CHAPITRE VII.2
RELATIONS D'EMMANUEL D'ALZON
AVEC FÉLICITÉ DE LAMENNAIS (SUITE)
(1830 - 1835)
17
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, ? mai - 28 mai 1834
a)
Lettre (perdue) de l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome, mai 1834,
Lamennais vient donc de publier à Paris le 30 avril Les Paroles d'un Croyant. L'ouvrage ne tarde guère à défrayer les conversations à Rome. "Qu'est-ce que cet ouvrage de l'abbé de la Mennais que l'on annonce ?" écrit l'abbé d'Alzon à sa sœur Augustine le 10 mai et il lui en demande un exemplaire (v., Lettres, I, p. 560).
Sans l'avoir reçu encore, il lui écrit de nouveau le 15 mai : "J'ai vu un fragment de l'ouvrage de M. de la M[ennais]. Je suis fort embarrassé parce que j'ai peur qu'on ne me le laisse pas arriver. Prie M. Bonnetty de voir s'il n'y aurait pas moyen de me l'envoyer par occasion. Écoute. Voici ce que tu feras: tu verras s'il n'y a personne qui vient ici, et s'il y a quelqu'un à qui tu puisses le remettre, tu le prieras d'en couper les feuilles. Les livres ouverts ne sont pas arrêtés. On prétend que le Saint-Père n'est pas content, mais la personne de qui je tiens ce fait est sujette à caution."
Puis il ajoute : "A moins que tu ne sois préoccupée par d'autres pensées, tu me donneras ton opinion sur l'état des jeunes gens qu'on nous présente comme si favorables à la religion. Pour moi, je ne sais que penser. Je voudrais bien écrire à l'abbé de la M[ennais] sur une idée qui m'était venue, mais je crois que peut-être il ne me comprendrait pas" (V., Lettres, I, p. 563-565).
Nous avons là la date à partir de laquelle l'abbé d'Alzon pense écrire à Lamennais, comme aussi l'objet principal de sa lettre : pour la formation de cette jeunesse favorable à la religion, ne serait-il pas bon de songer à la création d'un séminaire français à Rome, où la formation échapperait à toute emprise gallicane. C'est du moins ce qu'il résulte de la réponse de Lamennais à cette proposition jugée irréalisable.
Ni dans la lettre de l'abbé d'Alzon, ni dans la réponse de Lamennais il n'est encore question, au moins de façon explicite, des Paroles d'un Croyant.
b)
Lettre de Lamennais à l'abbé d'Alzon, 28 mai 1834.- Orig.ms. ACR, DH 19; V., Lettres, I, Appendice, p. 876-878; LE GUILLOU, VI, p. 119-120.
Lamennais donne un avis négatif et motivé au projet que l'abbé d'Alzon lui a soumis : ouvrir à Rome un séminaire français pour la formation de la jeunesse favorable à la religion, D'ailleurs, tient-il à préciser, la jeunesse active et pensante d'aujourd'hui tient à promouvoir en dehors du catholicisme et de la hiérarchie, les droits de la liberté intellectuelle et de la liberté sociale, et, par-là, assurer les destinées du christianisme dans le monde.
Je ne crois pas, mon cher Emmanuel, à la possibilité de réaliser le projet sur lequel vous me demandez mon avis. Non seulement, en premier lieu, on n'aurait à attendre aucun appui efficace de R[ome], mais le succès même, qui susciterait immédiatement des jalousies, ferait bientôt naître des intrigues et attirerait des persécutions. Il suffirait d'ailleurs qu'on sortît des voies routinières pour devenir au moins suspect dans le pays du monde où on redoute le plus l'apparence même de la nouveauté. Consultez là-dessus autour de vous, et je me trompe fort si les hommes d'expérience ne confirment pas ce que je vous dis en ce moment.
Mais ce n'est pas là encore la plus grande difficulté. Il faut, en second lieu, qu'un Séminaire appartienne à quelqu'un, dépende de l'autorité d'un ou de plusieurs évêques. De qui dépendrait, à qui appartiendrait celui dont vous me parlez ? Il ne saurait relever directement du Pape, car alors comment serait-ce un Séminaire français ? Vous connaissez assez nos évêques pour être sûr d'avance que la plupart, au moins, ne seraient pas disposés à voir d'un bon œil, ni l'établissement en lui-même, ni les élèves qui en sortiraient. Ils ne s'accorderont pas davantage à fonder ensemble une pareille maison, et le gouvernement, quand ils le voudraient, ne le leur permettrait pas. Que si l'on obtenait pour cela l'assentiment d'un ou de plusieurs d'entre eux, ce ne serait certainement qu'à la condition naturelle de la confier, comme les séminaires anglais ou irlandais, à des hommes de leur choix. Or, ce choix, sur qui tomberait-il ? Vous le savez aussi bien que personne.
On aurait pour tout bien une seconde édition de ce que l'on a déjà. L'unique différence serait peut-être qu'il s'opérerait comme une fusion des petitesses, des inconvénients et des misères des deux pays. Pour mon compte, je suis convaincu qu'on ne saurait raisonnablement compter sur autre chose; et encore n'ai-je indiqué qu'une partie des difficultés.
Dans toute la sincérité de mon âme, je ne vois rien d'utile à faire aujourd'hui.
Il y a, sur ce qui touche à la religion, trois ordres de personnes à considérer en France. La partie du peuple qui a conservé la foi et qui, presque partout avec assez de tiédeur, accomplit les pratiques dont elle a l'habitude. Le gouvernement qui, pour s'assurer de cette portion du peuple par le clergé, protège celui-ci matériellement et le tient sous sa dépendance. La partie active de la nation, celle qui la représente dans l'ordre intellectuel, comme dans l'ordre politique, et qui va se recrutant de plus en plus parmi la jeunesse. Cette portion, à la prendre en masse, n'a plus de haine pour le clergé, pour le catholicisme, mais elle le croit mort ou mourant; elle croit du moins que, pour répondre aux besoins de la société, il doit subir une grande transformation. Les destinées du christianisme ne lui paraissent pas finies dans le monde, mais ils le croient épuisé sous sa forme actuelle à cause de leur mépris profond pour la hiérarchie, et parce qu'ils ne croient pas possible, cette hiérarchie restant ce qu'elle est, d'assurer suffisamment les droits de la liberté intellectuelle et de la liberté sociale.
Il s'est imprimé, depuis peu, dans plusieurs journaux, des choses bien remarquables en ce genre. Je me bornerai à transcrire quelques lignes du Bon Sens :
Qu'on ne s'y trompe pas : le Français n'est pas irréligieux. Les grandes discussions philosophiques du dernier siècle n'ont pu effacer en lui l'instinct inné qui nous élève vers le Créateur. Le Français est religieux, mais il est aussi l'ami de la liberté et de l'égalité. En ce sens, il est plus chrétien que maint autre peuple, puisqu'il veut faire respecter en lui le plus beau don que nous ait fait le ciel : la liberté. Aussi ne prêchons-nous pas l'irréligion, mais la tolérance. Nous sentons trop combien la religion est fondée dans notre nature, nécessaire à notre bonheur; mais toute religion intolérante et corruptrice doit finir, nous le sentons aussi. Quant à l'avenir, nous disons avec M. de Potter: C'est là notre conviction intime et profonde, que la vérité apparaîtra à un point de vue plus élevé que celui où la cherchent vainement la philosophie et le catholicisme, aujourd'hui antagonistes, et qu'elle réunira sous sa toute-puissante influence les hommes de sens et d'équité de l'une et de l'autre école.
Ces paroles graves et sans passion me paraissent résumer très exactement les pensées qui dominent dans la génération présente. Je vous réitère, mon cher Emmanuel, l'assurance de mon tendre et inaltérable attachement. Veuillez offrir celle de mon respect au bon c[ardinal] M[icara].
18
Postscriptum de l'abbé d'Alzon à une lettre de Mac-Carthy adressée à Lamennais, Rome 24 mai 1834. - LE GUILLOU, VI, Appendice, p. 621.
Écrivant à son père le 5 juin 1834, l'abbé d'Alzon ajoutait en fin de lettre ces quelques lignes : "J'ai peur qu'une lettre que j'adressai à Augustine, et dans laquelle s'en trouvait une pour M. de L[a] M[ennais], ne soit arrivée trop tard. Si elle vous arrive à Lavagnac, je vous prie de l'expédier le plut tôt possible à son adresse." (V., Lettres, I, p. 581).
Ces lignes font allusion à une lettre de Mac-Carthy du 24 mai adressée à Lamennais : "Je profite, mon Père, lui écrit-il, d'une occasion que me fournit M. d'Alzon pour vous donner de mes nouvelles et vous exprimer ma sympathie avec ce que vous pensez et ce que vous faites. Pendant les quinze derniers jours, on n'a parlé ici que de vous et de votre livre... Vos amis, ici, attendent avec impatience votre petit ouvrage. Moi qui l'ai déjà lu, je voudrais le relire. On dit que des exemplaires sont déjà arrivés chez un libraire, mais on ne sait pas encore si le gouvernement lui permettra de les vendre... De d'Alzon qui va vous écrire prochainement, je ne dirai rien excepté que son amitié est presque ma seule ressource dans l'isolement où je me trouve. Je le vois presque tous les jours et l'aime toujours davantage. Il se charge d'envoyer cette lettre à sa mère qui vous l'acheminera."
En cours de lettre, Mac-Carthy a rapporté diverses réactions romaines à la parution des Paroles d'un Croyant et il termine par un postscriptum : "Je viens d'apprendre qu'on a prohibé absolument votre ouvrage... On ne sait pas encore si le Pape en témoignera publiquement son déplaisir."
Et c'est ici que l'abbé d'Alzon écrit ces quelques lignes pour annoncer une lettre plus longue, celle du 12 juin, à Lamennais :
Le bon Charles me laisse un coin de sa lettre pour vous exprimer combien je partage toutes les émotions qu'ont dû vous faire éprouver les jugements si sévères portés sur votre œuvre. Je me réserve de vous écrire d'ici à quelques jours pour vous apprendre ce qu'en pensent vos amis et ennemis. Permettez-moi de vous dire combien mon dévouement pour vous se resserre par la persécution qui pèse sur vous.
Emmanuel
19
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 12 juin - 28 juin 1834
a)
De l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome le 12 juin 1834. - Publiée d'après l'original par G. GOYAU, Le portefeuille de Lamennais, Paris, 1930, p. 146-149; T.D. 19, p. 6-8(28).
L'abbé d'Alzon avait donc promis une lettre à Lamennais, mais il ne voulut l'écrire qu'après avoir lu les Paroles d'un Croyant en entier. Aussi eut-il le temps, écoutant les uns et les autres, de se faire une opinion sur l'opportunité et sur le fond de la publication.
Le 20 mai, il écrit à son père : "Vous avez sans doute connaissance du dernier ouvrage de l'abbé de Lamennais. La Quotidienne(29) paraît l'avoir, jugé assez favorablement. Il paraît aussi que ses amis sont effrayés de cette publication. Je n'en connais encore que quelques extraits, mais il me semble qu'il y brise bien les vitres. Est-ce un mal ? C'est ce que je ne puis dire, car il faut que ces questions se décident. Or elles ne peuvent se décider que par quelque coup violent. Si l'abbé de la Mennais est condamné, il se soumettra; s'il ne l'est pas, il publiera son ouvrage sur les maux de l'Eglise et ses remèdes. On verra alors sur quoi repose la royauté actuelle. Le tort de l'abbé de la M[ennais] me paraît d'avoir attaqué le pouvoir en général; s'il n'avait attaqué que les rois de nos jours, on l'eût toléré." (V., Lettres, I, p. 567-568).
Dans une autre lettre à son père du 5 juin, il précise : "Ce que j'en connais me fait regretter qu'il n'attaque que les rois. Les peuples ne sont pas moins coupables, et c'est peut-être à cause d'eux que les rois sont mauvais." (V., Lettres, I, p. 578).
Enfin, le 7 juin, il écrit encore : "Je vais me promener ce soir avec le cardinal Micara; je verrai ce qu'il me dira. Pour mon compte, je suis toujours en suspens et je désire bien que Paul Delaroche(30) arrive bientôt à Rome, puisqu'il doit me le porter." (V., Lettres, I, p. 580).
Par ailleurs, le 2 juin, il mande à sa sœur : "Pour moi, je m'applaudis tous les jours de me trouver ici. J'aurais passé au Séminaire de Montpellier un temps insupportable, à cause des Paroles d'un Croyant; ici, au contraire, je me trouve à merveille pour voir comment vont les choses. Je mets de l'eau dans mon vin, de la raison, du poids, de la gravité (ne ris pas, je te prie). Le voyage de Rome m'a fait, en un mot, un bien infini." (V., Lettres, I, p. 574).
En attendant qu'il puisse avoir et lire l'ouvrage en entier, l'abbé d'Alzon a consulté les PP. Ventura et Olivieri et le cardinal Micara. Le 17 mai, le P. Ventura lui disait : "Sa publication me fait une vive peine, j'aurais voulu qu'il séparât la politique de la religion pour ne pas se mettre dans le cas de l'Index... Il est possible que l'abbé de Lamennais voyant la république sur le point de triompher en France ait voulu donner aux libéraux une garantie que la religion n'était point leur ennemie, et, dans ce cas, il a bien fait."
Le 19 mai, le cardinal Micara le prie "de réfléchir sur cette observation que je n'ai faite nulle part, et qui cependant peut faire impression. En effet, quel gouvernement est plus libéral que le gouvernement romain ? Tous y peuvent parvenir aux dignités, tous peuvent être élus à la papauté, sans distinction de fortune ni de famille. Tout s'y fait par Congrégations; le souverain ne peut jamais y parler seul". (Cf. "Conversations", T.D. 43, p. 27-28).
Dès qu'il eut reçu et lu l'ouvrage en entier, il écrit à Lamennais le 12 juin pour lui dire d'abord qu'il est le premier de ses amis à l'avoir lu, puis il réfère sur leur demande les propos des PP. Ventura et Olivieri. Enfin il exprime à l'auteur la réserve qu'il avait faite sur le fond de son ouvrage dès la première connaissance qu'il en avait eue.
Monsieur l'abbé,
J'ai lu enfin les Paroles d'un Croyant. Bien peu de monde ici a eu ce privilège, à cause des défenses faites à la poste et à la douane de laisser passer cet ouvrage. Aucun de vos amis que je connais n'a pu le lire, excepté moi. Cependant on a essayé de le juger par les extraits donnés par les journaux, et, si je ne me trompe, on a eu tort. Certains passages isolés présentent des idées qui pourraient choquer et qui, mis à la place qu'ils occupent dans le livre, perdent leur trop grande rudesse et s'expliquent très bien. On conçoit que les journaux qui vous ont critiqué ne se soient pas gênés pour exagérer dans leur sens, en tronquant comme ils l'ont fait. Ainsi, d'après un extrait, le P. V[entura] croyait trouver une proposition anticatholique dans une attaque faite contre le pouvoir des rois en général; je crois que cette proposition se comprend très bien en la mettant à côté d'un passage du chapitre 18.
Le P. Olivieri est de tous les hommes que j'ai vus celui qui a été le moins ébranlé. L'abbé de la M[ennais], me disait-il, est un homme effrayant; il a prédit tant d'événements qui se sont accomplis qu'il est impossible de ne pas voir dans son nouvel ouvrage une prophétie. Il est persuadé que l'on ne prononcera rien ici. Si l'on avait rendu une décision formelle, je n'eusse pas été fâché, je l'avoue, que Rome se prononçât à la fin, mais les Jésuites demandaient une vague désapprobation de l'Index : ce juste milieu me paraît le pire des partis. C'est ce qu'a pensé le P. V[entura] , qui avec le P. Olivieri vont disant partout qu'il serait dangereux de s'arrêter à une mesure ambiguë, parce que ce serait pour vous une raison de pousser les choses à l'extrême. Je crois être sûr que l'on gardera le silence; l'ambassadeur de France demande qu'on ne parle dans aucun sens, de peur d'ajouter un nouveau scandale lorsqu'il y en a assez d'un premier. Le Pape est, dit-on, toujours très mécontent. Je faisais l'autre jour au P. Olivieri quelques observations sur les dispositions du Saint-Père. "Mon ami, me répondit-il, l'Eglise est comparée par saint Augustin à une barque battue par les flots; il s'exprime ainsi : Turbari potest, mergi non potest. Nous voyons se réaliser dans ce moment la première partie de la proposition; il arrive quelquefois que le capitaine et les matelots ne savent où ils vont, tant le danger est grand, le vaisseau n'est pas englouti pour cela." Quoique je ne résume pas tout ce qu'il me dit là-dessus, en voilà bien le sens. Il me chargea à plusieurs reprises de vous assurer que tout ce qu'on pouvait dire contre vous ne l'empêcherait pas de vous être sincèrement attaché, et que lors même qu'il y aurait à dire quelque chose à la forme, il était persuadé que vous aviez bien raison pour le fond. On croyait qu'en étant fait Général de son Ordre il quitterait sa place de commissaire, le Pape n'a pas voulu le lui permettre; seulement il lui a donné un assistant de plus.
Les bruits les plus contradictoires courent sur Naples. Les uns prétendent que les rois y donnent une Constitution, d'autres assurent qu'il n'en est rien. On ajoutait que les Autrichiens allaient former un camp à Velletri; il paraît qu'il n'en sera rien.
Mac-Carthy est malade, il a eu hier une nouvelle attaque de ses spasmes. J'allai passer quelque temps auprès de lui, je l'ai laissé fort agité.
Me permettez-vous quelques observations sur les Paroles d'un Croyant ? Tout ce que vous dites est ou me semble vrai, sauf quelques attaques contre les rois, qui me semblent un peu exagérées; mais dites-vous toute la vérité ? Les rois sont-ils les seuls coupables ? Les peuples ne peuvent-ils pas réclamer leur part ? car si les princes sont un châtiment du ciel, le ciel n'a infligé ce châtiment qu'à des coupables, toute punition impliquant l'idée de faute, dans l'ordre de la Providence; car si Dieu a pu envoyer des peines à quelques hommes pour les éprouver, il n'a jamais, ce me semble, envoyé des maux aux nations que pour les punir.
En second lieu, vous attaquez particulièrement le pouvoir sous la forme monarchique. Mais ne pensez-vous pas que tout pouvoir, même sous une autre forme, a aujourd'hui dénaturé son essence et méconnu ses devoirs ? Tout pouvoir qui s'exerce en dehors de la loi de justice et de charité ne mérite-t-il pas les mêmes flétrissures ? Pourquoi réserver tous vos coups pour la forme monarchique ?
Adieu, Monsieur l'abbé, je me recommande à vos ferventes prières et suis pour toujours votre dévoué serviteur.
Emmanuel
Je vous prie de m'adresser vos lettres directement à Rome, ma mère n'étant plus à Paris, ou de me les faire parvenir par l'entremise de Bonnetty, qui loge à Paris, au bureau des Annales de philosophie chrétienne, rue Saint-Guillaume, n° 23.
b)
Lettre de Lamennais à l'abbé d'Alzon, le 28 juin 1834. - Orig.ms. ACR, DH 21; V., Lettres, I, Appendice, p. 880-881; LE GUILLOU, VI, p. 166-167.
Lamennais a écrit son livre par devoir de conscience et de conscience chrétienne. La justice et la charité de l'Evangile l'ont poussé à devenir le défenseur "des peuples qui aspirent au terme de leurs souffrances". "Quant à moi, je suis fort tranquille", écrit-il tout d'abord, avant d'en venir à la critique faite par l'abbé d'Alzon à son livre. Il s'en est pris aux rois parce que, de fait, eux seuls gouvernent et gouvernent par l'oppression. Il aurait d'ailleurs traité de la même façon toutes autres formes de pouvoir "qui violassent systématiquement et d'une manière permanente la loi de justice et de charité." Les tyrans ne peuvent avoir devant Dieu pour excuse "le défaut de sainteté de ceux qu'ils oppriment", et "il y aurait barbarie à vouloir rechercher rigoureusement si ceux qu'on dépouille de leurs droits, qu'on vole, qu'on emprisonne, qu'on tue arbitrairement sont tous bien purs, bien édifiants."
Je vous remercie, mon cher ami, des informations que vous me donnez par votre lettre du 12 juin. J'espère que les choses finiront sans bruit, et je le désire de toutes façons. Je vois d'assez près l'état des esprits, pour être sûr qu'on se nuirait beaucoup en se laissant aller à une irritation qui n'aurait, d'ailleurs, je le crois, aucun motif raisonnable puisé dans l'ordre des choses éternelles. Quant à moi, je suis fort tranquille, et, quoi qu'il arrive, j'en bénirai la Providence, qui disponit omnia suaviter et attingit a fine ad finem fortiter.
