CHAPITRE XXV
LE PERE D'ALZON AU SERVICE DU PREMIER CONCILE DU VATICAN
(1869 - 1870)
Notre intention ne peut être ici d'exposer dans ses détails toute l'histoire du 1er Concile du Vatican, pour y insérer l'activité que le P. d'Alzon y a déployée, mais seulement d'en rappeler les grandes lignes, afin d'être plus à même de lire la documentation qui révèle à la fois les mobiles et les détails d'une activité que qualifient le sens de l'Eglise, la prière et le dévouement, même si, au premier abord, elle peut apparaître comme les agissements d'un ultramontain convaincu.
C'est le 6 décembre 1864 que Pie IX donna l'annonce confidentielle aux cardinaux de son intention de réunir un concile. Après les réunions et les consultations préalables, l'annonce publique en est faite le 26 juin 1867 et la bulle de convocation est promulguée le 19 juin 1868.
Le 8 décembre 1869 a lieu la première session solennelle d'ouverture en la basilique Saint-Pierre à Rome, malgré les réactions défavorables qui se produisirent plus particulièrement en Allemagne de la part de Dœlinger, et en France de la part de Mgr Dupanloup qui voulaient écarter la définition prévisible de l'infaillibilité pontificale.
Cependant, l'intention de Pie IX entrait dans le cadre général de la restauration de la société chrétienne par une œuvre d'exposition doctrinale contre le rationalisme du XIXe siècle, semblable à l'œuvre du concile de Trente contre le protestantisme. D'où l'objet du premier schéma intitulé : De doctrina catholica, soumis le 28 décembre à l'examen des Pères conciliaires, et qui devint le texte de la Constitution Dei Filius, votée lors de la troisième session solennelle, le 24 avril 1870. Contre le rationalisme qui fait de la raison humaine la seule source de la vérité, le naturalisme qui nie l'existence de l'ordre surnaturel, l'athéisme et le panthéisme qui nient ou défigurent la notion de Dieu, la première Constitution conciliaire établit la doctrine catholique sur Dieu (Ch. I), sur la Révélation (Ch. II), sur la foi (Ch. III), sur les rapports de la raison et de la foi (Ch. IV), et réprouve par 18 canons les doctrines contraires.
Telle est la première partie des travaux du concile, qui vont de son annonce publique à la première déclaration dogmatique.
La seconde partie des travaux conciliaires s'amorce, dès le 21 janvier 1870, avec la distribution du schéma De Ecclesia, auquel sera ajouté, sur la demande de la majorité, le 6 mars 1870, un projet de définition de l'infaillibilité pontificale. La décision d'anticiper la question de l'infaillibilité est prise le 27 avril, et le 9 mai, est distribué le schéma De Romano Pontifice. Les débats sur ce schéma vont se poursuivre en discussions spéciales et Congrégations générales, avec votes sur les amendements proposés, jusqu'au 18 juillet 1870, lors de la quatrième session solennelle où sera votée la deuxième Constitution Pastor aeternus, concernant la primauté instituée par Jésus-Christ dans la personne de Pierre, et se perpétuant dans la personne de ses successeurs, les évêques de Rome, auxquels est reconnu le pouvoir suprême, immédiat et ordinaire de régir et de gouverner l'Eglise universelle, et celui de l'infaillibilité de leur magistère. L'opposition tenace de la minorité, qui n'hésitait pas à prendre appui sur l'opinion publique, avait sans doute retardé cette définition; mais sûrement aussi, elle permit de la nuancer et de la préciser jusqu'au vote final. Pratiquement, le concile ne devait pas reprendre ses travaux.
En effet, le 19 juillet 1870, la France déclarait la guerre à la Prusse, et sa défaite entraînait, le 20 septembre, la prise de Rome et la fin des Etats pontificaux. Aussi, le 20 octobre, le concile est-il prorogé sine die. Il n'avait pas eu le temps d'examiner l'ensemble du programme que lui avait fixé la Congrégation directrice pour les affaires du futur concile général, par ses six commissions présynodales. 50 schémas avaient été rédigés; 14 seulement furent distribués, dont 2 dogmatiques sur 3 aboutirent à des définitions, et dont 4 disciplinaires sur 6 ne furent que proposés et discutés.
Parlant de l'œuvre du concile, au centenaire de la mort de son prédécesseur, le Pape Paul VI déclarait le 9 mars 1978 : "La célébration du concile du Vatican fut un événement ecclésial d'une portée incalculable. Ses décisions et ses définitions sont comme des phares lumineux dans le développement multiséculaire de la théologie, comme autant de points fermes au milieu du tourbillon idéologique qui a caractérisé l'histoire de la pensée moderne. Elles ont posé des présupposés d'un dynamisme, dans les études, les œuvres, la pensée et l'action, qui devait culminer à notre époque au Ile concile du Vatican, lequel s'est expressément référé au 1er. Il convient en effet de faire remarquer qu'en promulguant la Constitution dogmatique Pastor aeternus, Pie IX n'a fait que poser la poutre maîtresse de cette solide construction ecclésiologique, qui a ensuite été complétée et perfectionnée par la Constitution Lumen gentium, la grande charte du Ile concile du Vatican. Il y a là une admirable continuité qui est double, parce qu'elle concerne objectivement et l'Eglise, et la doctrine que l'Eglise professe sur elle-même" {Documentation catholique, avril 1978, p. 303) (1).
Ce rappel du sens profond de l'œuvre du concile et ce bref exposé de l'histoire de ses travaux nous permettent de comprendre les mobiles et de suivre les faits et gestes du P. d'Alzon, lorsqu'il se mit au service du concile, mandaté par son évêque Mgr Plantier, qui fit de lui son secrétaire et son théologien, avant de le choisir comme son procureur lorsque, pour raison de santé, il dut s'éloigner de Rome.
Ce n'est pas par les historiens du concile que nous est révélée cette activité du P. d'Alzon, mais avant tout par sa correspondance. En effet, outre les lettres reçues, nous avons encore 400 lettres écrites de sa main, pour la grosse part adressées à ses religieux, à ses élèves, aux religieuses et aux personnes du monde qu'il dirigeait.
De ces 400 lettres, 87 sont adressées au P. Emmanuel Bailly, supérieur du collège de Nîmes et 115 à Mère Emmanuel-M. Correnson, jeune supérieure générale des Oblates. Ces deux lots - qu'enrichissent 51 lettres adressées aux religieux de Paris (PP. Picard et V. de P. Bailly) et 35 à Mère M. Eugénie, avec quelques autres pour les élèves, les religieuses et les personnes du monde, - forment un dyptique où se complètent d'une part, les indications précises sur les travaux du concile et, d'autre part, les appels constants à la prière et à la sainteté apostolique. Cette correspondance ininterrompue révèle encore que le P. d'Alzon était honoré de l'amitié de sept abbés français appelés à Rome pour y préparer les matières du concile; que, s'il connaissait personnellement presque tout l’épiscopat français, ses relations avec Mgr Manning et Mgr Mermillod, initiés bien avant le concile, le mettaient en rapport avec les évêques anglais et suisses. Son intimité avec deux vicaires apostoliques jésuites allemands lui permet de s'aboucher avec les théologiens de la Compagnie et les rédacteurs de la Civiltà Cattolica : il voyait presque tous les jours l'un d'eux, Mgr Meurin; il travaillait en communauté de vues et de sentiments avec Mgr Martin de Paderborn, Mgr Senestry de Ratisbonne et Mgr Dechamps de Malines. - Grâce au P. Galabert, missionnaire en Orient, théologien et interprète de Mgr Popov et de Mgr Benjamin, prélats bulgare et grec, qui ignoraient le latin, le P. d'Alzon exerça une influence discrète sur le groupe de prélats orientaux unis au Siège de Rome. - Il rencontrait, parmi les laïcs, au moins une fois par jour, son ancien élève Pécoul, attaché à l'ambassade de France et, par lui, prenait contact avec les évêques espagnols. - On le voit aussi en rapport quotidien avec Mgr Jacobini, sous-secrétaire du concile, et en relation même avec les cardinaux présidents : de Angelis, de Luca, Bizzarri, Bilio et Capalti. - Le 10 novembre, il était présenté par son évêque au Pape Pie IX qui lui témoigna toujours une grande estime et une sincère affection; de même, le Comité international de la majorité lui fit l'honneur de l'inviter à ses réunions et lui fit confiance pour l'organisation du Bureau de correspondance internationale, alors même que Louis Veuillot était présent à Rome, pour suivre les assises du concile.
Tout cela, nous l'apprenons à travers des lettres qui en appellent constamment à la prière, pour que l'Esprit-Saint fasse son œuvre de lumière et d'unité pour un plus grand développement apostolique de l'Eglise (v. infra 9 et 20).
Pour entrer plus concrètement dans le détail et retenir l'essentiel de cette documentation, nous en ordonnons la présentation en deux parties, conformément aux deux étapes des travaux du concile, que nous avons signalées dès l'abord :
A. De l'annonce du concile à la Constitution Dei Filius (juin 1867-avril 1870);
B. De la mise en chantier de la Constitution Pastor aeternus à la fin des travaux du concile (janvier-septembre 1870).
A
DE L'ANNONCE DU CONCILE A LA CONSTITUTION DEI FILIUS (juin 1867 - avril 1870)
Les lettres du P. d'Alzon qui précèdent l'ouverture du concile, le 8 décembre 1869, nous révèlent ce que le Père, comme prêtre et religieux, attendait des travaux du concile dans la situation présente de l'Eglise et du monde. Il savait qu'au-delà même du libéralisme politique, la société était travaillée par un mouvement révolutionnaire qui allait se généralisant pour apparaître bientôt dans toute sa violence, lors de la Commune en France, momentanément écrasée dans le sang et la répression. L'Eglise était menacée dans sa liberté par la perte prévisible des Etats pontificaux; mais en même temps, aucun pouvoir ne pouvait entraver ce mouvement qui la centrait sur le successeur de Pierre, garant de son indéfectibilité et de sa liberté spirituelle (v. infra 1 a).
Avec d'autres, il espérait du concile la pleine reconnaissance par l'Eglise de ces congrégations modernes d'hommes et de femmes, dont le pullulement pouvait inquiéter les autorités ecclésiastiques, mais dont la reconnaissance, étant saufs les droits légitimes des évêques, pouvait entraîner pour l'Eglise une action plus utile, plus féconde et plus une (v. infra 1 b, 1°, 3°).
Ce qui était indubitable à ses yeux, c'est que le futur concile travaillerait, selon les besoins du moment, à rendre la société plus chrétienne (v. infra 2), non par des concessions mais par des lumières plus abondantes et par une sainteté plus grande; et le P. d'Alzon, de se mettre en cause lui-même (v. infra 7 a).
S'adressant à ses religieux, le P. d'Alzon, au Chapitre général de 1868, leur demande d'éclairer leur action apostolique, non seulement à la lumière des travaux du concile, mais conformément à la liberté que l'Eglise accorde, afin de prévenir par la charité ceux qui pourraient être insatisfaits des décisions conciliaires (v. infra 3).
En effet, dans l'opinion publique, le concile pouvait apparaître, avant même qu'il soit réuni, comme devant approuver les doctrines du Syllabus, à l’encontre des aspirations de "l'esprit moderne" et confirmer cette approbation par la définition de l'infaillibilité pontificale. Informé de l'histoire de l'Eglise et sachant que tout concile a provoqué des appréhensions et même des ruptures, le souci du P. d'Alzon est de prévenir ces dangers, en prenant l'engagement de suivie en tout l'esprit des décisions conciliaires et de propager l'idée de soumission au futur concile (v. infra 4).
Accompagnant son évêque à Rome, le P. d'Alzon a la possibilité de vivre sur place le mois qui précède le concile. Il continue à faire part à ses correspondants de ses espoirs et de l'œuvre qui sera à entreprendre. L'arrivée progressive des évêques du monde entier lui révèle les immenses conquêtes à faire si l'on avait, à l'exemple de l'Eglise, "un cœur grand comme le monde" (v. infra 5).
Certes, la question de l'infaillibilité préoccupe les esprits et les préoccupera d'autant plus que Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, pour répondre à un article de la Civiltà cattolica, favorable à la définition, la dénonce, sinon comme inadmissible, du moins comme inopportune devant les exigences de l'esprit moderne (v. infra 6 et 8).
Sur ce point, le P. d'Alzon souhaiterait que la question soit tranchée sans anathème et sans condamnation des doctrines libérales, pour laisser à chacun le temps de se retourner. "Si .j'étais consulté, écrira-t-il le 16 janvier, je dirais : un peu plus tard", (sous-entendu : quand cela sera inutile et ne sera plus à faire). Ce qui l'intéresse avant tout, dans les notes qu'il rédige pour lui-même et ses religieux, c'est que le concile raffermisse la foi de l'Eglise et renforce son unité, car l'œuvre du concile doit répondre aux difficultés des temps présents : incrédulité, rationalisme, naturalisme et socialisme (v. infra 7 b, c).
Lorsque se produit l'intervention de Mgr Dupanloup, avant même que le concile ne soit ouvert, le P. d'Alzon en comprend la maladresse, mais aussi le danger. "Ce qui est promis au concile, écrit-il, c'est l'assistance du Saint-Esprit; aussi faut-il prier pour qu'il fasse son œuvre de vérité, de sanctification et d'unité, au-delà des tiraillements et des oppositions légitimes." Ces appels à la prière et en même temps à la sainteté apostolique se rencontrent dans toutes ses lettres, du début à la fin du concile. Nous en avons constitué un florilège abondant {v. infra 4 g, et 20), car c'est par là que le P. d'Alzon nous apparaît d'abord comme un homme d'Eglise et non comme l'homme d'une idée ou d'un parti.
Le concile s'ouvre donc le 8 décembre 1869. Le P. d'Alzon n'assiste pas à ses travaux, mais il demeure au service de son évêque et réside avec lui au Séminaire français qui loge une partie de l'épiscopat de France.
Dans un style familier, où l'humour veut bien souvent prévenir le scandale, le P. d'Alzon décrit son activité comme étant celle de la "mouche du coche", œuvrant dans les "coulisses du concile" et courant comme un "chien malade" pour se mettre à la disposition des Pères et leur servir d'intermédiaire, afin de les amener à s'entendre pour agir de concert (v. infra 10 et note 1). Lui-même avoue cependant qu'il se sentirait plutôt entraîné vers plus de prière et moins d'activité; mais les deux parties ont leur bon côté (v. infra 9, 2°)
Il ne se dissimule pas les difficultés que rencontre le concile, et tout d'abord sur le plan matériel : la salle a mal impressionné pour des raisons d'acoustique; d'aucuns dénoncent à partir de là un manque de liberté d'expression et redoutent des votes par acclamations. Une certaine inexpérience des grandes assemblées, pour faire travailler tout le monde et laisser la liberté à tous, ajoute de nouvelles plaintes (v. infra 12 a), sans parler des intrigues qui se font tout autour du concile. Il y a là, comme en tout concile, à côté de l'élément divin qui est le Saint-Esprit, un élément humain qu'il faut admettre même chez des évêques (v. infra 13).
Cependant, l'indication des premiers votes est significative : on peut compter sur une majorité de 700 voix contre une minorité de 50 ou 60 au plus. Ces chiffres trahissent un optimisme qui peut paraître exagéré, mais, pour ce qui est de la minorité, s'avérera exact, lorsqu'il s'agira de voter définitivement l'infaillibilité pontificale (v. infra 12 b).
Il semble bien que le P. d'Alzon ait pris très au sérieux la préparation et le vote du premier schéma doctrinal, car, à ses yeux, comme nous l'avons vu, le concile devait répondre aux aspirations du monde moderne miné par ce que le Père appelle la Révolution ou l'esprit de révolution, c'est-à-dire la volonté de laïciser la société, soit au nom de la libre pensée, au service de laquelle s'était mise la franc-maçonnerie, soit en se réclamant du mot de Proudhon : "Ni Dieu, ni maître", soit encore en rejetant à la suite de Marx, la religion comme étant l'opium du peuple, ou seulement en dénonçant le cléricalisme comme étant l'ennemi, ainsi qu'on pouvait le dire en France, en Italie et ailleurs.
