CHAPITRE XXII
LE P. D'ALZON ET LES CHRETIENS D'ORIENT
(1860 - 1868)
A partir de 1860, l'activité apostolique du P. d'Alzon va s'étendre aux Eglises gréco-slaves, dans le contexte de l'action du Pape Pie IX auprès de ces Eglises. Dans l'encyclique In suprema Petri Sede (1848), le Pape appelait de ses vœux le retour des dissidents et fixait le statut des Eglises unies sur la base du respect de leurs rites et de la révision de leur discipline. Un mouvement commençait alors, qui se poursuit jusqu'à ce jour, dans une autre perspective, il est vrai, en faveur de l'Unité de l'Eglise. Au milieu du XIXe siècle, il s'agissait plutôt d'aider les peuples gréco-slaves travaillés par le principe des nationalités, et qui se tournaient vers Rome, pour mieux échapper à l'emprise des grandes puissances d'Occident et d'Orient. Ainsi, le 7 avril 1861, le Pape Pie IX donne à la jeune Eglise bulgare-unie son premier évêque en la personne de Mgr Sokolski et, en 1862, par la bulle Amantissimus generis, il crée au sein de la Congrégation de la Propagande, dont relevait l'Orient chrétien, une Commission chargée plus spécialement des Eglises de rite oriental.
De la part du P. d'Alzon, tout débute par un geste de charité en faveur de l'Eglise maronite, victime d'un massacre en Syrie. Mais bien vite, par la volonté expresse du Pape Pie IX, son action pénètre à Constantinople pour se mettre au service de l'Eglise bulgare-unie, et même pour affronter, selon le désir de Mgr Brunoni, délégué apostolique, tout le schisme photien. Il prévoit déjà la place des religieux et des religieuses de l'Assomption dans cet apostolat, et ose même créer un nouvel Institut féminin au service de ce qu'il appelle, pour l'Assomption, sa mission d'Orient.
Quand on sait la complexité des affaires orientales, l'incessante multiplication des études historiques pour y voir clair, on devine la masse de documents à maîtriser, ne fût-ce que pour y situer la juste perspective d'un seul personnage. Outre l'ampleur des Archives de la Congrégation orientale, que nous avons consultées, la documentation assomptionniste représente plus de quinze mètres linéaires d'archives, à Rome, sans parler de la bibliographie historique à laquelle nous faisons allusion (1).
Notre intention est de nous attacher à la seule attitude du P. d'Alzon, au moment où il entre dans un monde complexe pour un service d'Eglise délicat. La générosité ne saurait y suffire : l'information est aussi nécessaire que la patience, et les déceptions ne manqueront pas; du moins, le P. d'Alzon va-t-il tenter de répondre à une demande expresse du Pape et l'œuvre apostolique et scientifique de son Institut après lui, tout comme l'existence actuelle de la Congrégation des Oblates de l'Assomption fondée par lui, rendent hommage à ses labeurs.
Notre exposé comportera deux parties :
A. - La mission reçue par le P. d'Alzon du Pape Pie IX.
B. - La fondation des Oblates de l'Assomption.
A.
MISSION REÇUE PAR LE P. D'ALZON DU PAPE PIE IX
En 1860, le P. d'Alzon avait eu la douleur de perdre sa sœur aînée, Augustine, le 16 juillet, et sa mère, le 12 octobre (Ch. XIV 26). Il acquérait par là même la libre disposition de sa fortune, quand s'élevait dans l'Eglise un appel des évêques de Syrie en faveur des chrétiens massacrés par les Druses et les Arabes musulmans.
Aussitôt, il ouvre gratuitement les portes de son collège de Nîmes à quelques jeunes Syriens qui manifestaient des velléités de vocation ecclésiastique, et à des orphelins réfugiés en France. Leur formation sacerdotale dans un cadre romain, pour des jeunes gens de rite différent, l'incite à demander des lumières au cardinal Barnabo, préfet de la Propagande (v. infra 1 a). Apprenant que le Cénacle et le Tombeau de la Vierge pouvaient être achetés, il prévoit de fonder un séminaire près du Cénacle, plutôt qu'en Syrie, et d'offrir aux Religieuses de l'Assomption qui, elles aussi, se souciaient des malheurs des chrétiens de Syrie, d'établir leur action près du Tombeau de la Vierge. Le cardinal Barnabo, informé, en a prévenu le patriarche de Jérusalem (v. infra 1 b), et les responsables de l'œuvre des Ecoles d'Orient, Mgr Lavigerie à Jérusalem et l'abbé Payan d'Augery à Marseille, ont approuvé l'initiative du P. d'Alzon, en lui promettant des subventions annuelles (v. infra 1 c).
C'est alors qu'il se rendit à Rome, à l'occasion de la canonisation des martyrs japonais, avec son évêque et 67 prêtres de Nîmes. Lui-même est revenu plusieurs fois sur les circonstances qui amenèrent le Pape à orienter son action de la Syrie vers la Bulgarie. Il semble qu'on eût voulu profiter de sa générosité, pour la mettre au service de la jeune Eglise bulgare-unie, et ceci par mandat pontifical. Lui-même cite NN.SS. Howard, Talbot et Lavigerie, qui lui ménagèrent une entrevue avec Mgr Simeoni, secrétaire de la Propagande, lequel lui obtint rapidement une audience pontificale (v. infra 2 a et 7 d).
Le 3 juin, le Saint Père eut la bonté de lui dire en audience publique qu'il bénissait ses œuvres d'Orient et d'Occident. Le 6 juin, en audience privée, le Pape parle au P. d'Alzon de la fondation d'un séminaire, avec la nécessité de se rendre sur place pour en déterminer le lieu de la fondation. Comme le P. d'Alzon ne pouvait aller tout de suite à Constantinople, il mit en avant les religieux de la Résurrection, avec qui il avait été en pourparlers d'union (Ch. XII 19). A part lui, le supérieur général des Résurrectionistes se réjouit d'être ainsi introduit en Orient, se réserve déjà la ville d'Andrinople et la mission bulgare, et se propose de conseiller aux Assomptionnistes de s'occuper des Grecs et des Roumains (v. infra 2, a et b).
Fort du désir manifesté par le Pape, qu'au lieu de s'occuper du Liban et de Jérusalem, il devait diriger ses travaux vers la Bulgarie, le P. d'Alzon, avant de quitter Rome, prend soin de voir le cardinal Barnabo, préfet de la Propagande qui lui demande de se mettre sous la direction de Mgr Brunoni, vicaire apostolique patriarcal de Constantinople, et de Mgr Hassoun, plus particulièrement chargé des affaires bulgares devant le pouvoir ottoman. De retour à Nîmes pour préparer son voyage, le P. d'Alzon entre en relation épistolaire avec Mgr Brunoni et Mgr Hassoun. Mgr Brunoni lui donne à entendre d'examiner s'il fallait s'occuper de la Bulgarie seulement ou bien du schisme photien tout entier (v. infra 3). Invité par Mgr Brunoni à prêcher le carême à Constantinople, le P. d'Alzon en informe Mgr Hassoun, lui disant qu'il verra sur place où il pourra établir ses religieux : à moins que Mgr Brunoni ne tienne à Constantinople, puisque les Résurrectionistes s'établiraient eux-mêmes à Andrinople ou Philippopoli, il pourrait peut-être opter pour Bucarest (v. infra 4). Par ailleurs, il sollicite en faveur des églises pauvres d'Orient les personnes qui, à Nîmes, s'intéressaient à toutes ses œuvres de prière ou de bienfaisance. Enfin, il s'adresse à l'opinion publique, dans son discours des prix du 1er août, pour recommander l'œuvre bulgare et, en Chapitre général, sollicite le dévouement de ses religieux. Le 20 décembre, le P. Galabert est mandaté par lui pour le devancer à Constantinople en passant par Rome.
Le 14 février 1863, le P. d'Alzon s'embarque à Marseille pour Constantinople, où il va demeurer du 22 février au 5 avril. Sa correspondance s'adresse en priorité aux personnes de Nîmes : Adoratrices, tertiaires, élèves, qui ont répondu à son appel (v. infra 5). Outre le carême qu'il assure dans l'église de Saint Jean Chrysostome, sa présence attire l'attention des autorités compétentes. De suite, il se voit sollicité par le Comité des Bulgares-Unis qui siège à Constantinople en face du Comité latin chargé de l'union et présidé par Mgr Brunoni. Devant la crise que traverse la jeune Eglise bulgare-unie, il s'en tient aux directives qu'il a reçues de Rome, d'agir en accord avec Mgr Brunoni et Mgr Hassoun (v. infra 6). Il prépare un long rapport sur la situation de l'Eglise en Orient, dans le contexte politique et social du moment, où il conclut avec Mgr Brunoni à la nécessité de renforcer à Constantinople le prestige de l'Eglise romaine.
Sur le plan des réalisations pratiques, il est frappé par la nécessité de lier l'apostolat des religieux à celui des religieuses, dont le dévouement est source d'admiration. Un centre de prière à l'eucharistie, source de toute unité, serait à ouvrir; le succès des écoles masculines et féminines devrait être renforcé par la création d'une école normale, afin de fournir des institutrices aux écoles populaires disséminées dans le pays. Quant à la fondation du séminaire qu'on lui a demandée, on pourrait le prévoir inter-rites et l'établir, sinon à Constantinople, du moins à Kadikoy, l'ancienne Chalcédoine, où il s'est rendu pour y prévoir un achat de terrain à faire confier par lui, après son départ, au vicaire général de Mgr Brunoni. Il peut compter, pense-t-il, pour ce qui est des religieuses, du centre d'adoration et de l'école normale, sur le dévouement de Mère M. Eugénie et de son Institut.