Pour répondre maintenant à vos questions, les rois sont seuls coupables du mal qui se fait par les rois. Comment voulez-vous qu'on en accuse les peuples, qu'on les rende responsables de leur propre oppression ? N'est-il pas clair qu'ils n'ont aucune action commune et générale, et que, précisément, on ne veut pas qu'ils en aient ? Où est, dans presque toute l'Europe, le peuple dont on pourrait dire : II a fait ceci ou cela ? Les peuples n'agissent pas, ils souffrent et aspirent au terme de leurs souffrances. Il existe sans doute dans leur sein beaucoup d'individus mauvais, mais ce genre de mal ne crée point de solidarité nationale, et ce serait une étrange excuse pour les tyrans que le défaut de sainteté en ceux qu'ils oppriment. Cette excuse serait également bonne jusqu'à la fin du monde. Aussi, ne puis-je voir dans la tyrannie une punition directe, selon le sens rigoureux du mot. Elle est une suite du mal et l'un des plus grands maux. Or Dieu ne veut aucun mal et il les réprouve tous.
J'attaque particulièrement l'abus du pouvoir sous la forme monarchique, parce que c'est, à la Suisse près, l'unique forme de pouvoir qui existe en Europe. S'il en était d'autres qui violassent systématiquement et d'une manière permanente la loi de justice et de charité, je les attaquerais également sans doute. Mais le pouvoir monarchique ne pourrait-il pas se modifier suffisamment pour être en harmonie avec la justice et les besoins pressants de la société chrétienne ? C'est une autre question. Quelques-uns croient qu'il le pourrait, et s'il le faisait réellement, il n'y aurait plus sujet de se plaindre. Moi, je ne le crois pas, pour beaucoup de raisons qu'il serait trop long de déduire ici. Au reste, l'avenir en décidera.
Toujours est-il vrai qu'on ne peut aujourd'hui attaquer le mal que là où il est. J'ajouterai que quand tous les droits sont violés, il y aurait de la barbarie à rechercher rigoureusement si ceux qu'on dépouille de ces droits, qu'on vole, qu'on emprisonne, qu'on tue arbitrairement, sont tous bien purs, bien édifiants. Qu'est-ce que cela fait à la question, et en quoi leurs fautes devant Dieu diminueraient-elles le crime des autres ?
Une vieille et terrible habitude incline le jugement des hommes du côté de la puissance, et c'est elle pourtant qui sera le plus sévèrement jugée par le juge suprême : Potentes potenter torquebuntur. Mille amitiés bien tendres au bon P. O[livieri] et à V[entura] , Je me recommande à vos prières et suis, mon cher ami, tout à vous de cœur.
20
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 1-18 juillet 1834
a)
De l'abbé d'Alzon et de Mac-Carthy à Lamennais, Rome 1er juillet 1834. - Publiée d’après l'original par GOYAU, Le portefeuille de Lamennais, Paris, 1930, p. 160-161; T.D. 19, p. 9.
Le 24 juin, l'abbé d'Alzon écrivait à son ami d'Esgrigny : "Le livre de l'abbé de la M[ennais] a fait un effet fort difficile à dire; d'abord parce qu'on ne l'a pas lu et qu'on en a parlé comme si on le connaissait... Je l'ai eu quelques heures entre les mains, je l'ai lu à La Gournerie. Les principaux amis de l'abbé ne le connaissent pas encore, vu que le livre est interdit à la douane et à la poste. Cependant il est à peu près certain qu'on n'en parlera pas, au moins pour le condamner... Pour moi, je n'ose le blâmer, mais je l'approuverais beaucoup, si certaines expressions en étaient retranchées." (V., Lettres, I, p. 594).
Or le lendemain du jour où l'abbé d'Alzon écrivait ces lignes, le Pape Grégoire XVI signait l'encyclique Singulari nos qui condamnait les Paroles d'un Croyant et l'abbé de Lamennais.
Le 30 juin, dès qu'il fut informé du contenu de l'encyclique, l'abbé d'Alzon écrivit à sa sœur Marie : "L'abbé de la Mennais est condamné par une encyclique qui déclare son dernier ouvrage scandaleux, erroné, impie, subversif de l’ordre, petit de taille, grand de malice. L'on n'y précise point les questions, on ne nomme pas l'auteur, on commande des prières pour sa conversion, on blâme en passant le système de philosophie. Comme je suis entièrement soumis, je suis tranquille pour mon compte, mais je tremble pour les suites, et je ne suis pas le seul... Adieu. Je suis, malgré ce, un peu vexé, mais je ne ferai pas de bêtise. Je suis allé, hier encore, baiser les pieds de saint Pierre et lui demander du courage pour moi et pour ceux qui en ont besoin." (V., Lettres, I, p. 597-598).
Le 1er juillet, l'abbé d'Alzon et Mac-Carthy écrivent une lettre commune à Lamennais, dont la première partie est de l'abbé d'Alzon et la seconde de Mac-Carthy. Nous donnons l'un et l'autre texte afin de restituer à Mac-Carthy une phrase qui lui revient, alors que Lamennais, dans sa lettre du 15 juillet à Montalembert (FORGUES, Lettres inédites de Lamennais à Montalembert, p. 305), l'attribue à l'abbé d'Alzon.-L'encyclique est signée; l'abbé d'Alzon est chargé par les amis de Lamennais de "l'engager à un silence absolu"; lui-même se réserve d'en écrire plus long d'ici peu et souhaite ardemment que "cette nouvelle épreuve n'ébranle en rien l'attachement de Lamennais à l'Eglise de Jésus-Christ."
Enfin Rome a parlé. Le Pape, dans une encyclique nouvelle, condamne votre ouvrage en taisant votre nom. Ce ne sont point des propositions extraites et notées séparément, mais une censure générale de tout le livre. Vos amis sont plongés dans la douleur, ils se soumettent, mais tremblent à cause des funestes conséquences qu'ils prévoient. Ils me chargent de vous engager à un silence absolu et à laisser le temps agir. Dans quelques jours, je vous donnerai les détails que j'aurai recueillis. J'ose à peine vous parler de mon affliction profonde et des vœux ardents que je fais pour que cette nouvelle épreuve, quelque rude qu'elle est, n'ébranle en rien votre attachement à l'Eglise de Jésus-Christ.
Le reste de la lettre est de Mac-Carthy :
Je ne veux pas, mon Père, occuper votre temps plus qu'il ne m'est nécessaire pour vous témoigner mon inébranlable attachement et ma vive sympathie à cause de ces nouvelles persécutions. Je vous écrirai au reste dans très peu de jours en vous donnant tous les détails que je puisse découvrir.
Rio part demain. Je profiterai de son départ pour Florence pour écrire une lettre à M[ontalembert] qui sera expédiée de cette dernière ville. Lui et mon cousin me chargent de vous exprimer leur sympathie et leur douleur.
Ce coup nous a surpris tous : personne ne s'y attendait. Je suis trop agité et trop rempli d'indignation pour écrire deux mots de suite(31). Adieu. Adieu.
Tout à vous pour toujours.
b)
De Lamennais à l'abbé d'Alzon, 18 juillet 1834. - Orig.ms. ACR, DH 23; V., Lettres, I, Appendice, p. 881-882; LE GUILLOU, VI, p. 206-207.
L'encyclique signée le 25 juin a été publiée le 7 juillet. Lamennais en a eu connaissance le 15 juillet. Jusqu'au 13 de ce mois, il avait cru que Rome ne parlerait pas. Le 18, il répond à chacun de ses deux jeunes amis de Rome. Ce n'est pas pour lui-même, écrit-il à l'abbé d'Alzon, qu'il regrette la portée d'un tel acte, mais pour l'Eglise et pour le christianisme. II suivra autant qu'il le pourra, le conseil de silence qui lui est transmis, quoi qu'on en dise, parce que sa conscience lui en fait un devoir tout comme elle l'oblige à poursuivre la défense des peuples du Christ et de l'humanité. Il n'a pas quitté l'Eglise, c'est plutôt la hiérarchie catholique infidèle à sa mission qui a rompu avec lui. C'est ce qu'il dit aussi, et avec plus d'amertume encore, à Mac-Carthy dans une lettre dont seule la traduction italienne faite par la police de l'Etat pontifical nous a été conservée (Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 398).
J'ai reçu, il y a quelques jours, mon cher ami, votre billet du 1er juillet, et aujourd'hui je viens de lire l'Encyclique dans les journaux. Ce n'est pas pour moi que j'en gémis. Que m'importent quelques persécutions de plus, et des accusations auxquelles croient moins que personne ceux qui, pour de vils intérêts, cherchent à me diffamer devant la chrétienté tout entière ? J'en gémis pour l'Eglise, pour la religion, pour tant d'âmes qui vont se demander ce que c'est donc que le christianisme, et en qui l'on semble prendre à tâche de dessécher jusqu'aux dernières racines de la foi. Mais Dieu a ses desseins; il faut les adorer, il faut croire que de maux si profonds il saura tirer quelque bien que nous ne savons pas, car les trésors de sa sagesse et de sa miséricorde sont inépuisables.
Je suivrai le conseil que vous me transmettez. Je garderai, autant qu’il me sera possible, le silence le plus absolu sur l'acte qui me frappe, sans néanmoins cesser de défendre, dans l'ordre purement politique, la cause des peuples et de l'humanité, à laquelle j'ai dévoué ce reste de vie. Il y a dans cet ordre des devoirs impérieux dont nulle puissance au monde ne saurait dispenser celui qui aime ses frères comme soi-même selon le commandement divin.
Il est étrange qu'à Rome on fasse de moi un bouc émissaire, on me désigne à la haine, à l'horreur de tous les chrétiens, on me charge d'anathèmes et de malédictions, tandis que tant d'autres, et pour ne citer que les noms les plus honorés, Lamartine, Chateaubriand, tiennent le même langage que moi, professent les mêmes principes, annoncent hautement les mêmes prévisions, sans que qui que ce soit y trouve à redire. C'est là, certes, une singulière équité. Dieu jugera, et je lui rends grâces de m'ôter jusqu'au désir de me justifier dans le présent, lorsqu'une terrible apologie serait si facile.
Je sais très bien, cependant, que mes ennemis ne seront point désarmés par mon silence; que, me jugeant par eux-mêmes, ils l'attribueront à tout autre motif qu'à celui qui, seul, peut déterminer en de pareilles circonstances, ma conscience délicate et généreuse; mais, ayant sous les yeux celui dont il est écrit, obmutuit et non aperuit os suum, je n'en persisterai pas moins dans ma résolution que Dieu bénira, j'en ai la confiance.
Je vous réitère, mon cher ami, l'assurance de mon tendre attachement.
21
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 5-22 juillet 1834
a)
De l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome, 5 juillet 1834. - Publiée par FORGUES, d'après la copie faite par Lamennais dans Lettres inédites de Lamennais à Montalembert, p. 307-309, en note; V., Lettres, I, p. 599-601(32).
L'abbé d'Alzon, ainsi qu'il l'avait écrit le 1er juillet, donne à Lamennais les détails qu'il a recueillis sur la publication de l'encyclique et l'accueil qui lui a été fait dans les milieux romains. Il fait de même pour sa sœur Augustine, le 7 juillet, avec quelques précisions supplémentaires que nous relèverons en note (Orig.ms. ACR, AB 66; V., Lettres, I, p. 601-605). L'intention de l'abbé d'Alzon, qui distingue les propos tenus des on-dit, est de renseigner Lamennais pour l'orienter au mieux dans la conduite à tenir selon l'avis de ses meilleurs amis de Rome.
Monsieur l'abbé,
Mac-Carthy s'était chargé de vous écrire aujourd'hui. Je viens d'apprendre qu'il ne pouvait pas tenir sa promesse. Je pense que vous serez bien aise de savoir quelques détails sur l'Encyclique. Je vais vous les donner à la hâte. Si je ne vous ai pas prévenu de son apparition, c'est que personne, à la lettre, ne s'en doutait(33). Un rédacteur de l'Ami, de la religion en donna connaissance au P. Ventura quatre jours après qu'elle fut signée. Le P. Olivieri, qui, par sa charge, préside à trois Congrégations, ne la connut que le sixième jour. Le P. Ventura lui en dit le contenu devant moi. Cet excellent Ventura me conduisit, le même soir, chez un religieux, membre de quatre Congrégations(34); il n'en avait pas entendu parler et n'en avait connaissance que parce qu'il l'avait vue chez l'imprimeur. Aussi, disait-il, le Pape peut dire qu'il a consulté quelques cardinaux, mais je le défie de dire qu'il a consulté quelques théologiens(35). Le P. Ventura vit le lendemain plusieurs théologiens, tous dans la même surprise, tous dans le même effroi, car ils tremblent pour les conséquences.
Mac-Carthy a vu hier un religieux qui l'a assuré qu'un grand nombre de théologiens considéraient l'encyclique comme l'opinion personnelle de Mauro Capellari(36), et rien de plus. Quant au blâme versé sur votre système, on ne pense pas qu'il en faille en tenir compte. Le cardinal Micara l'applique à la philosophie politique. Le P. Olivieri m'a dit ce soir : "L'abbé de la Mennais n'étant pas désigné, je ne puis croire qu'on doive faire l'application. Le Pape dit toujours vrai, quoiqu'il ne le sache pas toujours lui-même. C'est Caïphe qui prophétise sans le savoir. Le blâme, à mon gré, s'applique plus aux ennemis de M. de la Mennais qu'à lui-même." Il m'a parlé avec mépris de l'ouvrage de Lacordaire(37). Le cardinal Micara me disait que, s'il tenait l'auteur, il le ferait voler par la fenêtre; et cependant, un religieux bien instruit prétend que cet ouvrage a décidé en grande partie Grégoire XVI à parler de votre système de philosophie(38).
Vous jugez par tous ces faits que vous pouvez encore prendre une position aux yeux de qui que ce soit. Ventura me charge encore une fois de vous conjurer de garder un silence absolu. Vous pouvez par ce moyen vous faire beaucoup de bien. Je ne dois pas vous dissimuler que le cardinal Micara est bien effrayé et bien affligé. Cet homme, qui vous aime bien chaudement, tremble que vous ne fassiez un faux pas.
On parle d'une lettre que vous auriez écrite au Pape depuis la publication de votre dernier ouvrage; mais l'on dit que l'on ne se fie plus à vous. Ceci n'est qu'un on-dit. Le Pape, en condamnant votre livre n'a pas voulu en empêcher la lecture à cause du nombre prodigieux d'exemplaires répandus dans le public.
On se dispose à excommunier Don Pedro. Le roi de Naples est à Palerme, où il est sifflé, hué par les Siciliens. Il se dispose à constituer cette île. On n'a pas voulu recevoir Don Miguel à Rome (39).
J'oubliais de vous dire que l'on désigne, comme ayant servi de conseil au Pape pour l'Encyclique, les cardinaux Lambruschini , Galeffi, Polidori et Zurla(40).
Adieu, Monsieur l'abbé, etc.
b)
Lettre de Lamennais à l'abbé d'Alzon, le 22 juillet 1834. - Orig.ms. ACR, DH 24; V., Lettres, I, Appendice, p. 883-884; LE GUILLOU, VI, p. 213-214.
Lamennais remercie l'abbé d'Alzon des détails reçus. Il se dit prêt à souffrir et à souffrir en silence. Cependant il n'a pas cru devoir retirer un article purement politique envoyé à la Revue des Deux-Mondes. Quant à ne pas faire de faux pas, "il n'a pour défense et pour guide qu'un cœur simple et droit" et l'assurance que la Providence ne l'abandonnera pas.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 5 juillet, pour laquelle je vous dois mille tendres remerciements. Les détails qu'elle contient seraient de nature à faire sur les esprits une profonde impression, s'ils étaient connus; malheureusement, ils ne peuvent l'être. Il faut donc se résoudre à porter tout le poids d'une persécution qui commence déjà, comme vous le verrez par la lettre de l'archevêque de Paris aux curés de son diocèse, laquelle a paru dans tous les journaux. C'est un signal donné à tous les autres diocèses. J'aurais voulu que l'archev[êque] se fût mieux souvenu de ce qui s'est passé entre nous; mais il est des circonstances où l'on ne doit pas exiger des hommes qu'ils aient trop de mémoire. Je suis préparé à souffrir et à souffrir en silence, si on me le permet.
Toutefois, il est bon de vous prévenir que j'avais précédemment envoyé à la Revue des Deux-Mondes un article purement politique, que je n'ai pas cru devoir retirer, parce qu'il renferme une justification indirecte, mais frappante, je crois, de ce que l'on a le plus attaqué dans mon livre, ainsi qu'un développement de mes idées sur la crise sociale dont nous sommes loin encore d'apercevoir le terme(41). Je ne sais ce que mes ennemis pourront imaginer pour rendre ma position de plus en plus difficile, et ainsi je conçois très bien l'inquiétude du bon c[ardinal] M[icara]. Qui, en de pareilles circonstances, pourrait répondre de ne point faire de faux pas ? Ce n'est certes pas moi, qui n'ai pour défense et pour guide qu'un cœur simple et droit, il me le semble du moins. Cependant, j'espère que la Providence ne m'abandonnera point. Je n'ai d'autres conseils, d'autre aide, d'autre appui que le sien, et c'est ce qui me tranquillise et m'encourage. In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum.
Parlez de ma reconnaissance à ceux qui me veulent quelque bien. Il y a dans le psaume XXXVII des paroles qui me touchent beaucoup; relisez-le attentivement. Quelquefois, ce qui se passe me semble un rêve; c'en est un, en effet, mais qui pour moi n'aura pas de réveil sur la terre. Ita, Pater quoniam sic fuit placitum ante te.
Veuillez dire à Charles [Mac-Carthy] que je n'ai point reçu les livres que M. Forster m'a envoyés de Belgique, ni aucune lettre de lui. Il m'est parvenu cependant, je ne sais d'où ni par quelle voie, un petit ouvrage intitulé Medicina simplex, que j'ai lu avec un très grand intérêt.
Je vous réitère, mon cher ami, l'assurance de mon inaltérable et tendre attachement. Je n'ai point écrit au P[ape], ni avant ni après la publication de mon livre.
22
Lettre de l'abbé d'Alzon a son père, Rome 19 juillet 1834. - Orig.ms. ACR, AB 69; V., Lettres, I, p. 612-617.
L'abbé d'Alzon vient de recevoir une lettre de son père, que nous n'avons pas, mais nous devinons les inquiétudes de la famille d'Alzon. Emmanuel va répondre à son père au moment où il vient de recevoir la lettre que lui a adressée Lamennais le 28 juin 1834 (v. supra 19 b) dont il citera le passage où Lamennais se justifie de n'avoir attaqué que les rois. Puis il donnera de nouveaux renseignements sur la parution de l'encyclique, qu'il communiquera le 21 juillet dans les mêmes termes à Lamennais lui-même. Enfin, et c'est le passage que nous allons reproduire, il dira, non sans véhémence toute sa pensée sur l'opportunité de l'encyclique, précédée par le bref aux évêques de Pologne du 9 juin 1832. Cette lettre fit scandale dans la famille d'Alzon; il devra s'en justifier par la suite. Il faut y voir la réaction d'un jeune homme qui s'était généreusement donné à la cause de l'Eglise et qui souffre de voir sa crédibilité mise à l'épreuve.
Je reçois à l'instant, mon cher petit père, trois lettres : l'une de vous, la seconde de Bonnetty, la troisième de M. de la M[ennais]. Je commence, comme de raison, par répondre à la vôtre. Je vous remercie du conseil que vous me donnez d'aller habiter quelque campagne. [...]
