés par des opinions extrêmes, ou aigris par le sentiment de leurs maux, que le soulagement qu'ils cherchent, la liberté qu'ils veulent et qu'ils ont raison de vouloir, ils ne les trouveront jamais, à moins qu'ils ne les demandent à Dieu, en obéissant de cœur aux deux grandes lois de la charité et de la justice. Que si, comme je m'y attends, on m'impute à crime ce langage, je me consolerai par la conviction d'avoir accompli, avec quelque courage peut-être, un devoir que ma position m'imposait.
Au milieu des graves circonstances où se trouve le monde, c'est quelque chose de bien misérable que les petites intrigues politiques dont vous avez le spectacle sous les yeux. Ce sont les hommes et leurs viles passions qui se remuent comme les vers dans un tombeau, en attendant que Dieu souffle sur les os qui sont là gisants. Quant aux autres, ils poursuivent leur œuvre, avec cette espèce de hâte fébrile qu'on remarque en tout ce qui va finir.
Ce que vous me dites de la santé de notre cher M[ac-Carthy] me fait beaucoup de peine. Recommandez-lui bien instamment de prendre plus de soin de lui. L'exercice lui est indispensable; il l'est à tout le monde, mais plus encore aux personnes nerveuses telles que lui. Il ne faut pas qu'il se laisse aller aux impressions tristes qui abondent aujourd'hui de tous côtés. Je ne lui écris point, parce que je n'ai rien de plus à lui mander que ce que je vous écris. Mille et mille amitiés à notre bon V[entura] et des compliments affectueux à M. Peur[ette], que je remercie de son billet. Quoique faible, je me porte assez bien depuis quelque temps.
Je vis ici absolument seul, m'occupant d'étude, étranger à tout ce qui se passe, et me consolant de ce qui est dans la contemplation de ce qui sera. Je suis plein de confiance en l'avenir, mais un avenir lointain que je ne verrai pas sur la terre. Qu'importe ! Nous ressemblons à ces patriarches dont parle saint Paul, qui saluaient de loin les promesses. Ne m'oubliez pas, je vous prie, près du c[ardinal] M[icara] et du bon P. Olivieri. Parlez-leur souvent de ma reconnaissance et de mon inviolable attachement.
Nous sommes en France, dans la sorte de prostration qui suit une crise récente. On est triste et découragé. C'est la foi qui manque. Adieu, mon cher ami, vous savez avec quelle tendresse je vous suis dévoué.
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1. L'ouvrage annoncé sera publié en février 1829, intitulé : Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l'Église. Par ailleurs, c'est pendant ce séjour en Bretagne qu'eut lieu la fondation de la Congrégation de Saint-Pierre dont l'abbé Féli est le supérieur général.
2. La lettre de Mme Rodier exprimait peut-être quelque appréhension sur l'attitude prise par Lamennais en face de l'épiscopat. De fait, Mgr Fournier, évêque de Montpellier, avait signé un des premiers une déclaration de l'épiscopat, datée du mois d'avril et dirigée contre les idées théologiques de Lamennais. - Le chef ici désigné est donc le Pape Léon XII qui avait manifesté à Lamennais de la bienveillance à l'occasion de son voyage à Rome, en 1824.