Le 16 avril 1863, le P. d'Alzon quitte Constantinople pour Rome afin de présenter au Pape le mémoire qu'il a rédigé avec l'accord de Mgr Brunoni (v. infra 7 b). Le 30 avril, il obtient une courte audience privée du Pape Pie IX qui est malade et, comme on ne lui demande rien, il retourne à Nîmes le 3 mai, décidé à faire dans l'immédiat une tournée de prédications en faveur des écoles d'Orient. Il en parle le mai à la cathédrale de Nîmes, le 4 juin à Toulouse, le 17 à Marseille et, de nouveau, au mois d'août, alerte l'opinion publique par son discours des prix sur "Rome, Constantinople et la France".
Entre-temps, on a examiné son mémoire à Rome, et on lui fait grief avant tout de vouloir, à l’encontre des décisions de Pie IX, latiniser les Eglises d'Orient (v. infra 7c). Cette nouvelle le peine ; d'abord parce qu'il a l'impression qu'on lui reproche de s'imposer et de n'avoir pas agi avec assez d'ouverture ; ensuite, parce qu'il a proposé un séminaire patriarcal inter-rites précisément, et fait travailler pour les églises pauvres des divers rites orientaux. Enfin, s'il a parlé du progrès des idées européennes en Orient, il n'a fait que reprendre un lieu commun. Quant aux moyens de renforcer la présence de l'Eglise romaine en Orient, il n'a fait que reprendre les idées de Mgr Brunoni qui proposait d'y rétablir une hiérarchie latine. Bref, puisqu'il n'a rien demandé, il n'a rien à perdre, quoiqu'il soit prêt à poursuivre, si on le désire, la mission qui lui a été confiée (v. infra 7 d).
Dans l'immédiat, elle sera maintenue, mais auprès des Bulgares seulement. En effet, le P. Galabert, qui a su gagner la confiance des Bulgares-Unis, a trouvé en même temps auprès de Mgr Canova, délégué apostolique de Bulgarie, l'occasion de s'établir à Philippopoli, en commençant par ouvrir une école primaire. Le P. d'Alzon n'oublie pas que le Pape lui a demandé un séminaire, mais, puisque, malgré le désir de Mgr Brunoni (v. infra 8 a), ce séminaire ne peut être établi à Constantinople, du fait de l'indélicatesse de son vicaire général dans l'affaire qui lui avait été confiée (v. infra 8 b), c'est à Philippopoli qu'il pense à présent l’ouvrir au moment opportun. En octobre 1863, il le rappelle à Mgr Canova (v. infra 9 a); et, pour que tout soit clair avec la Propagande, il informe le cardinal Barnabo du départ de ses religieux pour fonder à Philippopoli une école, tout en gardant le souci d'ouvrir un séminaire, ajoutant qu'il va s'efforcer de débarrasser Mgr Brunoni de ses affaires d'argent (v. infra 9b).
Au terme de cette année 1863, lourde d'événements pour l'avenir de sa Congrégation, le P. d'Alzon fait le point devant Dieu pour lui-même et pour les siens : notre petite Congrégation, écrit-il, a son but marqué, la réunion de l'Eglise orientale (v. infra 10). Cinq ans plus tard, le Chapitre général, réuni au début de septembre 1868, dresse un premier bilan de ce qui a été fait par les religieux de l'Assomption en Bulgarie (v. infra 11). Le P. Galabert y est devenu le plus proche conseiller de Mgr Popov, évêque administrateur des Bulgares-Unis depuis le 4 août 1865. L'école primaire de Philippopoli est un établissement scolaire de plus de 200 enfants, sur lequel peut prendre appui le séminaire, toujours à fonder. Par des subsides, on a permis à la communauté de l'higoumène Pantaléimon de survivre à ses difficultés; on pense toujours à une école normale qui pourrait donner l'élément d'une congrégation indigène. Mais là ne s'est pas arrêtée l'activité du P. d'Alzon en faveur des chrétiens d'Orient : en 1868, une nouvelle congrégation féminine fondée par lui est aussi présente en Bulgarie.
Quant à l'œuvre syrienne, elle fut poursuivie à Nîmes jusqu'en 1866, date à laquelle il devint évident, selon le mot du Comité des Ecoles d'Orient, que l'émigration des enfants syriens en France constituait une "vaste exploitation", les velléités de vocation sacerdotale n'étant qu'un prétexte mis en avant pour recevoir à peu de frais une éducation européenne. Un seul de ces jeunes gens reçus à Nîmes devint religieux de l'Assomption en 1860, mais pour se retirer en 1864. Par contre, le jeune Levantin qu'avait recruté le P. d'Alzon à Constantinople prit l'habit en 1863 et persévéra. Des cinq premiers Bulgares entrés à l'Assomption en 1867-1868, quatre persévérèrent.
B
LA FONDATION DES SŒURS OBLATES DE L'ASSOMPTION
(1862-1868)
Nous avons sur l'histoire de la fondation des Sœurs Oblates de l'Assomption deux notes postérieures aux événements :
La première, plus brève, de la main du P. d'Alzon, conduit le récit des premières origines au jour de la fondation en 1865 (v. infra 18 a); la seconde, d'une trentaine de pages, écrite par la septième des premières Oblates, poursuit le récit de la fondation en 1865 à la mort du fondateur en 1880 (v. infra 18 b). Les documents contemporains, sans les contredire éclairent ces deux notes historiques.
Dès qu'il fut appelé par le Pape Pie IX en 1862 à s'intéresser aux chrétiens d'Orient, le P. d'Alzon demanda aux groupes de personnes dont il s'occupait à Nîmes : Adoratrices, tertiaires, enfants de Marie, de lui fournir, avec leurs prières et leurs aumônes, leur aide matérielle pour confectionner des ornements liturgiques à offrir aux églises pauvres des divers rites orientaux, en vue de son prochain voyage (v. infra 5 b, c). De suite, un groupe plus fervent se détache, que le Père appellera les fondatrices de son œuvre féminine de Bulgarie, lui-même en étant le fondateur. Il s'agit d'Eulalie de Régis, responsable du groupe des Adoratrices (Ch. XIII C), Isabelle de Mérignargues et Marie Correnson, présidente des enfants de Marie.
Pendant son séjour à Constantinople, il fut frappé du rôle des religieuses œuvrant aux côtés des religieux, et de la nécessité d'allier la prière au service apostolique, pratiquement, d'ouvrir un centre de prière eucharistique en même temps qu'une œuvre d'enseignement. Sachant que ces deux aspects d'adoration et d'éducation faisaient partie de la spiritualité apostolique des Religieuses de l'Assomption, c'est à Mère M. Eugénie qu'il s'adresse en priorité pour avoir en Orient des religieuses travaillant en harmonie avec ses religieux. Prenant appui sur le séminaire qu'il devait fonder, elles y auraient une œuvre d'adoration jointe à une école normale (v. infra 12 a).
Mère M. Eugénie répondit favorablement, tout en réservant l'avis de son Conseil (v. infra 12 b). L'affaire fut remise en 1864 au Chapitre général mais, soit à cause des fondations en cours, soit du fait que quatre religieuses seulement s'offrirent à partir, la collaboration prévue ne devait pas aboutir. De plus, si elles avaient dû s'établir à Andrinople, où pouvait s'ouvrir le séminaire, les religieuses n'auraient pas voulu avoir l'air d'y faire concurrence aux Sœurs des Pères de la Résurrection appelées par eux, et envers lesquels elles estimaient avoir une dette de reconnaissance depuis leur fondation à Paris.
Le P. d'Alzon ne cacha pas sa déception (v. infra 12 c); mais déjà, il avait prévu avec Mère M. Eugénie, que ses Sœurs soient présentes ou non en Orient, une autre forme de collaboration au service des écoles populaires. Puisque leurs statuts prévoyaient, entre les Sœurs de chœur et les Sœurs converses, une catégorie de personnes appelées Oblates, l'heure était peut-être venue de donner à cette branche sa consistance propre et d'en faire, à côté du tiers-ordre laïc, un tiers-ordre régulier ouvert aux missions étrangères (v. infra 13 a). Mère M. Eugénie répondit très favorablement (v. infra 13 b) et vint à Nîmes à la fin de 1864, élaborer avec le P. d'Alzon la règle de cette œuvre d'Oblates tertiaires. Déjà le groupe se constituait, lorsque la responsable opta pour la vie religieuse au sens strict, et manifesta son désir d'entrer à l'Assomption (v. infra 13 c).
Cette nouvelle déception surprit le P. d'Alzon au retour d'un voyage au Vigan (v. infra 13 d). En effet, il avait installé dans sa maison natale du Vigan le noviciat de ses religieux, sous la direction du P. Hippolyte Saugrain, lequel, tout en assurant sa charge, prêchait des missions avec ses confrères dans les montagnes des Cévennes. En arrivant donc au Vigan, au printemps de; 1865, le P. d'Alzon eut la joie d'y découvrir d'autres générosités prêtes à servir l'Eglise, fût-ce dans le cadre de la vie religieuse. Il y a là, écrit-il à Mère M. Eugénie, un groupe voué à la prière dont on peut faire des institutrices, et les envoyer en mission, si elles en ont la vocation (v. infra 14 a). Aussi dirige-t-il vers ce nouveau groupe le dévouement de ses trois fondatrices de Nîmes, au sens laïc du terme (v. infra 15 a).
Le groupe des nouvelles Oblates pourrait être formé à la vie religieuse, mais il aurait besoin pour cela d'une Sœur de l'Assomption. Alors l'institut à venir serait lié à celui de Mère M. Eugénie, mais, en Orient, il dépendrait plus directement des religieux, à l'exemple des Lazaristes et des Filles de la Charité (v. infra 14 b, c). Mère M. Eugénie répondit encore favorablement à cette demande et envoya successivement au Vigan Sœur M.-Madeleine et Sœur M.-Emmanuel, de 1865 à 1867 (v. infra 14 d). Puisque la fondation des Oblates s'orientait à présent vers la création d'un institut distinct, il fallait le constituer dans son autonomie particulière avec les structures internes qui lui étaient nécessaires. Certes, le P. d'Alzon demeurait le fondateur, mais il lui fallait une personne fondatrice au sens canonique du terme. Des trois Adoratrices qui l'avaient plus particulièrement aidé, l'une, Eulalie, n'ayant pas la santé nécessaire, et l'autre, Isabelle, ayant la charge de sa mère, c'est à la plus jeune, Marie Correnson, âgée de 23 ans, que le P. d'Alzon va s'adresser (v. infra 15 c).