La démocratie aura donc des exigences terribles, et le concile doit œuvrer pour les amis de Dieu, les petits et les pauvres (v. infra 11). C'est sur cette exigence que les congrégations apostoliques devront transformer tous leurs plans de stratégie. Le concile doit aider à discerner plus rapidement les développements légitimes de ceux qui ne le sont pas (v. infra 14).
Alors le P. d'Alzon s'interroge sur la possibilité qui s'offre de préciser le vœu apostolique ou quatrième vœu de sa Congrégation, afin qu'elle puisse faire dans le monde moderne une œuvre comparable à celle de la Compagnie de Jésus, lors de la Réforme; pratiquement, promouvoir un mouvement généralisé pour que soit admise la doctrine du concile en cours d'élaboration, et qui aboutira, le 24 avril 1870, à la Constitution Dei Filius. "Dieu veut tirer sa gloire du concile et il veut que nous luttions, écrit-il à ses religieux, contre tous ceux qui ne le veulent pas au sens du Saint-Esprit", c'est-à-dire ceux qui, dans le monde moderne, n'ont pas d'autres normes que la liberté et la raison, sans aucune référence religieuse, en deux mots, la Révolution et la franc-maçonnerie. La formulation peut déplaire, mais l'intention est à la fois claire et précise.
Mgr Jacobini lui-même y voit une proposition "conforme à la situation présente de l'Eglise" (v. infra 16). "De toutes façons, écrit le P. d'Alzon, la congrégation qui se proposera de tirer autant qu'il dépendra d'elle les conséquences pratiques du concile sera celle que Dieu bénira le plus." Parmi celles qu'il énumère, pour infuser partout sans contention l'esprit du concile, prend place la nécessité, conformément au but spécial de l'Assomption, de l'enseignement à tous les degrés; après le concile, il faudra des semeurs d'idées, mais d'idées vraies et fécondes, qui sont dans les trésors de la science divine dont l'Eglise a le dépôt, et qu'elle doit distribuer (v. infra 18).
Puisqu'il s'agit, au fond, d'une nouvelle présentation de la foi, le P. d'Alzon voit la nécessité de développer les études et de lever le discrédit où est tombée la grande théologie basée sur la grande philosophie (v. infra 18 b), en un mot, de préparer une Université catholique. Dans une note personnelle il va même plus loin et suggère la création d'une Congrégation des Etudes dont l'œuvre serait comparable, après le concile du Vatican, à celle qu'a remplie la Congrégation du Concile après le concile de Trente (v. infra 19).
Dans l'immédiat des travaux du concile, il faut bien reconnaître qu'à partir de la place modeste et tout extérieure qui était celle du P. d'Alzon, la confiance de la part des Pères de la majorité est allée croissante à son égard. D'ailleurs, la maladie et le départ de son évêque lui assureront un rôle plus grand (v. infra 15 et note; 20, 2°). Si bien que nous le voyons, simple prêtre, assister aux réunions du Comité international de la majorité (v. infra 21 b, 3°), et que lui sera confiée par eux l'organisation d'un Bureau de correspondance internationale, avec l'autorisation des présidents du concile (v. infra 17).
B
DE LA MISE EN CHANTIER DE LA CONSTITUTION PASTOR AETERNUS
A LA FIN DES TRAVAUX DU CONCILE (janvier - septembre 1870)
Le P. d'Alzon attendait surtout du concile la reconnaissance claire et formelle du charisme de l'infaillibilité papale, fondée sur la prière du Christ en faveur de Pierre et de ses successeurs. Le centre de l'unité de l'Eglise ne pourrait plus être contesté, on désamorcerait les ferments de schisme et d'hérésie dont le gallicanisme et un libéralisme de faux aloi infectaient les esprits, et l'on inciterait les communautés dissidentes d'inspiration chrétienne à rejoindre en toute bonne volonté l'unité de l'Eglise si intensément désirée et proclamée par le Christ.
A ses yeux, il ne s'agissait donc pas d'une nouveauté, mais d'une vérité vécue déjà expérimentée, et non point d'émanations du collège épiscopal ou de la base de l'Eglise, mais établie de haut par le Christ, et dont la nécessité s'était fait si souvent sentir au cours des siècles. On comprend que le spectacle d'une assemblée, troublée de l'extérieur par des Dupanloup, des Dœlinger, des Gratry et autres, et lancée tatillonneusement sur la voie des distinctions juridiques et casuistiques, ait agacé cet homme de l'Eglise, car le résultat ne pouvait que déflorer la portée du dogme qu'on se proposait de définir, alors qu'il s'agissait d'une alliance nouvelle dans la vérité entre l'esprit de l'homme et l'esprit de Dieu. "Quelle stupidité, s'écrie-t-il, que le centre de l'unité de la foi puisse être sujet à l'erreur; voilà pourtant ce qu'il faut bien accepter si le Pape n'est pas infaillible."
C'est à partir de ces vues de foi qu'il nous faut poursuivre, pour la comprendre en profondeur, la lecture de la correspondance du P. d'Alzon.
Etant donnée la portée de l'enjeu, on comprend que le P. d'Alzon demande plus de prières encore, au fur et à mesure des travaux conciliaires, afin que les divergences de vues, même légitimes, et que les lenteurs inévitables des discussions ne puissent blesser l'unanimité de la foi au sein de l'Eglise (v. infra 20). Parfois, devant certaines intrigues humaines, trop humaines, qui pourraient paralyser le concile, lui viennent d'immenses tristesses qu'il attribue davantage à son amour pour l'Eglise qu'à la vivacité de son caractère. "Une bûche, écrit-il, n'a jamais souffert." (v. infra 20, 3° et 5°). Mais dès le début, sa résolution est prise : il sera du côté de la majorité, favorable à la définition, parce que, malgré ses outrances, c'est bien la majorité qui est de fait dans le sens de la foi de l'Eglise.
Dès la distribution du schéma De Ecclesia, le 21 janvier 1870, bien qu'elle ne fût pas au programme, la définition de l'infaillibilité apparaissait à l'horizon des travaux conciliaires. Le 25 janvier, le sous-secrétaire du concile engage le P. d'Alzon à presser la présentation de l'adresse des infaillibilistes à la Commission De Postulatis. -Le 6 mars, on distribue le schéma sur l'infaillibilité; "que nous avons peu sujet de nous en réjouir, dit le P. d'Alzon, non quant à sa rédaction, mais à cause des conditions dont il est entouré" (v. infra 21a, 1° et 2°).
En effet, au début de mars, sous l'inspiration de Mgr Dupanloup, le P. Gratry publiait ses lettres publiques à Mgr Dechamps, auxquelles celui-ci répondait avec l'appui de Dom Guéranger et de Louis Veuillot; ce qui provoque Montalembert, à la veille même de sa mort, à Rome, le 13 mars, à prendre la défense et du P. Gratry et de Mgr d'Orléans.
Le P. d'Alzon, pour sa part, venge, par un article de haute tenue théologique, les insinuations faites à l'enseignement des vicaires généraux, mais en même temps honore seulement de sa prière la mort de Montalembert, alors que d'autres auraient fait de ses funérailles une manifestation hostile à la voie dans laquelle entraient délibérément les travaux du concile (v. infra 22 a et b). On alla même jusqu'à faire pression auprès des gouvernements pour qu'ils interviennent si l'on traitait de la souveraineté temporelle et des relations de l'Eglise et de l'Etat.
"Quel aiguillon pour les âmes qui aiment Notre-Seigneur et l'Eglise que cette crise que nous subissons !" écrit le P. d'Alzon le 16 avril (v. infra 21 b, 1°). Aussi va-t-il continuer de faire très loyalement la "mouche du coche" pour contribuer à organiser la majorité, d'autant qu'on le fait venir aux réunions de son Comité international (v. infra 20, 6°, 21 b, 2° et 3°). - Le 23 avril, il accompagne trois évêques auprès du Pape qui leur promet d'anticiper la question de l'infaillibilité, chose faite le 27 avril. "On traitera du même coup, écrit le P. d'Alzon, la question de la juridiction ordinaire du Pape" (v. infra 20, 7° et 8°; 21 b, 4°). - "On se disputera pour préciser le texte, mais je ne pense pas, écrit-il encore, le 4 mai, que la lutte puisse être bien longue" (v. infra 21 b, 5°). Elle devait pourtant se prolonger, soit du fait de l'opposition de la minorité, soit du fait de la nécessité d'aboutir à une formule qui distingue et précise le sujet et l'objet de la définition.
Plus la définition devenait inévitable, plus le P. d'Alzon incitait à la prière. Il ne fallait pas que les agitations faites là-contre troublent les consciences. Pour conjurer un péril d'hérésie avant qu'il ne soit trop tard, et au risque même de se tromper, le 31 mai le P. d'Alzon adresse à son ami du Lac, rédacteur à l' Univers, un article très grave que lui dicte sa conscience. Il faut prévenir les fidèles du danger de division qui les menace, mais en même temps faire preuve d'une noble charité envers les adversaires de la définition, afin qu'aucun mauvais sentiment n'entrave l'acte de foi qui leur sera demandé (v. infra 22 c).
Le 27 juin, le vote du troisième chapitre est acquis (v. infra 21 c, d 1° et 2°), alors que l'insalubrité du climat romain commence à peser sur les santés. Malgré cela, le P. d'Alzon poursuit sa tâche d'aider les Pères, soit par la rédaction des amendements, soit même par une demande de clôture anticipée (v. infra 21 d, 2° à 6°). - Le 13 juillet, un vote provisoire sur l'ensemble de la Constitution est acquis, et le texte de la définition est précisé le 15 (v. infra 21 d, 7° et 8°; e, f). - Le P. d'Alzon aura l'immense joie d'assister à la session solennelle qui votera la Constitution Pastor aeternus (v. infra 21 g), mais dans la hâte de revenir à Nîmes le plus tôt possible, pour y reprendre son travail, à la lumière des enseignements et des leçons du concile.
De fait, lors de la distribution des prix, le 30 juillet, il prononce un discours préparé à Rome et destiné à l'impression. "Désormais, dit-il, par la juridiction suprême et l'infaillibilité du Pape, l'Eglise est libérée de tout césarisme. Le Pape et les peuples voilà ce que les évêques des pays libres ont vu dans l'infaillibilité pontificale." C'est en ce sens-là que l'on pouvait parler d'opportunité; en effet, voici qu'est offerte aux peuples "la vérité dans sa plénitude et sa certitude inébranlable". Il en résulte le devoir de la présenter avec ensemble dans ses principes et ses applications pratiques (v. infra 23 a).
En mai 1871, dans un article de la Revue de l'Enseignement chrétien, il revient sur le thème d'une œuvre conciliaire qui rassure et libère la foi. C'est le sens du décret sur le catéchisme universel, de la 1ère et de la 2e Constitutions dogmatiques du concile. "Si l'on est sorti, écrit-il, des vaines chicanes du gallicanisme théologique ou gouvernemental, ce n'est pas pour prendre comme parole d'Evangile toute proposition sortie de la bouche ou de la plume d'un docteur romain, mais bien pour élargir sans danger les horizons de la foi, étant sauf le fond immuable de la doctrine que l'on reçoit du magistère infaillible de l'Eglise, dans un même esprit d'obéissance et de liberté (v. infra 23 b).
Faisant le point sur les nouveaux engagements apostoliques pris à la lumière du concile par l'Assomption, le P. d'Alzon s'adressant à ses religieux réunis en Chapitre à Nîmes le 18 septembre 1873, revient sur l'une de ses attentes, avant que ne s'ouvre le concile : les questions relatives aux familles religieuses. Il reconnaît que, si les événements n'ont pas permis d'aborder ces problèmes, la sagesse romaine n'a pas voulu non plus porter atteinte à des droits acquis (v. infra 23 c). Mieux valait à ses yeux, écrivait-il lors des débats sur les questions de discipline, ne pas promulguer des lois qu'il aurait fallu abolir avant un siècle (v. infra 9, 4° et 8°). Il reconnaît cependant, dans sa 4e circulaire de 1874, que le concile a posé les bases pour la formation d'un nouveau droit ecclésiastique qu'il est bon d'attendre dans l'étude des sciences canoniques (T.D. 14, p. 99).
Lorsque, dans les chapitres suivants, nous présenterons l'apostolat du P. d'Alzon au cours des dix dernières années de sa vie, nous aurons l'occasion de vérifier au niveau des engagements concrets les leçons qu'il tire des travaux du concile. Qu'il nous suffis, au terme de ce chapitre, de rassembler quelques témoignages sur la présence et le rôle du P. d'Alzon au concile de Vatican : témoignages donnés après sa mort par ceux qui l'ont vu au jour le jour (v. infra 24 a et c), se donner, se dévouer, se dépenser pour obtenir la définition tant désirée (v. infra 24 b) dont on ne craint pas de dire qu'il fut l'inspirateur, sinon le rédacteur du texte définitif adopté (v. infra 24 a). Informateur du concile, par sa correspondance auprès de ses amis, mais aussi dans la presse par mandat du concile, son action en ce domaine, dit-on encore, a été marquée de cette empreinte catholique, de cette fermeté de doctrine et de cette distinction de la forme, propres aux ouvriers les plus intelligents et les plus dévoués.
1
Extraits de 4 lettres du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie de Jésus (1867-1863)
La bulle d'indiction du futur concile avait paru le 28 juin 1867. Dès le 3 juillet, le P. d'Alzon fait le point sur l'état de l'Eglise et fixe son attention sur le renouveau de la vie religieuse, et notamment de la vie religieuse apostolique qui peut s'ensuivre. A ce propos, il faut savoir qu'il était alors tout à la défense des Religieuses de l'Assomption menacées dans leur liberté, sinon dans leur existence, par l'archevêché de Paris (Cf. Procès de béatification de Mère Marie-Eugénie, Affaire Véron).
a)
Le Vigan, le 3 juillet 1867.- Orig.ms. ACR, AD 1439; T.D. 23, p. 254-255.
A ses yeux, l'Eglise est sur le point d'être libérée de tout gallicanisme politique ou ecclésiastique, pour être toute à sa mission spirituelle.
Voici mon appréciation sur l'état présent de l'Eglise. La puissance morale du Saint-Siège est allée sans cesse s'augmentant. Les nominations épiscopales que l'on fait mettront les peuples en défiance. D'autre part, plus le pouvoir temporel sera affaibli, plus l'Eglise aura le droit se renfermant dans la sacristie, comme l'on dit, de traiter les questions d'ordre purement spirituel, par conséquent de définir l'infaillibilité du Pape, qui eût rencontré de bien autres difficultés, quand les princes avaient plus de relations avec l'Eglise. Ce ne sera ni l'Autriche, ni la Prusse, ni l'Angleterre, ni l'Espagne, ni les Etats-Unis qui pourront dans l'état actuel s'opposer à cette définition. Ce serait la France tout au plus. Mais la France n'ayant plus ses troupes à Rome et ne se posant plus nulle part comme puissance catholique, malgré tous les désirs de M. Thiers, personne ne pourra empêcher le torrent du Saint-Esprit de fondre sur les membres du concile. Les catholiques applaudiront, mais l'infaillibilité définie, c'est alors que les conciles seront inutiles, que la puissance du Pape se transformera aux yeux du monde entier; et si Dieu veut nous donner encore quelques beaux jours, c'est alors que nous en serons les témoins. Je redoute de grands malheurs révolutionnaires, mais je salue la génération des saints qui se prépare et qui sera formée surtout par ceux qui ont été le plus dévoués à la cause de l'Eglise.
b)
De 3 lettres datées de 1867 à 1869
Les extraits suivants montrent que le P. d'Alzon attendait du concile une œuvre de clarification en ce qui concerne la vie religieuse apostolique des temps modernes. Les pressions indues qu'exerçaient sur elle certains évêques ne pouvaient durer.
1° Le Vigan, le 10 juillet 1867. - Orig.ms. ACR, AD 1440; T.D. 23, p. 257.
Je vais me faire ermite pour étudier la matière du futur concile, surtout au point de vue des ordres religieux et des modifications à leur faire subir. Cette idée m'était venue il y a quelques jours à propos d'une lettre de mon évêque sur cette question-là, qui sera une des plus importantes après celle de l'infaillibilité du concile. [...]
C'est le concile qui me préoccupe, je l'avoue, et pendant que je m'en occuperai, je laisserai tomber une foule de petites misères.
