CHAPITRE II
PREMIERE EDUCATION D'EMMANUEL D'ALZON (1810-1823)
1. Enfance à Lavagnac. - Toute l'enfance d'Emmanuel se passa au foyer familial, paisible et sincèrement religieux, sous l'influence de parents aux caractères différents, mais profondément unis. Emmanuel éprouvera toujours pour son père, "homme d'une grande foi", un très grand respect; le caractère de sa mère, "amie des pauvres et modèle des riches", provoquera plutôt chez lui une délicate et chaude affection (1).
Jusqu'à l'âge de treize ans, l'enfant ne quitta pas la société de ses parents. Ils vécurent soit au Vigan, au château de la Condamine, soit plus habituellement, à partir de 1816, au château de Lavagnac, proche de Montpellier. C'est là surtout qu'allait se poursuivre la première éducation d'Emmanuel, sous la direction d'un précepteur, l'abbé Bonnet.
Si l'enfant manifestait de belles qualités : franchise, loyauté, générosité impétueuse, il révélait aussi quelques défauts : esprit dominateur et caustique qu'il importait de combattre ; mais il se signalait par de pieuses originalités, des propos et des initiatives qui semblaient révéler une âme d'aspirant au sacerdoce(2).
La plupart des traits concernant l'enfance d'Emmanuel d'Alzon ont été conservés par des parentes : sa cousine Charlotte d'Alzon, morte supérieure des Soeurs de Charité à Agde; son autre cousine Mme de Giry (v. infra 4). Le P. Emmanuel Bailly, un des premiers disciples du fondateur des Augustins de l'Assomption, dont il connut la famille et beaucoup de contemporains, nous a également conservé quelques autres traits de l’enfance d'Emmanuel, qu'il tenait de témoins privilégiés (v. infra 5), et qu'il a reproduits dans le 1er volume de ses Notes et Documents (3).
Poussé par ses amis et ses parents, le vicomte d'Alzon prit part aux élections législatives de mai 1822 et fut élu député de l'Hérault. Il se trouva dans l'obligation de se rendre à Paris, pour être présent à la séance royale du 4 juin, et y séjourner jusqu'au 17 août. Cette absence provoqua la première lettre d'Emmanuel à son père, qui nous soit parvenue (v. infra 1).
2. Adolescence à Paris
- 1ère année scolaire à Saint-Louis : 1823. Pendant les vacances d'été, ses parents discutèrent le problème de l'éducation et des études de leurs enfants, et surtout la question de la première communion d'Emmanuel. L'enfant allait atteindre au cours de l'année scolaire ses quatorze ans, âge auquel la discipline ecclésiastique de l'époque autorisait la première communion, et d'autre part, il ne manifestait plus, comme il le déclarera lui-même plus tard, aucun attrait positif pour le sacerdoce.
Il fut décidé que, pour passer ensemble les périodes des sessions de la Chambre, la famille s'installerait à Paris, pour l'année scolaire; elle y trouverait collèges, maîtres et catéchistes à leur choix. L'exécution de ce plan fut renvoyée à l'automne de 1823.
La famille arriva à Paris le 13 octobre et s'installa à l'Hôtel Crapelet; Emmanuel fréquenta comme externe, avec quelques amis, les cours de quatrième au collège voisin de Saint-Louis.
A la suite de revirements politiques assez imprécis, le vicomte d'Alzon déjà retenu à Lavagnac, les derniers mois de 1823, ne réapparut plus à Paris en 1824; il fut ainsi réduit à suivre de loin le développement intellectuel de son fils, dont les progrès furent réels et même rapides, sans être brillants, et surtout la préparation immédiate à sa première communion, la grande affaire de cette année. Emmanuel suivit le catéchisme préparatoire à Saint-Thomas d'Aquin.
Nous ne possédons aucun témoignage de la cérémonie de cette première communion. Mais on peut établir par ailleurs, en tenant compte de la correspondance du vicomte d'Alzon, qui renferme des conseils émouvants et pressants à son fils, qu'elle eut lieu, avec un retard de quelques semaines, imposé par une maladie, le 1er juillet 1824, mais dans l'église de Saint-Sulpice (v. infra 2).
On sait cependant, par un document officiel, qu'Emmanuel reçut le sacrement de confirmation des mains de Mgr de Quélen, le jeudi suivant dans la même église de Saint-Sulpice (v. infra 3). Nous sommes quelque peu renseignés sur ces deux cérémonies par le P. Vailhé(4).