Je me délecte pour la sept[ième] ou huitième fois dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, que j'admire davantage chaque fois que je les reprends. M, de Maistre a une vue de l'avenir qui transporte de joie. Il ne voyait peut-être pas bien tout le mouvement, mais il en avait le sentiment; il démêlait déjà la ligue qui allait se former parmi les catholiques. Cette ligue, qui semble aujourd'hui dissoute, me paraît prendre au contraire une extension bien puissante. L'abbé de Lamennais n'ayant plus d'école, chacun concourra librement à l'œuvre de la Providence, sans esprit de parti, sans esprit de coterie : ce sera un grand bien. [...] (42)
Pour vous dire toute ma pensée sur l'encyclique, je crois qu'elle fera plus de bien que de mal, surtout si M. de la M[ennais] consent à l'expliquer; car, d'après la lettre que je vous ai copiée, il est bien évident que l'abbé de la M[ennais] condamne tout ce qui est condamné. Le Pape y pose des limites à l'anarchie, limites très sages, et contre lesquelles la passion seule peut murmurer. Quant à son opportunité, j'ignore quel effet elle produira. Pour mon compte, j'aurais mieux aimé que l'on eût attendu un peu plus et que l'on eût, comme cela se pratique ordinairement, demandé des explications à l'auteur. Mais les Puissances du Nord étaient pressées; il a bien fallu que le Saint-Esprit se hâtât de donner sa réponse(43).
II y a des choses qui percent de douleur un cœur chrétien et qui, si elles n'excusent pas l'irritation de l'abbé de la M[ennais] , l'expliquent en un sens. Le Bref aux évêques de Pologne fut soumis à la révision du prince Gagarin. La parole de Dieu reçue, corrigée et censurée par l'ambassadeur adultère d'un prince schismatique ! L'Eglise est descendue bien bas(44). Je vous avoue que ces choses-là, surtout quand j'en considère le résultat dans la malheureuse Pologne, font sur moi un effet terrible, et je regrette le temps où Néron faisait des flambeaux vivants du corps des chrétiens(45). Saint Pierre au moins ne faisait pas contresigner ses épîtres par le préfet du prétoire.
Adieu, mon cher petit père.
23
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 21 juillet - 10 août 1834
a)
Extrait cité par Lamennais, d'une lettre reçue de l'abbé d'Alzon, [Rome le 21 juillet 1834]. Publié par FORGUES, Lettres inédites de Lamennais à Montalembert, p. 317-318; V., Lettres, I, p. 617-618; LE GUILLOU, VI, p. 715.
Cet extrait de lettre est donné par Lamennais à Montalembert dans sa lettre du 5 août 1834. Lamennais l'annonçait ainsi : "Je t'envoyai, il y a deux jours, copie d'une lettre de Mac-Carthy. J'en reçois à l'instant une de d'Alzon, en date du 21 juillet. Voici ce qu'il me mande de plus intéressant". Cet extrait ne peut, à lui seul, donner tout le sens de la lettre.
J'ai recueilli quelques détails, qui me paraissent aussi authentiques que peut l'être tout ce qu'on apprend dans ce pays-ci. La France n'a fait aucune démarche auprès du Souverain Pontife pour demander la condamnation des Paroles d'un Croyant. Ce sont deux notes très fortes, venues de Saint-Pétersbourg et de Vienne, qui ont motivé l'apparition de l'encyclique. L'on commence à se repentir de la précipitation avec laquelle on l'a publiée, et l'on a pris la résolution de garder désormais un silence absolu. Le cardinal Pacca, dans une des dernières congrégations, s'est expliqué, dit-on, très fortement sur ce point. Il a blâmé l'opportunité de l'encyclique et a fait observer qu'il serait bon que Rome laissât les peuples et les rois vider leurs querelles sans y faire intervenir la religion(46). Si ces détails sont vrais, - et j'ai toutes sortes de motifs de les croire tels, - il en résulte que Rome est effrayée de la position qu'elle a prise à l'égard des peuples.... La mort a enlevé dernièrement trois Eminences : Cappelletti, Frosini et Pallotta. Ce dernier a laissé des enfants(47).
b)
Lettre de Lamennais à l'abbé d'Alzon, La Ch[ênaie]. Le 10 août 1834. - Orig.ms. ACR, DH 25; V., Lettres, I, Appendice, p. 890-892; LE GUILLOU, VI, p. 253-255.
Lamennais ne pense pas que la papauté puisse arrêter et encore moins inverser la marche qu'elle a suivie. L'opinion, en France, entoure Rome d'indifférence; l'humanité, sans perdre son sens religieux, se détache de ceux "à qui le dépôt du christianisme a été confié". Des indices d'épuration dans le clergé se font jour et les journaux catholiques sombrent dans le servilisme politique ou clérical. Un tel constat de l'état du catholicisme en France ne laissera pas l'abbé d'Alzon indifférent, car d'autres prêtres, amis ou non de Lamennais, le renseignent par ailleurs; et dans sa lettre du 4 octobre à Lamennais, il aura la franchise de lui dire ce que ses amis de France pensent de son attitude.
Si ce qu'on vous a dit est exact, mon cher Emmanuel, il faut en rendre grâces à la Providence. On serait enfin résolu à s'arrêter dans une voie funeste. Mais le peut-on ? J'en doute. On ne sort pas si aisément d'une position telle que celle-là. Les intérêts restant les mêmes poussent aux mêmes actes, provoquent le même langage. Et comment, d'ailleurs, résister, après avoir tant cédé et si longtemps ? Quoi qu'il en soit, je ne sais, humainement parlant, aucun moyen de réparer le mal qu'on a fait. La confiance ne se recouvre point.
Vous et Charles [Mac-Carthy], vous avez cru que le dernier acte du P[ape] soulèverait des tempêtes. Voici tout l'effet qu'il a produit.
Dans le clergé et ce qui se rattache au clergé, les uns se taisent et gardent leurs opinions, les autres se servent de la parole pontificale pour leurs fins particulières, sans y croire le moins du monde. Nulle part il n'y a de foi en elle, nulle part l'ombre de sympathie.
En dehors de ces deux classes peu nombreuses proportionnellement, on ne pense pas plus à Rome que si elle n'existait point. Ni ressentiment, ni colère, ni mépris même, car le mépris serait encore quelque chose, mais la plus absolue et la plus froide indifférence(48). Divers journaux ont ri, en passant, du sérieux avec lequel la Gazette annonçait l'Encyclique, et puis on n'en a plus parlé. A quoi bon le dissimuler ? Rome est parvenue à se tuer elle-même.
Pour moi, je vois là un dessein de Dieu, que j'adore sans le connaître, et j'attends avec foi, avec espérance, ce qu'il a résolu d'opérer pour sauver le christianisme et le genre humain qui se détache chaque jour davantage, non de lui, mais de ceux à qui le dépôt en a été confié.
Je n'ai rien exagéré dans mon livre, comme vous pourrez vous en convaincre, si vous lisez l'article de la Revue des Deux-Mondes intitulé de l'absolutisme et de la liberté. Il s'y trouve, par parenthèse, une faute d'impression qui change le sens. Dans l'endroit où je parle de Dieu, source primitive de toute vérité et de toute raison, on a mis de toute vertu(49). Du reste, les passages que je cite textuellement sont plus forts que tout ce que j'ai dit, et l'on peut comparer, dans leurs principes et leurs conséquences, les deux systèmes qui se disputent la société. Quelque parti que prenne la hiérarchie, le choix des peuples, du moins, n'est pas douteux.
M. l'archev[êque] de Paris a ôté la direction du Petit Séminaire de Saint-Nicolas à M. Freyre; on dit même qu'il a reçu le conseil de quitter la France. Il est maintenant en Suisse, d'où il doit se rendre en Allemagne. Il est remplacé par M. Jamer, assisté de M. Dupanloup. Tous les professeurs ont donné leur démission. M. Freyre attirait, comme vous savez, un nombreux auditoire à la Sorbonne, où il faisait un cours d'Ecriture Sainte. Il était, sous tous les rapports, universellement respecté. J'ignore la cause de son renvoi.
II existe un journal hebdomadaire qui a pour titre : La Dominicale. L'Univers religieux lui a reproché d'être vendu au gouvernement. C'est vrai, a répondu la Dominicale, mais si vous n'êtes pas vendu vous-même, c'est que vous avez demandé une somme plus forte que celle que l'on consentait à vous donner. Vous vous êtes évalué plus qu'on ne vous a évalué, voilà tout. L'Univers religieux est maintenant le journal du clergé par excellence(50). Il partage le sceptre avec Picot. Un grand vicaire, député ad hoc par je ne sais quels évêques, en censure, dit-on, les articles avant qu'ils soient imprimés.
Adieu, mon cher Emmanuel, je vous embrasse, ainsi que Charles, bien tendrement.
24
Échange de lettres d'Alzon-Lamennais, 19 août - 3 septembre 1834
a)
De l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome le 19 août 1834. - Publiée par FORGUES, d'après la copie faite par Lamennais, dans Lettres inédites de Lamennais à -Montalembert, p. ,330-331 en note; V., Lettres, I, p. 650-651.
Cet extrait de lettre est transmis par Lamennais à Montalembert dans sa lettre du 10 septembre. Lamennais, qui était alors presque brouillé avec son ami, lui annonçait ainsi son envoi : "J'ai donc résolu de cesser entièrement de te parler des "choses qui me concernent, et, si tu trouves ci-joint un extrait de deux lettres que j'ai reçues de Rome dernièrement, c'est qu'il était fait avant que la tienne, du 29 août, ne me fût arrivée, et qu'après tout ces lettres pourront t'intéresser, ne fût-ce qu'en te procurant l'occasion de te moquer de ceux qui les ont écrites." (FORGUES, op.cit., p. 329). On ne peut donc juger ni de la totalité de la lettre, ni des intentions de l'abbé d'Alzon, ni même du motif pour lequel Lamennais avait transcrit pour Montalembert cet extrait de lettre où il est question de la situation politique des Etats de l'Eglise.
La population romaine entre dans des voies bien effrayantes sous un certain rapport. Le Pape, pour exciter l'enthousiasme, avait fixé un triduum pendant lequel il se rendait chaque soir à Sainte-Marie-Majeure. Il paraît que l'on espérait voir quelque scène d'éclat. Le Pape aurait dû voir sa voiture dételée et traînée par les fidèles Transtévérins; mais les Transtévérins n'ont pas bougé, et lorsque la voiture passa, le premier jour, près de l'endroit où j'étais, j'entendis à peine quelques clameurs pour demander la bénédiction; encore étaient-elles mêlées de murmures sur la cherté des vivres, si bien qu'en descendant de voiture, le Pape fit appeler le cardinal Gamberini(51) pour lui demander la cause de ces murmures. Celui-ci répondit qu'il fallait de l'argent et qu'on n'en avait pas...
Il est incontestable que, depuis trois ans, il y a eu une diminution sensible de l'attachement des Romains au gouvernement... L'on craint quelque chose pour cet hiver. Les projets connus de la propagande révolutionnaire sont de porter l'incendie ici, aussitôt que l'affaire d'Espagne sera terminée. L'absence totale de récolte excitant un grand mécontentement dans le peuple favorisera probablement leurs projets. Dans une pareille position, le Pape doit être bien embarrassé. Cependant, il ne s'inquiète point. Il dit que, si on le chasse de Monte-Cavallo, il ira dans son couvent... Cependant le mal gagne. Le nombre de ceux qui ne veulent reconnaître le Pape que comme souverain spirituel augmente tous les jours, et comme souverain temporel, on sait qu'il n'est pas aimé. Le cardinal Bernetti paraît aussi être l'objet d'une exaspération générale dans le peuple...
b)
De Lamennais à l'abbé d'Alzon, le 3 septembre 1834. - Orig.ms. ACR, DH 27; V., Lettres, I, Appendice, p. 892-894; LE GUILLOU, VI, p. 283-284.
Lamennais analyse la position inconfortable des catholiques après la parution de l'encyclique : les élites intellectuelles ne peuvent aboutir à un accord sur le plan dogmatique, philosophique et politique, et les peuples voient leurs justes aspirations contrées par le catholicisme. Il ne reste donc au vrai chrétien qu'à s'envelopper dans son manteau, en évitant de devenir une cause involontaire de troubles nouveaux.
J'ai reçu, mon cher ami, à quelques heures de distance, votre lettre du 19 août et celle de M[ac~Carthy] , du 11 du même mois, toutes deux remplies de détails d'un extrême intérêt. Moi, je n'ai rien à vous apprendre. On me laisse assez tranquille dans une solitude que je cherche à rendre chaque jour plus profonde. Il faudrait un grand devoir, et bien clair à mes yeux, pour m'en faire sortir désormais. Je regarde de loin les flots qui montent et battent avec violence le vieux monde, et je prie Dieu de faire bientôt apparaître le monde nouveau où l'humanité se réfugiera dans ce grand naufrage du passé.
Deux choses surtout me frappent en ce moment : un mouvement religieux presque universel, et une répugnance qui ne l'est guère moins pour le catholicisme. Parmi ceux qui lui restent le plus fortement attachés, il règne une inquiétude vague et une confusion extraordinaire. Le respect dû à l'autorité pontificale les porte à se soumettre à ce qu'ils regardent comme des décisions dogmatiques de cette autorité, et puis chacun venant à se demander ce qu'enseigne le premier Pasteur, ce qu'il condamne, ce qu'il veut qu'on croie, il n'en est pas deux qui s'entendent, deux qui soient d'accord sur un seul point, d'où résultent des troubles de conscience inouïs. Je défie aujourd'hui qui que ce soit de parler des choses de religion en un sens quelconque, sans être aussitôt accusé, et de bonne foi, par quelqu'un d'attaquer la doctrine catholique. Que faire donc ? Garder le silence sur ces matières, et c'est le parti que j'ai pris.
Mais si vous parlez de politique, de science, de philosophie, pour peu qu'on ait une opinion différente de la vôtre, on vous dit encore que le Pape le défend, que vous violez ses ordres, que vous êtes en révolte contre lui ; de sorte que toute pensée, tout acte de l'esprit est actuellement interdit aux catholiques, sous peine d'être déclarés convaincus de ne l'être pas. Comment donc s'étonner que les hommes, incapables de supporter un joug que leur nature repousse, s'enfoncent dans d'autres voies, et cherchent, pour ainsi dire, de s'unir à Dieu sans cesser d'être hommes ? Et ce n'est pas tout encore. On ne peut nier que presque partout les peuples ne soient opprimés par un despotisme brutal, et que partout aussi un invincible instinct les excite à s'en affranchir. Or, que leur dit-on ? Le catholicisme vous le défend; il vous ordonne de traîner vos chaînes aussi longtemps que le voudront ceux qui vous les ont imposées. Vous devez voir en eux les images de Dieu, les dépositaires de son pouvoir, et par conséquent leur obéir comme à Dieu même. Est-ce là encore un bon moyen pour ramener les peuples au catholicisme, ou pour les retenir dans son sein ?
Je sais très bien comment un catholique à la fois fidèle et instruit s'expliquera ces choses, et comment, dès lors, elles pourront ne pas ébranler sa foi. Mais en est-il ainsi des masses ? Et, de plus, ce que le catholique que je suppose se dira à soi-même pour demeurer ferme dans ses principes religieux, il ne lui sera certes pas permis de le dire à d'autres, et il ne pourrait même pas le dire sans une sorte de contradiction, puisqu'il paraîtrait se mettre par là en opposition avec l'autorité, à laquelle il doit subordonner toutes ses pensées et tous ses actes en tant que catholique.
En attendant que Dieu dénoue ces terribles difficultés, il ne reste donc au vrai chrétien qu'à s'envelopper dans son manteau, à prendre garde d'augmenter le mal en essayant d'y apporter un remède quelconque, et de devenir ainsi une cause involontaire de troubles nouveaux et de schisme peut-être(52). Et toutefois, en comprenant cela, l'on doit comprendre encore que nul, quoi qu'il fasse, ne saurait être sans aucune action en ce monde, et que, dès lors, on ne peut entièrement échapper à quelqu'un des inconvénients dont je parlais tout à l'heure.
Il y a quelque chose de vrai dans votre comparaison des barbares(53). Elle ne me paraît cependant pas juste en tout, car, à le prendre tel qu'on le présente, le droit social qu'on s'efforce d'établir est certainement plus juste et plus pur que celui auquel on veut le substituer.
Je ne réponds point à M[ac-Carthy] , à qui je n'ai, pour cette fois, à mander rien de particulier. Mille tendres respects à tous nos amis. Je vous embrasse de tout cœur.
25
Lettre de l'abbé d'Alzon à son père, Rome le 25 août 1834. - Orig.ms. ACR, AB 81; V., Lettres, I, p. 665-667.
M. d'Alzon avait demandé à son fils des explications sur sa lettre du 19 juillet. "Pour vider tout de suite la petite question du scandale" causé en famille par cette lettre, il s'en était expliqué d'abord à sa sœur le 16 août (V., Lettres, I, p. 642-650); il y revient à présent auprès de son père. Deux jours auparavant, dans une longue lettre à l'abbé Fabre, professeur au Séminaire de Montpellier, il écrivait : "Pour mon compte, j'étudie tous les jours et je me confirme dans quelques maximes, dont mon voyage me fait comprendre l'importance. La première, c'est qu'il faut toujours travailler pour Rome, quelquefois sans Rome, mais jamais contre Rome. [La seconde], qu'il ne sert de rien de se brouiller avec son évêque et qu'il n'y a qu'à savoir s'y prendre avec une certaine adresse chrétienne pour faire avaler la pilule." (V., Lettres, I, p. 658); c'est-à-dire, comme il le dira lui-même, "ne vouloir (et en donner la preuve) que le bien de l'Eglise" (Cf. Ch, VI 13).
Mon cher petit père,
II y a une heure que j'ai reçu votre lettre du 25 juillet(54). Je vous remercie de toutes les observations que vous m'y faites. Je me permettrai de vous faire observer deux choses. La première, que je n'ai pas regardé les paroles du Pape aux évêques de Pologne comme l'expression de la parole divine; la seconde, que rien ne me force à les considérer comme telles, le Souverain Pontife ne s'étant adressé ni à toute l'Eglise ni n'ayant parlé ex cathedra, et de plus ayant jugé un fait qui ne peut tomber sous la décision théologique. Pour le reste, je ne pourrais que répéter ce que j'ai dit à Augustine, ce qui est inutile.
Je pense de plus que, quand les esprits se seront soumis à l'encyclique purement et simplement, il sera temps de chercher en quoi il faut se soumettre. Question qui n'est pas si facile qu'on pense. Car il ne suffit pas de faire un acte [de] foi général et [de] dire : "Je condamne ce qui est condamné", il faut savoir ce qui est condamné. Quelques propositions sont fort claires, mais je doute qu'elles le soient toutes autant qu'on pourrait le penser, et que le prétendront certains adversaires de M. de la M[ennais].
Quant au système philosophique, je n'y comprends rien. Le Pape n'ayant pas dit ce en quoi il est blâmable, il suffira que M. de la M[ennais] donne les explications qu'il s'était, du reste, proposé de donner, qu'il reconnaisse les points où il avait un peu exagéré la question, et tout sera dit. Et puis, est-ce du système de M. de la M[ennais] qu'il s'agit ? Il serait fort difficile de prouver que le blâme de nouveauté ne s'applique pas aux Cartésiens, ou à M. Bautain, ou à M. Victor de Bonald qui est un des derniers auteurs de nouveautés. Vous pourriez lui en faire peur, et je ne sais pas ce qu'il aurait à répondre. Je ne sais pas trop comment accuser de nouveauté un homme qui part du principe : que cela est vrai qui a été cru de tout temps et par tout le monde. Avec la meilleure volonté, je ne puis là rien voir de nouveau.
Quant au titre de vanissimi homines, si c'est M. de la M[ennais] qui est cet homme très vaniteux, convenez que c'est la faute des prédécesseurs de Grégoire XVI, qui ont fomenté sa vanité par mille témoignages flatteurs, à cause même de la publication de l'Essai. Il faut donc agir sur cette question avec beaucoup de prudence, si l'on ne veut mettre les Papes en opposition entre eux, ce qui serait un grand coup porté à leur infaillibilité(55).
Vous seriez peut-être étonné si je vous disais qu'ici un grand nombre de théologiens croient que le système de philosophie de M. de la M [ennais] n'est pas blâmé. Mais, pour moi, peu importe. Comme je trouve à blâmer, je rejette ce que je blâme et je demeure sur le reste en sûreté de conscience. Je m'étais proposé d'abord de vous écrire un peu longuement sur ce sujet, mais je trouve mieux de suivre l'opinion de Mac-Carthy; il trouve qu'il faut laisser le temps agir et que, peu à peu, les choses s'éclairciront. Pour le quart d'heure, je m'en tiens là.