2° Bagnères de Bigorre, le 18 août 1868. - Orig.ms. ACR, AD 1490; T.D. 24, p. 28.
Les projets schismatiques de certains gouvernements exigent que le Saint-Siège groupe autour de lui les congrégations religieuses en général, et en particulier les congrégations de femmes, en faisant plus que les tolérer et en accordant à celles qui se trouveraient dans certaines conditions les vœux solennels. J'ai la tête assez pleine de cette question, et j'ai envie d'adresser là-dessus un mémoire au cardinal Pitra.
3° Rome, le 18 novembre 1869. - Orig.ms. ACR, AD 1531; T.D. 24, p. 75-76.
Je crois bien que le concile fera du nouveau [...] pour la future discipline sur les ordres et congrégations. [...] Il faut établir que les évêques peuvent avoir une action à peu près absolue sur les couvents cloîtrés, sans lien avec d'autres couvents; mais les familles à supérieure générale, et destinées à un certain apostolat; doivent être la chose du Pape, soit pour éviter l'immixtion de juridiction d'un évêque sur le territoire d'un autre évêque, soit pour donner aux travaux de ces familles religieuses une action plus utile, plus féconde et plus une. J'ai eu hier une très longue conversation avec le cardinal Pitra. Il est très effrayé des invasions du pouvoir épiscopal; j'en suis moins effrayé que lui. Mais il paraît que Mgr Manning arrive avec l'intention de faire une charge à fond contre les privilèges des réguliers. Pour mon compte, je laisse faire et je crois que, tôt ou tard, le Pape arrangera tout.
2
Extraits d'une instruction du P. d'Alzon aux élèves de son collège, 23 mars 1868. - Notes d'audition ACR, BR 2; Instructions du samedi, p. 333-335, Paris 1932 (= T.D. 13).
Commentant les Actes des apôtres devant les élèves de son collège, le P. d'Alzon en vient au concile de Jérusalem et, à ce propos, leur parle du futur concile œcuménique.
Tous les conciles généraux sont calqués sur ce premier concile de Jérusalem; c'est un modèle dont l'Eglise ne s'est jamais écartée.
Mais, dira-t-on, le concile qui se prépare actuellement est-il bien nécessaire ? Cette question regarde le Saint-Esprit, vous répondrai-je, c'est son affaire.
Mais, ajoutera-t-on, est-ce que Pie IX est raisonnable de vouloir réunir un concile dans une ville où il ne sait pas s'il restera jusqu'à l'année prochaine ? Cette considération pourrait-elle être de nature à arrêter le Pape ? Si ce n'est pas Pie IX, ce seront ses successeurs qui réuniront le concile et en recueilleront les fruits.
Mais voici une autre question : Que fera-t-on à ce concile ? Et qu'a-t-on fait à celui de Nicée ? Ce qui était convenable assurément, au temps d'Arius. Qu'a-t-on fait au concile de Trente ? Ce qui était convenable contre le protestantisme. De même, dans le futur concile, on fera ce qu'il importe de faire contre la Révolution, les idées modernes d'indépendance absolue et d'indifférence. [...]
Souvenez-vous bien de ce que je vous dis : "Quant au dogme, on pense généralement que l'infaillibilité du Pape sera proclamée comme dogme".
Ce qui est indubitable, c'est qu'on travaillera à rendre la société plus chrétienne et que le Pape et les évêques n'épargneront rien pour relever les peuples de l'affaissement dans lequel ils se laissent aller.
Remerciez Dieu, mes chers enfants, de vous avoir fait vivre à un moment où vous pourrez voir de si grandes choses.
3
Extraits de l'allocution prononcée par le P. d'Alzon à la clôture du Chapitre général de 1868, Nîmes le 17 septembre 1868. - Orig. impr. ACR, ID 16; Circulaires aux religieux de l'Assomption, p.46-47, Paris, 1912 (= T.D. 14).
Dans le discours de clôture qu'il adresse à ses religieux, le P. d'Alzon, après avoir rappelé les exigences et les difficultés de l'apostolat, pour des religieux qui veulent avec l'Eglise affronter le monde moderne, déclare :
Tout ceci est très grave, et les questions que je viens d'effleurer et qui se mêlent à ce que notre vocation a de caractéristique nous troubleraient, si nous ne voyions le Chef de l'Eglise convoquer les évêques des quatre vents de la terre, et les inviter à traiter de la manière la plus solennelle ces mêmes problèmes qui préoccupent l'humanité entière, et dont l'Eglise seule peut donner le dernier mot.
Attendons ces solutions capitales, mais en nous pénétrant de tout ce que les pontifes romains ont toujours enseigné, ne craignons pas de prévoir en quel sens seront tranchées les questions les plus difficiles. Des froissements pourront se manifester, ne nous en préoccupons pas trop; efforçons-nous d'en adoucir la douleur par une charité patiente : laissons à tous la liberté quand l'Eglise l'accorde, mais sachons défendre la doctrine qu'elle affirme, les vérités qu'elle définit, les lois qu'elle promulgue, les condamnations qu'elle prononce. Ses actes ont toujours été pour la vie et le bonheur des peuples; notre gloire doit consister à servir selon notre faiblesse à la consommation de l'œuvre qu'elle se propose, sans nous inquiéter des obstacles à surmonter, ni des ennemis à vaincre ni des conséquences que notre dévouement à sa cause nous exposerait à subir : par là peut-être accentuerons-nous un peu plus la place que nous voulons prendre.
4
De la lettre du P. d'Alzon au P. Vincent de Paul Bailly, datée du Vigan, le 13 août 1869.- Orig.ms. ACR, AG 243; T.D. 27, p. 191.
Le 31 juillet, le P. d'Alzon se rendait au Vigan pour se préparer de son mieux au concile, dans le recueillement, l'étude et la prière. Le 13 août, il présente ses vœux de fête pour l'Assomption en ces termes :
Bonne fête de l'Assomption ! J'ai une idée, je vous la livre. Ne pourrait-on pas disposer le Saint-Esprit, Epoux de la Très Sainte Vierge, à glorifier l'assomption de son Epouse, par des prières toutes spéciales ? Et ne pourrait-on pas faire dans la chapelle de l'Assomption des prières, le chant des litanies par exemple, pour obtenir que le dogme de l'Assomption fût défini ? Ne pourrait-on pas y ajouter les jalons d'une association prenant l'engagement de suivre en tout l'esprit des décisions du futur concile ? [...] Si, au lieu de faire une nouvelle association, [l'œuvre de] Saint-François de Sales voulait se charger de propager l'idée de soumission au futur concile, je n'ai rien à dire et j'offre des articles(2).
5
De la lettre du P. d'Alzon à Mère Emmanuel-Marie Correnson, Rome, 17 novembre 1869. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 4.
A la jeune fondatrice des Sœurs Oblates de l'Assomption (Ch. XXI B) le P. d'Alzon, sachant que l'une de ses religieuses venait de mourir, et voyant les évêques venir du monde entier, lui dit l'élan missionnaire auquel elle devrait participer.
Je reviens donc à vous, ma bien chère enfant, pour vous dire combien je suis préoccupé de tout le travail que nous donnerait l'Eglise, si nous voulions être réellement de vaillants ouvriers. Le champ est immense et les missions étrangères sont réellement un but qui ne semble pouvoir pas être atteint. Ainsi, derrière les Bulgares, vous avez la grande agglomération des Slaves schismatiques, dont les Bulgares ne sont qu'une branche, vous avez au moins soixante millions à convertir. Rien que cela ! Ah ! mon enfant, si nous avions des cœurs de séraphins et d'apôtres, quelle trouée ne ferions-nous pas de ce côté-là et de bien d'autres côtés ! Savez-vous un des côtés actuels de Rome qui m'émeuvent le plus ? C'est de rencontrer les évêques de tous les pays, [...] et dans tous ces pays, il y a d'immenses conquêtes à faire et ce sont partout presque des pays de missions, où les Oblates peuvent travailler.
Dites bien à nos filles qu'elles ne se figurent pas assez ce qu'elles auront à faire. Je compte sur Sœur Marguerite pour le leur enseigner du haut du ciel. Je ne puis vous dire combien j'espère que cette petite fleur, placée aux pieds de la Sainte Vierge, nous attirera de grâces. Mais il faut y être fidèle, il faut acquérir un grand cœur, un cœur grand comme le monde. C'est surtout la fondatrice des Oblates qui doit donner au sien ces vastes proportions.
6
De la lettre du P. d'Alzon au P. Emmanuel Bailly, Rome, le 17 novembre 1869. - Orig.ms. ACR, AI 70; T.D. 31, p. 44.
Le P. d'Alzon n'ignore pas que la question de l'infaillibilité est à l'ordre du jour, mais son attention se porte sur quatre autres questions qu'il juge principales.
Chacun se jette ici sur la question de l'infaillibilité. Moi, je les laisse faire et je m'occupe de trois questions et même de quatre questions principales : les missions étrangères, les congrégations religieuses, l'enseignement et l'avenir de la société. Bien des problèmes n'y seront pas résolus, mais peu importe; chacun choisit son terrain, je me pose plus spécialement sur celui-là.
Évidemment la future démocratie libre-penseuse doit nous préoccuper très considérablement. Il faut savoir ce que doit être l'Eglise en face du flot montant de toutes les égalités révolutionnaires; il faut savoir quelles forces nous avons à dépenser et par quels moyens nous devons entretenir et augmenter ces forces, tous ne pouvant faire tout. Au dedans, l'enseignement couronné par les Universités; au dehors, les missions, voilà le meilleur moyen pour nous de réaliser notre devise : Adveniat regnum tuum.
A côté de l'enseignement supérieur, l'enseignement populaire par les orphelinats, les colonies agricoles, etc. Il me semble qu'à ce point de vue je me place au cœur de la forteresse, mais pour cela combien ne faut-il pas aimer Notre-Seigneur. Car les grandes théories sont bien vaines, si nous ne les vivifions par un grand amour.
Quelques évêques semblent vouloir diminuer les privilèges des religieux. Je ne pense pas qu'ils l'obtiennent.
7
Extraits de trois note, du P. d'Alzon, écrites à Rome, avant l'ouverture du concile
Avant que ne s'ouvre le concile, le P. d'Alzon se recueille dans la prière et la réflexion pour déterminer la voie dans laquelle il doit s'engager avec ses religieux dans le service de l'Eglise réunie en concile.
a)
De la note intitulée "Quid agendum ?", Rome, le 19 novembre 1869. -Orig.ms. ACR, CR 24; T.D. 43, p. 320-323.
L'œuvre du concile ne peut être avant tout qu'un appel à plus de sainteté.
Au moment où le concile va s'ouvrir, je me recueille et je me demande comment je dois profiter du bonheur d'assister à Rome même à cette solennelle assemblée. Je laisse de côté une foule de questions, dont la solution m'intéressera sans doute au plus haut point, mais qui n'ont pas directement trait à la question très nette que je veux prendre comme père d'une petite famille religieuse.
L'Eglise se trouve en face de l'humanité qui, sous un rapport, semble s'éloigner d'elle. Il faut non pas que l'Eglise se réconcilie avec la société, mais la convertisse : non pas par des concessions, mais par des lumières plus abondantes, par une action plus puissante. La première conclusion pratique est que, pour transformer les autres, il faut se transformer soi-même ; pour convertir il faut être converti ; pour faire des saints, il faut soi-même être un saint.
Le concile doit sanctifier, et voilà la première conclusion : Il faut que le concile nous sanctifie. Chaque siècle a ses vices. Il faut que nous ayons surtout les vertus contraires à ces vices. C'est en ce sens très sérieux et très fécond que nous devons être de notre temps.
b)
D'une note écrite pour ses religieux, datée d' "avant le concile", 1869. - Orig.ms. ACR, CV 84; T.D. 48, p. 379.
L'œuvre du concile raffermira la foi de l'Eglise et renforcera son unité.
Au milieu des bouleversements du temps présent, il faut que le concile du Vatican donne ses fruits. Le triomphe de la science chrétienne sur les mensonges de la libre-pensée, l'unité de l'Eglise se fortifiant autour du Souverain Pontife, son centre toujours vivant, en face de la pulvérisation universelle : Voilà ce qu'il nous sera donné de voir; voilà à quoi nous devons tous, fils de l'Assomption, concourir selon les forces de chacun. Qu'importent nos échecs partiels, pourvu qu'au jour voulu Jésus-Christ triomphe.
c)
D'une note antérieure au concile. - Orig.ms. ACR, CS 172; T.D. 47, p. 25.
L'œuvre du concile répondra aux difficultés des temps présents.
Le concile doit se proposer de combattre l'incrédulité, le rationalisme, le naturalisme, le socialisme.
L'incrédulité par l'affirmation plus nette des principes de la foi.
Le rationalisme par la proclamation du principe d'autorité plus nettement défini, par la proclamation de l'infaillibilité du Pape. Le naturalisme, en montrant le terme du bonheur dans le monde supérieur, et les moyens de l'obtenir dans les secours apportés par Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Le socialisme par une nouvelle proclamation des grands principes sociaux que l'Eglise seule possède, et par la prédication du principe de charité, à l'aide duquel elle peut seule guérir les plaies que l'esprit d'égoïsme, de haine et de révolte a faites à la société malade.
8
De la lettre du P. d'Alzon au P. Emmanuel Bailly, Rome, 5 décembre 1869. - Orig.ms. ACR AI 78; T.D. 31, p. 57-58.
Depuis la convocation du concile, le P. d'Alzon n'avait cessé de se tenir au courant des ouvrages et des articles qui se publiaient ici et là. Le dernier en date, du 11 novembre 1869, de Mgr Dupanloup, rendait à ses yeux la définition de l'infaillibilité pontificale comme indispensable, puisque, sans aucun mandat, il demandait avant l'ouverture même du concile, de la déclarer inopportune.
Je dois vous faire observer que les Romains, pour des motifs tout autres que ceux de Monseigneur d'Orléans étaient, la plupart, contre la définition de l'infaillibilité du Pape, pour deux motifs : le premier, que les décisions des Souverains Pontifes et des Conciles généraux sont si claires, qu'il ne semblait point nécessaire, pour des gens de bonne foi, de rien ajouter désormais; le second, que, voyant un peu plus loin que les gallicans dans leurs relations avec le monde catholique, ils en connaissent la foi universelle à l'infaillibilité du Souverain Pontife. Mais les observations de Monseigneur d'Orléans ont tout bouleversé, et je puis vous assurer qu'en ce moment, depuis les cardinaux jusqu'aux séminaristes, ils veulent que la définition soit portée. Ils ne sont pas les seuls. Tous les Américains, les Espagnols, les Anglais, les Irlandais, les Belges, les Suisses, les Italiens, une partie des Allemands, presque tous les Orientaux, tous les évêques missionnaires bénissent l'évêque d'Orléans d'avoir pris la question par le bon bout. [.. .]
Maintenant, quelle sera la forme de la définition ? Plusieurs présument qu'on ne dira pas "anathème" à ceux qui disent que l'Eglise se trompe, quand elle enseigne que le Pape est infaillible. La question tranchée ainsi sera un pur ménagement qui montrera l'excessive patience de l'Eglise, et je crois bien que si quelque partisan des idées gallicanes publiait encore un livre comme celui de Mgr Maret, ou un acte épiscopal comme les "Observations" de Mgr d'Orléans, oh ! alors, l'on procéderait en toute rigueur. [...]
Mais, direz-vous, croyez-vous que l'on tienne assez compte de l'esprit moderne ? Sortons de la France. Les évêques suisses, belges, anglais, américains, connaissent-ils l'esprit moderne ? Je ne parle ni des Espagnols, ni des Italiens, ni d'un grand nombre de nos évêques. Allons au fond de la question. On trouve en France et en quelques parties de l'Europe l'esprit moderne, on trouve dans le monde entier l'esprit catholique. [...]
9
Appels constants à la prière et à la sainteté apostolique dans la correspondance du P. d'Alzon (décembre 1869 - février 1870)
Depuis l'annonce du concile et jusqu'à son achèvement, le P. d'Alzon ne cesse dans ses lettres d'inviter à la prière, afin que l'Esprit-Saint, dans et par le concile, fasse son œuvre de vérité, de sanctification et d'unité, au-delà des tiraillements et des oppositions même légitimes. Par les nouvelles qu'il en donne, il ne veut pas satisfaire une vaine curiosité, mais bien plutôt solliciter une adhésion priante à ce que Dieu veut pour le bien de son Eglise. On pourrait multiplier les extraits de lettres que nous allons reproduire.