1
Première lettre d'Emmanuel à son père, Lavagnac le 11 juillet 1822. - Orig.ms. ACR, AA1 ; V., Lettres, I, p. 1.
Emmanuel, presque âgé de 12 ans, offre ses vœux de fête pour la Saint-Henri à son père, résidant à Paris. Il lui décrit à cette occasion le cadre familial où il vit avec sa mère et ses deux sœurs. C'est la seule lettre conservée de l'enfance d'Emmanuel d'Alzon.
Lavagnac, le 11 juillet 1822.(5)
Mon cher papa, je comptais vous écrire au dernier courrier pour vous souhaiter la bonne fête, mais maman me dit que, puisque Augustine écrivait, il ne fallait pas envoyer notre lettre à la fois. J'avoue que j'aurais dû vous écrire plus tôt, mais la petite maladie que j'ai eue m'en a empêché. Maintenant que je suis entièrement remis, je suis quelquefois assez sage pour aller au bain avant dîner. Aujourd'hui, je suis un peu détraqué. Augustine a pris aujourd'hui médecine. Mimi(6) est très gentille, et lorsqu'on lui demande où vous êtes : "A Paris", répond-elle. - "Et où, à Paris? - A la Chambre. - Et que fait-il à la Chambre? - II dispute. - Et qu’est-il? - II est député". Je vous supplie que cette Chambre et ces ministres ne vous fassent pas oublier vos petits choux qui pensent toujours à vous.
Adieu, mon cher papa. Je suis et serai toujours votre très affectionné fils.
Emmanuel Dalzon [sic]
2
Extraits de trois lettres de M. d'Alzon à son fils, concernant sa première communion (1824).
A défaut de témoignage officiel sur la première communion d'Emmanuel, nous citons trois extraits de lettres où M. d'Alzon, retenu par ses affaires à Lavagnac, après la dissolution du Parlement, mais toujours renseigné par Mme d'Alzon, en résidence à Paris, fait de paternelles recommandations à son fils, pour qu'il se prépare à sa première communion, dans le contexte de son devoir d'état d'écolier, et pour qu'il en retire tous les fruits de persévérance au service de Dieu.
a) Lavagnac, le 29 mars 1824. - Orig.ms. ACR, EA 464.
Il y a bien longtemps, mon cher Emmanuel, que je te dois une réponse. Tu dois trouver que je suis bien paresseux et que, si j'étais au collège, je ne siégerais pas souvent au banc d'honneur; Maman me rend compte de tous les efforts que tu fais pour y parvenir. Si tu n'as pas pu réussir encore à aller t'y placer, il ne faut pas pour cela te décourager ni ralentir ton application; mais que ce ne soit pas pour la gloire seule d'arriver à ce fameux banc. Tu ne dois pas trop considérer en cela ce qui flatterait ton petit amour-propre, mais en bon petit chrétien qui se dispose à faire sa première communion, diriger ton travail dans l'intention d'obtenir du bon Dieu la grâce de faire du mieux que tu le pourras cette action si grande et si importante pour le reste de ta vie. Il saura bien t'en dédommager par la douce paix de la conscience qu'il te fera goûter.
b) Lavagnac, le 12 mai 1824. -Orig.ms. ACR, EA 465.
Puisses-tu ne jamais oublier, mon cher Emmanuel, les engagements solennels que tu vas prendre avec le bon Dieu ! Puisses-tu ne jamais oublier qu'il ne t'a mis au monde que pour le connaître, l'aimer et le servir; que toute ta vie, toutes tes actions doivent être conservées à son service, et non à ton amour-propre ou à l'estime et à l'amour du monde ! Souviens-toi bien qu'il faut lui faire le sacrifice de tout ce qui peut lui déplaire en toi.
c) Lavagnac, le 1 mai 1824. -Orig.ms. ACR, EA 465bis.
Encore un petit mot, mon cher Emmanuel; c'est encore pour te parler de tous mes regrets de ne pouvoir assister à ta première communion. J'ai calculé que tu auras eu le bonheur de la faire le jour même où tu recevras ce petit bout de lettre. Je ne viens donc plus te parler des dispositions que tu as dû y apporter, mais t'exhorter de tout mon coeur à conserver précieusement le fruit de toutes les grâces dont le bon Dieu vient de te combler et à persévérer toute ta vie dans son service et dans les promesses que tu lui as faites. C'est à quoi tu dois t'appliquer désormais avec le secours de sa grâce. Adieu, mon cher enfant, je t'embrasse avec la plus vive tendresse.
d'Alzon.