3. Le nouveau chef de l'Église est le Pape Pie VIII élu le 31 mars 1829. Lamennais écrit de lui le 1er juin : "Je ne sais rien de direct du nouveau Pape; toutefois on m'écrit de Rome qu'il est disposé pour moi benissime; mais les évêques qui ne me pardonnent pas ce que j'ai dit dans mon dernier ouvrage... intriguent fortement et me suscitent mille sortes de tracasseries." Le 12 septembre, il communique à un ami le texte italien d'une lettre de tiers à son sujet : "II Santo Padre lo ama e dice ch'è il maggior difensore della Religione: ma dice che gli rincresce che si esponga troppo, perché lo ama. Mi ha imposto di mandargli la sua benedizione, ed Ella farà il favore di scriverglielo" (Cf. LE GUILLOU, IV, p. 146 et p. 189). - Mais le nouveau nonce à Paris, Mgr Lambruschini, communique au Préfet de la Propagande, le cardinal Capellari, le futur Grégoire XVI, ses premières impressions sur l'abbé de Lamennais, où nous lisons : "M. l'abbé de La Mennais est malheureusement l'ennemi de l'épiscopat, et l'épiscopat de son côté se tient à son égard dans la plus grande défiance. [...] Les évêques vont même plus loin; ils en arrivent à dire que, si le Saint-Siège venait à censurer quelques-unes des opinions de ce prêtre, il lèverait le masque et se révolterait contre un enseignement du Pape contraire au sien." Mais le 1er décembre 1830, Mgr Lambruschini déclare au cardinal Albani, Secrétaire d'Etat : "II convient de le ménager beaucoup; d'autant qu'il a le mérite d'avoir fait au gallicanisme une guerre à mort, si bien que celui-ci, peut-on dire, est comme à l'extrémité." (Cf. LE GUILLOU, L'évolution de la pensée religieuse de Félicité de Lamennais, 1966, p. 142).
4. Emmanuel d'Alzon avait rencontré l'abbé de Lamennais, le 11 avril 1828, à la Conférence religieuse. C'est sans doute après la séance qu'il lui demanda les conseils particuliers auxquels il fait ici allusion.
5. Ce courrier comportait aussi une lettre de Lamennais à Mme Rodier, tante d'Emmanuel d'Alzon, et une lettre de Montalembert datée du 12 avril et adressée à Emmanuel d'Alzon. Voici les passages relatifs à la situation de Lamennais en cour de Rome : a) De la lettre de l'abbé de Lamennais à Mme Rodier : "Dans les circonstances critiques où se trouve le Saint-Siège, il n'a pas cru encore devoir s'expliquer sur ce qui a été l'objet de notre voyage ici; mais il a promis de faire examiner avec soin nos doctrines et l'on assure même que cet examen est commencé. Personne ne croit ici que nous soyons écartés en rien de la vérité catholique, et les théologiens les plus habiles comme les plus pieux n'ont pas craint d'exprimer hautement leur opinion à cet égard. Pour nous, enfants dociles du Père commun, nous attendons en paix son infaillible décision, qui sera notre règle invariable." (Cop.ms. ACR, DH 10 ; V., Lettres, I, Appendice, p. 862-864; LE GUILLOU, V p. 111). b) De la lettre de Montalembert à Emmanuel d'Alzon ; "Notre position à Rome est toujours la même, mais notre voyage y aura produit les plus heureux résultats sous tous les rapports. - Nous avons vu le Saint-Père, qui nous a reçus avec beaucoup de bonté, mais sans nous dire un mot de l'objet de notre voyage. Un examen a été ordonné et doit avoir commencé. C'était tout ce que nous désirions; nous en attendons l'issue avec calme et confiance." - Orig.ms. ACR, EB 522; V., Lettres, I, Appendice, p. 897-898.
6. On peut commettre une confusion de lecture quant à la date; S.Vailhé lit 26 et Le Guillou 24. Le cachet de la poste de départ porte nettement 26.
7. Ces deux ou trois jeunes gens sont Elie de Kertanguy, Frédéric de la Provostaye, François Dubreuil de Marzan. Un peu plus tard, il y aura aussi Maurice de Guérin.
8. Il s'agit de la lettre écrite par l'abbé d'Alzon à Montalembert, datée du 27 avril et à laquelle Montalembert, étant en déplacement, ne répond que le 4 novembre 1832 de Toulouse. Montalembert fait le point sur ses propres réflexions et la situation de Lamennais : "Je m'abstiens de toute réflexion sur l'encyclique, comme sur ce Bref aux Polonais que j'ose à peine nommer. Vos lettres à M, Féli m'ont prouvé, comme je m'y attendais bien, que vous compreniez et notre position et nos opinions. Nous ne pouvons tous que mettre en commun notre douleur, notre profonde tristesse et aussi notre résignation à la sainte volonté de Dieu, et ce faible rayon d'espoir qui se fait jour dans les cœurs les plus ténébreux.