1° Au P. E. Bailly et aux élèves du collège, 7 décembre 1869. -Orig.ms. ACR, AK 414; T.D. 33, p. 310.
Encore vingt-quatre heures et le concile sera ouvert. Je viens vous demander un redoublement de prières. Ne nous faisons pas illusion. Ce qui est promis au concile, c'est l'assistance du Saint-Esprit pour empêcher que l'erreur soit enseignée par les évêques réunis sous la présidence du Pape; mais il n'est pas du tout promis que le concile enseignera le plus de vérités possible. Au contraire, il semble que certaines gens aient toujours peur d'en avoir trop et qu'il faille la leur distribuer par portions microscopiques. Qu'ils en prennent le moins qu'ils voudront, mais qu'ils nous en laissent demander le plus que nous pourrons .
2° A Mère Emmanuel-M. Correnson, 18 décembre 1869. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 17.
Je vous conjure de prier et de faire prier pour le concile. Si vous saviez les intrigues qui se font tout autour ! La diplomatie s'agite de la plus effroyable façon. Enfin, Dieu sera là. Le succès de la liste pour la première congrégation nommée par les évêques est un fait admirable et prouve ce que l'on peut faire avec l'esprit d'union. Quant aux décrets proposés, je n'en puis rien dire, sinon que j'espère que leur longueur ôtera l'envie de trop longues discussions.
Je me sens poussé, mon enfant, en deux sens divers, soit de me jeter dans les affaires pour obtenir tout ce que je pourrai, - ainsi, si je n'avais pas un rendez-vous avec les Messieurs Lémann, je serais en ce moment chez Mgr Manning pour fournir des renseignements sur un évêque -, soit de prier le Saint-Esprit, en faisant beaucoup plus d'oraison que je n'en fais. Les deux partis ont leur bon côté. Toutefois, plus je vais, plus je me sens entraîné vers le second.
3° Au P. Picard, Rome, 24 décembre 1869. - Orig.ms. ACR, AE 330; T.D. 25, p. 267-268.
Ah ! Marchons vers la sainteté. [...] Pour moi, la vue du concile me donne tous les jours un peu plus le désir de devenir un saint, selon l'esprit de l'Assomption. Je crois que jamais l'amour de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge et de l'Eglise n'a été plus nécessaire et propre à féconder les âmes qu'aujourd'hui.
4° A Mère M. Eugénie, Rome, 14 janvier 1870. - Orig.ms. ACR, AD 1539; T.D. 24, p. 86.
Le concile prend son vol et s'avance vers les voies de la perfection ecclésiastique. Les décrets sur la discipline pleuvent à plaisir. Si nous ne sommes pas des saints, ce ne sera pas la faute du concile.
5° Au P. V. de P. Bailly, Rome, 22-23 janvier 1870. - T.D. 27, p. 267-268.
Il faut beaucoup, beaucoup prier. Le concile se fait au Vatican par les discours et les votes des évêques; il se fait dans toute l'Eglise par les prières des saints.
6° A Mère M. Eugénie, Rome, le 7 février 1870. - Orig.ms. ACR, AD 1543; T.D. 24, p. 93.
Il m'est évident qu'aussitôt après le concile, il faudra former une association pour faire porter des fruits sincères et légitimes des décrets formulés au Vatican. Adieu, ma chère fille. Faites bien prier.
7° A Mère Emmanuel-M. Correnson, Rome, 20 février 1870. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 60.
Je ne saurais trop vous conjurer de prier et de faire prier. Nous avons besoin de saintes et de vierges catholiques. [...] Le concile marche, malgré les tristesses de mon pauvre évêque qui, allant mieux, reprend sa tête un peu surexcitée, et qui, tous les matins, éprouve le besoin de me dire d'une manière claire, nette et précise ce que les présidents auraient dû faire et ce qu'ils n'ont pas fait.
8° A Mère M. Eugénie, Rome, 27 février 1870. - Orig.ms. ACR, AD 1547; T.D. 24, p. 98-99.
Évidemment, une foule de questions disciplinaires ne sont pas mûres et il vaut bien mieux que l'on ne promulgue pas des lois qu'il faudrait abolir avant un siècle. Bien mieux vaut-il laisser ces lois sortir du fait même des changements profanes qui se préparent. [...] Recommandez bien à vos filles d'offrir pendant le carême leurs prières, leurs pénitences, leurs communions pour le concile. A Rome, on redouble de ferveur.
9° Aux Oblates de l'Assomption, Rome, 28 février 1870. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 66-67.
Vous devez songer qu'ayant le bonheur de vivre pendant la tenue du concile, vous devez vous mettre en mesure de profiter de toutes les grâces qui en résulteront pour les vrais chrétiens. [...] Vous aurez, n'est-ce pas, la bonté de prier beaucoup pour moi, afin que je sache ce que je dois faire pendant mon séjour à Rome. Préoccupez-vous enfin, au pied du Saint-Sacrement, de tous ceux qui intéressent le concile, afin que, des grâces surabondantes étant accordées à cette si importante assemblée, nous puissions en recevoir les lumières nécessaires pour travailler plus sûrement à la prospérité et au triomphe de l'Eglise.
10
De la lettre du P. d'Alzon à Mère Emmanuel-Marie Correnson, Rome, le 12 décembre 1869. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 13-14.
La page suivante donne le rythme de l'activité quotidienne du P. d'Alzon pendant la durée du concile, alors que sa santé demeure fragile et qu'il est dans la soixantième année de son âge.
Voici ma vie d'hier. Je dis la messe, je déjeune, je pars pour Saint-Pierre dans la voiture de l'évêque de Rodez (il y avait Congrégation générale). Je vais à une demi-heure de là chez un ami consulteur des livres. De là chez Veuillot; je ne le trouve pas, je donne mes renseignements à sa sœur; je rentre, je fais une lettre, je dîne, après avoir fait ma barbe et dit mon office. [...] L'évêque de Versailles me demande. [...] Zut ! voilà Veuillot, je reste une heure avec lui chez l'évêque de Nîmes. Ah ! je respire. Point ! M. de Cabrières vient rédiger dans ma chambre une pétition d'académie. [...] Il s'en va, mais un attaché de l'Ambassade m'arrive pour me parler des évêques espagnols. Je ne l'ai pas encore mis à la porte que Mermillod me demande par son domestique; je vais l'attendre à l'Académie ecclésiastique. [...] Je cours chez Pitra, qui ne sait rien; de là chez Jandel, qui n'a rien préparé. Je rentre chez Mermillod. Un ennuyeux me saisit, je m'en débarrasse en priant Mermillod de monter. [...] Je rentre : on était à table. Je monte vite chez moi, après avoir dit à mon évêque l'objet de mes courses. Je m'enferme. A onze heures je dis mon office, je prends une pastille parce que je sens la toux qui me vient. [...] J'achève mon petit in-folio dans mon lit. Bon ! je regarde ma montre, il est minuit et vingt(3).
11
De la lettre du P. d'Alzon à Mère Emmanuel-Marie Correnson, 14 décembre 1869. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 78.
Le concile qui se tient doit avant tout se mettre au service des amis de Dieu, les petits et les pauvres.
Ma très profonde conviction, c'est que, pour la conversion des peuples, il faut aujourd'hui par-dessus tout laisser les formes aristocratiques. Nous avançons vers une démocratie dont les exigences seront terribles, et, à ce point de vue, vous ne sauriez vous faire une idée de tout ce que j'observe ici(4). La grande place n'appartient certes pas aux évêques Hongrois, qui sont les derniers grands, grands seigneurs de l'Europe; elle appartient aux évêques missionnaires qui se rendent au concile à pied, parce qu'ils n'ont pas de voiture. Elle n'appartient pas même aux savants qui aideront à faire les décrets et les canons. On sent que ceux-là travaillent pour d'autres, et que ceux pour qui le concile se tient, ce sont les amis de Dieu, les petits et les pauvres. Croyez-moi, la puissance de l'avenir est là. C'est par la pauvreté et l'abaissement que le monde sera sauvé, s'il peut l'être.
12
Extraits de deux lettres du P. d'Alzon au P. Emmanuel Bailly
Le P. d'Alzon suit les événements du concile en ultramontain convaincu qui ne cache pas cependant les défectuosités inhérentes à une telle assemblée, comme aussi le sens des votes dans la constitution des Congrégations conciliaires.
a)
Rome, le 19 décembre 1869.- Orig.ms. ACR, AI 86; T.D. 31, p. 71-72.
La première surprise des Pères du concile a été la mauvaise acoustique de la salle et le danger de se regrouper par nationalités.
Je sors d'un dîner, à midi, chez les évêques de Poitiers et Angoulême. Il y avait Nîmes, Manning, Mermillod et Montpellier, évêque de Liège. Je vois un grand embarras, mais ceci n'est pas à répandre : il y a impossibilité physique à se faire entendre dans la salle du concile, et, dans tous les cas, de huit cents personnes, pour des vieillards dont la voix est affaiblie, et des vieillards dont l'oreille est dure. Mermillod proposait de se grouper par langues; ainsi, la langue française aurait la France, la Belgique, la Suisse française, le Canada et les missionnaires apostoliques français; et ainsi des autres. Poitiers répond : l'Allemagne votera mal et vous tomberez dans les nationalités. Poitiers propose des groupes tirés au sort; Paris, des bureaux de soixante. Nîmes et Westminster, trois groupes de 250. Mais la difficulté est de trouver des présidents, les cardinaux étant épouvantés de présider de pareilles congrégations. Et toutefois, si l'on ne fait quelque chose pour faire travailler tout le monde et laisser la liberté à tous, les plaintes vont donner raison aux mécontents.
b)
Rome, le 24 décembre 1869.- Orig.ms. ACR, AI 88; T.D. 31, p. 75-76.
Les gallicans ont été écartés de différentes députations; le concile peut compter sur une majorité de 700 voix contre une minorité de 50 à 60 au plus.
On ne peut se faire une idée de l'obstination des gallicans. Ils veulent absolument être battus sur tous les points; battus pour la Congrégation de la foi, un peu plus battus pour la discipline; hier ils ont voulu avoir une réunion préparatoire pour la Congrégation des Réguliers. Il avait été décidé que le ban et l'arrière-ban des gallicans s'y rendraient. Quelques ultramontains, certains d'être frottés, ont refusé de s'y rendre. On fit un scrutin préparatoire où Paris eut la majorité; quand on vint au scrutin définitif, Strasbourg et Rennes furent vainqueurs. Paris même était distancé par Grenoble. Strasbourg avait 44 voix, Paris 37, Orléans une vingtaine.
On peut dire que le concile est fait avec une majorité de plus de 700 voix contre une minorité de 50 ou 60 au plus. Je crois que l'on peut commencer à traiter sur ce pied. Peut-être, sur les questions secondaires, y aura-t-il plus de divergences; mais, sur les questions capitales, il n'y aura pas plus d'opposants que le chiffre que je vous indique. Ce résultat est tellement grave que j'ai envie de vous souhaiter une bonne année et de m'arrêter.
Monseigneur de Nîmes a été nommé à une immense majorité pour la Congrégation de la discipline.
13
Extrait d'une lettre du P. d'Alzon aux Religieuses de l'Assomption, datée de Rome, le 4 janvier 1870. - Orig.ms. ACR, AD 1536; T.D. 24, p. 83-84.
Le concile est comme l'Eglise : un ensemble d'éléments humains travaillés par l'Esprit-Saint; aussi, mieux vaut-il un peu d'humour que de scandale.
Un concile est, comme l'Eglise, un être moral composé de deux éléments, l'élément divin qui est le Saint-Esprit envoyé par Notre-Seigneur et les évêques avec le Pape qui forment l'autre élément. Or, par la permission de Dieu, tandis que l'élément divin est toujours infiniment parfait, quoiqu'il ne se communique pas toujours d'une manière infiniment parfaite, l'élément humain est par sa nature essentiellement d'une grande imperfection, et quand cette imperfection apparaît, il ne faut point s'en scandaliser, car c'est le fond de la nature humaine, et les évêques après tout sont des hommes. Dieu même permet que leurs imperfections, leurs misères, leurs défauts, je dirai même leurs intrigues, apparaissent quelquefois pour mieux faire ressortir la puissance et la sagesse divines. Or, Dieu, pour le moment, se sert, pour arriver à son but, d'un singulier moyen, l'ennui. Et oui, le Saint-Esprit a permis que les évêques qui ne voudraient pas que l'on définît l'infaillibilité du Pape, fussent très ennuyeux, - voilà le côté humain - et même fissent l'effet de pilules d'opium sur leurs confrères, - voilà un autre côté de l'élément humain. Ah ! vous disiez que l'on ne vous laisserait pas parler, eh bien ! parlez. Ils parlent; on ne les anathématise pas, on dort, et ma conviction profonde est qu'avant d'être écrasé par la vérité, le gallicanisme le sera par l'ennui. D'après ce qui a transpiré de la séance d'aujourd'hui, on ne dira plus : ennuyeux comme la fumée, mais ennuyeux comme un gallican. Je n'y étais pas, mais nous avons vu rentrer les évêques. J'aurais voulu que vous vissiez ces mines!
14
Extraits de la lettre du P. d'Alzon à Mère Marie-Eugénie de Jésus, Rome, le 16 janvier 1870. - Orig.ms. ACR, AD 1540; T.D. 24, p. 87-88.
En présence d'un monde aux trois quarts écroulé, le principe de l'infaillibilité pontificale apparaît nécessaire au P. d'Alzon, sans que les doctrines libérales en soient pour autant condamnées.
Le concile n'est certainement pas ce que vous aviez soupçonné. Evidemment, le temps manque à tout; plus évidemment encore, les questions ne sont pas mûres; et plus évidemment encore, le concile était indispensable pour commencer l'œuvre de régénération. Il fallait, en présence de tout un monde aux trois quarts écroulé, poser cette grande base d'un monde nouveau, l'immutabilité de l'infaillibilité pontificale. Viennent après, d'une part, tous les bouleversements imaginables; viennent aussi tous les essais de développements nouveaux : on aura la force de triompher des ruines, on aura le moyen de discerner plus rapidement les développements légitimes de ceux qui ne le sont pas. Par ce côté, le concile était comme indispensable, et en même temps il n'a que très peu à faire : jeter le gland qui deviendra le grand chêne avec le temps et les siècles. Il ne faut pas perdre ce point de vue, si l'on veut juger fructueusement de ce qui va s'accomplir.
Voyez, je suis assez de ceux qui ne voudraient pas, étant posée l'infaillibilité pontificale, que l'on condamnât les doctrines libérales. Ne faut-il pas laisser à ces pauvres gens le temps de se retourner ? Si le concile fait des condamnations, je n'y mettrai pas d'obstacles. Mais [si] j'étais consulté, je dirais : un peu plus tard.
Telles sont mes impressions; je les crois vraies.
15
Extrait d'une lettre du P. d'Alzon au P. Picard, Rome, le 26 janvier 1870. - Orig.ms. ACR, AE 337; T.D. 25, p. 278-279.
Le Pape est venu voir Monseigneur de Nîmes malade. - Les gallicans sollicitent les Pères orientaux. - Le sous-secrétaire du concile l'a engagé à presser la présentation de l'adresse des infaillibilistes.
L'Univers vous a appris que le Pape est venu voir Mgr de Nîmes. Il est resté vingt minutes avec lui et lui a beaucoup parlé du concile. Mon pauvre évêque va un peu mieux aujourd'hui, mais si vous saviez dans quel état de prostration il se trouve ! Faites bien prier pour lui et pour le concile.
A moins d'obstacles imprévus, le grelot sera attaché lundi prochain. Il y aura à peu près 500 signatures, mais avec une forme très mitigée, avec une forme ferme, avec une forme très ferme, et même avec une forme extrêmement ferme. Les gallicans ont présenté la leur dimanche [...]
On traque tant que l'on peut les Orientaux, mais je crois que d'ici peu ce manège cessera. Quant au Pape, il est à présent résolu d'aller de l'avant.