J'avais écrit à ma mère au sujet de mes dimissoires, que je voudrais avoir. Je pense qu'il est temps cependant de m'engager. Je ne puis vous dissimuler que toutes ces épreuves m'ont fait beaucoup souffrir. Fénelon, après sa condamnation, disait : "Je me soumets, mais je pleure." Comme ma soumission était très facile, puisque je reconnaissais que M. de la M[ennais] était condamnable, c'est le coup en lui-même qui m'a été cruel, et je pourrais dire que je me suis soumis, mais en rugissant. Je pense n'avoir voulu que la gloire de Dieu, et je le remercie de m'avoir fait éprouver des ennuis qui ont purifié ma foi. Je crois que, de toutes les douleurs, la plus grande qui puisse s'emparer d'un cœur qui aime l'Eglise, c'est de voir ses intérêts compromis par ceux qui devraient la défendre. […]
26
Lettre (perdue) de l'abbé d'Alzon à Lamennais, [Florence, septembre 1834].
En l'absence de sa mère et de sa sœur, l'abbé Bonnetty servait d'intermédiaire à Paris, pour transmettre à Lamennais le courrier de l'abbé d'Alzon; aussi, dans une lettre adressée à l'abbé Bonnetty, datée de Florence le 23 septembre 1834, l'abbé d'Alzon écrit : "Je joins à cette épître une lettre que je recommande à votre complaisance" (V., Lettres, I, p. 689).
Nous n'avons pas trace de cette lettre, ni d'une réponse qui lui aurait été faite; nous savons seulement que Lamennais, ému des indiscrétions de la censure romaine, avait décidé de ne plus rester en relation avec ses amis de Rome, comme en témoigne cet extrait de lettre à Montalembert, daté du 14 octobre : "J'ai écrit à Rome que, toutes mes lettres étant ouvertes, je priais qu'on ne m'en envoyât plus, de sorte que j'ignore maintenant ce qui s'y passe et ne m'en inquiète guère" (LE GUILLOU, VI, p. 309). On peut se demander à qui Lamennais a écrit cela; certainement pas à l'abbé d'Alzon ou à Mac-Carthy, car on en trouverait trace dans leur correspondance. - Le 28 octobre, Mac-Carthy écrit à Lamennais : "II y a maintenant, mon Père, près de deux mois que je n'ai pas reçu une seule fois une lettre de vous. Si je voulais être soupçonneux envers la poste, j'aurais sujet de me tourmenter, car je ne puis pas croire qu'elle soit tout à fait étrangère à ce retard. Je vous ai écrit en date du 2 septembre, peu de jours après l'arrivée de votre dernière lettre et à la veille de mon départ de Rome [pour Monte Porzio Catone]" (LE GUILLOU, VI, Appendice, p. 783).
Le dossier du Vatican ne témoigne d'aucune interception des éléments de ce divers courrier (sic).
Dans sa lettre du 2 septembre à Lamennais Mac-Carthy raconte comment l'abbé d'Alzon a été victime à son insu d'une indiscrétion relative à sa correspondance avec Lamennais. L'épisode en dit long sur le climat qui entourait toute l'affaire mennaisienne et qui ne pouvait que confirmer Lamennais à ne plus écrire à ses amis de Rome. "Il est bien évident que c'est de semblables indiscrétions, de semblables maladresses qui perdirent Lamennais et firent croire à sa duplicité", écrit LE GUILLOU (Lettres inédites de Mac-Carthy à Lamennais, loc.cit., p. 417, note). Mais l'indiscrétion ou la maladresse est ici imputable au P. Ventura qui outrepassa la confiance de son jeune ami.
"Il est arrivé ces jours-ci, écrit donc Mac-Carthy le 2 septembre à Lamennais, un événement qui m'a beaucoup vexé quoique ce ne soit pas peut-être d'une si grande importance. Vous vous rappellerez que votre avant-dernière lettre, en date du 18 juillet, contenait une moitié pour moi, une moitié pour Emm[anuel]. La mienne je n'ai montré à personne. Mais Emm[annuel] ayant lu la partie qui lui était adressée à V[entura], ce dernier le pria de lui en donner copie. Peu de jours après, V[entura] partit pour Frascati où il fit connaissance de la Princesse Borghese qui lui parla beaucoup de vous et témoigna un intérêt très vif dans vos affaires. V[entura] enchanté de ceci lui lut la lettre dont il avait pris copie. Elle en fut tellement frappée qu'elle lui demanda et obtint la permission de la montrer à un certain personnage qu'elle voit souvent et sur lequel elle a dit-on, assez d'influence. Il paraît cependant que cette fois-ci son jugement la trompa, car au lieu de faire une impression favorable, la lettre a eu un effet tout contraire. Je n'ai pas pu voir V[entura] depuis cette affaire car il est depuis quinze jours à la campagne, mais un français que je connais ici m'a raconté qu’ayant été présenté l'autre jour à ce personnage il lui parla entre autre chose de vous et de votre livre. Le personnage s'exprima à ce sujet d'une manière fort acerbe, et raconta qu'il avait vu une lettre de vous écrite à quelqu'un ici après la publication de l'encyclique en Fr[ance] dans laquelle vous disiez que la paix de votre esprit et de votre conscience ne fût pas troublée et que vous étiez parfaitement tranquille et calme. 'Après cela', continua-t-il, 'je l'abandonne entièrement. Il n'y a plus aucune espérance de lui. Après cette tirade on parla d'autres choses. [...] Je ne puis pas quitter ce sujet sans disculper le cher Emm[anuel] de tout blâme dans cette ridicule négociation. Car au moment où il donna copie de cette lettre à V[entura] il ne pouvait pas savoir ce qui en adviendrait. La lettre d'ailleurs était très innocente et Madame B[orghese] crut sans doute faire une bonne œuvre quand elle imagina le charmant petit projet qui a si mal réussi. Emm[anuel] est le plus excellent garçon qu'on puisse voir. Je l'aime tous les jours de plus en plus et son esprit ne le cède en rien à son cœur." (LE GUILLOU, VI, Appendice, p. 750-751).
27
Lettre de l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome le 4 octobre 1834. -Orig.ms., brouillon, ACR, AB 90; V., Lettres, I, p. 699-705).
Le 27 octobre, l'abbé Bonnetty écrivait de Paris à Lamennais : "Je viens de recevoir, dans une lettre de notre cher d'Alzon, une lettre à votre adresse. En vous la faisant passer à La Chênaie, je crois devoir vous prévenir que je l'ai reçue dans l'état où elle se trouve, c'est-à-dire portant la marque qu'elle a été décachetée. Celle dans laquelle elle était renfermée a été ouverte en même temps. Je me perds en conjonctures pour savoir à qui attribuer cette violation du secret de la poste, et je veux en prévenir Emmanuel, afin qu'il se conduise en conséquence. Peut-être est-ce lui-même qui aura eu à ajouter quelque chose..." (ROUSSEL, Mois littéraire et pittoresque, t. VII, p. 732; V., Lettres, I., p. 705, note).
Cet extrait donne l’assurance que l’abbé d’Alzon a écrit une lettre à Lamennais, absente du dossier du Vatican, et dont nous n'avons que le brouillon daté de Rome le 4 octobre.
L'abbé d'Alzon s'explique d’ailleurs lui-même des circonstances et des intentions de sa lettre dans sa correspondance avec son ami Alexis de Combeguille. Le 22 septembre, il avait reçu de celui-ci cet avertissement : "Je dois vous dire que, dans les lettres que j'ai vues de l'abbé, il fonde uniquement son opinion [que l'Encyclique n'est pas dogmatique] sur des documents venus de Rome et insérés dans une lettre écrite par qui vous savez bien. Je vous dis ceci, afin que vous sachiez clairement jusqu'où s'étend la responsabilité de l'auteur de cette lettre" (Orig.ms. ACR, EB 144; V., Lettres, I, p. 716, note).
Le 29 octobre, l'abbé d'Alzon répond à son ami Alexis de Combeguille : "II y a une chose que je dois vous avouer, c'est que je ne comprends pas que l'abbé de la M[ennais] prétend tirer des renseignements qu'il a reçus de Rome des preuves contre la non-infaillibilité de la dernière encyclique. Pour moi, je sais bien que jamais je ne lui ai rien écrit qui pût le faire hésiter. Je lui ai parlé, il est vrai une fois des doutes de quelques théologiens, mais je croyais lui avoir bien expliqué que ses amis se soumettaient. Pour plus de précautions, aussitôt que j'ai reçu votre lettre, je lui ai écrit pour lui faire bien comprendre ce que j'avais pu ne pas lui dire assez clairement, et, en même temps, j'ai joint des extraits de lettres que j'avais reçues de plusieurs points de la France, et dans lesquelles on témoignait généralement un grand désir de le voir se soumettre. Je vous remercie de m'avoir prévenu de l'usage qu'il faisait de mes lettres; du Lac m'avait également écrit à cet égard. Quant au silence qu'il garde, le P. V[entura] persiste à croire que c'est ce qu'il y a de mieux à faire; le c[ardinal] M[icara] n'est pas de cet avis. Je me trouve fort heureux de n'être pas obligé de faire part au public de ma conduite, et de ce que mon humble et entière soumission peut sans inconvénient rester ignorée. Toutefois, je ne puis vous cacher que, si j'étais à la place de M. de la M[ennais], je serais bien embarrassé, alors même que je me soumettrais sans réserve à l'encyclique." (Orig.ms., brouillon, ACR, AB 90; V., Lettres, I, p. 716-717).
Voici donc le brouillon daté du 4 octobre 1834 d'une lettre à Lamennais, qui n'en recouvre pas nécessairement la littéralité :
Monsieur l'abbé,
J'ai trouvé ici, à mon retour d'une excursion que je suis allé faire du côté d'Ancône, Ravenne et Bologne, deux lettres de vous, l'une du 10 août et l'autre du 3 septembre. J'ai reçu également un certain nombre de lettres de différents points du Midi de la France, dans lesquelles on me parle de vous. Je crois qu'il vous sera agréable de connaître comment vous êtes jugé dans ce pays-là.
La première est d'un directeur du Séminaire de Montpellier, qui jusqu'à aujourd'hui avait défendu chaudement votre système philosophique et vos opinions politiques(56). Il me parle de l'encyclique et de votre position : "Que fera-t-il ? S'en tirera-t-il par une entière soumission ? Du reste, il ne fera pas secte. Béziers est la ville du diocèse où il comptait le plus d'amis : tous n'ont qu'une voix pour le condamner, tous sont parfaitement soumis à l'encyclique." Plus bas, il m'apprend qu'il a été passer quinze jours dans le diocèse de Pamiers : "J'ai vu, dit-il, des prêtres dans le diocèse de Pamiers, autrefois partisans de l'abbé de l[a Mennais] ; ils pensent comme vous et tout le monde est soumis sans réserve."
La seconde est d'un prêtre qui fit avec moi le voyage de Rome, mais qui, au bout de quelque temps, fut obligé de retourner en France(57). C'est toujours de vous qu'il me parle : "Quand fera-t-il finir l'anxiété de ses amis ? Aujourd'hui il est seul, tout seul. Cette solitude et l'abandon de ceux qui vivaient naguère de sa vie n'achèveront-ils pas d'exaspérer cette âme ?" Le même prêtre me parlant ensuite du mandement de M. d'Astros, dans le diocèse duquel il se trouvait quand il fut publié, s'exprime en ces termes : "II n'en est résulté que le scandale et le mépris de tout ce qu'il faut aimer, pour n'être pas séparé de la vigne." Plus loin, il ajoute : "Nous sommes sous l'empire de la terreur; la délation a des yeux partout, et partout gloire et honneur lui sont acquis."
La troisième lettre est d'un ex-directeur du Séminaire de Montpellier (58), qui vient d'être renvoyé en grande partie pour avoir propagé dans le Séminaire les doctrines de l'Avenir : - les autres raisons que l'évêque lui a données de son renvoi sont qu'il formait: des ecclésiastiques trop religieux, trop dévoués et pas assez curés. Comment trouvez-vous cela ? - Ce prêtre a profité des vacances dernières pour parcourir les diocèses de Marseille, Lyon, Orléans, Beauvais et Chartres : "Pendant mes voyages, me dit-il, j'ai été constamment entre les mains des adversaires de M. de l[a Mennais]. On le regarde comme entièrement perdu. Je n'ai pas eu de langue(59). Si le temps et l'argent ne m'eussent manqué, j'aurais tenté d'aller jusqu'à La Chênaie consoler, adoucir et même ramener, s'il le fallait, ce grand infortuné. Dès que je saurai si vous êtes de cet avis, je me mettrai en rapport avec cette grande âme. Je ne sais si c'est une illusion, une présomption, il me semble que je puis lui être utile." Ce prêtre s'appelle M. Vernière. Je le connais depuis cinq ans; j'ai vu peu d'âmes aussi fortes au milieu des épreuves par lesquelles ses supérieurs l'ont fait passer. Je me suis permis de l'engager à vous écrire(50). Il m'a été si utile en certaines circonstances que j'ai pensé que sa voix pourrait vous apporter quelques consolations.
Aujourd'hui même, j'ai reçu deux lettres. L'une [est] de du Lac(61), qui me reproche de vous avoir transmis des détails, d'après lesquels vous paraissiez, dit-il, ne pas regarder la décision du Saint-Père comme dogmatique. Je me serai probablement mal expliqué. Je sais que M. M[ac-Carthy] vous apprit, dans le temps, que, dans une conversation avec un Dominicain de son pays, celui-ci lui avait fait part des murmures des théologiens. Moi-même, je vous ai appris que le P. V[entura] , le P. Mazzetti, le P. Ol[ivieri], le c[ardinal] M[icara] étaient très mécontents. Une foule d'autres théologiens (une personne m'a assuré en connaître trente des plus distingués et du même avis) paraissent se plaindre des procédés du Pape, mais tous se soumettent. Il n'y a pas quatre jours encore, je vis le P. Olivieri qui vous est toujours vivement attaché; il me répétait son observation sur le blâme de votre système de philosophie. Il était persuadé que l'on avait voulu parler de vous-, mais il voyait une permission de la Providence dans l'absence de toute note qui eût rapport à vos opinions ; cependant, il ne s'en disait pas moins soumis à la décision pontificale, quelle qu'elle fût. Ce que j'ai pu vous dire du c[ardinal] Odescalchi n'a trait qu'à votre système philosophique, et sur ce point, il y a unanimité dans les personnes que je vois.
Du Lac voudrait encore que je vous engageasse à une soumission publique. Quelque poids qu'ait pour moi l'opinion de ce jeune [homme], dans un moment surtout où il vient de faire un si beau sacrifice à Dieu, je ne puis être de son avis, au moment où je ne puis prendre sur moi, dans une question aussi difficile, de vous décider à quelque démarche que ce soit, bien que je sache combien peu de chose est mon sentiment personnel(62).
Si même je suis entré dans de pareils détails, j'ai cru le devoir à l'amitié d'un jeune homme qui montre par sa conduite combien son désir de faire le bien est grand et qui, de plus, vous est si profondément attaché. Voici un fragment de sa lettre. "Il paraît qu'à Rome vous ne vous rendez pas compte de la position de cet homme. Catholiques et incrédules, tout le monde s'accorde à le regarder comme rebelle à l'Eglise. Les impies le portent aux nues, les chrétiens gémissent et prient pour sa conversion. Une telle position n'est pas tenable : il aurait cent fois raison qu'il devrait se soumettre pour faire cesser ce scandale. Je vous le répète, son silence cause un mal infini. Que ses amis ne s'abusent pas : ils répondront devant Dieu de tout ce mal, si au lieu de l'adoucir par leurs conseils, au lieu de l'exhorter à la soumission par leurs paroles et par leurs exemples, ils cherchent à l'aigrir par des récriminations au moins inutiles. Certes, personne plus que moi n'éprouve du dégoût pour les viles intrigues et les persécutions de nos ennemis; personne ne trouve plus infâme le côté humain de tout cela; mais, comme me le dit l'abbé Gerbet, "l'essence de l'institution divine, c'est qu'au milieu des circonstances humaines qui l'entourent et l'assiègent, elle produit un résultat divin, la promulgation de la vraie doctrine". Voilà notre règle invariable.
Un autre jeune homme du diocèse d'Albi(63) m'écrit en ces termes : "C'est un fait que l'abbé est seul en France de son avis, et c'est une effrayante position pour un homme qui a si longtemps crié : vae soli ! L'opinion générale de tous ses disciples et de tous ceux qui s'intéressent à lui dans ce pays, comme celle de tous ses adversaires vraiment religieux, est qu'il doit se soumettre purement et simplement. On ne se dissimule nullement les rigueurs, les torts, les outrages peut-être, dont il a à se plaindre; on présume même qu'une telle soumission de sa part paraîtra à plusieurs une pure jonglerie; mais le devoir passe avant tout, et dans les circonstances actuelles, à la vue des inductions que les ennemis de l'Eglise tirent du silence de l'abbé, il ne saurait sous aucun prétexte s'empêcher de s'expliquer. Voilà ce que je vous donne comme le résultat de discussions entre quelques jeunes gens religieux, tous pleins d'admiration et de respect pour l'abbé, dont l'autorité n'est rien, sans doute, mais qui voudraient, au prix de ce qu'ils ont de plus cher, adoucir un peu la douleur de ce noble cœur et prévenir surtout des malheurs qui ne sont que trop menaçants."
Tel est, Monsieur l'abbé, l'ensemble des opinions de ceux de vos amis que je puis connaître. Vous voyez que tous vous sont sincèrement attachés, que tous partagent la même indignation contre la manière dont on a pu agir quelquefois à votre égard; cependant, tous se soumettent et désirent ardemment que vous vous soumettiez avec eux.
Pour moi, je ne sais que penser. Voilà que toutes ou presque toutes vos idées débordent de toutes parts. Le Pape, approuvant l'admission des protestants dans l'université que M. Banes va fonder en Angleterre, fait un pas dont probablement, comme simple chrétien, il ne comprend pas toute la portée. M. Banes, avec qui j'en ai causé, y voit la reconnaissance d'un nouveau mode de défendre le catholicisme et l'aveu formel qu'il ne faut plus se contenter de le conserver, mais le resemer de nouveau. La manière dont M. O'Connell tranche dans la Constitution anglaise au nom des catholiques irlandais est bien terrible; il ne le fait que d'après des principes, conformes aux vôtres. On ne lui dit rien. On m'assure que M. de Gérando entre au Séminaire et qu'il sera diacre avant la fin de l'année(64). On verra un prêtre défendre impunément les mêmes principes que vous; seulement il emploiera pour la défense d'un parti les mêmes armes dont vous usiez pour le triomphe de la religion.
Tout ceci me paraît devoir être examiné avec calme et sans prévention, et, dès lors, il me paraît facile de voir que l'on condamne moins vos principes que l'exagération [de] ces principes; que, de plus, on poursuit en vous un homme qui a voulu heurter les partis et les coteries sans aucun ménagement. Mais, si cela est, c'est moins le sacrifice de vos opinions que le sacrifice de vous-même que l'on vous demande, et l'habileté de vos adversaires me paraît avoir atteint son but, quelque parti que vous preniez. Si vous persistez à ne pas vous soumettre, ceux qui réclament le monopole de la défense de l'Eglise triompheront, parce qu'ils vous auront écarté; si vous vous soumettez, ils triompheront encore, parce que, quoi que vous fassiez, ils vous trouveront en contradiction avec quelqu'un de vos actes ou de vos ouvrages et qu'ils jouiront du plaisir de vous avoir pris dans leurs filets. Mais pour vous, la question ne me semble pas là. Il s'agit, ce me semble, de savoir si vous vous retirerez pour jamais dans votre tente ou si vous vous replacerez, malgré les criailleries des Thersites modernes, à la tête du camp des catholiques.
Il y a deux observations que je ne dois pas oublier. La première est qu'on donne comme très positif que le Pape a entre les mains la copie d'une lettre de vous, dans laquelle vous diriez que vous espérez être toujours chrétien, pour catholique..., des points. Le Pape a reçu en audience, il y a quatre jours, les abbés de différents couvents de la Trappe, dont il vient enfin d'approuver la réforme; il leur a dit qu'il vous regardait comme un sanglier blessé et que, sous peu, vous reparaîtriez avec quelque ouvrage terrible. Ce sont ses expressions, comme on me les a rapportées.
La seconde [observation] est que j'ai eu, dans mon voyage, occasion de voir de jeunes républicains français de la couleur du National. Dans ce parti, on vous admire beaucoup, mais on ne vous croit pas sincère; on ne vous croit que le désir de faire du bruit. Cependant, on vous louera, parce que vous pouvez être un auxiliaire utile. Selon ces Messieurs, vous voulez du bruit et l'on vous en fera pour vous attirer.