Notre bon père qui est maintenant en Bretagne avec tous les siens, excepté moi, a supporté cela avec un véritable héroïsme, beaucoup mieux que nous autres, jeunes gens, et surtout beaucoup mieux que moi, qui suis vraiment désespéré de mon inaction forcée et de la ruine d'une cause à laquelle j'avais entrelacé ma vie. Vous apprendrez sans doute avec satisfaction que le Pape a chargé le P. Orioli, général des Cordeliers, de témoigner à M. de la Mennais sa satisfaction pour sa soumission. Ceci dérangera un peu quelques-uns de Nosseigneurs, qui trouvent que soumission ne suffit pas et qu'il faut rétractation. Si le Pape est content, qui ne doit pas l'être ? En même temps, le Pape a fait dire à M. de la Mennais, par l’internonce M. Garibaldi, que s'il voulait lui écrire, il obtiendrait une réponse qui lui ferait à la fois honneur et plaisir. M. Féli a répondu qu'il était toujours parfaitement soumis au Saint-Siège, mais que, prévoyant tous les maux qui allaient fondre sur l'Église, il ne sentait rien à dire qui pût être un sujet de consolation pour le Saint-Père et que, d'un autre côté, il ne voulait pour rien au monde augmenter les amertumes de son pontificat." (V., Lettres, I, Appendice, p. 899-901).
9. Voici le passage de la lettre de Montalembert : "M. de Lamennais vous envoie mille amitiés et vous aime de tout son cœur. Il vous exhorte toujours à avoir bon courage et à persévérer dans le bien. Il a eu je ne sais quelle idée sur une série d'études que vous pourriez suivre à Paris, avec Eugène Bore qui est établi dans la rue de Vaugirard, n° 77, avec deux ou trois autres jeunes gens, et qui fait d'immenses progrès. Mais nous ne savons trop comment cela s'arrangerait avec votre Séminaire et les plans de votre famille. -L'abbé Gerbet est allé passer quelque temps à Paris. M. Féli travaille énormément". - Orig. ms. ACR, EB 524 ; V., Lettres, I, Appendice, p. 902-904.
10. Depuis plus d'un an, Mgr d'Astros, archevêque de Toulouse et ses partisans, évêques ou non, cherchaient à obtenir de Rome une condamnation de Lamennais; l'encyclique Mirari vos, publiée le 15 août 1832, n'avait pas réussi à satisfaire leurs plaintes déposées bien avant la publication de l'acte pontifical, et la soumission de Lamennais du 10 septembre 1832 était grevée par ses adversaires de suspicion. Aussi firent-ils une instance pour que le Pape Grégoire XVI confirme leur condamnation de propositions extraites des ouvrages de Lamennais. Le Bref Litteras adressé, le 8 mai, à Mgr d'Astros, et publié à l'insu de Rome, par l’Ami de la religion, le 20 juillet 1833, répond avec une prudente réserve à cette demande. L'abbé d'Alzon, qui suit les événements et leur répercussion dans l'opinion publique, n'a aucune raison de douter de la loyauté de l'abbé de Lamennais dans son obéissance.
11. Cf. Ch. V, 10 (Lettre de l'abbé Daubrée à l'abbé d'Alzon, Juilly 22 juin 1833); 14, a 3° (Lettre de l'abbé d'Alzon à d'Esgrigny, Lavagnac 19 septembre 1833); 14, b 1° (Lettre de l'abbé d'Alzon à de La Gournerie (Lavagnac, début octobre 1833).