Dès 1859, alors que cette jeune fille n'avait que 17 ans, le P. d'Alzon avertissait Mère M. Eugénie qu'il y avait là une sérieuse vocation religieuse. En lui assurant la direction spirituelle qu'elle lui demandait, il l'associait aussi à ses projets apostoliques : ainsi il lui confia un groupe d'enfants de Marie, l'insère dans l'association des Adoratrices, et l'intéresse de suite à son œuvre d'Orient. Il lui fait part de ses impressions personnelles devant la foi simple et forte des jeunes Cévenoles du P. Saugrain, tout comme du dévouement des filles du P. Pernet, qu'il voit pour la première fois à Paris au début de 1866 (v. infra 15b).
Ce n'est qu'en juillet 1866 que le P. d'Alzon proposera à Marie Correnson d'être la Mère des Oblates dont un groupe va quitter le Vigan pour se former à Nîmes à leur future mission de maîtresses d'école (v. infra 15 d). La jeune fille, dans un premier moment, ne cacha pas sa surprise et exprima son refus. Le P. d'Alzon se contente de la renvoyer à Notre-Seigneur choisissant ses apôtres, car c'est bien par amour du Christ et à son exemple qu'il a fait appel à son dévouement (v. infra 15 e). Cette lettre obtint le consentement de Marie Correnson. Le P. d'Alzon savait la portée du sacrifice qu'il lui demandait. Sans doute, il devait tenir compte de l'âge de Marie Correnson, de l'inexpérience qu'elle pouvait avancer, du fait qu'elle était l'aînée de dix enfants et issue d'une famille qui tenait à son rang, et ne la verrait pas entrer, comme elle le dit elle-même, dans une maison qui n'était pas assise. Mais le P. d'Alzon savait aussi la force de cœur et de caractère, sans parler de la profondeur d'âme de celle qu'il appelait à une telle charge. Dans l'immédiat, il se montrera réservé et remettra au temps les ruptures nécessaires. Marie Correnson ferait sous sa direction un essai personnel de vie religieuse, en vue d'être, quand l'heure voulue de Dieu aura sonné, la Mère d'une Congrégation dont elle acceptait le but (v. infra 15 f).
Si bien que deux dates sont à retenir pour la fondation des Sœurs Oblates de l'Assomption : celle du 24 mai 1865, où le P. d'Alzon réunit les six premières Oblates dans une maison louée par lui au Vigan, et avec la bénédiction de Mgr Plantier, ordinaire du lieu; la seconde est celle du 27 juin 1867, où Marie Correnson, sous le nom de Sœur Emmanuel-Marie de la Compassion, se consacrera à Dieu pour se dévouer aux Oblates auxquelles elle fut donnée comme supérieure par le P. d'Alzon (v. infra 18 b). L'année suivante, le 18 avril 1868, elle prononce ses vœux perpétuels (v. infra 16), suivie le lendemain par cinq de ses compagnes désignées pour partir les premières en Orient, départ qui eut effectivement lieu le 24 avril de Nîmes et le 25 de Marseille.
La règle des Sœurs Oblates de l'Assomption fut celle-là même des religieux de l'Assomption, mais avec les adaptations qui s'imposaient, compte tenu de leur condition féminine et de la physionomie que la Congrégation avait prise au cours des années de fondation : un institut dont le but s'ouvre aux missions dans des tâches différentes, avec l'aide et le soutien des Pères de l'Assomption, de préférence, dans la même ligne de spiritualité apostolique voulue par le P. d'Alzon.
Dix ans après la fondation, en septembre 1876, le P. d'Alzon offre aux Oblates de l'Assomption une nouvelle retraite où, dès le début, il tient à rappeler comment leur famille religieuse a acquis progressivement son être propre dans l'Eglise, avec les structures internes qui lui sont nécessaires (v. infra 17). A Nîmes, le P. d'Alzon est responsable de la maison-mère devant l'ordinaire, et, en Orient, le P. Galabert, délégué du P. d'Alzon, est le supérieur ecclésiastique des Sœurs Oblates qui travaillent aux côtés des Pères.
A cette date, elles sont établies à Andrinople, avec une école et un centre de soins, dans les faubourgs, et, en ville, un orphelinat.
Malgré la guerre russo-turque qui, en 1878, faillit tout emporter et fit trois victimes de leur dévouement auprès des blessés, dans une épidémie de typhus (un Père et deux Sœurs), on peut dire qu'avant la mort du P. d'Alzon, en 1880, la Congrégation des Sœurs Oblates de l'Assomption est en bonne voie par le développement de la maison-mère, à Nîmes et, en Orient, par la venue régulière des Sœurs, une trentaine depuis la fondation, et même par le recrutement local, puisqu'on compte déjà une dizaine de vocations orientales.
1
A propos d'une œuvre en faveur des chrétiens de Syrie
Disposant de la fortune de sa mère dont il vient d'hériter, le P. d'Alzon informe le cardinal Barnabo de son intention de recevoir en son collège et à ses frais quelques jeunes Maronites pour leur permettre d'accéder au sacerdoce et par là même venir au secours d'une Eglise du Proche-Orient, victime des Druses musulmans.
a)
De la lettre du P. d'Alzon au cardinal Barnabo, Préfet de la Congrégation de la Propagande, Nîmes, le 26 janvier 1861. - Cop.ms.ACR, AP 3; - T.D. 40, p. 109-110.
Pour agir en toute prudence, le P. d'Alzon voudrait recevoir du cardinal Barnabo les directives nécessaires pour l'œuvre qu'il se propose.
Parmi les malheurs qui viennent de frapper les catholiques de Syrie, un des plus grands, ce me semble, c'est le danger où ils sont que leur pauvreté ne les expose, dans quelques années, à être privés du secours religieux. J'ai cru bien faire, en profitant de ce que la mort de ma mère a laissé une certaine somme à ma disposition, pour appeler dans une maison d'éducation que je dirige 7 ou 8 jeunes Maronites ou Grecs de Damas. [...]
J'ai demandé des jeunes gens de quatorze à quinze ans qui voulussent être prêtres. Je leur ferai donner les principes du latin et je leur-ferai suivre un cours de philosophie et de théologie, de façon à ce qu'ils puissent être ordonnés prêtres vers 24 ou 25 ans. Si mon projet est béni de Dieu, je les renverrai dans leur pays dans une dizaine d'années. Ils auront conservé la science de la langue maternelle, chose qui me paraît très importante; ils pourront former une communauté, à l'aide de laquelle ils se soutiendront dans la prière et conserveront, à leur retour dans leur pays, le zèle que nous aurons cherché à leur inspirer.
Je me permettrai de faire quelques questions à Votre Eminence. Il paraît que je recevrai des jeunes gens appartenant à plusieurs rites. Tant qu'ils seront chez moi, ils suivront le romain; mais si, comme je l'espère, ils retournent chez eux et forment une petite communauté, quel rite commun la Propagande préfère-t-elle voir adopter ? Quelles sont les branches de la science ecclésiastique que l'on désire leur faire étudier plus particulièrement ?
b)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, Nîmes, le 17 septembre 1861. - Orig.ms. ACR, AD 138; T.D. 23, p. 34.
Le P. d'Alzon informe Mère M. Eugénie de Jésus qu'il pourrait s'établir à Jérusalem, et lui fait part de la réponse du cardinal Barnabo.
Ne me parlez pas trop de l'établissement de Syrie. Je crois qu'en ce moment on pourrait avoir le tombeau de la Sainte Vierge. Jugez si l'idée de M. Louis de Baudicourt m'irait. Le Cénacle et le tombeau de la Sainte Vierge sont, depuis quelque temps, mes deux grandes préoccupations .
Du reste, j'ai reçu une lettre du cardinal Barnabo, me disant à propos des Maronites qu'il a écrit sur mon compte au patriarche de Jérusalem, de qui Beyrouth dépend. Je suis sûr d'être très bien accueilli par lui, et vous, par conséquent, le serez. Du reste, il est très bien pour tout établissement à créer en faveur de la Syrie. Si vous donnez suite à ce projet, j'ai des pièces et des renseignements à vous fournir. La situation peut être très délicate, mais on peut s'en tirer, je crois, en s'appuyant sur le patriarche et la Propagande.
c)
De la lettre de l'abbé Payan d'Augery au P. d'Alzon, 30 octobre 1861. - Orig.ms. ACR, EA 158.
Directeur à Marseille de l'œuvre des Ecoles d'Orient, l'abbé Payan d'Augery informe le P. d'Alzon que Mgr Lavigerie agrée son projet d'établir à Jérusalem un séminaire maronite.
Votre projet d'un séminaire maronite lui avait déjà souri, je vous en avais donné l'assurance; la pensée de l'établir en Palestine, au milieu de la langue et des peuples que devront évangéliser les futurs séminaristes, lui sourit bien davantage. Agir ainsi, c'est, en effet, faire un double bien : donner au clergé maronite l'influence du clergé français et ne pas lui faire perdre ses rites et ses habitudes. Fonder cet établissement à Jérusalem semble à notre directeur le plan le mieux conçu. C'est près du tombeau de Jésus-Christ, c'est en présence de ces vieux murs du Cénacle, témoins de l'institution du sacerdoce, que professeurs et élèves se sentiraient animés d'un plus violent désir d'atteindre par la sainteté et le zèle le niveau auquel leur divin Maître a voulu les placer.