3
"Cachet de confirmation" d'Emmanuel d'Alzon, Paris, 8 juillet 1824.- Orig.ms. ACR, DK 248.
L'usage étant de remettre à chacun des confirmés un "cachet de confirmation" ou diplôme justificatif, nous possédons encore celui d'Emmanuel d'Alzon : la gravure représente une cérémonie de confirmation célébrée devant un autel monumental, digne de l'église de Saint-Sulpice, avec, au bas de la gravure, une formule d'attestation imprimée, complétée à la main par le signataire :
Emmanuel d'Alzon a été confirmé dans l'église de St-Su1pice, le 8 du mois de juillet de l'année 1824.
Faillon
4
Témoignage de Mme de Giry, cousine du P. d'Alzon, Cahors le 4 août 1881. - Orig.ms. ACR DG 181.
Mme de Giry, parente du P. d'Alzon, et dont le fils, qui fut un élève du Père, avait été tué pour le Pape Pie IX à la brèche de la Porta Pia le 20 septembre 1870, voulut bien adresser au P. Emmanuel Bailly une note manuscrite de 10 pages, intitulée : Enfance du Père, portrait et esquisse de sa vie et de ses deux sœurs, le Père et l'éducation qu'il savait donner. De cette relation, nous reprenons quelques traits de l'enfance d'Emmanuel, où il nous apparaît vif dans ses réparties et franc par fierté native. Pour Mme de Giry, ces traits de caractère le marquent pour la vie.
J'ai entendu dire, dans ma famille, que tout petit enfant le P.d'Alzon avait des aspirations vers l'état ecclésiastique, ses jeux préférés étaient des processions auxquelles il conviait les enfants de son âge, le chant de la grand messe et des vêpres où il n'excella jamais.
Un jour qu'avec des tonneaux vides il avait fabriqué trois trônes dont chacun était occupé par un des chantres de la Passion, lui qui était l'historien défonça le plancher peu solide sur lequel il s'était établi et commit le crime irrémissible aux yeux de sa bonne, de déchirer et de salir ses vêtements; il en fut puni par un linge de cuisine qu'elle lui pendit au dos; et lorsque sa mère lui demandait de quel ornement il était paré : "Mais, c'est la robe blanche d'Hérode"," répondit-il. L'esprit de répartie était, vous le voyez, aussi vieux que lui.
Je tiens de sa mère que, dans sa petite enfance, il était beaucoup plus sensible aux récompenses qu'aux punitions; lorsqu'il avait mérité une correction, il l'acceptait avec cette fermeté et cette fierté native qui était le fond de son caractère. Pour les récompenses, tout enfant encore, il ne se permettait d'en jouir que lorsque sa conscience lui rendait le témoignage qu'il les avait méritées. Son père lui ayant promis un fusil, il le désirait avec l'ardeur qu'il mettait à toute chose; il eut le courage de ne s'en servir qu'après avoir obtenu pendant une semaine entière d'excellentes notes de son professeur. Enfin, lorsque ses parents lui donnaient comme mobile unique de ses efforts l'idée de leur être agréable, c'était le meilleur moyen de le faire marcher droit et rapidement.
Cette indépendance de caractère, il la conserva toute sa vie et se souvint des impressions de son enfance lorsqu'il fonda notre chère Assomption. Le cachet particulier qu'il sut lui imprimer est sans contredit la confiance mutuelle du maître à l'élève, et non la sévérité vulgaire qu'on rencontre si souvent dans des établissements même respectables. S'il eut un défaut, ce fut celui de pousser trop loin ce sentiment de délicatesse, il en fut très souvent le dupe. Notre bon Père me racontait un jour à ce propos qu'étant au grand séminaire de Montpellier, on avait défendu aux élèves d'apporter sous aucun prétexte des provisions et des friandises dans les bureaux; il avait observé cette défense sans peine et sans jamais avoir eu la tentation de la violer; d'autres élèves ayant eu moins de délicatesse que lui, avaient par leur désobéissance forcé leurs professeurs à faire la visite des pupitres et à confisquer tous les objets prohibés. Le Père d'Alzon, blessé de cette méfiance, se fit apporter un pâté et le mangea avec ses camarades, ce qu'il n'eût certainement pas fait si on eût eu confiance en lui.