Je suis tout étonné de ma franchise. Certes, si je ne comptais sur votre grande bonté pour moi, il y aurait presque de l'impertinence à vous parler ainsi.
Le peu que j'ai vu des Marches est dans un état d'effervescence incroyable. Le joug autrichien pèse horriblement. Bologne ronge ses fers. Est-ce pour longtemps ? Je ne sais; mais si la politique française était de balancer les forces autrichiennes en doublant la garnison d'Ancône, la révolution ne tarderait pas à éclater. Les minutieuses vexations de la police qui ne permettent pas aux habitants de bouger sans les plus grandes précautions de surveillance exaspèrent les esprits. Joignez à cela une disposition générale à trouver mal tout acte du pouvoir, même les dispositions les plus favorables au pays, et vous comprendrez qu'un changement est imminent dans cette partie de l'Italie.
J'ai rencontré à Florence un agent de la duchesse de Berry, qui m'a dit que le plan adopté pour défendre la cause légitimiste était la logique et la presse. Je doute que ce moyen réussisse mieux que les autres.
Pour terminer cette longue lettre par quelques nouvelles consolantes, nous nous transporterons, si vous voulez bien, en Orient, où il paraît que le catholicisme commence à renaître. J'ai vu dernièrement un chanoine de Reims, l'abbé de Brimont, qui vient de passer dix-huit mois en Égypte, en Palestine et à... (65).
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Extraits de la lettre de l'abbé d'Alzon à son père, [Rome le 26 octobre 1834]. - Orig.ms. ACR, AB 92; V., Lettres, I, p. 709-712.
Pour la troisième fois depuis la parution de l'encyclique, l'abbé d'Alzon donne à son père l'expression de ses sentiments personnels; il ne rugit plus et se trouve extrêmement heureux de n'avoir pas à manifester publiquement son opinion sur la portée de l'encyclique, car on l'accuserait bien de manquer de soumission : or, rien de plus éloigné de sa pensée.
J'avais, mon cher petit père, terminé une lettre à maman, quand j'ai reçu la vôtre du 6 octobre : celle-là au moins n'a pas mis un mois en chemin. Je vous remercie de tout ce que vous m'y dites. Je puis vous assurer que je suis parfaitement tranquille dans ce moment et que je ne rugis plus. Je plains seulement de toute mon âme ce pauvre abbé de la M[ennais], et c'est, je vous assure, un bien grand crève-cœur pour moi que de le voir dans une position aussi pénible que celle où il se trouve.
J'ai vu ce matin encore le cardinal Micara. Celui-ci veut que M. Féli se soumette. Le P. V[entura], au contraire, persiste à penser que le silence est le meilleur parti. L'un et l'autre donnent d’excellentes raisons. Il ne s'agit pas pour M. de la M[ennais] de se soumettre. Je suis convaincu qu'il est disposé à tous les sacrifices, mais il s'agit de savoir s'il sacrifiera un ordre d'idées qu'il croit légitimes, que l'on ne peut pas condamner, mais sur lequel ses ennemis veulent qu'il garde le silence, tandis qu'ils laissent carte blanche à d'autres personnes, à M. Genoude par exemple(66). Il est vrai que M. Genoude défend un parti politique et que M. de la M[ennais] ne défend que la religion. Quoi qu’il en soit, je me trouve extrêmement heureux de n'avoir pas à manifester publiquement mon opinion, non qu'elle soit contraire en rien à l'encyclique, mais parce que ne donnant pas à l'encyclique toute l'extension que voudraient lui imposer certaines personnes, je serais accusé de manquer de soumission, quand rien n'est plus éloigne de ma pensée. J'attends beaucoup du temps, qui calmera les têtes et leur fera considérer les choses de sang-froid. [...]
J'ai eu aujourd'hui une assez longue conversation avec le P. V[entura] sur les défauts du système de M. de la M[ennais]. Je crois qu'en y faisant les modifications que propose le P. V[entura], il est inattaquable! mais pour mon compte je me dégoûte des systèmes, et il me semble qu'on peut poser la question sans cela. Le système peut seulement servir à empêcher les ennemis de la religion de poser aucune proposition, mais la vérité se prouve sans cela.
29
Lettre de l'abbé d'Alzon à Lamennais, Rome 26 novembre 1834. Orig.ms. Dossier du Vatican; photoc. ACR, -EC 404; Pages d'Archives,
2e série, n° 9 (août 1958), p. 333-334.
Sur le point d'entrer en retraite, pour se préparer à son ordination sacerdotale (Cf. Ch. VI, A), l'abbé d'Alzon croit devoir écrire à Lamennais, bien que depuis trois mois il n'ait reçu de ses nouvelles. Comme en chacune de ses lettres, il commence par faire le point sur les opinions qui circulent à Rome, concernant celui qu'il appelle toujours l'abbé de Lamennais, afin de l'aider dans la meilleure conduite à tenir. Puis il écrit : "J'ai besoin, je le sens, d'un secours particulier pour voir sans trouble tout le bien que l'on pourrait faire dans l'Eglise de Jésus-Christ... Ne me refusez pas un souvenir particulier dans vos prières." - Sans doute Lamennais n'aurait-il pas répondu à cette lettre, mais il faut dire qu'il n'en eut même pas connaissance, puisqu'elle fut saisie par la police de l'Etat pontifical.
Monsieur l'abbé,
Voilà près de trois mois que ni Charles ni moi n'avons reçu de vos nouvelles. Vous ne sauriez croire à quel point votre long silence nous inquiète, ne pouvant l'attribuer à aucune autre cause que l'infidélité de la poste, vous pouvez penser combien nous faisons de jugements téméraires chaque fois que le courrier arrive ici sans nous porter rien de vous. Pour moi, attendant de jour en jour de vos nouvelles, depuis un mois environ j'ai retardé de vous donner quelques détails qui pourront vous faire plaisir. Peut-être Charles vous les aura-t-il donnés déjà(67). Je crois pourtant n'avoir pas à donner une seconde édition de sa lettre. D'abord, ce que je crois pouvoir assurer c'est que les esprits s'adoucissent singulièrement à votre égard. Je m'étais permis dans ma dernière lettre de vous transcrire certains jugements sur votre manière d'agir d'après des lettres que j'avais reçues de France. Il me paraît qu'on ne voit pas la chose du même œil. Ainsi, il n'y a pas quinze jours que le Général des Jésuites a dit à un Belge, le comte d'Outremont, qu'il était très mécontent de l'encyclique. En quel sens ? C'est ce que j'ignore(68). On peut présumer cependant d'après certaines phrases que l'on s'aperçoit que l'Encyclique (qu'elle soit un acte doctrinal comme le veut le cardinal Micara ou qu'elle ne le soit pas comme le veut V[entura]) ne définit rien, ne condamne rien positivement et n'est qu'une concession faite aux clameurs des évêques et des Cabinets d'Autriche et de Russie. Le P. Rozaven lui-même affirma hier soir à une personne de qui je le tiens, que l'on ne pouvait pas dire qu'il y eût dans tout ce que vous dites rien de positivement condamné. La seule hérésie dont il vous accuse est dans le troisième livre de l’Imitation, où en traduisant vous faites dire au fidèle : la grâce me manquant, je ne puis rien faire de bien. Comme je n'ai pas dans ce moment votre traduction sous les yeux, je ne puis citer exactement le chapitre. Mais ce que je puis conclure, c'est qu'il faut avoir une furieuse envie de trouver des hérésies pour s'accrocher à un pareil passage. Quoique je ne connaisse cette observation que par une tierce personne, je vous la transmets afin que, si vous le jugiez à propos, vous puissiez, dans une nouvelle édition calmer les scrupules de conscience du Révérend Père.
Le card[inal] M[icara], qui avait été pendant longtemps très effrayé de votre position, m'a plusieurs fois répété que vous ne deviez faire aucune offre de soumission parce qu'on exigerait, disait-il, des choses que vous auriez le droit de refuser. Selon lui, une explication indirecte serait ce qu'il y aurait de mieux, mais cette explication ne devrait venir que par accident, dans quelque nouvel ouvrage(69).
Le Père V[entura] et le Père Ol[ivieri] sont du même avis. Quant au système philosophique, ils persistent toujours à dire qu'il n'est nullement question de vous ou du moins qu'on n'avait en vue rien de ce que vous avez pu dire sur le sens commun. Le Père Olivieri croit que dans les Paroles d'un Croyant vous êtes tombé dans l'illusion de Platon qui voulait transporter sur la terre un état qui n'est possible que là où l'on sera affranchi des suites du péché et du désordre des passions.
Le grand-duc de Toscane, sur la réclamation du Pape, a, dit-on, condamné à un mois de prison et 100 francs d'amende un libraire qui avait publié les Paroles d'un Croyant. Ce libraire avait, dit-on, gagné cent mille francs de la vente secrète de ce livre. On en a fait une édition à Rome, on croit que c'est avec la permission tacite du Maître du Sacré Palais.
Nous avons eu quelques changements par suite de la mort du card[ina]l Zurla. Odescalchi est cardinal vicaire, les autres mutations sont de peu d'importance. Fransoni est à la Propagande, Mattei chancelier, Pedicini préfet de la Congrégation des Evêques et Réguliers(70), Lambruschini est aux Etudes. On annonce trois cardinaux nouveaux, Della Porta, Patrizi, j'ai oublié le nom de troisième. On avait parlé du P. Olivieri mais la franchise avec laquelle il s'exprime paraît lui avoir fait tort.
Je vais passer tout le temps de l'Avent en retraite. Je me propose de prendre les Ordres sacrés pendant ce temps-là. Je n'ignore pas tout ce qui m'attend une fois que je serai prêtre. Je sais que je sacrifie presque une liberté assez nécessaire aujourd'hui. J'ai réfléchi longtemps si je n'en aurais pas plus de facilité pour faire le bien dont je suis capable en restant dans le monde comme simple catholique. Il me semble que Dieu me veut ailleurs et que c'est comme prêtre que je dois travailler. Une fois que j'ai cru voir clair dans mon avenir, je n'ai pas cru devoir retarder plus longtemps le bonheur de célébrer les Saints Mystères. J'ai besoin, je le sens, d'un secours particulier pour voir sans trouble tout le bien que l'on pourrait faire dans l'Eglise de Jésus-Christ, et tout le mal qu'on y fait. Mes idées, qui, sur une foule de choses se sont modifiées et perfectionnées, je pense, par mon séjour à Rome, ont besoin pour ne pas m'entraîner dans certains excès de désespoir ou de confiance trop présomptueuse d'être fortifiées par les grâces attachées au sacerdoce, il me semble que je jugerai mieux le monde et tout ce qui m'y paraît inexplicable quand je le considérerai du haut de l'autel. J'espère, Monsieur l'abbé, que pendant ces jours si importants pour moi vous ne me refuserez pas un souvenir particulier dans vos prières.
Après Noël, d'après le conseil du P. Ventura et du card[inal] Mi[cara], je m'occuperai d'étudier un peu de droit canon. L'un et l'autre pensent que l'ignorance dans laquelle on est aujourd'hui en France sur de pareilles matières est cause d'une infinité d'abus.
Je vous supplie de ne pas nous laisser plus longtemps sans vos lettres, nous avons un besoin extrême de vos nouvelles. Des lettres que j'ai reçues du Midi de la France m'ont fait une vive peine à cause de la persuasion générale où l'on y est que vos principes sont condamnés. Une chose non moins affligeante, c'est l'insouciance avec laquelle on y traite les affaires de la religion. Il paraît que l'apathie du clergé que vous aviez un moment secouée étend de nouveau une croûte épaisse sur les intelligences et que les évêques ne font rien pour en prévenir les déplorables résultats. Je vous transmets ces détails que je tiens de bonne source et que je crois exacts, au moins pour le Languedoc et la Provence.
Adieu, Monsieur l'abbé, je me recommande encore une fois à vos prières et suis à jamais tout à vous.
Emmanuel d'Alzon.
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Formule d'adhésion aux encycliques "Mirari vos" et "Singulari nos", demandée à l'abbé d'Alzon et signée par lui le 12 décembre 1834
C'est par une lettre de l'abbé d'Alzon à son père, datée de Rome le 26 décembre 1834 (Cf. Ch. VI 5) que nous connaissons les circonstances dans lesquelles cette formule d'adhésion aux encycliques de Grégoire XVI fut demandée à l'abbé d'Alzon "l'avant-veille de son ordination au sous-diaconat", et signée par lui sur-le-champ le 12 décembre 1834, en présence du cardinal Odescalchi, agissant au nom du Pape, auprès de l'ordinand.
L'abbé d'Alzon pensa à "une dénonciation faite à son égard à propos de ses opinions"; la saisie de la lettre qu'il écrivit à Lamennais le 26 novembre 1834 n'est sûrement pas étrangère à l'acte d'adhésion qui lui est demandé.
Nous avons trois copies de cette formule. - La première est transcrite par l'abbé d'Alzon sur une feuille détachée, sans date et sans signature, avec post-scriptum de présentation dans la lettre à sa sœur Augustine du 17 janvier 1835. - La seconde comporte, de la main de l'abbé d'Alzon, la date du 12 décembre 1834 et cette mention : cette copie m'a été remise par le cardinal Odescalchi le 19 janvier 1835. - La troisième se trouve dans le Dossier du Vatican avec une date ouverte, d'une autre main : "Datum Romae 2... decembris 1834", et la signature de l'abbé d'Alzon sans modification de la date ouverte (Pour les deux premières copies, Orig.ms. ACR, AB 112; V., Lettres, I, p. 774-775. - La troisième est celle du Dossier du Vatican, photoc. ACR, EC 405).
Nous reproduisons la copie du Dossier du Vatican, avec mention d'une datation ouverte mais en sachant que la formule a été signée le 12 décembre 1834. La datation ouverte commençant par un 2 peut laisser supposer, avec le délai offert par le cardinal Odescalchi, que l'adhésion le l'abbé d'Alzon était attendue plutôt pour son ordination sacerdotale.
Ego infra scriptus, sacros ordines recepturus profiteor me litteras encyclicas Sanctissimi Domini nostri Gregorii Papae XVI datas die 15 Augusti anni 1832 et 25 Junii 1834 suscipere cum debita intellectus et voluntatis submissione, promittens me doctrinam in illis expositam unice probaturum et secuturum, doctrinasque et opiniones in eisdem reprobatas sincere et ex animo reprobaturum, sine ulla distinctione vel restrictione; itemque novum systema philosophicum de quo mentio est in secunda encyclica tamquam fallax et improbandum rejecturum esse, sicut quamcumque aliam novitatem doctrinae in encyclicis contentae contrariam. Promitto insuper me nunquam consensurum aut participaturum consiliis eorum qui dictarum encyclicarum auctoritatem elevare conantur, quocumque praetextu, aut eas ad proprium ipsorum sensum detorquere, nec quidquam facturum, scripturum aut dicturum quo talia consilia probare videar.
Datum Romae 2... Decembris 1834. ,
Emmanuel d'Alzon.
31
Extrait de la lettre de l'abbé d'Alzon à sa sœur Augustine, Rome 17 janvier 1835. - Orig.ms. ACR, AB 112; V., Lettres, I, p. 770-775.
Cette lettre, comme nous l'avons dit (Ch. VI, 9), comporte trois parties. La première où il analyse les répercussions des derniers épisodes de la crise mennaisienne à Rome; la seconde, que nous avons citée et où l'abbé d'Alzon parle de la translation de quelques corps de saints trouvés dans les catacombes; la troisième où il donne copie de sa déclaration d'adhésion aux encycliques pontificales, déclaration précédée d'un post-scriptum d'introduction. Nous citons à présent la première partie et le post-scriptum de cette lettre :
Tout ce que tu m'apprends me vexe moins que tu pourrais le penser. La lettre que j'ai écrite est le résumé de ce que je savais de plus positif sur l'affaire(71). J'avais fait part de ce résumé à un prêtre, qui le communiqua au P. Rozaven, lequel Père trouva qu'il n'y avait rien à dire. En effet, je ne dis pas que l'abbé soit exempt de tout reproche; je dis que M. de la Mennais [n'est] pas condamné d'une manière positive, et ceux qui diront le contraire sont des gens qui n'entendent pas un mot aux procédures romaines. Demande un peu, aux gens qui viennent se scandaliser, si des propositions ont été extraites, si on a formulé ces propositions.
Les ennemis mêmes de M. de la M[ennais] ne s'entendent pas sur le sens de la condamnation. L'abbé de Montpellier prétend que le blâme atteint le système philosophique sur le sens commun. Le cardinal Odescalchi, qui n'est pas suspect non plus, prétend que ce blâme porte sur l'union exagérée de la religion avec la liberté. Qui croire ? Faut-il attendre une nouvelle encyclique ? L'abbé de Montpellier me disait qu'il savait de source certaine que son opinion était celle du Pape. Le cardinal Odescalchi me donna la sienne comme étant du Pape également. J'ai pris le parti du P. Olivieri. J'ai tâché de me soumettre avec la simplicité d'un enfant; j'ai ensuite essayé de prendre les paroles de l'encyclique dans le sens qui me paraissait le plus naturel. J'ai bien vu qu'elles blâmaient quelque chose, mais que ce quelque chose n'était pas grand-chose.
Tu peux, si tu le veux, faire part de ces observations à M.Petit(72), à qui tu présenteras mes humbles respects par la même occasion. Les Paroles d'un Croyant sont sévèrement condamnées, parce que le Pape a voulu les prendre dans leur sens naturel, et en ce sens elles ont des propositions très blâmables. Que le Pape ait bien fait de ne pas rechercher l'intention de l'auteur, ce n'est pas moi qui dirai le contraire; mais il faut avoir bien peu de tact pour croire que l'abbé de la M[ennais] n'avait [pas] une autre pensée, pensée que certaines personnes peuvent ne pas aimer, mais qu'on ne pourra jamais condamner.
A la suite de certaines vexations de religieux, le P. Olivieri a donné sa démission de général des Dominicains : il s'est retiré au Saint-Office, où j'ai bien peur qu'on ne l'enterre avant peu. Il a une maladie d'entrailles qui pardonne bien rarement. Les souffrances morales qu'il a éprouvées n'ont pas peu contribué à donner à son mal une nouvelle force. J'allai le voir l'autre jour; je n'ai rien vu de plus admirable. La douleur faisait rouler les larmes sur ses grosses joues; il continua à me parler avec le même calme. "Toutes ces vexations, me dit-il, font du bien à l'esprit; on apprend à ne s'attacher qu'à Dieu et à compter les hommes pour rien. Après tout, me dit-il encore, il en coûte quelque chose d'avoir été l'ami de M. de la M[ennais] ; mais la Providence est là qui ne permettra pas que l'Eglise soit renversée et qui lui rendra la liberté dont elle a besoin."
Le cardinal M[icara] est malade : il a des douleurs spasmodiques très fortes. [...]
Je joins ici la copie de la déclaration qu'on m'a demandée. Tu me feras plaisir de la communiquer à Bonnetty, à M. du Lac, à M. Petit, si cela peut faire cesser le scandale que ma lettre lui cause. Je te prie de lui faire observer que je n'entends pas rétracter un mot ni de ma déclaration ni de ma lettre, parce qu'elles s'accordent toutes deux parfaitement(73).
32
Lettres échangées entre du Lac et l'abbé d'Alzon, 1er et 17 mars 1835
a)
De Melchior du Lac, à l'abbé d'Alzon, Paris 1er mars 1835. - Cop. ms. Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 407; Pages d'Archives, 2e série, n° 9 (août 1958) p. 336.
La formule d'adhésion aux encycliques signée par l'abbé d'Alzon était parvenue, nous ignorons comment, à la connaissance d'un ami romain d'Emmanuel, l'abbé de Montpellier, qui l'avait fait passer au Journal historique et littéraire de Liège, et celui-ci l'inséra en février 1835, p. 533, ss; 551, ss. - L'Ami de la religion, hostile à Lamennais et à son école, s'était empressé de reproduire la nouvelle, ainsi que la formule latine avec une traduction française et un commentaire à l'adresse des amis de l'abbé Féli; le tout parut dans son numéro des 2 et 3 février 1835, p. 554, ss.
L'abbé d'Alzon, à Rome eut connaissance de ces faits, puisqu'il recopia de sa main le commentaire de l’Ami (Orig.ms. ACR, AB 112). Le P. Ventura crut devoir écrire une lettre de protestation qu'il remit à l'abbé d'Alzon pour insertion dans l’Univers. - Du Lac croit bon de faire remarquer que l'Univers ne peut la publier telle quelle et ce par égard pour son ami qui ignore peut-être le cheminement de Lamennais vers une apostasie définitive.