12. Cette expression est reprise du Bref Litteras adressé par Grégoire XVI à Mgr d'Astros. Lamennais n'était pas le seul à s'interroger sur cette expression, comme en témoigne ce passage d'une lettre adressée à l'abbé d'Alzon par son ami Alexis de Combeguille, datée de Roujan le 3 août 1833 : "II faut bien avouer que le Pape lui adresse des paroles de reproche et de blâme, dont il est difficile de trouver la raison. -Cette phrase surtout, ce qu'on répand encore aujourd'hui dans le public nous jette de nouveau dans la douleur, est pour moi une véritable énigme. Que faut-il entendre par ces mots : ce qu'on répand dans le public ? Il ne peut être question d'opinions nouvelles publiées par l'école, car je ne pense pas que depuis l'encyclique il en soit sorti une seule ligne de controverse politique ou religieuse, à l'exception des conférences de Messieurs Gerbet et de Coux, qui ne peuvent en aucune façon alarmer le Saint Père. J'avais d'abord pensé qu'il s'agissait du petit livre de M. de Montalembert sur les Polonais, mais sa publication est postérieure au bref daté du 8 Mai dernier. Serait-ce la persistance de M. de la Mennais dans son premier sentiment ? Qu'on nous dise dans ce cas les doctrines qui sont condamnées. Serait-ce enfin des bruits répandus sur les projets de notre commun maître et sur l'ouvrage qu'il prépare ? Là-dessus je suis dans la plus complète ignorance." (Orig.ms. ACR, EB 140; reproduit en note par LE GUILLOU, V p. 453).
Par contre, Montalembert écrivait à Lamennais, le 22 juillet 1833 : "Tout l'effet de notre soumission est détruit à Rome... On a mis sous les yeux du Pape des copies de plusieurs de vos lettres adressées à d'imprudents amis, dans lesquelles vous auriez exprimé, soit une improbation formelle de l'encyclique, soit l'espoir d'un prochain changement dans l'Église... Je dois vous prévenir qu'il circule dans Paris un propos que vous auriez tenu à Sainte-Beuve, savoir que "le Pape était miraculeusement stupide". Voyez combien les gens qu'on pouvait croire les plus sûrs sont indiscrets." - Et Montalembert de conseiller à son maître de diminuer sa correspondance : "Ce sera une grande arme de moins contre nous." (LE GUILLOU, V, Appendice, p. 771-772).
13. Les termes ici employés sont dans la déclaration de soumission de Lamennais, cf. LE GUILLOU, V, p. 446-447 : Lettre de Lamennais au Pape Grégoire XVI, La Chênaie, le 4 août 1833.
14. Lors de son séjour à Rome, d'abord en 1824, puis en 1831-1832, Lamennais s'était fait des connaissances et des amitiés qui lui demeurèrent fidèles. "Parmi celles qui n'y sont plus maintenant" il pense assurément au P. Ventura. Celui-ci l'avait accueilli en 1831-1832, malgré des divergences de vues précédentes. Il vient d'être déposé de son généralat et obligé de résider hors de Rome : "Me voilà donc dégradé et banni", écrit-il le 20 avril 1833 à Lamennais (Cf. LE GUILLOU, V. Appendice, p. 722). On avait persuadé Grégoire XVI que le général des théatins encourageait Lamennais à ne point se soumettre et qu'il critiquait l'encyclique Mirari vos. Sachant cela, Lamennais avait écrit le 8 mai 1833 au P. Ventura "qu'il respectait et admirait sa résignation", mais ne pouvait le suivre dans l'intégrité de sa foi envers le Saint-Siège : "Je vois là un nouvel effort de la vertu, qui, après avoir incliné le cœur au sacrifice, y incline encore la raison. La mienne, je le confesse, s'y refuse invinciblement. Les doctrines qui furent les miennes, que j'ai défendues avec une sincère et pleine conviction, pour lesquelles j'ai souffert et aurais voulu souffrir davantage, ces doctrines aujourd'hui sont bien loin de moi : non, j'ose l'assurer, qu'aucun sentiment personnel m'en détourne; au contraire il m'en a coûté plus que je ne puis dire pour y renoncer. Mais en réfléchissant sur ce que je voyais, pour déterminer sans prévention et comme en présence de Dieu même, mon opinion sur plusieurs points d'importance extrême, en soi et par leurs conséquences. Il est résulté de ce travail de profonds changements dans toutes mes idées." (LE GUILLOU, V p. 386). A la fin de décembre, le P. Ventura se rendit aux vives et pressantes sollicitations du Pape et revint à Rome où il fut accueilli de la manière la plus favorable, ainsi que l'apprend Mac-Carthy à l'abbé de Lamennais :- LE GUILLOU, V, Appendice, p. 877-878. - (v. Ch. V, 16 b : Lettre de l'abbé d'Alzon à son père, le 1er janvier 1834, et, en note, à sa sœur, 24 décembre 1833).