2
De la lettre du P. Jérôme Kajziewicz au P. Khozmian, le 1er juillet 1862. - Reproduite par VAILHE, vie, II, p. 337-338.
Supérieur général des Résurrectionistes, le P. Jérôme Kajziewicz écrit à l'un de ses religieux comment, par le P. d'Alzon, son institut peut participer à la fondation d'un séminaire pour Grecs et Bulgares, voulu par le Pape Pie IX (a).
Cette lettre, citée dans une brochure polonaise, par un religieux Résurrectioniste, est accompagnée d'une note qui confirme le rôle du P. d'Alzon en leur faveur (b).
a)
Le P. d'Alzon fut reçu par le Pape, auquel il fit part de son projet, ajoutant qu'il agirait sans doute de concert avec nous; il reçut une bénédiction solennelle. Le Saint-Père veut simplement la fondation d'un séminaire pour Grecs et Bulgares, et cela sur une vaste échelle. Lorsque le cardinal Barnabo eut présenté au Saint-Père que la présence des Polonais attirerait l'attention de la Russie et que les fonds promis par le P. d'Alzon n'étaient pas suffisants, il répondit : "Les Polonais ne vont pas se battre avec les Russes, et les fonds suffisent pour un commencement"; et il termina par ces mots : "Je veux que ce séminaire se fasse." Le cardinal se soumit en répondant que même une illusion de Sa Sainteté lui paraîtrait l'expression de la volonté de Dieu, tellement tout ce qui semble imprudent au point de vue humain lui a jusqu'ici réussi. Cependant, jusqu'à présent, il se tient sur la réserve.
Il y eut d'autres colloques. On convint qu'il fallait aller sonder le terrain, et, comme le P. d'Alzon ne pouvait le faire avant l'hiver, il fut décidé que j'irais. Andrinople fut désignée pour commencer par les gens les plus compétents, c'est-à-dire Hassoun, primat des Arméniens; Mgr Brunoni, délégué apostolique à Constantinople; la Propagande et le Saint-Père lui-même. Mais plus je connaîtrai la Bulgarie, mieux cela vaudra. Il est donc possible que je pousse jusqu'à Bucarest.
Comprenez bien que cette mission nous vient indirectement, que c'est l'argent du P. d'Alzon qui a décidé le Saint-Père et qu'il était au premier plan durant son séjour ici, ce qui a changé depuis son départ. Si l'union des deux Congrégations aboutit, il n'y a pas de difficulté.
[. . .] Si l'entente entre les deux Congrégations ne s'établissait pas, conviendrait-il d'accepter les fonds des Assomptionistes pour le séminaire gréco-bulgare ? Je leur conseillerais de s'occuper des Grecs et des Roumains, et nous commencerions pas les Bulgares, ne comptant que sur les secours de la Confrérie Saint-Josaphat. Je n'aimerais pas recourir au Comité polonais parisien, car Rome est mécontente des agissements maladroits des agents du prince Czartoryski, et le Saint-Père a dit au P. d'Alzon : "Si le prince fournit un capital, plus tard, acceptez, mais commencez sur vos propres fonds."
b)
Le P. d'Alzon rendit un grand service aux Pères Résurrectionistes. On n'était pas content à Rome de l'attitude des Polonais à Constantinople, et, sans l'intervention du P. d'Alzon, on ne les eût pas admis à la mission bulgare dans la crainte de complications politiques. Ce fut donc un pont providentiel pour nous. Le Saint-Père consentit même à ce que nous travaillions séparément d'avec le P. d'Alzon, et il se tranquillisa par l'assurance que les Assomptionistes ne retireraient pas leurs fonds à la mission bulgare, si les deux instituts ne fusionnaient pas.
3
De la lettre du P. d'Alzon à Mgr Brunoni, vicaire apostolique patriarcal à Constantinople, Nîmes, le 1er juillet 1862. - Orig. ms.ACR, CV 36; T.D. 39, p. 120-122.
Le P. d'Alzon, qui avait rencontré à Rome Mgr Brunoni, à l'occasion de la canonisation des martyrs japonais, le jour de la Pentecôte 1862, revient par lettre sur l'objet de leur entrevue : l'œuvre des Bulgares et le schisme photien tout entier, et exprime en six points sa pensée.
Premièrement, je verrais de très grands inconvénients à ce que, sous le titre d'Œuvre dés Ecoles d'Orient, on créât un centre nouveau pour se procurer des ressources matérielles. L'Œuvre de la Propagation de la foi s'est tenue jusqu'à ce jour à l'abri de toute influence politique; l'Œuvre des Ecoles d'Orient s'en affranchirait-elle avec la même énergie ? Il est permis d'en douter. Au lieu donc d'élever autel contre autel, je proposerais seulement à l'Œuvre de la Propagation de la foi, à mon retour de Constantinople, d'aller dans les principales villes de France exciter le zèle des associés, en parlant de l'état en Orient.
Ces sortes de tournées, qui ont déjà été faites plusieurs fois en France par des évêques et des missionnaires étrangers ont, en général, d'autant plus de succès qu'on ne demande rien personnellement et qu'on se borne à exciter le zèle pour une œuvre depuis longtemps connue.
Secondement, je suis à même de pouvoir former, dans un certain nombre de villes de France, des comités de dames pour préparer des ornements à offrir aux églises pauvres d'Orient. Un comité semblable subsiste déjà à Paris chez la princesse Czartoryska. On pourrait très utilement en créer plusieurs autres et attirer ainsi la bienveillance des Bulgares en leur montrant combien on tient à conserver leur rite, puisqu'on leur envoie des ornements qui s'y rapportent.
Troisièmement, ces comités pourraient, en dehors des souscriptions régulières que l'on adresserait à l'Œuvre de la Propagation de la foi, fournir l'idée aux pieux fidèles de faire quelques dons particuliers, et il faudrait voir à qui il serait bon de les adresser, soit à la Propagande, à Rome, soit à vous, Monseigneur, soit enfin à un comité français qui les ferait parvenir à leur destination.
Quatrièmement, mais ce qui importe surtout, ce me semble, c'est d'attirer l'attention publique sur cette œuvre, en sollicitant des prières sur tous les points de la France, pour obtenir la conversion de ces contrées si intéressantes. Il serait bon peut-être d'indiquer une prière à réciter tous les jours, une fête à célébrer, et de solliciter des grâces spirituelles au Saint-Siège pour ceux qui feraient ces prières.
Cinquièmement, peut-être, Monseigneur, serait-ce le moment de commencer à examiner s'il faut s'occuper de la Bulgarie seulement ou bien, comme vous m'avez fait l'honneur de me le dire, du schisme photien tout entier. Si Votre Grandeur vient en France, comme elle me l'a donné à entendre, je la conjure, si elle ne peut passer par Nîmes où je serais bien heureux de lui offrir une très modeste hospitalité, de me prévenir de son passage à Marseille. J'aurai l'honneur de lui offrir mes hommages et de fixer avec elle l'époque de mon voyage à Constantinople.
Enfin, je crois qu'il serait utile qu'en dehors du cardinal Barnabo, de Mgr Simeoni et de Mgr Hassoun chef des Arméniens, les idées que j'ai l'honneur de vous soumettre restassent entièrement secrètes jusqu'à ce qu'elles fussent mises à exécution, de peur d'éveiller les susceptibilités de -l'Œuvre des Ecoles d'Orient et de ses amis. Toutefois, si Votre Grandeur croit que je me trompe à cet égard, je m'en rapporte entièrement à sa sagesse, mais que je ne puis lui dissimuler de nouveau ma crainte de voir le mouvement bulgare escamoté par certaines personnes au profit d'un intérêt politique; ce qui serait, à mes yeux, un si grand malheur à tous les points de vue.
4
De la lettre du P. d'Alzon à Mgr Hassoun, patriarche des Arméniens, Nîmes, le 31 juillet 1862. - Minute ACR, AO 55; T.D. 39, p. 290-291.
Le P. d'Alzon informe Mgr Hassoun qu'il ira prêcher le carême à Constantinople, et lui soumet le projet de s'établir à Bucarest, à moins que Mgr Brunoni ne tienne à Constantinople, les Résurrectionistes s'établissant eux-mêmes à Andrinople ou à Philippopoli. Il est prêt à donner l'un de ses meilleurs religieux, avec deux ou trois compagnons.
Le P. Jérôme a déjà certainement eu l'honneur de vous voir et de vous parler de nos dispositions communes à l'égard de l'œuvre des Bulgares. Bien que je n'aie pas vu Mgr Brunoni, il est à peu près définitivement convenu entre nous que j'irai prêcher le carême à Constantinople. Ce sera, ce me semble, une des époques les plus favorables pour traiter certaines questions préliminaires. Toutefois, je me permets de vous soumettre quelques observations, résultat de conversations que j'ai eues avec différentes personnes qui connaissent les provinces danubiennes. Le secrétaire du prince Couza me fait dire qu'un établissement à Bucarest serait chose fort désirable et facile, pourvu que le premier prêtre ou religieux qui serait envoyé dans cette ville consentît à passer un an sans faire grand-chose, et donnât de lui une idée toute contraire à celle que les Valaques ont en général du clergé de leur pays.
Un de mes religieux, très pieux et très instruit, pourrait être envoyé avec deux ou trois compagnons également pieux, mais moins capables. Comme la langue paraît n'être dans cette contrée qu'une corruption du latin, il leur serait facile de l'apprendre, comme nous l'a assuré le même secrétaire. Le P. Jérôme, avec les Polonais, s'établirait à Andrinople ou peut-être même à Philippopoli, qu'un agent français assez intelligent m'a assuré avoir plus d'avenir qu'Andrinople même, à cause du commerce qui s'y fait. Enfin, supposé que l'idée de Mgr Brunoni d'attaquer le schisme photien tout entier pût s'accomplir, ne serait-ce pas à Constantinople que nous devrions placer notre principal établissement ?