Le sous-secrétaire du concile m'a engagé à presser la présentation de l'adresse des infaillibilistes. Je pense que ce sera pour demain. Mais l'essentiel est de beaucoup prier.
Je crois que le temps du diable est passé. Quant au temps du Saint-Esprit, je présume que ce sera bientôt. Lundi, nous saurons à quoi nous en tenir. On tiendra toujours l'adresse aux ordres de ceux qui voudront y joindre leur nom. Je présume que l'on prendra la même formule que pour l'Immaculée Conception. On ne sait que faire en présence de tous les journaux qui versent de si violentes injures contre le concile. Mgr Maret est venu porter sa carte chez Monseigneur de Nîmes quand il l'a su malade(5). Je pense que tout ce qui se passe à Paris est une permission providentielle pour laisser sans trop de récriminations parler le Pape infaillible.
16
Extraits de lettres du P. d'Alzon à ses religieux sur un projet d'association pour la défense de l'Eglise
En vue d'adapter l'Assomption, en conformité avec son esprit, aux besoins les plus actuels et les plus urgents de l'Eglise, le P. d'Alzon pense à un projet d'association contre la franc-maçonnerie, hostile à l'Eglise catholique et promotrice d'une société, sinon athée, du moins laïcisée. Ce projet pourrait caractériser le vœu apostolique (ou quatrième vœu) de l'Assomption.
a)
De la lettre au P. Picard, Rome, le 29 janvier 1870. - Orig.ms. ACR, AE 338; T.D. 25, p. 281.
Le moment est peut-être venu de préciser et d'actualiser le vœu propre à l'Assomption d'étendre le règne de Dieu, prévu dans les Constitutions.
Ceci pour vous, le Père Vincent de Paul et la supérieure. Il y a des difficultés, paraît-il, à obtenir le quatrième vœu d'étendre le règne de Jésus-Christ dans les âmes. Ne peut-on pas le remplacer par le vœu de nous porter à toutes les œuvres que le Souverain Pontife nous proposera, dans le but de combattre la révolution et la franc-maçonnerie, qui est la grande et satanique incarnation de la révolution ? D'une part, Jésus-Christ et l'Eglise; de l'autre, Satan et la franc-maçonnerie ou la révolution. Voilà, je crois, ce qui est plus évident que le jour.
J'ai préparé une note qui aurait la chance de réussir, je vais m'en occuper. Ce serait une association contre la franc-maçonnerie, et l'Assomption prenant, selon sa petitesse, contre la Révolution, le poste que les Jésuites occupèrent, il y a trois siècles, contre la Réforme.
b)
De la lettre au P. V. de P. Bailly, Rome, le 30 janvier 1870. -Orig.ms. ACR, AG 258; T.D. 27, p. 206.
Pour que le concile ne reste pas lettre morte, il y a lieu de créer une vaste association qui serait une grande confédération ou conspiration pour le bien.
Pour moi, quand j'étudie la tournure que prennent les choses, je pense que pour aider au développement du concile, il faudrait créer une association qui s'étendît sur tous les points du monde et qui fût l'anti-franc-maçonnerie. Ce serait une association de prières, d'aumônes, d'action, de fondations, d'écoles, de missions, de propagation, de telle manière que cet effort à l'aide duquel on pénétrerait partout, serait le résumé et le centre de tout le bien qui se fait ou à faire, mais qui s'exciterait par une grande confédération ou conspiration pour le bien.
Cette association atteindrait le clergé et les laïques. Elle serait au grand jour, elle tendrait à se développer sur tous les points, accepterait pour membres tous ceux qui auraient la flamme catholique; en même temps, elle s'efforcerait de communiquer cette même flamme contre les efforts de la révolution et de la franc-maçonnerie. C'est, je crois, en partant sans cesse de cette idée, en y revenant sans cesse que nous finirons par la faire pénétrer partout. [...] Dieu veut tirer sa gloire du concile, et il veut que nous luttions contre tous ceux qui ne le veulent [pas] au sens du Saint-Esprit.
c)
De la lettre au P. Emmanuel Bailly, Rome, le 4 février 1870. - Orig. ms. ACR, AI 100; T.D. 31, p. 91.
La formulation plus précise du quatrième vœu propre à l'Assomption serait agréée de quelques autorités romaines, comme Mgr Jacobini et Mgr de Luca.
Croiriez-vous que Jacobini, le secrétaire des Rites orientaux, nous est tout dévoué ; que le sous-secrétaire de la Congrégation des Réguliers est venu me voir hier, et qu'après m'avoir parlé d'affaires très graves, j'ai pu lui parler, à mon tour, de notre Congrégation et du quatrième vœu de nous consacrer à toutes les œuvres que le Pape nous proposerait à faire, contre la Révolution et la franc-maçonnerie ? Il a accepté cela sans difficulté. On écarte en général, m'a-t-il dit, le quatrième vœu comme inutile, parce qu'il implique en général le but de la Congrégation qui l'accepte, mais un vœu tel que vous me l'indiquez serait sans aucun doute l'objet d'une exception générale, tant il me paraît conforme à la situation présente de l'Eglise.
En s'en allant, il me dit : "Comptez entièrement sur moi et quand vous voudrez me parler, venez me voir, ou plutôt faites-moi demander; je viendrai chez vous et je serai moins dérangé". Vous voyez que par ce côté les choses vont très bien.
Mais il me semble que cette idée est le principe d'une régénération du Tiers-Ordre des hommes et plus tard des femmes. Je dis : des hommes, parce que si nous nous dévouons à la lutte contre la révolution et la franc-maçonnerie, il faudra évidemment enrôler une sorte d'armée laïque.
17
Extraits de la lettre du P. d'Alzon au P. Picard, Rome, le 6 février 1870. - Orig.ms. ACR, AE 340; T.D. 25, p. 284-286.
Pour répondre aux forces nouvelles lancées par des journaux soi-disant catholiques, le P. d'Alzon, avec l'autorisation des présidents du concile, organise un bureau de correspondance internationale, qui a la mission d'alimenter la presse catholique du monde entier. Pour ce qui est de la France, il demande au P. Picard si M. Keller peut lui servir d'intermédiaire par sa Correspondance de Clairbois, qui servait plus ou moins de lien entre les journaux catholiques des départements.
Après avoir pris le conseil de Mgr Jacobini, le sous-secrétaire du concile, je me suis décidé à aller trouver Bilio avant-hier soir. Je lui portais un extrait d'un journal français qui passait toute idée. Notez que c'est un bon journal. "Vous venez à propos, me dit Bilio. Demain, les présidents du concile se réunissent, et la question sera agitée. Revenez demain soir; vous aurez une réponse." Je suis retourné hier. Bilio, en me recevant, me dit : "Les présidents se sont réunis, ils approuvent votre idée. Entendez-vous avec l'évêque de Poitiers." -"Éminence, repris-je, une réunion d'évêques a eu lieu. Malines, Moulins, Hébron et Poitiers. Moulins a été d'avis qu'il n'y avait rien à faire, sinon faire donner des démentis officiels par le Journal de Rome. Poitiers est de cet avis. Je suis chargé de dire à Votre Eminence qu'Hébron et Malines sont d'un avis tout opposé". Eh bien ! reprit Bilio, entendez-vous avec Malines."
J'ajoutai : "Mgr Mermillod avait pensé un moment à faire ici un journal. Il me semble que ce serait un malheur : 1° Il y en a un, quoique mauvais, la Correspondance de Rome; 2° Il aurait, commençant à présent, peu d'abonnés; 3° Il compromettrait encore d'une certaine façon le Souverain Pontife ou les évêques, ce qu'il faut éviter." - "Vous avez parfaitement raison, fit observer Bilio. Puisque vous pouvez vous entendre avec M. Keller, vous n'avez qu'à vous adresser à lui. Si par sa Correspondance il peut rectifier bien des erreurs, les présidents du concile lui en seront reconnaissants. Quant aux renseignements et à ce qu'il faut dire, adressez-vous à Mgr Dechamps et à Mgr Mermillod."
18
Extraits de deux lettres du P. d'Alzon à ses religieux de Paris et de Nîmes
Ecrivant à ses religieux de Paris et de Nîmes, le P. d'Alzon leur demande d'entrer, pour le bien de la Congrégation, dans l'esprit du concile et d'en tirer toutes les conséquences pratiques, afin d'infuser partout sans contention l'esprit de cette grande assemblée, pour ce qui concerne les rapports de la raison et de la foi.
a)
De la lettre aux Pères Picard et Bailly, Rome, le 10 février 1870. -Orig.ms. ACR, AE 341; T.D. 25, p. 286-288.
Je suis avec une très grande attention la marche du concile, non pas tant dans ses délibérations que dans ses agitations extérieures et intimes à la fois, et dans les effets qui peuvent résulter du choc de tant d'idées contraires et de tant de courants opposés. Eh bien ! il résulte pour moi évidemment ceci, que la Congrégation, qui se proposera de tirer autant qu'il dépendra d'elle toutes les conséquences pratiques du concile, sera celle que Dieu bénira le plus. A ce point de vue, il serait très important que nous pussions nous bien rendre compte devant Dieu de ce que nous avons à faire, afin de limiter notre action dans une certaine mesure, et de la circonscrire pour la féconder autant que possible, et aussi de façon à ne pas gaspiller nos forces. [...]
Sans affectation mais avec un plan très suivi, vous devez grouper autour de vous des laïques, des prêtres, et, par vos conversations, vous proposer d'attirer à la vie du concile toutes les intelligences viriles, sur lesquelles vous pouvez avoir quelque influence. Croyez-moi, travaillez le plus que vous le pourrez dans ce sens-là. Le concile du Vatican se résumera dans un nouveau traité de la religion et de l'Eglise, les autres questions n'en seront que les corollaires. Par conséquent, prenez ces questions en main, emparez-vous-en, rendez-les vôtres le plus possible, appliquez-les moins par vous-mêmes qu'en poussant d'autres à les appliquer. [...]
Voici pourtant ce que vous devez vous proposer pour commencer : 1° d'étendre autant qu'il dépendra de vous l'œuvre de Saint-François de Sales; 2° de donner une valeur religieuse au bulletin bibliographique; 3° de faire sentir le besoin d'accroître le denier de Saint-Pierre; 4° de faire beaucoup prier pour obtenir de bonnes vocations religieuses; 5° sans trop parler du concile, de prendre l'esprit de cette grande assemblée et, sans contention, de l'infuser partout, au risque d'être quelquefois assommant; 6° de pousser à toute œuvre populaire, soit en vous en occupant vous-mêmes, soit surtout en poussant les catholiques à s'en occuper.
Pardonnez-moi de revenir sans cesse sur ce dont j'ai le cœur plein; il faut que cela déborde. Croyez-moi, pénétrez-vous-en. Je pense que si après le concile nous n'avons pas de Chapitre, il faudra bien que quelques-uns d'entre nous se réunissent, pour établir une communauté d'action encore plus absolue.
b)
De la lettre du P. d'Alzon aux religieux de Nîmes, datée de Rome, le 11 avril 1870. - Orig.ms. ACR, AI 117; T.D. 31, p. 118-120.
Vous allez jouir d'un certain repos pendant le temps pascal; il me paraît utile de vous faire plusieurs recommandations :
1° Souvenez-vous que le but spécial de notre Institut est l'enseignement à tous les degrés. Or, le cardinal Reisach disait à un de mes amis que le plus puissant résultat du concile serait de remonter les études ecclésiastiques. [...] Il ne faut pas se faire illusion, les études sont partout d'une médiocrité désespérante, et cela par le fait du discrédit où est tombée la grande théologie, basée sur la grande philosophie. [...]
2° Il faut bien vous pénétrer de cette vérité que le monde, même en décadence, est gouverné par les idées. Après le concile, les religieux qui se feront semeurs d'idées, mais d'idées vraies, fécondes, seront les vrais régénérateurs de la société. Il importe encore par ce point de vous appliquer à vous pénétrer d'idées vraies et des grands principes. Or, ces idées, ces principes, où sont-ils, sinon dans les trésors de la science divine, dont l'Eglise possède le dépôt et qu'elle est chargée de distribuer au monde ? Je souffre de vous dire si mal ces choses, car j'y vois en partie le salut des hommes égarés par toutes les fausses idées dont l'obscurcissement se répand tous les jours d'une façon plus navrante pour ceux qui aiment un peu véritablement le règne de Dieu et le triomphe de Notre-Seigneur dans les âmes.
19
Extraits d'une note du P. d'Alzon sur la question des études, rédigée pendant les travaux du concile. - Orig.ms. ACR, CS 197.
A mesure que se déroulent les travaux du concile, le P. d'Alzon se rend compte combien la question des études s'impose à l'attention de l'Eglise. Prémunir de l'erreur n'est pas suffisant, il faut promouvoir par une direction plus ferme les études ecclésiastiques dans une perspective largement ouverte aux confrontations de la foi avec les acquisitions de la science. Dans une note, il ose dire que le meilleur moyen serait dans la création d'une Congrégation des Etudes, qui prolongerait les bienfaits du concile, comme au lendemain de Trente, la Congrégation du Concile en avait assuré les résultats.
Le Pape va être proclamé infaillible. Ce privilège, couronnement de son titre de docteur universel, lui imposera de nouveaux devoirs, et entre autres, non seulement l'obligation de condamner l'erreur, mais d'enseigner et de faire enseigner par toute l'Eglise la vérité. [...]
Lorsque les papes constituèrent les Congrégations romaines, ils établirent le Saint-Office pour défendre au sein de l'Eglise la vérité attaquée par l'hérésie, et la Propagande pour porter le flambeau de la vérité chez les hérétiques et les infidèles. Après le concile du Vatican, ces deux Congrégations veulent être complétées par une troisième, la Congrégation des Etudes, qui non seulement protégera la vérité comme le Saint-Office, mais la répandra, et non pas en dehors de l'Eglise comme la Propagande, mais au-dedans, en face de l'enseignement sécularisé. [...]
L'une des plus importantes questions à traiter après le Concile, sinon pendant le Concile, est la question des études. Elle est la conséquence immédiate de l'infaillible magistère du Souverain Pontife, tel qu'il va être proclamé. Elle est un des moyens les plus puissants, le plus vivant peut-être, de faire pénétrer l'action pontificale partout où pénétrera la vérité catholique; et dans un temps d'indépendance et de révolte au nom de la conscience, de la science, de la libre-pensée, à cette époque de la Révolution en un mot, elle est le moyen le plus pratique, à mon gré, de faire triompher l'action pontificale dans le monde des intelligences, comme au moyen âge cette même action triompha dans le monde politique. Mais pour cela, il importe au suprême degré que Rome ne s'arrête pas seulement à l'élément conservateur de sa mission. Il faut qu'elle accepte le devoir d'une puissante initiative, et que le Pape infaillible répète sans cesse à ceux qui sont chargés d'enseigner : Euntes, docete.
20
Appels à la prière et à la sainteté apostolique dans la correspondance du P. d'Alzon (mars-juillet 1870)
Au fur et à mesure que le concile poursuit ses travaux, le P. d'Alzon ne cesse d'en appeler à la prière, d'autant que les divergences de vue et les lenteurs des discussions peuvent blesser l'unanimité de la foi au sein de l'Eglise.
1° Aux élèves de Nîmes, Rome, 6 mars 1870. - Orig.ms. ACR, AK 417; T.D. 33, p. 319-320.
Il est facile de prévoir à l'horizon d'épouvantables tempêtes après le concile. C'est le moment de redoubler de prières, c'est le moment de devenir des saints, car les âmes généreuses auront à livrer de terribles et admirables combats et à remporter de magnifiques victoires. [...] Priez pendant ce carême, et que j'aie le bonheur d'apprendre que vous êtes de vrais élèves de l'Assomption, parce que vous êtes de vrais fils de l'Eglise.
2° A Mère M. Eugénie, Rome, 19 mars 1870. - Orig.ms. ACR, AD 1549; T.D. 24, p. 101-102.
Je ne suis pas souffrant, mais très énervé. Le concile ne marche pas. [...] Aussi le plus important est de prier et de faire prier. [...] Si mon évêque part, par principe d'honneur je resterai comme son procureur, mais ce sera dur ! Mais j'ai tort peut-être, je vous scandalise. Je vous parle bien simplement.