15. Rappelons que l'abbé de Lamennais avait accepté, le 4 août 1833, de renouveler son adhésion à l'encyclique Mirari vos, après qu'il eut connaissance du bref Litteras du 8 mai 1833. L'adhésion n'étant pas jugée suffisamment explicite pour divers faits, dont la publication du Livre des Pèlerins polonais, préfacé par Montalembert et suivi d'un hymne à la Pologne par F. de Lamennais, le Pape fit savoir à Mgr de Lesquen, êvêque de Rennes, que Lamennais avait à préciser sa formulation : c'est ce qu'il fit de Paris le 5 novembre, mais en ajoutant que "si dans l'ordre religieux le chrétien ne sait qu'écouter et obéir, il demeure à l'égard de la puissance spirituelle entièrement libre de ses opinions, de ses paroles et de ses actes dans l'ordre temporel" (LE GUILLOU, V, p. 509-510). Il est évident que Grégoire XVI ne pouvait être satisfait. Une nouvelle tractation conduite par Mgr de Quelen, archevêque de Paris, et l'internonce, Mgr Garibaldi, aboutit, après trois projets successifs de soumission, à une brève déclaration de Lamennais, datée du 11 décembre et envoyée au cardinal Pacca pour la remettre au Pape (LE GUILLOU, V, p. 542). Grégoire XVI fut ravi de cette soumission apparemment sans réserves et adressa, le 28 décembre, à Lamennais, le bref très élogieux Quod de tua qui, dans la pensée du Pape, aurait dû terminer cette affaire (LE GUILLOU, V, Appendice, p. 879-880).
L'abbé d'Alzon, dans sa lettre, se fait l'écho des personnalités romaines, après ce dernier épisode. Il ignore cependant, comme nous l'apprend une lettre de Lamennais à Montalembert datée du 1er janvier 1834, que Lamennais a signé par lassitude et donné une adhésion apparente, n'ayant plus la foi dans le magistère suprême et "sur plusieurs points du catholicisme", et ayant cessé désormais "toute fonction sacerdotale" (LE GUILLOU, VI, p. 14-18).
16. Le P. Rozaven, S.J., Assistant de France.
17. L'abbé de Dreux-Brézé.
18. Citation ad sensum de la lettre de Lamennais au cardinal Pacca qui lui reprochait une clause restrictive dans sa précédente déclaration de soumission, datée du 5 novembre (cf. LE GUILLOU, V, p.541).
19. Le tsar Nicolas 1er, 1796-1855.
20. LE GUILLOU, VI, Appendice, p. 556.
21. Orig.ms. ACR, EB 525, Cf. V., Lettres, I, Appendice, p. 904-907.
22. L'abbé Charles BOUTARD, dans son ouvrage : Lamennais, sa vie et ses doctrines (3 vol., Paris 1913), impute plusieurs fois à l'abbé d'Alzon comme à Mac-Carthy, "des amis trop jeunes pour être sages", une information inconsidérée qui ne contribua pas peu à le mettre en défiance. Le P. VAILHE, dans son édition des lettres du P. d'Alzon le justifie de telles accusations (Lettres, I, p. LXXVIII-LXXIX).