Je vous soumets ces idées sans y tenir le moins du monde ; seulement comme elles me sont venues après de très longues et sérieuses conversations, je pense qu'il est bon de vous les communiquer, afin que si Votre Excellence ne les approuve pas, elle puisse au moins, en les combattant, s'éclairer sur la meilleure marche à suivre.
5
Extraits de lettres du P. d'Alzon à divers correspondants pendant son séjour à Constantinople
Tout en assurant ses prédications de carême et en multipliant les visites nécessaires pour arriver à une parfaite connaissance de la situation de l'Eglise à Constantinople, le P. d'Alzon ne néglige pas sa correspondance. Aux uns et aux autres il dit ce qu'il voit, ce qu'il fait, et, selon la situation de chacun, le rôle missionnaire qu'ils pourraient remplir. Les extraits de lettres que nous allons citer illustrent ces préoccupations apostoliques du P. d'Alzon.
a)
Aux élèves du collège de l'Assomption, 23 février 1863. - Orig.ms. ACR, AK 411; T.D. 33, p. 306-307.
C'est à ses collégiens que le P. d'Alzon veut écrire sa première lettre de Constantinople. Frappé du fait que le français, par les écoles d'Orient, y fait d'étonnants progrès, il invite ses élèves au départ en mission :
Vous êtes donc invités à devenir tous des missionnaires catholiques. Pour cela, il n'est pas nécessaire que vous preniez la soutane, mais il est urgent que vous vous occupiez et vous préoccupiez des œuvres d'Orient. J'espère qu'à mon retour vous m'en apprendrez des merveilles. Adieu, mes enfants, je ne cesse de prier pour vous, il me semble qu'il m'ait fallu venir à Constantinople pour me faire sentir combien je vous aime.
b)
Aux enfants de Marie de l'Assomption, 24 février 1863. - Orig.ms. ACOA; T.D. 29, p. 2-4.
Pour solliciter le dévouement de ces jeunes filles, qui lui avaient préparé les ornements à offrir aux églises d'Orient, le P. d'Alzon cite l'exemple d'une sainte religieuse qu'il vient de visiter :
J'ai vu hier dans son lit la supérieure des Sœurs de Saint-Vincent de Paul qui s'éteint dans d'horribles souffrances. Elle est allée à Jérusalem : Notre-Seigneur lui a mis au Calvaire sa croix sur le cœur, un cancer. La joie qu'elle a de souffrir, après vingt années de travaux, est inexprimable; elle a été la Mère de 33 Sœurs mortes au service des cholériques pendant la guerre de Crimée. [...] Les soldats partis, elle et ses Sœurs ont repris les écoles; 500 petites filles au moins sont élevées par elles; ce sont là les vraies apôtres. [...] Si je n'étais pas prêtre, je crois que je me ferais maîtresse d'école.
c)
Aux Adoratrices du Saint-Sacrement, 28 février 1863. - Cop.ms. ACR, CC 1, p. 137-139; T.D. 39, p. 42-43.
Le P. d'Alzon, tout en faisant part de ses projets apostoliques, sait la place irremplaçable de la prière et la sollicite auprès de ses filles vouées à l'adoration.
Qui d'entre vous veut venir à Constantinople ? Que de bien à y faire ! Quelles œuvres à y fonder ! Mais il n'est pas indispensable que vous veniez ici; il suffit que vous y envoyiez vos prières et vos mortifications; je ne vous demande pas davantage, mais je vous demande beaucoup. La situation de l'Eglise orientale se manifeste tous les jours plus clairement à moi, et sous ce rapport, je bénis Dieu d'avoir permis que je vinsse ici. Les difficultés sont immenses mais non pas insurmontables. [...] Je pense que nous reprendrons les choses en sous-œuvre, plus lentement mais plus sûrement. On s'occupera des écoles et on fera un bien immense, quoique moins apparent au premier abord. Quoi qu'il en soit, je réclame vos prières très instantes, pour savoir ce qu'il convient le mieux de faire, soit pour les Bulgares, soit pour les Grecs. Pour moi, je vois des gens qui ont des projets et qui viennent du soir au matin me donner leurs conseils, mais je ne sais pas trop si j'ai choisi le bon. Le caractère oriental est si différent des natures de l'Occident.
6
Le P. d'Alzon et les Bulgares-Unis de Constantinople
Dès son arrivée à Constantinople, le 21 février 1863, le P. d'Alzon fut interpellé à la fois par le comité des Bulgares-Unis, présidé par M. Zankov, et par le comité latin chargé de l'union et présidé par Mgr Brunoni. La jeune Eglise-Unie traversait une grave crise depuis la disparition de Mgr Sokolski enlevé par les Russes, et qui pouvait passer pour une défection. Il avait été remplacé par un prêtre séculier bulgare latin, Mgr Arabajiski, comme administrateur apostolique, lequel ne pouvait se résoudre à prendre le rite slave. Or, les Bulgares-Unis voulaient avoir une hiérarchie de leur pays et de leur rite et obtinrent la démission de Mgr Arabajiski, acceptée par Mgr Brunoni, sans que l'on accède pour autant à leurs desiderata. Dans une lettre au P. V. de P. Bailly, le P. d'Alzon fait savoir à la Propagande comment il a été interpellé par les Bulgares-Unis, le 1er mars, (a), et dans une note de ses éphémérides, il relève les points qui ont été retenus par le comité latin lors de sa réunion du 3 mars à laquelle il fut convoqué, (b). Ces deux textes résument parfaitement un rapport beaucoup plus long envoyé par Mgr Brunoni à la Propagande et dont nous avons pris copie aux Archives de la Congrégation Orientale.
a)
De la lettre du P. d'Alzon au P. Vincent de Paul Bailly, Constantinople, le 3 mars 1863. - Orig.ms. ACR, A6 67; T.D. 27, p. 59.
Vous pouvez dire à Mgr Simeoni, si vous le jugez convenable, que j'ai reçu deux députations de Bulgares demandant qu'on leur donnât des prêtres et des évêques de leur nation. La première fois, je leur ai parlé avec beaucoup de douceur; mais la seconde fois où ils n'étaient que trois et sachant le français, après avoir pris les ordres de Mgr Brunoni, je leur ai tenu un langage très énergique. L'un d'eux venait me dire que l'éparchie de Slivno était disposée à passer à l'union, si l'on voulait leur donner un évêque bulgare. (Cette éparchie compte 25 000 familles). Je répondis qu'on le leur donnerait plus tard, quand ils auraient des hommes capables; qu'ils n'en avaient pas, qu'ils devaient donner le temps d'en former; que l'on commençait à leur prendre des enfants pour les élever et que l'Eglise partout et toujours ayant envoyé des missionnaires étrangers dans les pays où la foi se renouvelait, je ne voyais pas pourquoi on ne ferait pas la même chose en Bulgarie; qu'on les avait traités, comme jamais une nation ne l'avait été; mais que l'exemple de Sokolski devait tenir sur le qui-vive; et que je ne voyais pas pourquoi, lorsqu'on leur donnait une église, un journal, des ornements, l'éducation pour leurs enfants, eux auraient constamment cette défiance. Ils me dirent : "Dans ce cas, l'union avec Slivno ne se fera pas." - "Tant mieux, répondis-je; car si elle s'était faite avec de pareilles conditions, il est probable qu'elle n'eût pas duré."
b)
Des éphémérides du P. d'Alzon. - Orig.ms. ACR, CQ 271; T.D. 43, p. 172.
3 [mars]. - Comité qui a duré trois heures. Discussion mal dirigée. Cependant, il en résulte : 1° que M. Arabajiski mettra à l'abri les objets donnés à l'Eglise bulgare; 2° qu'il renverra le sceau à la Porte avec sa démission; 3° que pendant quelque temps Mgr Hassoun se chargera de l'Affaire; 4° que M. Malczinski sera chargé de la direction, quand le moment sera venu; 5° qu'on verra plus tard si l'on doit présenter Dom Raphaël pour l'Episcopat; 6° que l'on éloignera dom Stancio; 7° que Zankov sera encore ménagé; 8° que le journal La Bulgarie continuera sous la protection de Mgr Hassoun, à qui M. Faveryal donnera les renseignements nécessaires(2).
7
A propos du mémoire présenté au Pape Pie IX par le P. d'Alzon, le 25 avril 1863
A son retour de Constantinople, le P. d'Alzon voulut passer par Rome et remettre un mémoire rédigé avec Mgr Brunoni sur la situation de l'Eglise en Orient dans le contexte politique et social du moment, (a). Dans la pensée de Mgr Brunoni, ce texte devait être présenté et discuté dans une Congrégation générale, en la présence du P. d'Alzon. Mais le P. d'Alzon ne pouvait attendre à Rome et, après avoir eu un bref entretien avec le Pape malade et lui avoir laissé un mémoire, (b), il revint à Nîmes où il reçut par le P. Vincent de Paul Bailly et sur le mandat du cardinal Barnabo, des critiques sur les points avancés dans son mémoire, (c). Par une lettre écrite au cardinal lui-même, le P. d'Alzon voulut se justifier de toute ingérence et de toute idée préconçue en un domaine dont il avait mesuré sur place toute la complexité, (d).
a)
Lettre de Mgr Brunoni, délégué apostolique, a S.E. le cardinal Barnabo, Constantinople, le 16 avril 1863.- Copie ACR, 2 CK 30.
Mgr Brunoni se dit satisfait de la présence du P. d'Alzon à Constantinople. Sa prédication fut suivie; il n'a jamais caché son attachement au Saint-Siège; il a voulu connaître de près les opinions et les besoins des Bulgares et des Grecs. Le rapport qu'il présentera à Rome mérite donc l'attention, pour en déduire la conduite à suivre en une affaire extrêmement grave.