3° A Mère M. Eugénie, Rome, 19 mars 1870. - Orig.ms. ACR, AD 1550; T.D. 24, p. 103-105.
La situation est des plus graves, et je vous conjure de prier et de faire prier. Je crois bien voir une position admirable à prendre par nos deux Assomptions. La résolution d'étudier l'esprit du concile et de se dévouer à lui faire produire toutes ses conséquences. [...] On prétend que c'est la vivacité de mon caractère qui me donne ces immenses tristesses. J'aime mieux croire que c'est mon amour pour l'Eglise. On n'est capable de souffrir ici-bas que lorsqu'on est capable d'aimer et, comme je vous l'ai dit bien souvent, une bûche n'a jamais souffert.
4° Aux Enfants de Marie de l'Assomption de Nîmes, Rome, 19 mars 1870. - Cop.ms. ACR, AZ 95.
Je voudrais vous convaincre de la nécessité de redoubler de prières. J'avais eu un moment l'espoir de vous voir à Pâques. Figurez-vous que les libéraux gallicans sont cause que ce sera tout au plus à la Trinité. [...] Il faut se préparer à surmonter ces difficultés par un grand zèle, par beaucoup de prières, par une sainteté cent fois plus grande que celle à laquelle vous avez aspiré jusques à aujourd'hui. [...] Priez pour moi et soyez toutes des sainte Catherine de Sienne ou des sainte Françoise Romaine. Préparez-moi les éléments d'un beau denier de Saint-Pierre, d'une Université catholique, de la conversion des Slaves. Ah ! mon Dieu ! ce n'est pas le bien à faire qui manque !
5° A Mère Emmanuel-M. Correnson, Rome, 20 mars 1870. - Orig.ms. AC0A; T.D. 30, p. 87-88.
Je reprends encore aujourd'hui la plume pour vous confier quelque chose de ce que je souffre en voyant certaines intrigues humaines, trop humaines, pour paralyser le concile. [...] Il vous faut être fille de l'Eglise catholique, il vous faut n'avoir que de grandes préoccupations et faire tendre vos efforts vers ce but. Il ne faut pas une immense intelligence pour cela, mais il est nécessaire d'avoir un immense esprit de foi, et vous devez le communiquer à vos filles. Parlez-leur souvent de l'Eglise. [...] C'est pour moi une continuelle préoccupation que de voir ce que nous pouvons faire sous ce rapport.
6° A Mère M. Eugénie, Rome, 22 avril 1870.- Orig.ms. ACR, AD 1556; T.D. 24, p. 111.
Priez pour le concile. Figurez-vous que j'en tiens bien des fils. Ah ! Que de choses tristes ! On me fait courir comme un chien malade. La Bouillerie prétend qu'il faut quelqu'un comme moi, non-évêque, pour organiser la majorité. Enfin, dans quelques minutes, elle va tenir sa première réunion sérieuse.
7° Aux élèves du collège de Nîmes, Rome, 24 avril 1870.- Orig.ms. ACR, AK 420; T.D. 33, p. 326.
Quand ces lignes vous arriveront, probablement le schéma de l'infaillibilité aura été distribué, si j'en crois les promesses faites par le Pape à trois évêques que j'ai accompagnés hier soir à une audience au Vatican. Priez beaucoup et que le mois de la Sainte Vierge soit consacré par vous à demander le triomphe de l'Eglise sur l'enfer, sur les impies et sur les gallicans.
8° A Mère M.-Gabrielle, Rome, 28 avril 1870. - Orig.ms. ACRA; T.D. 35, p. 94.
On parle de la distribution du schéma de l'infaillibilité réformé pour demain. [...] Vous aurez donc la bonté de faire redoubler les prières et les communions des Sœurs à cette intention. [...] Il me paraît très important que vous disiez aux personnes qui vous parleront du concile qu'il faut se préparer à faire un acte de foi à l'infaillibilité du Pape.
9° A Mme Varin d'Ainvelle, Rome, 8 mai 1870. - Orig.ms. ACR, AP 121; T.D. 40, p. 233.
Permettez-moi de vous conjurer de prier beaucoup pour le concile. En ce moment, la commission préparatoire doit corriger les épreuves de la constitution qui sera présentée au concile à propos de l'infaillibilité et de la primauté.
10° A Mme de Giry. Rome, 9 mai 1870. - Orig.ms. ACR, AM 209; T.D. 37, p. 188.
L'opposition se sent battue de telle façon que, peu à peu, elle se débande. Mais pourtant que fera-t-elle ? Au dernier moment, ne se dressera- t-elle pas avec toute sa fureur ? C'est là où la prière peut énormément. Le point essentiel est que l'on s'entende dans la majorité. Or, il faut joliment travailler pour arriver à ce résultat. La conclusion est qu'il faut prier, et reprier le Saint-Esprit.
11° A Mlle Fabre, Rome, 12 mai 1870.- Cop.ms. ACR, A0 15; T.D. 39, p. 225.
Priez beaucoup pour le concile. Nous allons entrer dans de grandes luttes. Demandons que tous soient éclairés des lumières d'en-haut, et que, quand le concile aura prononcé, tous n'aient qu'une foi, qu'un cœur et qu'une âme dans le Saint-Esprit.
12° A Mlle Chassanis, Rome, 16 mai 1870. - Orig.ms. AM 384; T.D. 38, p. 104-105.
Je vois bien que vous voulez des nouvelles de Rome. Eh bien ! la coterie opposante fait feu des dents; l'immense majorité unie au Pape, forte de sa confiance dans le Saint-Esprit, laisse crier que le concile n'est pas libre et, pour les laisser dire, accorde la plus grande liberté. Quant à mon bonheur, il est tempéré par des péripéties que l'on vous racontera plus tard, mais pour le moment l'action de Dieu est si manifeste qu'il faudrait être aveugle pour ne pas y voir du miracle.
13° A Mère M. Eugénie, Rome, le 1er juin 1870. - Orig.ms. ACR, AD 1560; T.D. 24, p. 116.
Après le décret de l'infaillibilité, la grosse question sera celle des études qu'il faudra bien aborder par le vrai côté. Adieu, ma chère fille. Priez pour moi. Croyez que nous sommes à un moment bien grave et que si, après le concile, d'immenses bouleversements ont lieu, il ne faudra pas en être étonné.
14° A Mère Emmanuel-M. Correnson, Rome, le 11 juillet 1870. - Cri g. ms. ACOA; T.D. 30, p. 161.
Très réellement je ne vois qu'une seule chose à faire, prier et faire beaucoup prier. Mettez vos filles en prière jeudi, vendredi, samedi. Il ne faut pas les tuer, mais dites-leur ou faites-leur dire que celles qui voudront faire la communion ces quatre jours - j'y comprends le dimanche - la fassent; et que celles qui voudront ou jeûner ou prendre la discipline un peu plus fort la prennent, mais qu'elles fassent violence au ciel, c'est extrêmement important.
21
Activité du P. d'Alzon en faveur de l'infaillibilité
Dès la distribution du schéma De Ecclesia, le 21 janvier 1870, la définition de l'infaillibilité pontificale apparaissait à l'horizon des travaux conciliaires. De fait, le 6 mars, un projet de définition est distribué et, trois jours après le vote de la constitution Dei Filius, la décision prise d'anticiper la question de l'infaillibilité.
La correspondance du P. d'Alzon nous révèle ce qu'il fit au sein de la majorité pour obtenir une définition étant à ses yeux du domaine de la foi de l'Eglise.
a)
Extraits de deux lettres du P. d'Alzon au P. Picard, Rome, les 6 et 8 mars 1870
Le schéma sur l'infaillibilité vient d'être distribué. Le P. d'Alzon communique au P. Picard ses premières impressions.
1° Rome, le 6 mars 1870.- Orig.ms. ACR, AE 343; T.D. 25, p. 289.
Que vous dire de l'état présent ? Les gallicans sont tous les jours plus furieux, et les Romains, qui semblent patauger à qui mieux mieux, excitent la colère des bons. Les présidents, sauf Capalti, sont amoindris. Voilà la situation. Pour se consoler, il faut penser que le concile ne sera fait que par le Saint-Esprit. Aujourd'hui, on distribue le schéma sur l'infaillibilité; mais que nous avons peu sujet de nous en réjouir ? non quant à sa rédaction, mais à cause des conditions dont il est entouré. Je crois que le bon Dieu veut nous faire passer par une très salutaire humiliation. Je vous conjure de prier et de faire prier de la manière la plus sérieuse.
2° Rome, le 8 mars 1870. - Orig.ms. ACR, AE 344; T.D. 25, p. 290.
Enfin, le schéma sur l'infaillibilité a paru. Je le trouve parfait : c'est la forme de l'Immaculée Conception. Si quis (quod Deus avertat) negare praesumpserit, sciat se a veritate catholica et unitate Ecclesiae defecisse. Des évêques voudraient des anathèmes. Je ne suis pas de leur avis. On arrangera peut-être cela en des canons déjà proposés. Voilà tout. [...]
Mon pressentiment se réalise. Le gallicanisme se partage en deux : Dupanloup paraît s'enfoncer dans l'exaspération, d'autres se rapprochent. Ainsi, pas plus tard qu'hier, Cahors aurait dit: "Eh bien ! Nous avions cru à l'inopportunité, mais puisque nos confrères sont d'un avis différent, nous voterons avec eux". Je n'ai pas une minute. Je vais faire la mouche du coche, mais tout ce que je vous dis est assez important, pour que vous vous contentiez de peu.
b)
Extraits de cinq lettres à Mère Emmanuel-M. Correnson
Le concile prend tournure. - Il faut prier. - Les évêques de la majorité lui font l'honneur de l'inviter à leurs réunions.
1° Rome, le 16 avril 1870. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 105.
Le concile prend tournure, malgré d'immenses difficultés, mais elles se surmontent tout doucement. [. . .] La majorité s'organise et j'espère que les résultats seront bons. Je n'ose pas vous dire que j'y suis pour quelque chose; ce qui est sûr, c'est que je cours comme un dératé. Priez, faites prier. Quel aiguillon pour les âmes qui aiment Notre-Seigneur et l'Eglise, que cette crise que nous subissons ! Ah ! qu'il est bon de faire violence au ciel.
2° Rome, le 20 avril 1870. -Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 36.
Je viens de passer quelques jours terribles. Je crois le danger conjuré, mais je ne puis que dire : Priez, priez et encore priez. Je suis-un peu exténué, je fais très loyalement la mouche du coche. Aurais-je la fatuité de vous dire que je contribue un peu à constituer la majorité ou plutôt à l'organiser. Nous sommes au coup de feu. En attendant, je prie, mais surtout je demande des prières. Faites prier tant que vous pourrez. Il faut de l'action mais surtout une action surnaturelle.
3° Rome, le 27 avril 1870. -Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 110-111.
Je vais déjeuner chez un de mes anciens élèves(6) qui invite sur ma demande les cinq évêques qui, l'autre jour, montèrent chez le Pape, plus Mgr Manning, pour qui, décidément, j'ai un coup de cœur. [...] Les évêques qui forment le comité de la majorité(7), me font l'honneur de m'inviter à leurs réunions; c'est une preuve d'estime très flatteuse, puisque j'y serai le seul prêtre.
Adieu. Voyez s'il faut que je fasse des actes d'humilité pour que l'amour propre ne m'étouffe pas. Je vous dis cela parce qu'on ne me fait venir que pour me faire travailler.
4° Rome, le 29 avril 1870. -Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 113.
Je crois pouvoir vous dire qu'au lieu de présenter seulement la question de l'infaillibilité, on laissera la partie du schéma qui traite de l'Eglise pour faire une constitution De Summo Pontifice. Pour moi, j'en suis très aise, parce qu'on traitera du même coup la question de la juridiction ordinaire du Pape dans tous les diocèses.
5° Rome, le 4 mai 1870. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 117.
Faites bien prier pour le concile. Demandez bien que le Saint-Esprit soit tellement plus fort que le diable que rien ne puisse troubler le triomphe de l'Eglise. Mgr d'Orléans est dans un état furieux, mais il faut espérer qu'au dernier moment il se taira. Au point où en sont les choses, sauf un très petit nombre, on arrive à accepter l'infaillibilité. Maintenant, en quoi consiste-t-elle ? On se disputera, mais je ne pense pas que la lutte puisse être bien longue.
c)
Extrait d'une lettre de Mgr Mermillod au P. d'Alzon, vers le 15 juin 1870. - Orig.ms. ACR, DZ 422.
Après avoir remercié le P. d'Alzon de quelques renseignements, Mgr Mermillod l'informe qu'il étudie avec Mgr Manning et Mgr Dechamps le chapitre IV sur l'infaillibilité, qui a été distribué le 15 juin.
Je vous remercie de votre petit billet. [...] Nous étudions le schéma, et nous essayons de l'améliorer, en faisant sentir à quelques-uns de nos collègues, nos craintes ! Mon cher ami, il serait à désirer que la minorité attaquât la majorité, outrageât notre petite réunion; il serait facile de montrer où est la dignité épiscopale, la loyauté, l'indépendance et le fidèle amour de l'Eglise. Je crois que dans ce moment nous n'avons qu'à être prudents, à nous entendre; il faut agir avec calme et ne pas nous agiter. Au reste, j'agis fort peu; j'ai vu le Saint-Père samedi; depuis lors, j'ai eu la visite de Mgr Manning; Mgr Dechamps vient me voir à l'instant pour me parler du 4ème chapitre ! En quoi donc le service de l'Eglise et la défense de la vérité sont-ils des tripotages ?
Merci toutefois de votre avis, il importe de nous prévenir, de nous éclairer; mais faisons bien et laissons dire ! Nous avons le Pape qui bénit nos efforts, la vérité à défendre et par surcroît les bénéfices d'être consultés; c'est plus d'honneur qu'il n'en faut à un cœur épiscopal. Prions; c'est la meilleure arme et la plus sûre action.
d)
Extraits de huit lettres du P. d'Alzon au P. E. Bailly
Les lettres du P. d'Alzon au P. E. Bailly sont particulièrement intéressantes pour les informations qu'elles donnent, parce que dans la pensée du P. d'Alzon, ces informations pouvaient être communiquées à Mgr Plantier, absent du concile. Nous en prenons quelques extraits en ce qui concerne la définition désormais imminente de l'infaillibilité pontificale.
1° Rome, 20 juin 1870. - Orig.ms. ACR, AI 134; T.D. 31, p. 136.
Comment voulez-vous que l'on soit prêt ? Hier, j'ai passé deux heures dans une réunion d'évêques; on n'est pas encore d'accord sur la formule. Je vous dirai que Bilio en a adopté une, préparée presque uniquement pour le fond dans notre réunion, et à présent on n'en est pas content.
Au moment où j'ai pris la plume, deux théologiens du Pape en discutaient une nouvelle dans ma chambre. Chaque mot est fait, défait, refait. Chaque phrase est faite, défaite, refaite. On ajoute, on retranche et l'on n'est jamais content. Voici pourquoi. On veut définir le sujet de l'infaillibilité, on ne veut pas toucher à l'objet ad ambitum, sans quoi nous en sommes jusqu'au milieu de décembre. Or, pour trouver une formule qui distingue et précise le sujet sans toucher à l'objet, c'est le diable à confesser. Il y a des scènes incroyables entre théologiens .
2° Rome, 27 juin 1870. - Orig.ms. ACR, AI 138; T.D. 31, p. 139-140.
La députation de la foi a voté hier matin dimanche le 3ème chapitre, à mon gré le plus important et qui passera au concile comme une lettre à la poste. Quant à la rédaction du 4ème chapitre, à présent peu importe. Tout, quoi que l'on dise, est dans le 3ème. Enfin, il faut une rédaction. [...] Je cours au Gesù chez Meurin qui est prié d'autographier un postulatum dans ce sens et me soumet une nouvelle formule. Je ne suis pas théologien. Sauf une expression par où tout le gallicanisme passe, je me soumets et décampe; mais en sortant je trouve Bourges qui me ramène chez Meurin. Celui-ci lit sa formule, quand entre Ratisbonne. L'un et l'autre tombent dessus en détail. Meurin, avec son entêtement bien connu, défend pied à pied, quand Ballerini, de la Civiltà, arrive et annonce qu'une formule a été présentée au Pape qui la fait examiner. [...] Nous allons avoir chez Bourges une réunion pour voir ce qu'il y a à faire, soit pour des amendements à ajouter, soit pour la demande de la clôture, mais je ne pourrai vous le dire ce soir. J'ai la tête rompue, vous vous en apercevrez à mon écriture.