Je me hâte, mon cher Emmanuel, de vous écrire deux mots, je vous écrirai plus longuement bientôt. Je viens de recevoir votre lettre et la lettre pour l'Ami. Je me détermine à n'en pas faire usage, et cela pour mille raisons.
La première est que probablement lorsque votre lettre est partie vous ne connaissiez pas encore la nouvelle préface de l'abbé(74), dans laquelle il me semble évident qu'il se sépare très nettement de l'Eglise. Il se peut que je me trompe, mais c'est là l'effet que cela produit à tout le monde, à ceux qui jusqu'à présent lui étaient restés fidèles, comme les autres, et cela sauf quelques très rares exceptions. J'imagine que cela produira sur vous le même effet, en tout cas je vous conseille d'écrire à l'abbé pour qu'il vous dise nettement ce qui en est. Il ne peut vouloir que vous vous compromettiez pour lui sans s'expliquer franchement. Quant à moi, ma conviction intime est qu'il n'a plus la foi; je vous prie de réfléchir à cela.
La seconde raison pour laquelle je ne fais pas usage de cette lettre c'est qu'elle ne contient rien que des injures, dites fort maladroitement. Une pareille épître ne ferait que du tort à son auteur. Je connais votre amitié pour lui, et je crois lui rendre service en la gardant dans mon portefeuille. J'espère que vous comprendrez que ces réflexions n'ont rien d'épigrammatique, mais expriment très réellement ma pensée. D'ailleurs, le seul fait qu'allégué l'auteur, c'est que depuis deux ans il n'a rien écrit; ni fait écrire, rien dit, ni fait dire, sur ces matières et... ne s'adresse nullement à l'Ami, mais à toutes les personnes du nombre desquelles je suis, qui ont fait dire, etc. J'attends donc une lettre de vous avant de parler de cette lettre. Si l'auteur insiste, faites-lui comprendre qu'il doit en tout cas la refaire, être sobre d’injures ou du moins les écrire dans un meilleur ton. Je ferai pour vous obliger tout ce qu'il vous plaira, et si vous l'exigez je tâcherai de faire insérer la lettre telle quelle dans un journal, mais l'Univers (à qui je n'ai rien dit encore) ne l'insérerait pas, assurément.
Adieu, mon ami, je vous aime d'un amour immense comme vous m'aimez. Je vous conjure de prendre garde au chemin que vous prenez, encore un coup cet homme n'a plus la foi. Je vous dis cela avec désespoir, car mon cœur est toujours plein d'amour pour lui. Quoiqu'immensément occupé, je tâcherai de vous répondre.
Melchior.
b)
De l'abbé d'Alzon à du Lac, Rome 17 mars 1835. - Cop.ms. Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 409; Pages d'Archives, 2e série, n° 9 (août 1958), p. 339.
L'abbé d'Alzon remercie du Lac de n'avoir pas publié la lettre du P. Ventura, d'autant plus qu'il s'est rendu compte qu'on voulait le compromettre. Il se dit fort affligé de ce qu'il apprend de l'abbé de Lamennais et il s'interroge : "Nous avons perdu notre centre, comment en créer un autre? ..."
Je vous remercie mille fois de la détermination que vous avez prise de vous-même, relativement à la lettre de l'Ami. Je ne saurais vous dire combien je craignais de la voir paraître depuis que je me suis aperçu qu'il y avait un plan arrêté, dans lequel on me faisait jouer le rôle de machine, parce qu’on savait bien que je n'aurais pas voulu y participer, si l'on me l'avait fait connaître tout entier. Je ne puis me persuader que les armes que nous devons employer, nous, catholiques avant tout, nous, ennemis de coteries, doivent être les mêmes que celles qu’emploient les coteries que nous voulons combattre. Je ne sais rien de positif sur les intentions de l'auteur de la lettre; lorsque j'allais le voir hier, il y avait du monde et je ne pus lui parler en particulier, mais j'espère qu'il renoncera à son dessein; quoi qu'il en soit, suspendez pour quelque temps. C'est, je crois, le meilleur parti à prendre(75).
Je ne puis vous dire à quel point je suis affligé de ce que vous me dites et de ce que plusieurs autres personnes m'ont écrit sur le compte de l'abbé; on aurait beaucoup voulu que je lui écrivisse, mais le puis-je ? Il ne m'a pas répondu à deux lettres, et, de plus, j'ai lu de lui un très petit billet à un de mes amis dans lequel il l'engageait à ne plus lui écrire, disant que la question lui paraissait désormais tranchée. Je ne sais donc pas ce qu'il faut penser d'une nouvelle lettre. Oh ! comme les hommes sont coupables les uns envers les autres. Certes, je crois que M. de la Mennais a tort, mais quand on saura tout ce que certains de ses adversaires ont fait contre lui, on verra combien petit serait le nombre de ceux qui ont le droit de lui jeter la pierre !
Ce qui me peine le plus dans cette circonstance, c'est que je vois se briser les plus belles espérances que nous avions de l'union des catholiques, car il faut nous unir, si, malgré notre petit nombre, nous voulons faire face à l'ennemi. Nous avons perdu notre centre, comment en créer un autre. Irons-nous à la débandade chacun de son côté ? Ou bien nous entendrons-nous pour dire ce que nous voulons ? Il me semble que dans la disposition actuelle des esprits, la Revue européenne (76) peut prendre un rôle magnifique, celui qu'a perdu l'Avenir, profiter du passé et proclamer tous les progrès que peut faire l'esprit humain à l'aide du catholicisme. Puisque c'est vous qui paraissez à la tête de cette entreprise, je suis persuadé que vous aurez compris la sublime responsabilité dont vous pouvez vous charger. Je serais bien aise que vous puissiez me donner quelques moments pour me faire comprendre vos idées à cet égard.
33
Échange de lettres entre Mme d'Alzon et son fils, les 1er et 17 mars 1835
a)
De Mme d'Alzon à son fils Emmanuel, Paris le 1er mars 1835. -Cop.ms. Dossier du Vatican; phot. ACR, EC 407 ; Pages d'Archives, 2e série, n° 9 (août 1958), p. 336-337.
II nous est difficile de saisir toutes les allusions sous-jacentes à ce texte dont la copie n'est pas sûre. Mme d'Alzon ne doute pas de la franchise d'Emmanuel quant à sa soumission; elle le soupçonnerait seulement d'inconséquence : le texte de son adhésion est formel; la lettre à du Lac, dont l'essentiel se trouve dans la lettre à sa sœur, du 17 janvier, maintient les distinctions des "savants" de Rome, ses amis. Aussi n'a-t-elle parlé à qui que ce soit de sa soumission, pour ne lui causer aucun tort, puisque Lamennais est désormais abandonné de tous. Certes, Emmanuel pourrait avoir des raisons pour s'en prendre aux Jésuites; mais, en parler, est-ce la bonne manière d'être libre pour son ministère et d'avoir la paix dans la célébration de l'Eucharistie ?
Il paraît, d'après ce que tu as écrit hier à ta sœur, mon cher enfant, que tu aurais désiré que j'eusse rendue publique l'adhésion que tu as signée aux Encycliques(77) ; je t'avoue que la raison qui m'a empêchée de parler à qui que ce soit, c'est que j'y voyais une trop grande inconséquence de ta part, et que rapprochant ta lettre à M. du Lac(78) dont on avait trop parlé, [je] n'aurais rien moins que fait dire ce que l'on ne cesse de regretter, c'est que vous n'êtes point de bonne foi. Si moi, si ton père, si ta sœur qui connaissons si parfaitement la franchise de ton caractère, ne pouvons(79) pas juger autrement que par le mot inconséquent ta manière d'agir, et de penser d'après l'estime reçue [sic]. Que veux-tu que disent ceux qui te jugent en bloc(80), je veux dire faisant part [sic] d'un certain nombre de partisans de M. de Lammennais [sic] ? Cependant M. de Montalem[bert] que j'ai vu avant-hier, prétend que M. de Lamm[ennais] est entièrement abandonné de tous ceux qui lui étaient unis, qu'il va si loin que l'on ne peut plus le suivre. D'autres, toujours de ses anciens partisans, cherchent à savoir s'il est de bonne foi et commencent à le [sic] douter. Il est sans doute affligeant de voir un homme ayant de si grands moyens en faire aujourd'hui un si triste usage, mais j'avoue que je désire qu'il en fasse plus encore afin qu'il n'y ait plus de doutes, et que l'autorité s'explique positivement et de manière à ce que [ceux que] tu appelles les gens savants puissent comprendre un langage qui ne me paraît obscur que pour eux... [sic], M. de Montal[embert] m'a un peu tranquillisé en m'assurant que l'abbé de Lammen[nais] ne disait plus la messe. L'évêque de P[aris] ne l'a cependant [pas] interdit.
Je reviens à toi. Si tu eusses désiré que ton adhésion à l'Encyclique fût connue, pourquoi ne m'en avais-tu pas dit un mot, de ce désir? Rien ne me l'a fait supposer; tu as assurément toute raison d'être fâché de la démarche de l'abbé de Montpellier, et si j'eusse été après [sic] de toi, je n'aurais pas manqué de te conseiller(81) de t'en expliquer avec lui, et même avec le cardinal Odescalchi. Il ne peut y avoir qu'une seule chose qui atténue ton manque d'égard, c'est si cette adhésion avait été signée par d'autres avant toi ou après toi, avant la publication, ce que l'on serait porté à croire d'après les journaux qui l'ont reportée. Mais je te le répète, si toi seul a signé cette adhésion, parles-en au cardinal Odescalchi, plains-toi franchement, et ne laisse pas dans tous les cas ignorer à M. de Montpellier que tu as senti son procédé; c'est une méthode que j'ai souvent employée avec succès dans le courant de ma vie pour sortir de mon cœur un sentiment qui trouble la paix de l'âme malgré soi, lorsque l'on a été blessé; si tu ne lui en parles pas, tu lui en seras plus mauvais [sic]. Sans doute, il faut toujours ménager ses expressions, mais ne jamais laisser croire que l'on n'est pas capable d'apprécier le bon comme le mauvais procédé. Ainsi, ne manque pas de suivre, ou du moins de peser mon conseil(82).
Si les Jésuites n'ont d'autres torts que de vouloir mettre en évidence le tort de M. de Lamm[ennais] qui prétend à la révolte, je serais très bien disposée à partager leurs opinions. Mais il serait bien affreux qu'ils voulussent l'emporter sur tout et avoir même la direction des consciences à tout prix. Que veux-tu dire par proscription ? Que peuvent-ils te faire aujourd'hui, de quel part(83) peuvent-ils t'écarter ? Quelle inhibition peut t'en [sic] ... si c'est avec le temps d'être utile dans les fonctions de ton ministère, il me semble que tu n'as rien à faire que de mettre au jour simplement tous les mauvais tours(84) que l'on pensa te jouer; il me semble d'ailleurs aussi que ta conduite finira par remplir de confusion ceux qui auraient le désir de te nuire. Si tu as le désir de rendre public quelques particularités de ces différents événements, explique-toi clairement. Je te conjure d'éloigner de toi tout esprit d'aigreur, tu en serais troublé et cette paix qui te fait trouver tant de douceurs dans le Saint Sacrifice de la Messe disparaîtrait bientôt.
Mon cher enfant, que je désire te revoir, quand aurai-je ce bonheur ? Il me semble que l'époque que tu as fixée ne viendra jamais.
b)
Lettre de l'abbé d'Alzon à sa mère, Rome 17 mars 1835. - Cop.ms. Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 409; Pages d'Archives, 2e série, n° 9 (août 1958), p. 339-340.
L'abbé d'Alzon répondant à sa mère commence par déplorer l'attitude de l'abbé de Lamennais : il n'a pas voulu séparer l'Eglise de la coterie qui le poursuivait, et pour se venger de ses adversaires il a frappé l'Eglise. Puis l'abbé d'Alzon s'explique sur l'inconséquence que sa mère lui avait reprochée : quand on l'accuse de n'être pas soumis, on va contre sa volonté et contre sa déclaration. Certes, l'encyclique est formelle quant au fond, mais peut servir d'une arme de parti. -Quoi qu'il en soit de Lamennais, l'abbé d'Alzon est bien décidé à ne pas s'écarter de la ligne qu'il s'est tracée : ne plus s'occuper de politique, mais s'occuper de religion et pas d'autre chose.
J'ai reçu hier votre lettre du 1er mars. Je ne puis vous dire la peine qu'elle m'a faite à cause des détails que vous m'y donnez sur M. de Lam[ennais]. Quoi qu'il en soit de lui, je suis, pour mon compte, bien décidé à ne pas m’écarter de la ligne que je me suis tracée et dans laquelle je m'affermis tous les jours. Je ne veux plus m'occuper de politique, ce n'est pas là mon affaire. Je m'occupe de religion et pas d'autre chose. Le mal que va faire M. de Lam[ennais] est incalculable si Dieu ne l'arrête pas sur le penchant du précipice. La partie politique de sa préface, la seule que j'ai pu lire dans la Revue des Deux-Mondes, me paraît bien amère contre Rome. Il paraît que la partie philosophique est encore plus désolante : cet homme n'a pas voulu, voir quel avantage il aurait tiré de la persécution que lui faisait subir une coterie s'il avait voulu garder le silence; il n'a pas voulu séparer l'Eglise de cette coterie, et, pour se venger de ses adversaires, il a frappé l'Eglise. Il ne s'est pas aperçu qu'il leur assurait par là le plus beau triomphe qu'ils pussent désirer, le triomphe de satan dans l'enfer quand il a conduit une âme à nier Dieu.
Pour en revenir à ce qui me concerne personnellement, je dois vous prévenir qu'il me semble qu'il nous faudrait de longues explications avant de nous entendre; que j'espère, quand nous nous verrons, que la simple exposition des faits tels qu'ils se sont passés sous mes yeux, vous expliquera pourquoi j'ai pris le parti auquel je me suis arrêté.
Seulement, je vous prierais de faire quelques réflexions.. La première, que je ne nie pas que je doive me soumettre aux Encycliques; je l'ai promis, et quand je ne l'aurais pas promis, je serais prêt à le promettre encore. Quand donc on m'assure de n'être pas soumis, on va directement contre ma déclaration. En second lieu, tout le monde, ici, vous dira que les paroles dont on s'est servi sont vagues, et l'acte est à dessous, parce que l'on ne voulait pas décider la question. Or, si l'on ne veut pas juger la question quant au fond, chacun est libre de chercher au fond de sa conscience ce qu'il croit désapprouver sans s'embarrasser de ce que peuvent dire certaines gens qui voudraient se servir des paroles du Souverain Pontife comme d'une arme de parti. Dès lors, chacun prend dans l'Encyclique ce qu'il croit y voir : l'un y voit une chose, moi, j'y en vois une autre. On ne sait(85) rien, au fond, de la question qui reste toujours à décider, et que je crois que l'on ne décidera jamais, parce que trop d'intérêts seraient compromis. Je crois même, en cherchant à m'expliquer la conduite de M. de Lamm[ennais] , que cet homme a voulu qu'on le laisse tranquille, et que c'est pour cela qu'il a publié cette préface. Je crois qu'il a réussi, mais d'une manière bien malheureuse. Depuis longtemps, il a déclaré qu'il ne s'occuperait plus de religion, et, en effet, si je ne me trompe, il ne s'occupe guère que de politique et de philosophie.
Je vous prie, puisque vous voyez Montalembert, de le faire causer sur ses projets et sur la manière dont il pense que M. Gerbet entend les choses. Il me semble que parce que M. de Lamm[ennais] se retire, ce n'est pas une raison pour les autres de s'arrêter, et de croiser les bras; sans doute, c'est une perte immense, mais par cela même il faut faire tous les efforts pour la faire paraître la moins forte que l'on pourra.
34
Échange de lettres entre M, d'Alzon et son fils, les 5 et 28 mars 1835
a)
De M. d'Alzon à son fils, Paris le 5 mars 1835. - Cop.ms. Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 407; Pages d'Archives, 2e série, n° 9 (août 1958), p. 337.
M. d'Alzon informe son fils Emmanuel que rien n'a été publié de son courrier romain, et il en est reconnaissant pour du Lac. Il se dit affligé de l'état de suspicion dans lequel Emmanuel se trouve, et il compte sur sa prudence pour éviter, contre les Jésuites, d'inutiles récriminations, dont la source est avant tout ses relations romaines.
Comme il y a longtemps que je ne t'ai écrit, mon cher enfant, c'est moi qui viens répondre à ta lettre du 25 février, que ta mère a reçue avant-hier(86). Je suis allé voir M. du Lac, tu peux être tranquille, il n'a publié ni ton post-scriptum, ni même ta lettre, il n'a pas non plus jugé à propos de publier celle du P. Ventura. Il m'a dit au reste qu'il t'avait écrit la raison qui l'avait déterminé à ne pas publier la tienne(87). J'ose encore espérer qu'il se trompe dans le jugement qu'il porte du dernier opuscule de M. de Lamennais, mais je n'approuve pas moins le silence qu'il a cru devoir garder tant sur ta lettre que sur le post-scriptum : je trouve, comme lui, qu'il vaut mieux ne pas se jeter dans une polémique qu'on n'est pas en position favorable de soutenir, et laisser au temps de faire tomber tout cela; autrement, ce serait à n'en pas finir, et s'exposer à vivre dans des tracasseries perpétuelles. Cela n'empêche pas que je ne sois affligé, comme toi, de l'état de suspicion dans lequel on t'a mis; mais prends garde, mon cher enfant, de ne pas y donner lieu par tes liaisons avec des personnes connues pour s'expliquer un peu trop librement sur le compte d'un Ordre avec lequel il est prudent de ne pas se compromettre, par la part que tu peux prendre quelquefois à leurs récriminations en y mêlant les tiennes, par une manière de t'exprimer qui semble n'être pas d'accord avec la déclaration que tu as souscrite.
b)
Lettre de l'abbé d'Alzon à son père, Rome le 28 mars 1835. - Orig. ms. ACR, AB 121; V., Lettres, I, p. 797-800.
Emmanuel répond à son père et fait le point à partir du dernier volume paru de Lamennais; alors que celui-ci est persuadé qu'aujourd'hui on ne doit plus parler de religion, et qu'il faut tout amener sur le terrain de la politique, la preuve en étant les progrès évidents du libéralisme politique en Europe, lui-même au contraire pense que le catholicisme a gardé toutes ses chances et qu'il est à même d'affronter tous les problèmes philosophiques et sociaux qui agitent l'esprit humain. Il s'autorise pour dire cela d'une conversation avec le cardinal Micara. Le texte cité sera celui du P. S. VAILHE, publié d'après l'original, et non la copie ms. du Dossier du Vatican.
Ce que vous a dit M. du Lac sur le dernier opuscule de M. de la M[ennais] (88) a, j'en ai bien peur, quelque fondement; mais je vous assure que, tout en partageant encore sur une foule de points les idées de M. de la M[ennais], je m'en sépare positivement pour la politique; non pas que je pense qu'il ait tort en annonçant que la politique de l'Europe tourne à la république - ceci est un fait, et l'on peut discuter sur des faits; on n'était pas mahométan pour annoncer au VIe [sic] siècle que l'islamisme envahissait l'Asie et l'Afrique. Mais ce sur quoi je lui suis essentiellement opposé, c'est dans son point de départ. Il est persuadé qu'aujourd'hui on ne peut, on ne doit plus parler de religion, qu’il faut tout amener sur le terrain de la politique; et moi, au contraire, je crois et je suis convaincu qu'il faut tout amener sur le terrain de la religion, en ôtant aux questions du jour tout ce qu'elles ont d'irritant, de personnel.
Je parle dans ce moment comme prêtre, et non comme simple Français. Il y a, dans cette défiance des forces de l'Eglise, quelque chose d'injurieux à la vérité et à l'essence même du catholicisme qui paraît ne pouvoir plus se défendre par ses propres forces. Or, une pareille supposition ne peut pas être faite par un prêtre de Jésus-Christ. Je considère donc qu'aujourd'hui il faut montrer la religion en tenant à la main la clé de tous les problèmes philosophiques et sociaux qui agitent l'esprit humain.
Le cardinal M[icara] me faisait aujourd'hui même une observation magnifique.