Il R.mo P. d'Alzon dopo due mesi di apostolato in questa capitale parte oggi stesso alla volta di Roma. La predicazione del prelodato religioso nella nostra chiesa di S. Giovanni Crisostomo produce consolanti frutti; sempre numeroso fu il suo auditorio composto non solo da cattolici, ma da ben molti scismatici. Da parte mia nulla omisi perché egli giungesse a ben comprendere la situazione dei Bulgari e Greci, e posto in relazione coi Comitati, assistendo alle sedute che si tenevano in proposito, servendosi in una parola dei mezzi opportuni che io gli procacciava potè ben studiare e pienamente conoscere le tendenze ed i bisogni dei detti Bulgari e Greci. Onde a che nel mentre prego l'Em.za V. R.ma a volere ricevere con quella benignità e cortesia che la distingue et la quale egli merita a ragione, oso supplicarla a compiacersi di convocare un congresso dei cardinali segretarii di Propaganda per gli affari d'Oriente, maturare i rapporti che questo celebre religioso le darà sul movimento all'unione e di communicarmi in seguito i venerati sui ordini in proposito, segnandomi in pari tempo una regola de condotta su tali affari gravissimi che mi riescono ormai insopportabili e mi causano disturbi tali da farmi temere di mia salute .
b)
Du mémoire présenté au Pape Pie IX par le P. d'Alzon le 24 avril 1863. - Minute ACR, CV 3; T.D. 39, p. 2-23.
Un mémoire de vingt pages ne peut être ici reproduit. L'introduction et la conclusion suffisent pour révéler l'esprit dans lequel il fut écrit et les points saillants des trente propositions exposées tour à tour dans le mémoire, d'autant que la critique qui en sera faite (v. infra c) permettra de relever ceux qui firent le plus de difficulté.
Très Saint Père,
Votre Sainteté m'a fait l'insigne honneur de m'inviter à m'occuper de la conversion des Bulgares. Voilà près d'un an que je cherche à m'entourer de tous les renseignements possibles. J'ai envoyé un religieux de notre petite Congrégation visiter Andrinople et Philippopoli. Je suis allé moi-même passer deux mois à Constantinople. Je viens déposer à vos pieds le résultat de mes observations et des conclusions que j'en tire. Pour ne point fatiguer Votre Sainteté, j'établirai une série de propositions, accompagnées de preuves, de telle façon que, d'un coup d'œil, Votre Sainteté pourra saisir l'ensemble de mes pensées et ne lire, du développement que je leur donne, que les passages qu'Elle jugera à propos.
[...]
L'évidence d'un mouvement de destruction de l'ancien état de choses religieux, les aspirations, politiques sans doute, des Bulgares vers l'Eglise catholique sont les éléments qu'il importe d'utiliser, malgré les difficultés très grandes que l'on peut rencontrer. Montrer aux nationalités qui se forment contre le patriarche, la chaire de saint Pierre comme un centre moral, dont elles ont besoin; pour cela, rétablir le patriarcat de Constantinople, fonder un séminaire patriarcal, établir des écoles pour le peuple, se servir de la langue française, former des relations directes entre l'archevêque ou patriarche et le gouvernement turc, prouver à la France qu'une modification de son protectorat religieux serait aussi utile à son influence qu'à celle de l'Eglise, créer des ressources pécuniaires pour aider à l'exécution de ce plan : telles sont, Très Saint Père, les conclusions des humbles observations que j'ai l'honneur de déposer à vos pieds.
c)
De la lettre du P. Vincent de Paul Bailly au P. d'Alzon, datée de Rome, le 13 juin 1863. - Orig.ms. ACR, FX 335.
Chargé par le cardinal Barnabo, en attendant une lettre officielle de sa part, de transmettre au P. d'Alzon le jugement porté sur son mémoire, le P. Vincent de Paul lui communique les critiques suivantes :
Le Saint Père a donné l'ordre en même temps au cardinal de vous écrire la lettre qui vous parviendra dans huit jours et dans laquelle il vous dira :
1° Que le plan est trop grandiose et d'une exécution difficile.
2° Que Pie IX ne pourra admettre d'arrière-pensée au sujet des rites à latiniser, il a fait des promesses et il les tiendra largement : si cela doit se faire, dit-il, ce sera un autre que moi, je ne puis me déjuger, j'ai commencé un plan opposé en divisant la Propagande en deux branches et je demande que les écoles soient orientales comme les séminaires.
3° Il y a trois choses demandées, qui ont été tentées et regardées comme impossibles ou inopportunes(3), à savoir :
Le Patriarcat proposé il y a six ans par le Saint-Père lui-même : la France a poussé les hauts cris, d'autres puissances y ont fait aussi une opposition considérable.
L’Archevêché de Chalcédoine proposé il y a six mois ou un an, et repoussé après examen dans la crainte de donner à croire justement aux Orientaux si inquiets qu'on veut les latiniser.
Les rapports directs avec la Porte : le Sultan et la Cour pontificale ont traité l'affaire jusque dans les détails; on a opposé à la Sublime Porte qu'on ne pourrait recevoir à Rome un musulman avec un harem, et le Sultan a promis d'envoyer toujours un de ses sujets catholiques pour le représenter. Mais la France et l'Autriche n'ont pas permis aux négociations d'aboutir, et à grand regret on y a renoncé.
Au reste, le rapport sera lu en Congrégation générale dès qu'on pourra appuyer les propositions d'un avis de Mgr Brunoni qui aurait dû dire les choses ci-dessus au P. d'Alzon, attendu qu'il était bien au courant. [.. .]
La pensée de commencer par des écoles et un séminaire est excellente, c'est le seul moyen de populariser la vérité, tout le monde est d'accord sur ce point. C'est encore une bien bonne pensée de prêcher les écoles d'Orient en France et de se rattacher à cette œuvre qui existe déjà.
d)
De la lettre du P. d'Alzon au cardinal Barnabo, datée de Nîmes, vers le 20 juin 1863. -Minute ACR, AP 6; T.D. 40, p. 114-118.
Informé par le P. Vincent de Paul Bailly des observations faites à son mémoire, le P. d'Alzon écrit au cardinal Barnabo pour lui dire d'abord qu'il n'a cherché en rien à se mettre en avant ou procéder sans assez d'ouverture. On voulait connaître le résultat de ses impressions, il les a communiquées en toute simplicité et sans arrière-pensée. Aussi en est-il d'autant plus libre pour remettre ou poursuivre la mission qui lui a été confiée.
Je demande à Votre Eminence de me permettre une analyse des faits accomplis depuis le 27 mai de l'année dernière. Ce jour-là, si je ne me trompe, pendant que mon évêque était à l'audience du Pape, je fus abordé dans l'antichambre du Vatican par Messeigneurs Howard, Talbot et Lavigerie. Le premier ayant su que j'avais autorisé le P. de Damas à acheter la mosquée où la tradition place le Cénacle, témoin de l'institution de la Cène et de la descente du Saint-Esprit, me dit que ce n'était point à Jérusalem, mais en Bulgarie qu'il fallait aller travailler .
"Je ne puis, répondis-je, je n'ai qu'une petite Congrégation naissante. J'ai déjà l'autorisation du cardinal Barnabo pour Jérusalem et le mont Liban, je ne puis embrasser tant de choses à la fois. Si l'on désire que je renonce à Jérusalem, faites-le-moi dire par le cardinal Barnabo, afin que je ne passe pas à ses yeux pour un homme léger. - Il ne vous le dira point, répliquèrent les prélats. - Alors, faites-le-moi dire par le Pape."
La proposition parut d'abord inacceptable. Cependant, comme je maintenais ce que j'avais dit, Mgr Talbot promit d'en parler le soir même à Mgr Simeoni qui devait avoir son audience du Pape.
Le lendemain, avec Mgr Howard, j'allais trouver Mgr Simeoni; il avait, en effet, dit un mot et le Pape avait donné l'ordre qu'on vous en parlât. On voulait que j'allasse vous trouver; je le refusais positivement, non par manque de confiance, mais pour établir que je ne me mêlais pas moi-même dans une nouvelle affaire.
Mgr Simeoni m'ajourna à huit jours. Le mardi 3 juin, le Saint-Père avait eu la bonté de me dire en audience publique qu'il bénissait mes œuvres d'Orient et d'Occident. Le soir, à l'audience, il aurait dit à Mgr Simeoni qui lui parlait de moi : "Pourquoi le P. d'Alzon n'a-t-il pas demandé une audience ?" Et comme celui-ci lui faisait observer que je me serais bien gardé d'ajouter à ses écrasantes fatigues : "Qu 'il vienne, dit-il, vendredi de 9 h. à 9 h. 1/4; qu'il se fasse présenter par Mgr Bernardi. Je trouverai un quart d'heure à lui donner. "
Il est bien évident, Eminence, que ce n'était pas moi qui cherchais à entrer par la fenêtre. A l'heure indiquée, le Pape eut la bonté de faire demander si je n'étais pas dans l'antichambre. Il me parla le premier, approuva l'idée d'un séminaire, me dit qu'il ne savait point où il faudrait le placer, que je devrais envoyer quelqu'un qui étudierait les lieux et qu'alors j'aurais la bénédiction apostolique pour le fonder. Ce fut alors que je me permis de proposer au Saint-Père les Polonais. - "Il faut aller avec prudence, me répondit le Pape; les Polonais n'ont pas toujours la tête solide." - Je lui fis l'éloge de quelques-uns d'entre eux et, dans sa bonté, il n'insista pas. J'emportai seulement le désir manifesté par Sa Sainteté qu'au lieu de m'occuper de Jérusalem et du Liban, je dirigeasse mes travaux vers la Bulgarie .
Au sortir du Vatican, je courus à la Propagande trouver Mgr Simeoni, lui rendre compte de mon audience et vous en demander une. Votre Eminence voulut bien me donner rendez-vous pour le soir même.