3° Rome, 1er juillet 1870. - Orig.ms. ACR, AI 141; T.D. 31, p. 144.
Hier, on donna des masses de signatures pour la clôture, après une conversation de Jacobini avec Mermillod. Ce matin, le card[inal] vicaire a dit au P. Freyd que l'on allait avoir deux séances par jour. Elles ne sont pas encore annoncées, mais demain le concile, au lieu de 8 h. 1/2 commencera à 8 h. [...] A l'instant l'abbé Dehon et l'abbé Dugas(8) viennent me dire que 14 de la majorité avaient promis de se taire. [...] Communiquez ces lignes à Monseigneur.
4° Rome, 2 juillet 1870. - Orig.ms. ACR, AI 142; T.D. 31, p. 145.
Lisez vous seul la lettre à Monseigneur et envoyez-la-lui cachetée. Si on vous questionne, dites que les efforts pour la clôture ont été perdus devant l'obstination de Paris et de Besançon, mais que pourtant on peut finir mardi la discussion, si l'on a une session dimanche soir, ce qui est possible.
5° Rome, 5 et 6 juillet 1870.- Orig.ms. ACR, AI 143; T.D. 31, p. 146-147.
Il ne reste plus qu'à voter le 4ème chapitre et l'ensemble. Eh bien! croyez-vous que le c[ardinal] de Angelis menaçait hier soir M. Lémann de prendre pour cela trois semaines. [...] Les présidents, grâce à Dieu, ne sont pas infaillibles. [...]
J'ai un peu moins mauvais espoir. J'ai couru hier chez Capalti qui m'a parlé du 20. Ce matin, avec l'évêque de Digne, nous sommes allés à la Civiltà, le P. Ballerini nous a assuré que ce serait fini dimanche en huit, le 17. Les ordres du Pape étaient pour au plus tard le 17 et sans lui nous y serions jusqu'à la Toussaint. De là, j'ai couru chez Manning qui met tout sur la mauvaise volonté de Bilio. [...] Hier soir, Franchi, Poitiers, Mermillod, Digne, Manning disaient qu'il suffirait de le vouloir pour avoir fini le 15. Valerga était parfaitement de cet avis. [...] Dites à Monseigneur que Sens et Chartres votaient souvent avec l'opposition.
6° Rome, 8 juillet 1870. - Orig.ms. ACR, AI 145; T.D. 31, p. 149.
Hier soir, je trouve un prêtre du Séminaire [français] qui me dit : "Monseigneur du Mans vous demande un postulatum pour obtenir la session dimanche 17. L'heure ne me permettait pas d'aller chez Mgr Fillion, mais je vis plusieurs évêques ravis de l'idée. Je vais chez Le Mans qui m'engage à voir Meurin. [...] Je sors de chez Carcassonne, absent. Impossible d'aller chez Manning, il est à la députation. Donc chez Mermillod. Digne arrive. [...] On me prie d'aller consulter Bourges. [...] Bourges promet de signer. Je retourne au Mermillod. On a l'idée de m'envoyer à la députation pour demander à Manning la vérité. Manning me rassure et me dit que tout va bien, que l'on peut avoir la session samedi, si l'on a congrégation dimanche. Je rédige un postulatum en ce sens. On va le faire signer, il sera présenté au Pape. Mais aurons-nous quelque chose avant le 19 ? J'en doute. Adieu, je vous ai écrit avant dîner en cinq minutes; depuis j'ai lu quinze ou seize pièces et j'ai dormi.
7° Rome, 13 juillet 1870. - Orig.ms. ACR, AI 149; T.D. 31, p. 152.
Dupanloup a écrit au Pape pour lui demander la permission de partir. [...] Paris a eu hier son audience de congé, moi je n'en demande pas. Je veux laisser du repos à ce pauvre Pape. On a voté par placet : 601 votants, 88 non placet, 62 juxta modum et 451 placet.
8° Rome, 14 juillet 1870. -Orig.ms. ACR, AI 151; T.D. 31, p. 153.
Poitiers, avec qui je me promenais hier, me disait que les gallicans étaient venus lui faire des avances et qu'il leur avait répondu : "Avec des juxta modum on peut traiter, avec des non placet jamais". Du reste, ils ne seront pas 88 à dire non placet à la session, tenez cela pour sûr.
e)
A Mère Emmanuel-M. Correnson, Rome le 15 juillet 1870. - Orig.ms. ACOA; T.D. 30, p. 63.
Je quitte Rome demain ou après-demain. Après cela, je comprends qu'il serait curieux de voir la session où cette turbulente minorité sera traitée comme elle le mérite. Impossible de vous dire autre chose. Notez que Mgr Manning m'a fait sortir de table pour me dire que, pour peu que les évêques le voulussent, la session aurait lieu dimanche, et me conjurer de pousser quelques évêques chez les présidents. Je n'ai trouvé personne. Oh ! les gens qui ne veulent ni faire ni laisser faire !
f)
Au P. V. de P. Bailly, Rome, le 15 juillet 1870. - Orig.ms. ACR, AG 275; T.D. 27, p. 223.
Le Pape, indigné de la conduite de la minorité, a écrit hier soir au cardinal Bilio de renforcer la définition. La force de la formule consiste en ce que l'on dit : Et ejus definitiones esse irreformabiles, et qu'on ajoute : Id est sine ullo consensu Ecclesiae. Tous les autres voulaient : cum consensu Ecclesiae.
g)
De l'allocution prononcée par le P. d'Alzon à la clôture du Chapitre général de 1873, Nîmes, le 18 septembre 1873. - Orig.impr. ACR, ID 24; Circulaires aux religieux de l'Assomption, p. 52-53, Paris, 1912 (= T.D. 14).
Enfin, votre Père eut la joie immense d'assister à cette séance solennelle où furent proclamées et commentées, dans toute leur fécondité les paroles du Sauveur : "Tu es Pierre. J'ai prié pour toi. Pais mes brebis." Il vit aussi, au même instant, la tempête obscurcir le dôme et les voûtes de Saint-Pierre; il entendit les tonnerres que quelques-uns comparaient à ceux du Sinaï : c'étaient les signes avant-coureurs de maux faciles à prévoir et que Dieu a permis, après les grands conciles, comme pour en fortifier les décrets par l'épreuve de la tentation. Toute alliance avait autrefois ses sacrifices; et comme un Concile général, qui est une alliance nouvelle dans la vérité entre l'esprit de l'homme et l'esprit de Dieu, a toujours réclamé ses victimes, le Concile du Vatican, deux mois après, avait ses mystérieuses immolations, et l'Assomption est glorieuse d'y avoir mis le sang d'un de ses meilleurs fils(9).
22
Attitude du P. d'Alzon devant les pressions de la minorité
Le P. d'Alzon s'était mis par conviction d'homme d'Eglise au service de la majorité. Faire œuvre de faction lui paraît inconcevable : sa loyauté l'oblige à dénoncer les insinuations qui divisent l'opinion, et même le péril d'une scission qui pourrait s'ensuivre. Son ultramontanisme trouve dans ce sens de l'Eglise son dépassement et peut-on dire sa justification.
a)
De la lettre du P. d'Alzon au P. Emmanuel Bailly, Rome, le 17 mars 1870. - Orig.ms. ACR, AI 113; T.D. 31, p. 114-115.
Montalembert mourut à Rome, le 13 mars 1870, alors qu'il venait de livrer à la publicité une lettre dans laquelle il saluait l'abbé Gratry comme "le prêtre éloquent et intrépide" qui, à la suite du "grand et généreux évêque d'Orléans", avait eu le courage, dans ses lettres publiques à Mgr Dechamps, "de se mettre en travers du torrent d'adulation, d'imposture et de servilité où nous risquons d'être engloutis". Le P. d'Alzon nous dit quelle fut son attitude personnelle entre le comportement de la minorité et celui du Pape Pie IX.
En voici une nouvelle. Hier, à Saint-Louis des Français, à 3 heures, l'abbé Bougaud [vicaire général de Mgr Dupanloup] qui prêche le carême dit : "Mes frères, vous êtes invités à vous rendre demain à un service qui sera célébré pour le repos de l'âme de M. de Montalembert, dans l'église de l'Ara cœli, c'est-à-dire au Capitole. M. de Montalembert a péché, ce n'est pas une raison pour qu'on ne prie pas pour lui."
[...] Ce matin, une centaine d'évêques de l'opposition montaient à l'Ara cœli et s'en retournaient comme ils étaient venus. Veuillot avait reçu une lettre d'invitation, il s'en est retourné comme les autres. Une personne qui était hier chez Mérode m'avait assuré que c'était par l'ordre du Pape que le service avait été contremandé. On m'avait demandé hier soir si j'irais. J'ai déclaré que je croirais faire une abomination. En apprenant la mort de Montalembert, j'ai vite dit un de profundis pour lui; pour lui, j'ai dit avant-hier la messe, mais faire une manifestation me paraissait horrible. J'ai dit à Veuillot que j'ai vu ce matin : A Rome, vous aviez seul le droit d'y aller; tout autre que vous y aurait fait acte de faction.
b)
De la lettre ouverte du P. d'Alzon à Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, Rome, le 29 mars 1870. - Minute ACR, AN 239; T.D. 39, p. 187-189.
Mgr Dupanloup ne cessait d'en appeler à l'opinion publique pour accroître la prise de position de la minorité des Pères au concile. Au début de mars 1870, il publie une réponse à Mgr Dechamps, archevêque de Malines, où il suspecte à nouveau les agissements des vicaires généraux qui dépassaient leur mandat, par des prédications inconsidérées sur la foi traditionnelle de l'Eglise. Le P. d'Alzon, vicaire général de l'évêque de Nîmes, relève l'inanité de cette assertion, puisque, en ses prédications, il n'a fait que suivre le sentiment des Pères qui allient les privilèges de l'Eglise à ceux de la Vierge Marie.
On me fait remarquer dans votre récente réponse à l'illustre Archevêque de Malines les paroles suivantes : "Quant à moi, mes observations ne sont venues qu'après les provocations faites du haut de la chaire par des Vicaires généraux, dans la cathédrale même". Peut-être les personnes qui surveillent, de votre part, les provocations des Vicaires généraux, dans la cathédrale même, ont-elles découvert plusieurs coupables. Je suis un de ceux-là, peut-être seulement celui-là ; il n'importe. Puisque vous me provoquez, vous aussi, Monseigneur, permettez-moi de vous faire part d'une conviction bien ancienne déjà. Elle repose sur une théorie très catholique, dont voici la substance.
La vérité est la lumière, l'aliment de notre intelligence, et plus notre intelligence reçoit de vérité, plus elle se développe et se fortifie, plus elle devient lumineuse. Dans l'Eglise les vérités, écoulement de la Vérité suprême, se divisent en deux catégories : celles que son autorité divine impose avec L'anathème pour sanction, et les vérités qu'elle enseigne, sans exclure encore de son sein les rebelles qui ne les acceptent pas. Certaines personnes font consister la liberté de leur conscience à ne subir que des dogmes rigoureusement définis, comme si en matière de foi il n'y avait de péché que dans l'hérésie formelle. La plupart des catholiques, jaloux d'accomplir leur devoir tout entier, vont au-devant de l'enseignement de l'Eglise, pourvu qu'il soit de l'Eglise. Laissant à d'autres leur raide indépendance, ces catholiques, eux, ont besoin de mieux connaître en croyant plus, afin d'aimer davantage .
Quels sont les plus heureux ? L'Eglise tolère, sans l'approuver, la liberté périlleuse des uns, mais à la plénitude de son enseignement répond seule la parfaite docilité des autres. Telle est la théorie de plusieurs grands théologiens, de Suarez en particulier. Or, pour l'appliquer aux circonstances présentes, il y a plus de vingt-cinq ans, on a dit que si l'on voulait étudier l'avenir de la doctrine catholique, il était aisé de prévoir que la première fleur éclose de sa tige serait la définition de l'Immaculée Conception, la seconde, l'infaillibilité du Pape. Eh bien ! quand l'Immaculée Conception a été définie, de nombreux chrétiens, même des Vicaires généraux, se sont permis de dire que l'infaillibilité ne tarderait pas à l'être.
En effet, en dehors de bien d'autres motifs, il y a dans le rapport de ces deux vérités une raison de convenance qui semblait le demander impérieusement. Jésus-Christ a toujours traité sur un pied presque égal, Marie, sa mère, et l'Eglise, son épouse. Toutes deux sont mères, toutes deux sont vierges, fait observer saint Augustin: Ecclesia quoque et virgo et mater est. Si Marie est la plus pure des vierges, l'Eglise ne l'est pas moins; l'une a enfanté la Vérité, l'autre a le dépôt de la vérité. Or, il semblait admirablement convenable que le Pontife, qui a posé la plus pure des couronnes sur le front immaculé de Marie, vît dans sa personne proclamer ce qu'on peut appeler le triomphe de la virginité de l'Eglise. Le docteur d'Hippone nous montre les évêques empressés à veiller sur la virginité de l'épouse du Christ : Quomodo virgo non est, cujus integritate consulimur ? Or, où est-elle cette virginité dans tout son éclat ? Elle n'est pas dans l'Eglise enseignée. Peut-on dire absolument qu'elle est dans l'épiscopat, quand on a vu et qu'on voit encore tant d'évêques hérétiques ? Elle est, comme dans son réservoir, dans la tête et dans le cœur du Souverain Pontife, d'où elle se répand sur l'épiscopat uni à Pierre. Et ce sera un grand concile que celui qui, par l'infaillibilité du Pape, aura proclamé ici-bas le principe de la virginité de l'Eglise.
c)
De la lettre du P. d'Alzon à du Lac, Rome, le 31 mai 1870. - Orig. ms. ACR, AN 238; T.D. 39, p. 184-186.
Le P. d'Alzon avait conscience que la définition de l'infaillibilité était aussi légitime qu'inévitable. En même temps, il se rendait compte que toutes les agitations faites là-contre ne pouvaient que troubler les consciences. Aussi adresse-t-il à son ami du Lac, rédacteur à l'Univers, un article très grave que lui dicte sa conscience : il faut prévenir les fidèles du danger qui les menace et en même temps faire preuve d'une noble charité envers les adversaires de l'infaillibilité.
Permettez-moi de rompre un silence bien long déjà. Je crois devoir remplir un devoir de répéter dans les colonnes de l'Univers un cri qui, à Rome, s'échappe de toutes les consciences catholiques; un cri qui déchire le cœur de ceux qui le profèrent, mais qu'il faut bien, malgré soi, prononcer : l'hérésie commence.
L'hérésie commence, et le meilleur moyen de l'étouffer au plus tôt, c'est de signaler son apparition. [...] Les correspondances, les brochures, la conduite de plusieurs, ont fait réfléchir et voir la conséquence de certains principes, et l'hérésie est apparue. [...]
Que fera la minorité des évêques devant une condamnation moralement inévitable ? Au sein du concile, on se soumettra. Mais toutes les intelligences surexcitées par la lecture des pamphlets distribués de très haut se soumettront-elles ? Voilà la difficulté. Et sur la conscience de qui retombera la responsabilité de ces surexcitations ? Question terrible et que je ne puis résoudre que par ces mots : l'hérésie commence. [...]
Il faut que les fidèles soient avertis. Un prêtre qui livre son nom semble avoir le devoir de remplir ce rude devoir, et, en le remplissant, j'espère n'être pas démenti. A moi, après tout, si je me suis trompé, à demander pardon en public. En attendant, ma conscience sera déchargée d'un poids immense, si vous me laissez répéter, aussi loin que votre journal est répandu : l'hérésie commence.
Les fidèles seront préparés et l'acte de soumission à la future définition, très douloureuse pour plusieurs, sera moins pénible, parce qu'il sera prévu. Quant à ceux qui s'obstineront, ils ne pourront se plaindre de n'avoir pas été prévenus. [...]