Voyez, me disait-il, si jamais la religion, tout en réformant le monde, a attaqué de front les obstacles irritants. Lorsque les apôtres se répandirent sur la terre, jamais par une permission de Dieu on n'avait vu sur le trône plus de monstres et plus de tyrans. Or, jamais l'Eglise ne parla contre les abus du pouvoir. Saint Paul disait : Quid mihi de his qui foris sunt judicare ? Elle ne commença à crier contre les empereurs que lorsque ceux-ci se furent faits catholiques. Sans doute, saint Paul parla contre les païens, mais jamais il ne fit entendre contre eux de paroles haineuses; au contraire, il disait : Maledicimur et benedicimus. Or, aujourd'hui que l'on paraît se trouver, sur une foule de rapports, dans la même relation avec le pouvoir et la société qu'à l'époque où le christianisme parut au monde, pourquoi ne pas suivre une marche tracée par les apôtres ? Pourquoi ne pas laisser la politique de côté, pour ne s'occuper [que] du salut des hommes ?
Ces réflexions qui me paraissent de la plus grande justesse, me semblent s'accorder parfaitement avec ce que vous me disiez par rapport au P. V[entura]. J'aurais beaucoup de choses à vous dire sur ce chapitre, mais non pas à vous écrire.
35
Lettre de l'abbé d'Alzon à Alphonse de Vignamont, Rome, 28 mars 1835. - Cop.ms. Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 410; Pages d'Archives, 2e série, n° 9 (août 1958), p. 340-341.
Alphonse de Vignamont était un jeune étudiant en droit de Toulouse en relation épistolaire avec Emmanuel d'Alzon. Après la parution des Paroles d'un Croyant et la publication de l'encyclique Singulari nos, Alphonse écrivait le 8 août 1834 à Emmanuel : "Roma locuta est, causa finita est; c'est là mon ultimatum, c'est le vôtre, c'est celui des catholiques et de la Revue européenne entre autres" (Orig.ms. ACR, EC 32).
Alors qu'il s 'apprête à quitter Rome, l'abbé d'Alzon livre à son ami "la pensée la plus intime de son âme" : II a perçu avec d'autres le vide moral et spirituel de son temps et la nécessité d'y renouveler la présentation de la foi à partir d'hommes entièrement voués à l'exposer, sans esprit de parti et sans compromission, sous toutes les formes qu'elle peut revêtir et dans des termes qui puissent être compris. Revenant dix ans plus tard, en 1845, lors de la fondation de l'Assomption, sur ce moment de lumière et de grâce, le P. d'Alzon parlera de l' "étoile" qui lui était alors apparue.
Je ne sais, mon cher ami, si quand j'aurai le plaisir de vous revoir, vous me trouverez bien changé; pour moi, il me semble qu'il s'opère tous les jours une révolution en moi, non pas de mal en bien, tant s'en faut, mais je vois une foule de choses sur un point de vue différent.
A mesure que j'étudie la religion, je découvre, dans les profondeurs du dogme catholique, tant de richesses, une sève si forte, une vie si puissante que, d'une part, je ne puis concevoir comment le prêtre, qui veut renouveler la société, peut chercher d'autres secours que ceux qu'il trouve dans la vérité même; et, de l'autre, il me semble que le meilleur, l'unique moyen, de rendre aux intelligences les forces qu'elles ont perdues, de réparer cet épuisement moral, dont on se plaint de tout côté, est de faire briller devant elle cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, de les réchauffer aux rayons du Verbe éternel.
Aussi, à mesure que je considère le monde à ce point de vue,, je prends un dégoût de plus en plus profond pour la politique, parce que je la considère, dans ce moment, comme chose morte; je n'y vois plus la vie, je n'y vois que des convulsions, des efforts impuissants vers l'ordre, des tentatives stériles, tant que la pensée catholique ne viendra pas la pénétrer de charité, de justice, et de cet esprit de liberté chrétienne, qui, quoi qu'on dise, est aujourd'hui totalement étouffé.
Mon parti est bien pris, et je me confirme tous les jours dans ma résolution en lisant le Psaume deuxième, que je vous engage à méditer. Je suis convaincu de plus en plus que peuples et rois sont coupables; que, par conséquent, peuples et rois doivent être châtiés les uns par les autres; que ce qu'il reste à faire pour le prêtre, c'est de travailler selon ses forces à l'établissement du règne du Christ, sans se compromettre dans des vaines disputes. Son roi, à lui, c'est Jésus de Nazareth, sa tribune, le calvaire, son drapeau, la croix. Qu'on n'aille point attacher une couleur à ce drapeau. La croix sur laquelle l'Homme-Dieu fut attaché, celle qui apparut à Constantin, n'était ni rouge, ni blanche, et cependant, le monde fut sauvé par la première, et fut conquis par l'autre.
La pensée la plus intime de mon âme est que le monde a besoin d'être pénétré par une idée chrétienne, s'il ne doit tomber en dissolution, et qu'il ne peut recevoir cette idée que par des hommes qui s’occuperont avant tout de cette idée, , afin de la présenter sous toutes les formes qu'elle peut revêtir. L'on dit que le monde est impie; je crois, sans doute, que les passions le détournent du bien, mais je crois surtout qu'il est ignorant; il faut donc l'instruire, et lui préparer une instruction dans des termes qu'il puisse comprendre.
Emmanuel d'Alzon.
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Audience pontificale accordée à l'abbé d'Alzon, mai 1835
Les documents nous manquent pour cerner un fait dont nous sommes assurés par le P. d'Alzon, 25 ans après l'événement, en 1859 (Ch. VI, 15). - Nous allons citer les textes qui se rapprochent de l'immédiateté de l'événement, à dater au plus tard d'avant le 19 mai 1835, jour où l'abbé d'Alzon quitta Rome.
a)
De la lettre de l'abbé d'Alzon à son père, Rome, le 26 décembre 1834. - Orig.ms. ACR, AB 109; V., Lettres, I, p. 762.
[Le cardinal Odescalchi] m'a assuré que le Pape avait été très content de la promptitude de ma soumission. [...] Je lui serai présenté un de ces jours. Je verrai bien comment il me recevra(89).
b)
De la lettre de Mme d'Alzon à son fils, 18 avril 1835- Cop.ms. Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 413.
J'espère que tu ne quitteras pas Rome sans avoir été présenté au Saint-Père; je ne sais pas comment tu considères la chose, mais ce serait ridicule.
c)
De la lettre de l'abbé d'Alzon à sa mère, 2 mai 1835. Cop.ms -Dossier du Vatican, photoc. ACR, EC 4M.
J'ai parlé l'autre jour au cardinal Micara, pour le prier de me faire avoir une audience du Pape. Je ne sais pas pourquoi il a voulu que j'allasse prier le cardinal vicaire de me présenter; je suis allé deux fois chez celui-ci sans le rencontrer.
d)
De la lettre de l'abbé d'Alzon à l'abbé Combalot, Florence le 28 mai 1835. -Brouillon inachevé, orig.ms. ACR, AB 132; V., Lettres, I, p. 837.
[Le Pape] me dit, dans l'audience qu'il m'accorda, qu'il y avait trois nouvelles sectes : celle du sens commun, celle du sens privé et celle qui ne reconnaissait de certitude que dans la foi catholique; que l'une était représentée par Descartes, l'autre par M. de la M[en-nais], l'autre par M. Bautain(90).
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Lettre de l'abbé d'Alzon à un ami, Florence le 27 mai 1835. -Brouillon, orig.ms. ACR, AB 131; V., Lettres, I, p. 830-834.
Nous avons trois brouillons inachevés de la même lettre, dont les termes se recouvrent. En reprenant ce texte vers la fin de sa vie, le P. d'Alzon ajouta cette note : "Je ne puis me rappeler à qui j'adressai cette lettre, à du Lac, sans doute." - Le P. VAILHE, dans l'édition du texte le plus complet, mettant en note les autres, croit pouvoir dire qu'il s'agit plutôt de Montalembert : c'est fort vraisemblable.
Alors qu'il est en route vers son diocèse, l'abbé d'Alzon s'afflige de "la marche si étrange et si incompréhensible adoptée par celui qu'il était si fier d'appeler son maître" et se reproche même d'avoir, contre son intention, pu y contribuer par ses lettres écrites cependant avec l'avis de personnes autorisées. Aussi conjure-t-il son ami de lui donner "quelques détails sur l'état de son âme" : "Je lui suis dévoué au-delà de tout ce que je puis dire, et l'incertitude sur sa foi est une chose affreuse."
Depuis longtemps, mon cher ami, j'aurais dû répondre à votre dernière lettre et je ne sais quel mauvais prétexte m'en a jusques à présent empêché. J'aurais dû vous apprendre ma promotion aux ordres sacrés, mais comme j'ai dû à cette occasion même subir certaines vexations, j'ai préféré laisser dans le silence ce que j'avais eu à souffrir, plutôt que de troubler par quelque pensée désagréable un souvenir dont je ne veux conserver que ce qu'il a de délicieux pour moi. Vers la même époque, la marche si étrange et si incompréhensible, pour ne rien dire de plus, adoptée par celui que nous étions si fiers d'appeler notre maître, a tellement bouleversé certaines de mes idées que, pendant quelque temps, je ne savais plus où j'en étais.
Je craignais que ce que j'avais pu lui dire dans certaines de mes lettres, au courant de l'été dernier, eût contribué à l'aigrir et à le précipiter dans cette voie, au terme de laquelle je n'aperçois pour lui aucune issue honorable, sinon une rétractation qu'il eût pu s'éviter, et qui lui sera d'autant plus pénible qu'elle froissera davantage son amour-propre. Mon intention, il est vrai, en lui écrivant, et celle des hommes dont j'avais suivi les conseils, était de l'engager à un silence absolu, du moins pendant un certain temps. Plus tard, les événements justifiant la plupart de ses prévisions auraient assoupi certaines animosités et lui auraient permis de se montrer de nouveau avec avantage. Mais quoiqu'il nous eût proposé, a Mac-[Carthy] et à moi, il n'a pu se renfermer dans le repos, et j'avoue que j'ai beau chercher une interprétation favorable à sa conduite, je ne puis la trouver.
Si pourtant il eût voulu quelque temps encore prendre patience, il eût trouvé un si grand appui dans les faits de chaque jour. J'ai eu l'occasion d'entendre les monarchistes les plus forcenés envier enfin la séparation possible et réelle de l'autel et du trône, séparation qu'il y a un an encore ils eussent foudroyé de tous leurs anathèmes. Ces aveux, et une foule d'autres, qu'on n'eût certes pas obtenus il y a quelque temps, prouvent que, dans le parti le plus opposé à M. Féli, on commence enfin à douter et que, s'il est coupable, il ne l'est sur une foule de points que pour avoir été plus vite que ses adversaires sur la route de l'avenir.
Cependant, je ne sais si je me trompe, mais il me paraît aujourd'hui s'égarer sur sa route. Si je suis bien informé, il paraît être résolu à entrer dans les voies d'un complet radicalisme, en même temps qu'il se retirerait du terrain catholique. Les journaux ont donné l'extrait d'une lettre de M. de Walter, qui est affreuse, si elle est authentique. Je n'ai pas vu qu'il l'eût fait démentir. Je vous conjure de me donner quelques détails positifs sur l'état de son âme; je lui suis dévoué au-delà de tout ce que je puis dire, et l'incertitude sur sa foi est une chose affreuse. Je lui aurais écrit, mais il n'a pas répondu à mes deux dernières lettres(91). Je présume qu’il est peut-être gêné de ma franchise, qu'il sait bien n'avoir d'autre principe que le dévouement le plus complet, tant qu'il restera dans les limites de la vérité. On m'a dit qu'à son arrivée à Paris plusieurs de ses amis avaient cru bien faire en n'allant pas le voir. Avez-vous été du nombre de ceux-là(92) ?
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Lettre de Lamennais à l'abbé d'Alzon, Paris, le 20 juillet 1842. Orig.ms. ACR, DH 28; V., Lettres, II, Appendice, p. 433-434; LE GUILLOU, VIII, p. 145.
Ayant appris que Lamennais venait de sortir de la prison de Sainte-Pélagie et croyant sur les dires d'amis que ses idées prenaient une autre direction, l'abbé d'Alzon lui écrivit une lettre pour lui dire que son amitié était intacte et lui offrir l'hospitalité à Nîmes ou à la campagne, sur les bords de l'Hérault.
A défaut de cette lettre perdue, nous pouvons reproduire ici la lettre de Lamennais : les années pas plus que la diversité des points de vue, écrit-il, ne peuvent détruire une réelle affection; mais, ajoute-t-il assez clairement, une prise de position en conscience ne peut être ébranlée, c'est là toute sa paix.
Certainement je n'ai point oublié, mon cher Monsieur d'Alzon, les temps que vous me rappelez et je suis touché du souvenir que vous en avez conservé vous-même. Bien des années ont passé depuis, mais les années ne détruisent point l'affection réelle. J'en trouve, grâce à Dieu, autour de moi, et ce qu'on vous a dit à ce sujet n'a heureusement aucune vérité. II n'est pas vrai, non plus, que les circonstances auxquelles vous faites allusion aient le moins du monde troublé ma paix. Jamais, au contraire, elle ne fut si grande. Vous me paraissez croire aussi, d'après mes relations avec M. Martin, que mes idées depuis quelque temps auraient pris une autre direction. C'est une erreur, où je suis trop sincère pour vous laisser, et qui ne serait pas la vôtre, si vous aviez lu les ouvrages que j'ai publiés pendant ma détention(93). M. Martin a bien voulu m'exprimer le désir de me venir voir à Sainte-Pélagie, et j'ai assurément trop de plaisir à me retrouver avec ce bon et ancien ami pour n'avoir pas consenti à le recevoir avec beaucoup de joie dans mon cabanon. La diversité des points de vue ne change rien ou du moins ne devrait, selon moi, rien changer à tout ce qui est simplement du cœur.
Vous voulez bien me proposer l'hospitalité à Nîmes ou à la campagne, sur les bords de l'Hérault, Je l'accepterais avec les mêmes sentiments que vous me l'offrez, si je pouvais à mon âge songer à un déplacement; mais je ne suis plus dans la saison des voyages et le poids de soixante hivers m'arrête où je suis. Croyez bien cependant qu'au-dessous de ces cheveux qui blanchissent il y a un cœur qui vous est et vous sera toujours très affectueusement dévoué.
F. LAMENNAIS.
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28. Des extraits de cette lettre donnés jadis par Lamennais lui-même avaient été publiés par VAILHE, Lettres, I, p. 582.
29. Journal légitimiste français.
30. Paul Delaroche, gendre d'Horace Vernet et son successeur à la direction de la villa Medicis, peintre célèbre et ami de la famille d'Alzon, devait incessamment apporter à l'abbé d'Alzon le livre de Lamennais.
31. C'est cette phrase que Lamennais a citée comme étant de l'abbé d'Alzon. Le P. Vailhé, se fiant aux dires de Lamennais, et dans l'ignorance de l'original, avait repris cette attribution en 1923. Son édition des lettres de l'abbé d'Alzon (V., Lettres, I, p. 598) doit donc être corrigée sur ce point.
32. Lamennais joignit à sa lettre à Montalembert du 26 juillet, la copie de cette lettre de l’abbé d ' Alzon. Il l' annonçait ainsi à son disciple : "Je m'empresse, mon Charles, de t'envoyer copie d'une lettre que j ' ai reçue de d ' Alzon ; tu la liras avec intérêt. " (LE GUILLOU, VI, p. 223).
33. D'après l'historique que le P. DUDON a donné de cette affaire (Lamennais et le Saint-Siège, p. 323-329), ce serait un rapport du cardinal Lambruschini, remis le 11 juin, qui aurait décidé le Pape à condamner l'ouvrage de l'abbé de Lamennais; mais le cardinal se serait contenté d'un Bref aux évêques de France, alors que Grégoire XVI préféra signer, quelques jours après, sans que l'on sache encore qui l'avait préparée, l'encyclique Singulari nos.
34. Il s'agit du P. Mazzetti, "un des plus saints religieux de Rome, membre de quatre Congrégations, ce qui est une preuve d'une grande science", écrit l'abbé d'Alzon à sa sœur Augustine, le 7 juillet, en lui rapportant un de ses propos : lo rido quando veddo tutte queste cose, perche piu ne fanno de grosse, piutosto condavanno.
35. De fait, le Pape se contente de dire : Quare auditis nonnullis ex venerabilibus fratribus nostris S.R.E. cardinalibus (DUDON, op.cit., p. 429).
36. Nom de Grégoire XVI, religieux Camaldule, avant de devenir pape. - "Ceci me semble un peu fort", écrit l'abbé d'Alzon à sa sœur Augustine, le 7 juillet.
37. Les Considérations philosophiques sur le système de M. de Lamennais, parues le 29 mai 1834 à Paris. Lacordaire avait quitté la Chênaie depuis le 11 décembre 1832. Mis au courant de son dessein par Lacordaire, Mgr de Quélen avait déconseillé toute publication.
38. Il convient de noter qu'il y a deux parties dans l'encyclique Singulari nos : ce qui concerne le livre des Paroles d'un Croyant et la conduite de Lamennais, d'une part; ce qui concerne le nouveau système de philosophie, d'autre part. La philosophie du sens commun telle que l'entendait Lamennais, avait été étudiée à Rome, depuis au moins l'année 1831. Si jusqu'en 1834 on n'en avait rien blâmé officiellement, c'était sans doute pour ménager son auteur; si on le fit dans cette seconde encyclique, alors que le sujet ne semblait guère le comporter, c'est que tout ménagement paraissait désormais inutile et qu'on voulut ainsi donner quelque satisfaction à tous ceux, amis et ennemis, qui avaient critiqué publiquement les exagérations de son système (Note de VAILHE. Lettres. I. p. 637).
Les propositions condamnées n'étant pas détaillées, peut-être doit-on parler moins de condamnation que d'improbation, quoique les dangers d'un tel système fussent patents. Dès 1828, en présence d'Emmanuel, d'Esgrigny avait bien vu le passage indu des vérités reçues de la raison générale aux vérités reçues de la Révélation (cf. Ch. III, 3 c).
39. Un conflit dynastique, doublé d'un conflit idéologique, opposait, au Portugal, Don Pedro, s'appuyant sur les libéraux, et Don Miguel, s'appuyant sur les absolutistes. Chassé de son pays par son adversaire, Don Miguel sera effectivement reçu à Rome en 1834.
40. Galeffi, créé cardinal en 1803, était alors sous-doyen du Sacré-Collège et évêque de Porto et Sainte-Rufine. Zurla, religieux Camaldule, comme le Pape, créé cardinal en 1823, était en 1834 vicaire du diocèse de Rome. Polidori avait été fait cardinal le 23 juin 1834, l'avant-veille du jour où Grégoire XVI signa l'encyclique. - A ces quatre noms, l'abbé d'Alzon ajoutera celui du cardinal Sala, créé cardinal en 1831, alors préfet de l'Index (V., Lettres, I, p. 625).
41. L'article de Lamennais s'intitule : De l'absolutisme et de la liberté, publié le 1er août 1834 dans la Revue des Deux-Mondes. Alphonse de Vignamont, ami d'Emmanuel d'Alzon lui écrit de Toulouse le 8 août : "Ce sont toujours les mêmes doctrines que celles du Croyant, mais avec moins d'aigreur et de véhémence, peut-être même un peu modifiées. Il établit la société sur deux bases : liberté et propriété" (Orig.ms. ACR, EC 32).
42. C'est ici que l'abbé d'Alzon cite un extrait de la lettre du 28 juin et donne des renseignements sur la publication de l'encyclique qu'il transmettra, à la lettre, à Lamennais (cf. infra 23 a).
43. Ces paroles qui surprirent quelque peu la famille d'Alzon, et avec raison, furent expliquées et en partie désavouées par Emmanuel dans sa lettre du 16 août 1834 à sa sœur Augustine : "Je ne prétends en rien dire que le Saint-Esprit ait été pressuré, pour me servir de ton expression. Dieu guide son Eglise au milieu des orages et des tempêtes; il se sert quelquefois même de ces tempêtes pour des fins voulues par lui, mais il n'en est pas moins vrai que ces tempêtes arrivent, et alors ceux qui sont placés au gouvernail doivent agir selon que le vent pousse. Cela, tu ne le contesteras pas, j'espère. [...] Cependant, de ce que le Pape est poussé par les princes, s'ensuit-il que les actes qu'il fait soient mauvais ? Pas le moins du monde. [...] Qui sait s'il ne fallait pas des empereurs de Russie et d'Autriche pour publier l'encyclique, qui donnera probablement un coup funeste à la souveraineté temporelle du Pape, mais préparera dans l'avenir des jours heureux à l'Eglise (V., Lettres, I, p. 642-650).