Votre Eminence a trop bonne mémoire pour qu'il soit nécessaire de lui rappeler ma conversation. Seulement, je tiens à constater que je ne venais point m'excuser de ma légèreté, mais lui expliquer comment je m'étais conduit pour ne pas encourir le reproche d'un homme léger, ce qui est un peu différent. Je déclarais à Votre Eminence que je tenais à suivre en tout la ligne tracée par la Propagande. Elle me répondit des paroles si belles que je me suis permis de les citer, à plusieurs reprises, comme preuve de l'esprit de foi qui dirige le Sacré Collège. Votre Eminence m'engagea elle-même à me présenter à Mgr Brunoni et, sept à huit jours après, en présence de Mgr Hassoun, elle me répéta à plusieurs reprises : "Puisque vous devez aller à Constantinople, mettez-vous sous la direction de Mgr Brunoni, et ensuite sous celle de Mgr Hassoun." Ces paroles me semblaient assez significatives, étant prononcées en présence du second de ces deux prélats. Pendant mon séjour à Constantinople, c'est des pensées de Mgr Brunoni surtout que je me suis inspiré, comme Votre Emincence me l'avait recommandé elle-même.
Avant de partir, je fis demander à Votre Excellence si elle voulait que je passe par Rome en me rendant en Orient. "S'il vient à Rome, je n'aurai qu'à lui souhaiter bon voyage, me fîtes-vous dire; c'est au retour que je veux le voir. "
Je n'avais donc reçu aucune direction et l'on désirait connaître le résultat de mes impressions. Suis-je bien coupable si, ne sachant pas dans quel sens on désirait me voir parler, je communique en toute simplicité les idées suggérées par un séjour de deux mois ?
Maintenant, on semble craindre que je veuille travailler à latiniser l'Orient. Je ne vois rien de semblable dans ce que j'ai proposé. J'indique l'utilité de ce que j'appelle un séminaire patriarcal, où seront élevés des Latins, des Grecs et des Bulgares, chacun selon son rite. Il faut des Latins, parce que le nombre en augmente tous les jours à Constantinople; il faut des Bulgares, parce que tant qu'on n'aura pas des prêtres instruits de leur nation, on fera bien peu de chose dans ces vastes contrées; il faut des Grecs, parce que le mouvement de retour se fait, quoique plus lentement, déjà sentir chez eux.
Dans ce projet, qu'y a-t-il qui manifeste un désir de latinisation ? J'indique comme un fait que l'Orient reçoit tous les jours davantage les idées européennes, mais cette observation est de tous les voyageurs. Si Son Eminence avait le temps de lire des articles publiés en mars et avril dernier dans la Revue des Deux-Mondes, elle verrait que les protestants eux-mêmes parlent là-dessus comme les catholiques, et les révolutionnaires comme les Turcs. J'annonce la nécessité d'agir en prévoyance d'un avenir humainement parlant inévitable, mais je ne dis pas qu'il soit indispensable de mettre immédiatement la main à l'œuvre.
Une fois cela dit, je prie Votre Eminence d'être convaincue que je ne tiens nullement à mes idées, pourvu que l'on veuille bien m'indiquer celles que je dois suivre. Si l'on eût bien voulu me les suggérer plus tôt, peut-être eussé-je moins perdu de temps ? Je ne tiens pas davantage à l'œuvre de la Bulgarie, et si l'on croit que d'autres doivent s'en occuper, qu'on veuille bien prévenir à temps, afin de ne pas m'exposer à faire des fondations inutiles. Que si, au contraire, on veut bien me continuer la mission qu'on m'a donnée au mois d'octobre, j'enverrai à Philippopoli trois religieux pour commencer une petite école; de concert avec Mgr Brunoni, je prépare une Ecole Normale pour les écoles de filles bulgares ou grecques; un peu plus tard, j'établirai un séminaire dans tel lieu de Constantinople ou de ses environs qui m'aura été indiqué par la Propagande, et après y avoir consacré de ma fortune une somme de 300 000 ou 400 000 francs, je chercherai à pourvoir à son entretien en prêchant en France pour l'œuvre des Ecoles d'Orient, dont les directeurs sont parfaitement d'accord avec moi. Votre Eminence voudra bien se rappeler qu'Elle m'a donné, à deux reprises, mission de prêcher particulièrement pour cette œuvre.
8
Projet d'un séminaire gréco-bulgare, à Constantinople
Le P. d'Alzon avait pensé, en accord avec Mgr Brunoni, établir à Constantinople, et plus précisément à Kadiköy, le centre de son action par l'ouverture d'un séminaire gréco-bulgare, qui aurait été en même temps un centre de hautes études théologiques. Ce projet ne devait pas aboutir du temps du P. d'Alzon.
a)
De la lettre de Mgr Brunoni au P. d'Alzon, datée de Chalcédoine, le 9 juin 1863. - Orig.ms. ACR, 2 CK 35.
Bien qu'il ne puisse pas l'aider, Mgr Brunoni confirme au P. d'Alzon son désir de le voir établir à Constantinople le centre de son influence et de son action en Orient.
Je suis heureux d'accepter le concours de votre Congrégation pour fonder et diriger le séminaire de Constantinople; mais je dois vous avertir qu'elle ne peut compter sur aucun secours pécuniaire du vicariat dont les ressources trop restreintes l'empêchent de concourir à une œuvre de si grande importance. [...]
Notre désir est de voir votre Congrégation s'établir d'une manière solide ou stable à Constantinople, qui doit être le centre de son influence et de son action en Orient. Le collège de Philippopoli ne peut être considéré que comme une succursale et je le crois destiné à un succès certain, grâce à la protection de Son Excell. Mgr Canova. [...]
Je ne vous parlerai pas de ma reconnaissance de vos efforts pour diminuer les nombreuses charges de notre vicariat. [...] Si vous parvenez en effet à faire disparaître nos embarras d'argent, vous rendrez à l'Eglise de Constantinople un service signalé pour lequel vous mériterez d'être regardé comme le grand bienfaiteur de cette Eglise et vous l'aiderez ainsi à prendre les développements que comporte l'importance de cet antique siège patriarcal.
b)
De la lettre du P. d'Alzon au cardinal Pitra, 7 mars 1865.- Minute ACR, AO 208; T.D. 40, p. 83-86.
Le P. d'Alzon fait savoir au cardinal Pitra pourquoi il ne s'est pas établi à Constantinople. Ce n'est pas Mgr Brunoni qui est en cause, mais son vicaire général, Mgr Calomati, chargé de négocier l'achat du terrain.
Après avoir visité plusieurs terrains, je laissai à Mgr Calomati, vicaire général de Mgr Brunoni, plein pouvoir pour acheter un local destiné à construire un séminaire. [...]
Il ne fut point acheté; mais, tout à coup, par dépêche télégraphique, on m'en demanda le prix pour fournir aux besoins du vicariat apostolique. Je répondis que la somme serait envoyée, lorsque j'appris de la source la plus certaine que Calomati n'avait point acheté le terrain convenu, afin de ménager l'établissement des Jésuites. Joué de la sorte, pouvais-je continuer ce rôle de dupe vis-à-vis du vicaire général qui, par parenthèse, m'avait prié de dire au cardinal Barnabo que, si l'on voulait qu'il continuât de prêter de l'argent au vicariat apostolique, il fallait qu'on le nommât évêque. [...] Le Pape m'ayant fait dire que c'était surtout un séminaire en Bulgarie qu'il désirait, j'ai dirigé mes efforts vers Philippopoli. Quant à Constantinople, j'y ai entièrement renoncé pour travailler uniquement sur le point que nous a indiqué le Saint-Père. [...] Je tiens à constater toutefois que j'établis la différence la plus absolue entre Mgr Brunoni et son grand vicaire.[...]. Ce qui m'étonne, c'est que le cardinal Barnabo ait paru accueillir certaines plaintes.
9
Fondation d'une école à Philippopoli
Avant de se rendre lui-même à Constantinople, le P. d'Alzon s'était fait devancer par l'un de ses religieux, le P. Galabert. Pendant que lui-même demeurait dans cette ville, le P. Galabert, en accord avec son supérieur et Mgr Brunoni, fit un voyage d'information à travers la Bulgarie et entra en rapport avec Mgr Canova, vicaire apostolique de la Bulgarie méridionale. Il fut décidé que, ne pouvant s'établir à Andrinople, par égard aux Résurrectionistes, on ouvrirait à Philippopoli une école, sans préjuger du séminaire à établir. Le P. d'Alzon remercie Mgr Canova, (a), et informe le cardinal Barnabo, (b).
a)
De la lettre du P. d'Alzon à Mgr Canova, datée de Nîmes, le 4 octobre 1863. - Minute ACR, AN 203; T.D. 39, p. 134.
Je viens vous remercier de l'accueil si favorable que vous avez bien voulu faire au P. Galabert. J'espère vous en remercier moi-même dans le courant du mois de mai. Toutefois, je vous demande la permission de vous soumettre quelques explications sur la position que mes religieux auront à Philippopoli.
1° L'école que vous allez fonder vous appartiendra, et nos religieux n'y resteront qu'autant que cela vous sera agréable. Nous ferons nos efforts pour ne pas vous être à charge, par les subventions que nous chercherons à obtenir et par nos ressources personnelles. Toutefois, si ces ressources n'étaient pas suffisantes, nous comptons sur l'aide de Votre Grandeur.
2° Notre but principal est de fonder en Bulgarie un séminaire, à nos propres frais. Je compte, au printemps prochain, employer deux ou trois mois à visiter les villes, où ce séminaire pourrait être établi avec le plus d'avantages. J'avais cru, un moment, que Constantinople devait avoir la préférence; depuis, mon opinion a changé pour des motifs que j'aurai l'honneur de vous exposer plus tard, de vive voix. Je m'estimerais heureux d'établir cette fondation sous la protection de Votre Grandeur, mais vous comprenez qu'une conclusion définitive exige de longues et sérieuses réflexions.
b)
De la lettre du P. d'Alzon au cardinal Barnabo, Nîmes, le 26 octobre 1863. -Minute ACR, AP 8; T.D. 40, p. 120-121.