J'ai une prière très instante à vous faire. Le Bref, si consolant et si plein d'éloges, adressé à l'Univers, justifie votre passé et les reproches qu'on a pu vous faire. Mais pour l'avenir, à cause de la très grande gravité des circonstances, de grâce, suspendez toute réflexion pénible envers les adversaires de l'infaillibilité. Le temps de la discussion, quoi qu'on dise, est passé. L'arrêt va être porté. Qu'aucun mauvais sentiment occasionné par ceux qui croient d'avance n'empêche la soumission de ceux que la sentence pourrait frapper et que rien n'entrave chez eux un acte de foi qui démentirait - et c'est mon vœu le plus ardent - mes sombres prédictions sur le commencement de l'hérésie (10).
23
Impressions du P. d'Alzon sur le concile
De retour à Nîmes, avant et après les événements de 1870-1871, qui eurent pour effet de suspendre les assises conciliaires, le P. d'Alzon présentera l'aspect positif des travaux du concile.
a)
Du discours des prix du 30 juillet 1870. - Orig.impr. ACR, DU 21, p. 4-7; T.D. 1-5, p. 254-267.
Prononçant un discours destiné à l'impression, le P. d'Alzon commence par dire que l'infaillibilité du Pape libère l'Eglise de tout césarisme et l'oblige, dans la sécurité de la foi, à la présenter selon les nouveaux besoins des peuples.
Plusieurs, je le sais, ont été effrayés des conséquences de cette solennelle proclamation. Ils y voient la condamnation anticipée de certains principes qui leur sont chers. [...] Mais qu'ils se rassurent. [...] Le Pape et les peuples, tel est le mot de l'avenir : le Pape, le plus haut représentant du vrai, du juste, du droit; les peuples, à élever de nouveau avec leurs formes nouvelles, pourvu qu'ils consentent à se laisser pénétrer de la sève chrétienne. Le Pape et les peuples, voilà ce que les évêques des pays libres voient dans l'infaillibilité pontificale : une plus haute autorité morale pour diriger selon la justice une plus grande liberté. Les peuples, s'agitant dans le cercle des révolutions, et la papauté leur apprenant à se former de nouveau, comme elle le leur enseigna après l'invasion des barbares.
Si le Pape est infaillible, il est le Docteur par excellence. Cette infaillibilité est en lui une infaillibilité perpétuelle, vivante, aussi étendue que le domaine de l'Eglise, destinée à empêcher qu'aucune erreur n'envahisse le troupeau du Christ, sans qu'aussitôt cette erreur ne puisse en être victorieusement repoussée.
Mais il y a plus. Cette proclamation a besoin de prouver son opportunité, et cette opportunité se montre par les nouveaux besoins des peuples, par les nouveaux devoirs à remplir envers eux.
Jetez les yeux autour de vous ! Quel fait plus manifeste, dans le monde social, que les bouleversements apportés par les idées révolutionnaires ? Que faut-il dire à tous ceux qui ont conservé une ombre de foi ? Voici la vérité dans sa plénitude et sa certitude inébranlable. Mais il faut que cette vérité soit prêchée avec ensemble, non seulement dans ses principes, mais encore dans ses applications pratiques. Il faut que l'on puisse faire sentir au doigt, et d'un bout du monde à l'autre, tout ce que certaines doctrines ont de faux, d'erroné, de funeste; et pour cela, il faut une direction plus une dans l'impulsion donnée aux idées catholiques, ces idées se développant dans les écoles de théologie, dans les chaires chrétiennes, dans les établissements d'instruction à divers degrés.
b)
D'un article de la "Revue de l'Enseignement chrétien", mai 1871. -Tome 1, p. 56-58; T.D. 6, p. 86-105.
Parlant de la réforme de l'enseignement, et pour préparer la liberté de l'enseignement supérieur en France, le P. d'Alzon s'appuie sur l'œuvre du concile.
Pour les catholiques, le Concile du Vatican est une lumière providentielle qui les avertit de l'importance attachée par l'Eglise à la nécessité de donner à l'enseignement, en face des théories délétères de la libre-pensée, quelque chose de plus précis pour les masses; c'est ce qu'indique le décret sur le catéchisme universel. En même temps, la constitution sur l'Infaillibilité nous fait voir combien était indispensable la proclamation d'un docteur doué du privilège permanent de frapper les erreurs, de fixer les vérités nécessaires aux temps présents, sans que les vaines chicanes du gallicanisme théologique ou gouvernemental vinssent, avec un plus ou moins hypocrite respect, dire au vicaire de Jésus-Christ : vous ne savez ce que vous enseignez.
Si l'on ajoute à cette considération cette autre marque que la première constitution dogmatique du Concile a pour but d'atteindre les grandes erreurs philosophiques du jour, on arrivera à cette conclusion que Pie IX a voulu faire examiner, dans les délibérations conciliaires, d'une part les grands écueils de la pensée humaine, de l'autre le moyen le plus assuré d'en prévenir les conséquences funestes, d'en guérir les maux de toute espèce, en montrant, dans un juge infaillible du vrai et du faux, du bien et du mal, le vrai médecin des intelligences et des sociétés malades. [...]
Est-ce à dire que toute proposition sortie de la bouche ou de la plume d'un docteur romain doive être immédiatement et sans discussion reçue comme parole d'Evangile ? L'admettre serait insensé tout d'abord, et de plus, ce serait surtout nier cette admirable liberté d'opinion et de controverse qu'à Rome on respecte plus que partout ailleurs, quand il ne s'agit pas du fond de la doctrine. Sécurité dans l'esprit d'obéissance, liberté au nom du sentiment de cette obéissance même : voilà ce qui garantit, avec l'immuable attachement à la foi, la plus grande puissance d'efforts pour élargir sans danger les horizons de cette même foi.
c)
De l'allocution prononcée par le P. d'Alzon à la clôture du Chapitre général de 1873, Nîmes le 18 septembre 1873. - Orig.ms. ACR, AD 24; Circulaires aux religieux de l'Assomption, p. 50-52, Paris, 1912 ( = T.D. 14).
Même si le Concile n'a pu traiter une question qui lui était chère, le P. d'Alzon reconnaît que la légitimité des congrégations apostoliques n'a pas été contestée.
Les évêques se rendaient à Rome; j'avais l'honneur d'y suivre le mien. J'y allais aussi comme croyaient devoir y aller les chefs de jeunes Congrégations, afin d'étudier ce que le Concile déciderait par rapport à leur existence. Les événements ne permirent pas d'aborder les questions relatives aux familles religieuses; mais déjà il était facile de voir que la sagesse romaine ne voulait point, quoi qu'on eût dit, porter atteinte à des droits acquis. Elle protégeait bien plutôt un mouvement semblable à celui qui modifie et améliore, au temps des grandes guerres, la tactique et les instruments de destruction, la discipline des armées, et fait une science progressive de l'art de s'entretuer. Seulement, le mouvement analogue pour l'Eglise était le résultat de l'expérience de ses luttes avec des ennemis sans cesse plus opiniâtres, plus furieux et plus habiles. Si les cohortes de la puissance des ténèbres étaient plus nombreuses et mieux préparées, l'Eglise voulait avoir des bataillons plus fermes, plus intelligents, plus énergiques. Dès lors, de nouvelles recrues organisées ne pouvaient qu'être d'un grand secours à ses vieilles légions monastiques.
Je fus bien vite rassuré, et mes préoccupations se portèrent uniquement sur la grande question pontificale.
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Divers témoignages sur la présence du P. d'Alzon au concile du Vatican
Les lettres du P. d'Alzon écrites pendant le déroulement du concile révèlent une grande activité, marquée par le sens de l'Eglise. Dans les hommages qu'ils rendront à ce serviteur de l'Eglise, plus d'un reviendront sur la loyauté de son dévouement au cours des assises conciliaires.
a)
De la lettre du P. Galabert au P. Emmanuel Bailly, Andrinople, le 24 juin 1884. - Orig.ms. ACR, 2 BO 298.
Le P. Galabert (v. supra 10, note) retient une impression générale qui, dit-il, ne saurait être démentie. Cependant, dans le témoignage qu'on lira plus loin (v. infra d), Mgr Mermillod auquel il fait appel ici, n'ira pas jusqu'à dire que le P. d'Alzon a été l'inspirateur du décret sur l'infaillibilité. Pieuse exagération qu'inspirent à un homme à la mémoire défaillante, les sentiments de vénération qu'il nourrit à l'égard du P. d'Alzon.
J'aurais aussi bien des choses intéressantes à vous dire sur l'action du P. d'Alzon pendant le concile. Sur ce point, je puis retrouver des notes qui aideront ma mémoire. Mais aussi, j'aurais besoin d'être interrogé. - Je puis vous dire d'une manière générale qu'il a été la cheville ouvrière de la définition; et je ne craindrai pas d'affirmer qu'il est l'inspirateur, sinon le rédacteur du texte définitivement adopté. Cette assertion ne serait certainement pas contredite par aucun des évêques infaillibilistes dès le début. Mgr l'évêque de Moulins vous parlera certainement dans le même sens, ainsi que Mgr Mermillod, l'archevêque de Fribourg.
b)
De la lettre de Mgr Sauvé au P. V. de P. Bailly, Angers, le 29 novembre 1880. - Orig.ms. ACR, GT 370.
Recteur de l'Université catholique d'Angers, Mgr Sauvé offre au P. Picard ses condoléances pour la mort du P. d'Alzon.
Vous avez fait une grande perte : quel homme que ce P. d'Alzon et quel Père que cet homme ! C'est à Rome que je l'ai connu, et vous savez que les liens qui se forment dans cette ville semblent participer de son immortalité. Je le vois d'ici, durant le Concile, se donnant, se dévouant, se dépensant de mille façons pour obtenir la définition tant désirée. Je le vois aussi étudiant avec une juvénile ardeur la philosophie chrétienne de Sanseverino et allant ainsi au-devant des désirs de Léon XIII.
c)
De la lettre d'Auguste Pécoul au P. E. Bailly, Paris, le 25 juin 1884. -Orig.ms. ACR, DQ 348.
Au P. Emmanuel Bailly qui lui demande ses souvenirs sur le P. d'Alzon, Auguste Pécoul, alors attaché d'ambassade à Rome, écrit :
A Rome, pendant le Concile, j'ai vu le T.R. Père au moins une fois par jour. Nous nous passions les nouvelles. Il me donnait ses instructions, prenait des livres chez moi, me prêtait les brochures, etc. Je puis dire que nous avons vécu ensemble. [...] Je regrette doublement aujourd'hui de n'avoir pas tenu journal des incidents extrinsèques du concile, il n'y aurait pas eu une page sans le nom du vénéré Père.
d)
Note de Mgr Mermillod non datée, rédigée pour le P. E. Bailly après la mort du P. d'Alzon. - ACR, DL 67.
Le cardinal Mermillod, à la demande du P. E. Bailly, écrivit ce qui suit, sur l'activité du P. d'Alzon au "bureau de presse de Vatican I"; durant le concile, les liens d'affection entre Mgr Mermillod et le P. d'Alzon s'accrurent encore.
Lorsque la presse du dehors parlait avec tant de légèreté des grandes assises de la catholicité, lorsqu'on tentait de soulever l'opinion publique dans le monde, le Souverain Pontife, Pie IX, demanda à Mgr Manning, à Mgr Dechamps et à Mgr Mermillod d'organiser des correspondances loyales, sincères, prudentes, qui, dans les différentes parties du monde, publiassent simplement les faits du concile et écartassent les préjugés soulevés contre son action et les doctrines de l'Eglise. Les hommes les plus éminents de l'Angleterre, de l'Allemagne, des Etats-Unis, de la France, de l'Espagne apportaient leur concours à cette œuvre. L'abbé d'Alzon était certainement un des ouvriers les plus intelligents et les plus dévoués, et ses correspondances ont été marquées de cette empreinte catholique, de cette fermeté de doctrine et de cette distinction de la forme qui les ont fait accepter même des adversaires.
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1. Pour l'histoire du concile, voir : AUBERT, Pontificat de Pie IX, p. 311-367; ou encore : Vatican I, édition de l'Orante, Paris 1964, 342 pages. - Pour le rôle du P. d'Alzon, voir : VAILHE, Vie, II, p. 515-567.
2. Le P. d'Alzon écrivait de même, le 12 août 1869 à Mère Emmanuel-Marie Correnson : "Il me semble que mon œuvre à moi n'est pas tant de m'occuper à préparer le concile, que de travailler à en recueillir les fruits, par une association de prières, de bonnes œuvres, de publications en harmonie avec la direction que donnera le concile." (T.D. 29, p. 249).
Et encore, au P. Emmanuel Bailly, le 13 août : "Vous devriez faire avec les hommes de l'Adoration, une petite association pour le concile. Voici en quoi elle consisterait : La récitation du Veni, Creator le matin, les litanies de la Sainte Vierge le soir et la promesse de faire tout ce que l'on pourra pour faire accepter les décisions du concile dans le sens où elles auront été données" (T.D. 31, p. 35).
3. Le P. Galabert, religieux de l'Assomption et théologien de Mgr Popov, évêque de l'Eglise bulgare-unie, dans une lettre adressée au P. Alexis Dumazer le 17 avril 1870, donnera le témoignage suivant sur l'activité du P. d'Alzon, dont la source est à prendre du côté du dévouement à l'œuvre du concile :
"Son séjour dans la Ville éternelle lui a rendu sa force, son activité et son énergie des temps jadis; depuis longtemps je ne l'ai vu aussi bien portant. Il s'est consacré à l'œuvre du concile avec un dévouement admirable; et quoiqu'il ne paraisse pas officiellement, il aura, pour sa bonne part, contribué au succès de la bonne cause par ses visites fréquentes aux évêques et surtout par la manière dont il se met à la disposition des principaux pour leur servir d'intermédiaire et les amener à s'entendre, afin d'agir de concert" (Orig.ms. ACR, 2 BL 215).
4. Ce même jour, le P. d'Alzon écrivait à Mère M. Eugénie : "Il ne faut pas se faire illusion; nous touchons à l'une des époques les plus formidables de la vie humaine. L'Eglise, en face de tout ce que le monde enfante d'erreurs, aura besoin de transformer tous ses plans de bataille et, si je puis dire, de stratégie. On m'a recommandé de garder le secret là-dessus, mais on m'a affirmé que le général des Jésuites s'occupait de voir comment il adapterait sa Compagnie à la démocratie. Que dites-vous de cela ? Oui, il est évident que nous allons jusque là. Le Pape lui-même le sent. Tous ici le sentent, et je suis sûr que les nouvelles congrégations ne leur déplaisent pas autant que plusieurs semblent le croire, ils ont besoin de force, de vie, d'initiative et c'est là qu'ils en trouvent" (Orig. ms. ACR, AD 1533; T.D. 24, p. 79).
5. Par une lettre du 16 avril 1870, Mgr Plantier demandera à retourner dans son diocèse en laissant à Rome comme procureur : dilectissimum magistrum Emmanuelem d'Alzon, nostrum vicarium generalem, ingenio doctrina pietate profundaque exaltationis sanctissimae Sedis devotione insignem (Acta, n° 233). Ajoutons que Mgr Doney de Montauban, malade lui aussi, en fera autant par une lettre du 26 mai 1870 (Acta, n° 342).
6. Ancien élève du P. d'Alzon, attaché à l'ambassade de France à Rome, comme il l'avait été à Madrid, Auguste Pécoul fit bénéficier son maître des relations qu'il avait, soit avec les autorités de l'ambassade, soit avec les évêques espagnols.
7. Il s'agit du Comité international de la majorité, qui s'était constitué, à l'exemple de ce qu'avait fait la minorité, en dehors des assises conciliaires.
8. Sténographes du concile.
9. Allusion à la mort de Maurice de Giry, tombé au service du Pape, lorsque fut forcée la Porta Pia.
10. En expédiant cette lettre, le P. d'Alzon écrit le 31 mai au P. V. de P. Bailly : "Mgr Manning, Mgr Mermillod, les évêques de Quimper et de Ratisbonne l'approuvent" (ACR, AG 271; T.D. 27, p. 220). Cependant, ni Veuillot, ni Keller n'oseront publier cet article qui voulait par un cri étouffer dès son apparition l'ombre même de l'hérésie.