23. Le 14 mars, dans un projet de lettre à Montalembert, l'abbé d'Alzon dit à peu près la même chose. Il ajoute cependant : "Une haine hypocrite de la part des ennemis de l'Église est bien plus à redouter (que les échafauds de la persécution). Voyez tout ce qu'ils font ! A côté de tentatives infernales, qu'oppose-t-on pour la défense de l'Église ? L'ignorance, la lâcheté, la crainte.
Oh ! mon ami, renoncez à vos douleurs particulières, épousez les grandes douleurs de notre Mère, elles le sont assez pour remplir tout votre cœur !" - Orig.ms. ACR, AB 41; V., Lettres, I, p. 523-524.
24. Peintre célèbre (1809-1895), Chevanard était présent à Rome, et l'abbé d'Alzon le rencontrait de temps en temps. (Cf. V., Lettres, I, p. 552).
25. Nous sommes renseignés sur ce projet de faire venir Lamennais à Rome par deux lettres de Mac-Carthy à l'abbé. La première est datée du 28 décembre 1833 (cf. LE GUILLOU, V, Appendice, p. 876-877). Le projet a été conçu par des amis de Lamennais en résidence à Florence : le comte Sennft, le marquis de Montmorency et leurs épouses. L'intermédiaire désigné par eux était le cardinal Weld, et Mme de Montmorency se faisait fort d'avoir l'appui des Jésuites à Rome. Conçu avant la soumission de Lamennais du 11 décembre 1833, le projet semble avoir été reconduit dans une autre intention, si l'on en juge par la seconde lettre de Mac-Carthy, datée du 16 janvier 1834 : "Le cardinal Weld, écrit Mac-Carthy peut-être bien informé par le futur cardinal Wiseman, a grande envie encore de vous faire venir ici, et, une fois que vous êtes venu, il espère pouvoir obtenir pour vous quelque témoignage éclatant du bon vouloir du Pape, une prélature par exemple, et l'office de bibliothécaire du Vatican... Le sommet de l'ambition de ces bonnes gens est de vous voir installé tranquillement dans quelque confortable évêché in partibus, ou honorablement niché dans quelque coin du Vatican, purpurilla decoratus, Roma plaudente. Là vous seriez au moins comme ces statues qui vous entoureraient, qui, quoique belles et décorées du prestige d'une imposante renommée, ne parlent point et donnent fort peu de peine" (LE GUILLOU, VI, Appendice, p. 547). - La nouvelle du "projet" ou du "piège" est donc connue de Lamennais bien avant que l'abbé d'Alzon ne lui en écrive et ne peut guère accroître sa défiance vis-à-vis des milieux romains et des Jésuites en particulier, encore que des amis de Lamennais aient trempé dans la "manœuvre".
27. Au reçu de cette lettre, l'abbé d'Alzon ayant déjà lu quelques extraits du livre dans la presse, et ayant pris l'avis des personnalités romaines qu'il fréquente, écrira à sa sœur Augustine le 2 juin : "La lettre de M. Féli que tu m'envoies m'explique les motifs qui l'ont déterminé à publier son livre. On n'en saurait trouver de meilleurs. Je crains seulement qu'il n'ait été à côté de son but." (V., Lettres, I, p. 574). De même, il en écrit à son père le 5 juin : "Lui-même m'a écrit et m'a dit qu'en publiant cet ouvrage son but était de flétrir le despotisme et l'anarchie, et de prouver qu'on ne pouvait revenir à la liberté qu'en se soumettant de cœur aux deux grandes lois de la justice et de la vérité. S'il avait rempli son but, je crois qu'on n'aurait pu rien désirer de mieux" (V., Lettres, I, p. 579).