44. Le bref Superiori anno du 9 juin 1832 ne semble pas avoir été soumis à la censure de Gagarin, ambassadeur de Russie. Il était accompagné d'une lettre pontificale du 17 juin 1832 adressée au tsar Nicolas 1er pour qu'il assure la liberté de l'Eglise en Pologne. Le tsar maintint secrète cette lettre et rendit public le bref où il était rappelé que "la soumission au pouvoir institué par Dieu est un principe immuable et qu'on ne peut s'y soustraire qu'autant que ce pouvoir violerait les lois de l'Eglise." On comprend dès lors les protestations indignées de Lamennais, les plaintes douloureuses de Montalembert et ce passage de la lettre de l'abbé d'Alzon. Grégoire XVI lui-même déplorera d'avoir été mal informé, et par là-même d'avoir cautionné malgré lui une injustice (v. LESCOEUR, L'Eglise catholique en Pologne sous le gouvernement russe, Paris 1960; BOUDOU, Le Saint-Siège et la Russie, leurs relations diplomatiques au XIXe siècle, 1814-1847, Paris, 1922; LEFLON, La Crise révolutionnaire 1789-1846, Histoire de l'Eglise, Fliche et Martin, t. 20, Paris 1949, p. 456-457; LE GUILLOU, Lamennais, Paris 1969, p. 35-41).
45. Là encore, Emmanuel précisera sa pensée dans sa lettre à sa sœur, du 16 août, en écrivant : "Quant à ce que je disais que je préférerais pour l'Eglise le temps des martyrs aux temps actuels, je regrette précisément que les chrétiens n'aient plus la foi des martyrs. S'ils l'avaient, nous ne verrions pas la persécution des faux frères, qui est celle de l'époque actuelle et la plus honteuse de toutes" (V., Lettres, I, p. 644).
46. Dans une dépêche du 11 juillet 1834, le chargé d'affaires de l'ambassade de France envoyait au Ministre des affaires étrangères les mêmes renseignements sur cette réunion au Quirinal et sur l'intervention du cardinal Pacca (v. BOUTARD, Lamennais, sa vie et ses doctrines, Paris 1913, t. III, p. 81, note 1).
47. Cappelletti, créé cardinal dans le consistoire du 30 septembre 1831 et évêque de Rieti, était mort le 16 mai 1834; Frosini, créé cardinal le 10 mars et préfet de la Congrégation des Indulgences, était mort le 8 juillet; enfin Pallotta, créé cardinal en même temps que Frosini, mourut hors de Rome le 19 juillet, deux jours avant la lettre de l'abbé d'Alzon qui rapporte sur son compte ce qu'on disait autour de lui.
48. Citant cette phrase à son ami d'Esgrigny, le 1er octobre 1834, l'abbé d'Alzon écrit : "Otez de cette phrase ce que le sentiment particulier de l'homme a pu mettre d'exagéré, elle est affreusement vraie. Ne me croyez pas tellement découragé que je n'aie plus aucune espérance." Précédemment, dans la même lettre, l'abbé d'Alzon écrivait : "Je suis triste, cela est vrai, mais découragé, non... Vous, mon ami, vous avez moins de sujets que moi de vous affliger; vous n’êtes pas membre de ce clergé qui pourrait faire tant de bien. Vous ne serez pas prêtre un jour. Je ne suis point désenchanté, ou si je le suis sur certains points, ç'a été pour mon avantage. J'ai beaucoup souffert, à la vérité, mais j'ai trouvé Dieu où j'ai vu l'homme faiblir." (V., Lettres, I, p. 690-694).
49. Les mots vérité et vertu sont soulignés deux fois par l'auteur. Nous avons, dans ce passage, un indice que l'abbé d'Alzon dans sa lettre s'est permis de revenir sur "les exagérations du livre de Lamennais". La franchise de son amitié ne lui permet pas d'être un adulateur.
50. Annoncé pour le 1er octobre, le premier numéro de l'Univers sortit le 3 novembre 1833, fondé par l'abbé Migne, avec, pour rédacteurs principaux M. Bailly et du Lac, amis de l'abbé d'Alzon. Après un bon départ, le journal végéta, à cause d'un manque de vigueur dans l'orientation doctrinale. Cherchant à concilier les deux tendances qui se partageaient alors les catholiques, le gallicanisme et l'ultramontanisme, l'Univers mécontenta les uns et les autres; l'abbé Migne quitte le journal en 1836 (Pierre JARRY, Emmanuel Bailly, vol. 1, p. 297-309).
51. Gamberini, né en 1760 et créé cardinal par Léon XII, le 15 décembre 1828, était alors secrétaire d'Etat pour les Affaires intérieures.
52. S'adressant à son père, le 2 octobre 1834, l'abbé d'Alzon, au reçu de cette lettre et citant ce passage, écrit : "On ne peut se dissimuler que la tête de cet homme travaille beaucoup. Je prie Dieu pour lui, je tremble et j'espère." (V., Lettres, I, p. 698).
53. La preuve nous est donnée qu'on ne peut juger sur la totalité de la lettre de l'abbé d'Alzon, du 19 août, à partir de ce passage qu'en cite Lamennais à Montalembert. Sans doute lui a-t-il écrit ce qu'il disait à sa sœur dans sa lettre du 16 août 1834 : "Plus je réfléchis aux rapports qu'il y a entre les libéraux et les barbares des premiers siècles, plus je suis frappé de la ressemblance des deux époques. Crois-tu que saint Léon aimât beaucoup Attila ? Cependant Attila était un fléau de Dieu, qui préparait les beaux jours de l'Eglise. Crois-tu que les Papes fussent bien aises que les barbares vinssent jusqu'à neuf fois brûler Rome et la piller ? Cependant les barbares purifiaient Rome des souillures de l'empire romain. Le monde est aujourd'hui couvert de souillures d'un autre genre, plus grandes peut-être en raison des bienfaits apportés par le christianisme. Dieu veut une seconde fois balayer toutes ces immondices, et il sert d'instruments adaptés à ce qu'il veut faire disparaître... quelques coupe-jarrets, que les scrupules n'embarrassent guère et qui feront la besogne sans barguigner." (V., Lettres, I, p. 644-645).
54. Le manuscrit porte 25 août.
55. Le mot infaillibilité a certainement dépassé la pensée de l'abbé d'Alzon.
56. Il s'agit de l'abbé Fabre, dont nous possédons encore la lettre écrite de Béziers les 23 juillet et 12 août 1834 (Orig.ms. ACR, EA 33).
57. L'abbé Gabriel. Aucune trace de cette lettre de l'abbé Gabriel en dehors des passages cités ici.
58. L'abbé Vernières. Aucune trace de cette lettre, en dehors des passages cités ici.
59. C'est-à-dire j'ai gardé le silence.
60. Nous n'avons pas trace de cette lettre de l'abbé d'Alzon à l'abbé Vernières en dehors de ce qui est dit ici.
61. Nous n'avons pas trace de cette lettre de du Lac en dehors de ce qui est dit ici.
62. Le 19 novembre, dans une lettre postérieure adressée probablement à son ami du Lac, l'abbé d'Alzon écrira : "Plus je vois du monde capable de juger cette question, plus je m'assure que l'abbé de la M[ennais] a raison de garder le silence. Je me repens de l'avoir, dans ma dernière lettre, engagé à se soumettre. Heureusement que mes parents ont peu de poids ! Ce n'est pas que je ne pense pas qu'il ne doive être soumis de cœur, mais parce que, comme me le disait le cardinal Micara, s'il fait une soumission, on exigera plus de lui qu'on est en droit de lui demander." (Orig.ms., brouillon, AB 104; V., Lettres, I, p. 747-750). - II résulte de cet extrait que la lettre du 4 octobre à Lamennais n'a pas été envoyée dans la littéralité du brouillon, car il n'est pas dit que l'abbé d'Alzon ait engagé Lamennais à se soumettre. - Au fond, il y a deux questions, mais la réponse à la première dépend de la réponse à la seconde : 1° faut-il ou non conseiller à Lamennais de se soumettre publiquement ? 2° y a-t-il ou non dans l'encyclique quelque chose de déclaré comme typiquement erroné ? - Dès lors on comprend les divergences d'avis sur la conduite à proposer à Lamennais et, en même temps, sans contradiction, la soumission à l'encyclique des amis de Lamennais.
63. Il s'agit d'Alexis de Combeguille, dont nous possédons encore la lettre écrite de Castres le 22 septembre 1834 (Orig.ms. ACR, EB 144; citée en partie dans V., Lettres, I, p. 715-716, note).
64. de Gérando, auteur d'une Histoire de la philosophie; mais le bruit ici rapporté n'est pas fondé.
65. La fin manque. Cette lettre ne paraît pas avoir obtenu de réponse.
66. Genoude, publiciste catholique français (1792-1849), directeur de la Gazette de France, entra dans les Ordres en 1835.
67. Il s'agit de Charles Mac-Carthy qui avait écrit le 28 octobre à Lamennais (LE GUILLOU, VI, Appendice, p. 783-785).
68. On trouve mention de ce même fait dans un brouillon de lettre de l'abbé d'Alzon à son ami Alexis de Combeguille, daté de Rome le 1er novembre 1834 (Orig.ms. ACR, AB 99, cité en note, V., Lettres, I, p. 725-726; voir aussi la lettre de l'abbé d'Alzon à du Lac, Rome le 19 novembre 1834 : "Je sais seulement que le P. Roothaan, leur Général, a dit, il y a quinze jours, qu'il était très mécontent de l'encyclique" (Cop.ms. ACR, AB 103; V., Lettres, I, p. 741-745).
69. Mac-Carthy, dans sa lettre du 28 octobre à Lamennais, écrit seulement : "C... M[icara?] pense que vous devez vous soumettre en préparant seulement une rétractation adroite : c'est bien italien cela."
70. Fransoni, né en 1775, créé cardinal le 2 octobre 1826. - Mattei, né en 1792, créé cardinal le 2 juillet 1832. - Pedicini, né en 1769, créé cardinal le 10 mars 1823.
71. Il s'agit de la lettre de l'abbé d'Alzon datée de Rome le 19 novembre 1834, et adressée à un ami qui ne peut être que du Lac, puisque celui-ci a transcrit la copie de la lettre où l'abbé d'Alzon "résumait ce qu'il savait de plus positif sur l'affaire". Sans doute que du Lac a donné connaissance de cet extrait de lettre à la famille d'Alzon.
72. Supérieur du Petit Collège Stanislas.
73. Suit le texte de la formule d'adhésion. - Quant à la lettre dont il est question dans le post-scriptum, il s'agit de la lettre du 19 novembre 1834 adressée à du Lac et dont l'essentiel a été rappelé par l'abbé d'Alzon à sa sœur Augustine dans la première partie de sa lettre.
74. Il s'agit de la préface que Lamennais mit en tête de ses troisièmes Mélanges, ou recueil d'articles, volume paru entre le 5 et le 17 février 1835.
75. L'abbé d'Alzon avait reçu de l'abbé Bonnetty des conseils de discrétion dont il le remercie le 27 février, En effet, l'abbé Bonnetty lui écrivait le 6 février : "J'ai lu avec beaucoup d'intérêt ce que vous avez écrit à vos parents, à du Lac, et à moi-même, sur cette question. Ce que je puis vous assurer, c'est qu'en France l'autorité ecclésiastique ne considère pas les choses sous le même point de vue qu'à Rome. On veut à toute force que tout ce qui a été fait pour (sic) M. de La Mennais, en politique et en philosophie, soit condamnable et absurde. On ne s'accommode en aucune manière de distinction ni de degrés dans sa condamnation : on fait de tout, et de l'homme en particulier, un seul bloc dont on fait une hécatombe, que l'on regarde comme devant être agréable à Dieu. Soyez prudent dans ce que vous écrivez. Vous savez assez la tempête soulevée dans quelques têtes par la lettre que vous avez écrite à du Lac. Je ne vous en parle que pour vous dire de nouveau ce que je sais qu'on vous a très bien dit, que ce n'est pas moi qui suis allé embrouiller cette affaire qui, au reste est tout a fait oubliée." (cop.ms- Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 406).
76. La Revue européenne avait succédé au Correspondant.
77. A défaut d'une seconde lettre que l'abbé d'Alzon aurait écrite à sa sœur Augustine, nous pensons qu'il s'agit de la lettre du 17 janvier.
78. La copie porte Sulac qu'il faut lire du Lac. Là encore, à défaut d'une autre lettre, nous pensons qu'il s'agit de la lettre du 19 novembre 1834, dont l'abbé d'Alzon avait donné l'essentiel dans la lettre à sa sœur du 17 janvier.
79. La copie porte : pourons.
80. La copie porte : un bloc.
81. La copie porte : consulter.
82. De fait, l'abbé d'Alzon suspendra ses relations avec l'abbé de Montpellier (V., Lettres, I, p. 795).
83. Peut-être faut-il lire : poste.
84. La copie porte : torts.
85. La copie porte : fait.
86. Nous n'avons pas trace de cette lettre.
87. v. supra 32 a.
88. Troisièmes Mélanges.
89. Cf. Ch. VI 15.
90. C'est tout le rapport à mettre entre la raison et la foi, et qui fera l'objet de la Constitution Dei Filius promulguée par le 1er Concile du Vatican. Le Pape signale deux échecs possibles : le fidéisme, d'une part et le rationalisme, de l'autre, qu'il s'agisse du sens privé ou du sens commun. Le 6 février 1835, l'abbé Bonnetty, écrivant à l'abbé d'Alzon à propos de la partie philosophique d'un article de Lamennais, à paraître dans la Revue des Deux-Mondes, en donnait la conclusion et le sommaire en ces termes : "II ne peut y avoir, en fait de certitude, que trois systèmes : celui de la raison particulière, celui de la foi et celui de la raison générale. Le système de la raison particulière est insoutenable, il est condamné irrévocablement dans le protestantisme; celui de la foi vient d'être condamné, dans le mandement de Mgr de Strasbourg contre M. Bautain. On dit que le Pape a condamné le système de la raison générale, [...] c'est ici tout ce que nous savons...[sic] ". (Cop. ms. Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 406). - Lamennais avait donc bien conscience des impasses où pouvait échouer le débat sur le rapport à mettre entre la raison et la foi, mais il pensait, par le système de la raison générale ou système du sens commun, échapper à l'impasse. - Pour sa part, l'abbé d'Alzon, à la lumière de ses conversations romaines, de ses lectures et de ses études, refusait de s'enfermer dans des positions trop spéculatives et pensait que la raison, sans abdiquer sa priorité de nature, cède à l'autorité et à la foi la priorité de fait.
91. Plusieurs amis de l'abbé d'Alzon, du Lac en particulier, lui ont demandé d'écrire à Lamennais. "On m'a beaucoup engagé à écrire à M. de La M[ennais] , non pour lui faire des observations, mais pour lui témoigner de l'intérêt, écrit Emmanuel à sa sœur Augustine, le 14 mars 1835. Je suis fort embarrassé pour le faire. Cependant, je voudrais savoir ce qu'il me répondrait, si je lui demandais franchement ce qu'il veut" (V., Lettres, I, p. 792). - Du Lac renouvelle à l'abbé d'Alzon l'instance qu'il lui avait faite le 5 mars d'écrire à Lamennais et s'exprime en ces termes, le 15 avril 1835, mercredi-saint : "Je persiste à croire que vous devez écrire à M. de L[a] M[ennais]. Les rapports que vous avez eus avec lui vous font, ce me semble, un devoir de lui expliquer que vous avez compris le fond de sa pensée, et que, dès lors, vous vous croyez obligé d'abandonner ses idées, tout en restant attaché à sa personne. Une lettre écrite dans ce sens, et dans laquelle vous lui témoigneriez toute votre douleur, ne peut avoir aucun inconvénient; il est très bon qu'il sache, d'un côté, que sa parole n'a pas la force de nous entraîner hors de l'Eglise, de l'autre que, sans cesser d'être catholique, on ne cesse pas de l'aimer. Pour mon compte, j'ai cru devoir lui écrire ainsi, il m'a répondu qu'il trouvait ma détermination toute simple, que rien n'était plus simple que l'esprit, plus sacré que la conscience etc., et qu'il conservait toujours pour moi les sentiments d'attachement, etc. Désirant agir avec lui avec la plus grande loyauté, je lui ai écrit encore pour le remercier de sa lettre, pour lui exprimer toute ma douleur, pour lui dire que je n'avais pas dit à mes amis tout ce que je savais, et que tous partageaient ma consternation, que tous, comme moi, pleuraient et priaient pour lui, qu'il pouvait avoir pitié de nous, mais qu'il ne pouvait pas être offensé de nos larmes et de nos prières. Il y a quelques jours que ma lettre est partie, je ne sais pas s'il répondra; en tout cas, je vous conseille de lui écrire dans le même sens, cela ne peut faire de mal ni à vous ni à lui." (Cop.ms. Dossier du Vatican, photoc. ACR, EC 412). - Nous n'avons pas trace de lettres écrites à Lamennais par l'abbé d'Alzon à cette époque; mais il garda toujours le souvenir douloureux de ce prêtre en qui il avait mis sa confiance et qui venait de s'écarter de l'Eglise (v. -infra 38).
92. Si le destinataire de la lettre est Montalembert, il faut dire qu'il n'alla pas voir Lamennais lorsque celui-ci vint témoigner à Paris en faveur des libéraux révolutionnaires. Nous avons par contre une lettre de Montalembert, datée de Solesmes, le 27 novembre 1835, dans laquelle le disciple préféré du maître écrit à l'abbé d'Alzon : "Votre lettre m'a profondément touché. Dans le peu de mots que vous me dites sur votre état intérieur, j'ai reconnu un portrait trop fidèle de ce que j'ai eu aussi à endurer. Combien n'ai-je pas connu ce mélange d'abattement et d'irritation que vous peignez si bien! Mais peu à peu, Dieu m'a rendu la force et la confiance. Bien des choses me révoltent et m'affligent dans tout ce qui s'est passé, dans tout ce qui se passe encore chaque jour au sein de notre malheureuse Eglise de France- Mais plus j'étudie le passé, et plus je vois qu'il en a toujours été ainsi, et que, à moins de supposer à l'Eglise de Dieu cette absurde perfectibilité dont les savants du jour veulent gratifier l'humanité tout entière, il faut bien la prendre telle qu'elle est, telle qu'elle a toujours été, c'est-à-dire renfermant dans son vaste sein d’innombrables infirmités humaines. Ces infirmités n'ont pu être neutralisées que lorsque la charité a pris le dessus. Assurément, elle ne manque que trop à Rome et partout ailleurs; mais nulle part elle n'a plus manqué que dans l'Avenir et dans toutes les entreprises de M. Féli. C'est à ce manque de charité que j'attribue tous ses malheurs et les miens. Il y avait trop de haine dans nos cœurs, et c'est pour cela que Dieu nous a frappés de stérilité... Je l'ai suivi jusqu'aux frontières du catholicisme, mais pas au-delà, Dieu merci, et je suis revenu à temps sur mes pas." (Orig.ms. ACR, EB 528; V., Lettres, I, Appendice, p. 910-912).
93. Il s'agit des Voix de prison. Mère M. Eugénie Milleret avait lu cet ouvrage et l'avait signalé à l'abbé d'Alzon, son directeur. Traversant un moment de trouble dans la foi, elle écrivait à l'abbé d'Alzon, le 26 juin 1844 : "Oserai-je vous le dire, et comment le prendrez-vous ? Entre moi et toutes les idées actuelles de M. de La Mennais, il n'y a pas alors l'épaisseur d'un cheveu; c'est tout le catholicisme que je mets en cause, avec une sorte de froideur et d'incrédulité, sous lesquelles se cache une impétuosité de passion que je ne m'explique pas bien." "Ce que vous me dites de votre état et de celui de M. de La Mennais, lui écrit l'abbé d'Alzon le 6 juillet 1844, ne me surprend pas. Que de choses n'aurais-je pas à vous en dire ! Qui sait si Dieu ne veut pas que vous portiez ces souffrances pour sa conversion, comme Jésus a porté nos péchés ?... Je vous plains bien si en de pareils moments vous souffrez tout ce que j'imagine qu'on souffre, en me rappelant ce que j'ai souffert. Mais ce sont des impressions avec lesquelles il me paraît bien dangereux de jouer. Prenez garde de vous y trop arrêter..."(V., Lettres, II, p. 169).