Etant l'aîné de sa famille, il se considéra comme obligé de lui rendre ses bons exemples et l'impulsion pour le bien qu'il avait reçue de sa mère ; il communiqua à ceux qui semblaient dépendre de lui, par leur âge, cette énergie et cette virilité dans tous les actes de la vie qui faisaient partie des habitudes de tous les siens. Tous, comme lui, avaient le culte, la passion du devoir; ce mot était gravé au fond de toutes les consciences; ses soeurs l'accomplissaient chacune dans la voie qui lui était tracée par la Providence avec l'amour de la perfection.
5
Trait d'enfance rapporté par le P. Emmanuel Bailly. - Notes et documents, Paris, 1894,
I p. 3-4.
Le P. Emmanuel Bailly raconte une scène qui se passa dans la famille d'Alzon, au Vigan, lorsque le cardinal Gabrielli, fidèle à Pie VII et prisonnier en France, avec résidence imposée au Vigan, vint y trouver refuge en 1814; Emmanuel entrait alors dans sa quatrième année(7).
C'était en 1813 (sic), Pie VII était captif à Savone, Emmanuel entrait dans sa quatrième année, lorsque le cardinal Gabrielli, sortant de la prison du château d'If, arrivait entre deux gendarmes, avec son secrétaire Ferrucci, au Vigan, que l'empereur lui avait assigné comme résidence. La maison Faventine d'Alzon ouvrit aussitôt ses portes avec joie et brigua l'honneur, alors périlleux, d'abriter sous son toit hospitalier le prince de l'Eglise. A son entrée dans le grand salon de réception, transformé en chapelle, le petit Emmanuel lui était présenté. Le cardinal paraît frappé à la vue de cet enfant, le regarde avec attention et le bénit longuement : mais, quelle bénédiction ! Elle remplit tous ceux qui en sont témoins d'une profonde émotion. "Mme d'Alzon, nous a rapporté une parente rapprochée, en garda toujours le souvenir; elle raconta souvent que, ce jour-là, le bon Dieu avait fait choix de son fils par les mains de l'illustre prisonnier, qui s'étaient complaisamment reposées sur la tête de l'enfant." [...] Il avait dit aussi, avec non moins d'assurance et de vérité, en parlant d'Emmanuel : Cet enfant sera la gloire de sa famille.
1. Cf. Mgr BESSON, évêque de Nîmes, Lettre sur la vie et la. mort du T.R.P. Emmanuel d'Alzon, 25 novembre 1880, p. 3.
2. Cf. E. BOUVY, Vie du P. d'Alzon, Paris, 1922, p. 27-32. - VAILHE, Vie I p. 30-31.
3. Il s'agit de notes et de documents rassemblés en vue d'écrire la vie du P. d'Alzon. Par cet ouvrage en 5 volumes (Paris 1894-1910), le P. Emmanuel Bailly peut passer pour son premier historien en date, mais l'ouvrage ne recouvrira que les années 1810-1853.
4. VAILHE, Vie, I p. 50-52.
5. Le ms. porte onze juin, date que le P. S. Vailhé croit devoir lire 11 juillet, étant donné que la fête de Saint-Henri tombait le 15 juillet.
6. Augustine et Marie (Mimi), ses deux soeurs, nées, la première, le 22 mars 1813 et la seconde, le 18 mai 1819.
7. Pour plus de précision, il faut savoir que le cardinal Gabrielli avait souffert un premier exil à Saumur, en 1811, pour avoir refusé d'assister au second mariage de Napoléon 1er (2 avril 1810), -Pie VII étant prisonnier à Savone depuis le 17 août 1809, d'où il fut transféré à Fontainebleau le 19 juin 1812. Après l'échec du Concordat de Fontainebleau, imposé par Napoléon 1er, le Pape fut renvoyé à Rome, le 23 janvier 1814, - les cardinaux étant déportés dans différentes villes de France. Ce fut le second exil du cardinal, avec résidence imposée au Vigan, où il demeura jusqu'à la chute de Napoléon 1er, pendant deux mois et demi : des débuts de février vers le milieu d'avril 1814. Deux ans plus tard, de Rome, il voulut bien, par reconnaissance pour la famille d'Alzon, être le parrain d'un enfant attendu (Jules, 2 juin 1816 - 22 mars 1818). Cf. Lettre du cardinal Gabrielli au vicomte d'Alzon, 4 décembre 1816.-ACR, DK 247.