Je suis tout heureux de pouvoir annoncer à Votre Eminence que, samedi dernier, 24 courant, deux de nos religieux se sont embarqués à Marseille pour Philippopoli. Ils prendront à Constantinople le P. Galabert et partiront pour fonder l'école, objet des vœux de Mgr Canova. Le bâtiment fourni par le saint évêque doit être sur le point d'être terminé. En attendant, il veut loger chez lui les auxiliaires que je lui envoie. Il se propose de léguer l'école à son église, mais d'en céder l'usage à perpétuité à nos religieux. Comme je suis très ignorant des lois de la Propagande, j'ai recours à Votre Eminence pour que la position de nos religieux soit régulière.
Mgr Canova est plein de bonté pour eux, mais quelles seront les dispositions de son successeur ? Votre Eminence ne pourrait-elle pas se faire envoyer une copie des arrangements définitifs, afin, après examen, de leur donner plus de stabilité en les confirmant par l'autorité de la Propagande ? [...]
Il serait préférable, au lieu d'avoir un séminaire à Constantinople, où l'achat d'une maison coûterait 300 000 francs, d'acheter une terre où je mettrai quelques Frères convers agriculteurs et dont le produit servirait à nourrir les séminaristes. Il importe de choisir un pays salubre, où la population soit plus disposée à se convertir, et un emplacement voisin de la ligne des chemins de fer.
J'espère débarrasser Mgr Brunoni de ses affaires d'argent. Je lui donne ma signature pour 200 000 francs que lui versera une Compagnie belge, composée des hommes les plus éminents de ce pays.
10
Note personnelle du P. d'Alzon, 22 décembre 1863. - Orig.ms. ACR, BI 10; T.D. 43, p. 286-288.
A la fin de cette année, lourde d'événements pour l'avenir de sa Congrégation, le P. d'Alzon rédige à part lui et devant Dieu la note suivante :
Dieu semble manifester sa volonté. Notre petite Congrégation a son but marqué, la réunion de l'Eglise Orientale, la lutte contre le schisme; ce qui implique plus particulièrement un esprit d'humilité et de charité pour lutter contre l'esprit d'orgueil et de division qui a déchiré la robe du Christ; l'amour de l'unité, l'obéissance au chef de l'Eglise; comme condition l'étude des langues orientales, des canons, de l'histoire ecclésiastique, des rites et de la théologie proprement dite.
Je me sens pressé de pratiquer plus exactement la pauvreté et de vendre au plus tôt mes terres. Si Notre-Seigneur approuve l'idée, je lui demande comme preuve la vocation de M[arie] C[orrenson].
11
Extraits des Actes du Chapitre général de 1868. - Procès-verbaux orig. ACR, C 31, p. 90-91.
Le Chapitre général, qui s'était tenu à Nîmes au début de septembre 1862, avait pris la résolution que "la mission de Bulgarie particulièrement recommandée au supérieur général par Notre Saint Père le Pape Pie IX, reçût tous les développements possibles, eu égard aux circonstances et au petit nombre des religieux."
Le Chapitre suivant, réuni au début de septembre 1868, faisait un premier bilan de ce qui avait été fait et de ce qu'il faudrait pouvoir commencer.
I. Ce qui a été fait en Bulgarie depuis le dernier Chapitre :
1° A Philippopoli, une école primaire fréquentée par près de 200 enfants en hiver sous la direction du R.P. Alexandre Chilier et des deux Frères Jacques et François de Sales. Cette école a déjà donné quatre vocations religieuses qui sont au noviciat du Vigan.
2° A Andrinople, les religieuses Oblates de l'Assomption ont déjà commencé un pensionnat pour les jeunes filles, - une école gratuite ouverte à tous les enfants, sans distinction de nationalité ou de religion, - un dispensaire où elles donnent les remèdes gratuits. Un médecin polonais s'y rend tous les jours pour donner des consultations gratuites, et le R.P. Barthélémy, ancien élève-interne Pharmacien des hôpitaux de Paris, préside à la confection et à la distribution des médicaments.
3° Le R.P. Galabert occupe près de Mgr Raphaël Popoff, l'évêque administrateur des Bulgares-Unis, une position qui nous permet d'étendre notre action et de nous occuper activement de tout ce qui peut favoriser le retour des Orthodoxes à l'unité catholique.
4° Nous avons soutenu et aidé l'école de Mgr Raphaël qui a fait déserter celle soudoyée par des agents russes, en distribuant gratuitement aux enfants les livres, plumes, papiers et objets classiques nécessaires et en leur donnant des récompenses.
5° Par un secours moral et matériel donné à la communauté du R.P. Panthaléimon, secours par lequel il a été possible au P. Stéphan, successeur de ce dernier, de sortir des difficultés qui pouvaient compromettre l'avenir de sa congrégation naissante.
II. Ce qu'il faudrait pouvoir commencer bientôt :
1° A Philippopoli, une école pour former des instituteurs, qui pourrait donner les éléments d'une Congrégation indigène (avec 4 000 francs on pourrait avoir dès aujourd'hui six à sept enfants).
2° A Andrinople, s'occuper d'organiser à la campagne un orphelinat agricole où il serait facile de trouver des élèves dociles et les éléments pour un grand séminaire.
3° Il serait très important d'acheter à Andrinople une maison pour les Oblates.
4° Enfin, on nous propose un pensionnat payant pour les garçons : faut-il l'accepter ?
Après cette lecture, le Chapitre loue le P. Galabert des succès qu'avec des ressources fort restreintes il a déjà obtenus dans sa Mission, et lui promet dans un avenir assez prochain de l'aider plus efficacement encore à réaliser les nouveaux projets dont le résumé de son rapport exprime soit la nécessité, soit l'utilité, et en particulier pour ce qui concerne l'Ecole normale à Philippopoli, et le grand séminaire à la campagne près Andrinople.
12
Présence des Religieuses de l'Assomption en Orient
Dès qu'il eut quelque idée d'un apostolat possible auprès des chrétiens d'Orient par la prière et l'éducation, le P. d'Alzon s'adressa à Mère M. Eugénie pour avoir des religieuses travaillant en harmonie avec ses religieux. De 1863 à 1865, Mère M. Eugénie accepte le principe d'une présence de ses religieuses pour une œuvre d'adoration et l'ouverture d'une école normale, soit à Constantinople, à Philippopoli ou à Andrinople. Au premier appel du P. d'Alzon, la Mère répond avec réticence; lorsque le refus lui paraît évident, le P. d'Alzon en éprouve une peine réelle.
a)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, Constantinople, 24 février 1863. - Orig.ms. ACR, AD 1314; T.D. 23, p. 79-80.
Feriez-vous un pensionnat à Philippopoli ? Ce sera un jour la ville la plus importante après Constantinople. Ici, les Dames de Sion ont pris la place. Mais ici, feriez-vous une école normale de maîtresses d'école ? Quand et dans quelles conditions ? Les écoles telles qu'ils les font ici ne peuvent vous aller, mais vous pourriez former des maîtresses et tôt ou tard il faudrait une école normale. Ici, vous pourrez pénétrer par l'adoration. Vous trouverez plus de vocations contemplatives que pour l'action, mais ici tout est si cher ! Le terrain est à 300 francs le mètre. En face, à Chalcédoine, c'est autre chose. Mais ce qu'il faudrait, ce serait de montrer à Constantinople Notre-Seigneur honoré.
Le bien à faire ici doit être par les écoles du peuple, et en prenant des jeunes Bulgares ou Grecs et en les formant à la science et au zèle apostolique. [...] Priez beaucoup et faites prier, nous sommes en Occident les enfants gâtés de Notre-Seigneur, nous n'y songeons pas assez; c'est là pourtant une dette terrible devant laquelle doivent disparaître les dettes des hommes. Quand on voit son Eglise mutilée à ce point, on se demande ce que signifient quelques froissements de cœur à cœur. Nous sommes des égoïstes et des ingrats de penser à nous quand Jésus-Christ et son Eglise sont si horriblement traités.
b)
De la lettre de Mère M. Eugénie au P. d'Alzon, Auteuil, le 8 mars 1863. - Orig.ms. ACRA, lettre n° 2964.
En théorie, j'accepte dans les projets que vous proposez tout ce que nous pourrons faire; en pratique, rien de sérieux ne peut sortir que des conversations que nous pourrons avoir à votre retour, quand vous connaîtrez bien les choses et les lieux. Mais comment acheter jamais à Constantinople, avec des prix de 400 francs le mètre ? Comment faire l'adoration sans jardin, et, pour une école normale, comment former des maîtresses d'école bulgares sans savoir leur langue ? En ce moment, nous n'avons de vocations qu'à peu près ce qu'il en faut pour nos maisons établies.
c)
De la lettre du P. d'Alzon au P. Galabert, 18 avril 1865.- Orig.ms. ACR, AJ 141; T.D. 32, p. 124.
Les Dames de l'Assomption n'ont plus envie d'aller à Andrinople. [...] Je suis un peu ennuyé, moi aussi, à propos des Dames de l'Assomption, qui ont fondé deux nouveaux établissements depuis peu et me disent ensuite qu'elles n'ont pas de sujets. Il ne faut pas trop compter sur elles, mais le dire trop haut m'est pénible. Voilà la vérité. Je sens chez ces bonnes filles, à qui je donne pourtant bien des vocations, une petite opposition très douloureuse. La volonté de Dieu soit faite. Ne vous découragez pas. Nous vous préparerons de très précieux sujets, soyez-en bien convaincu.
13
Œuvre d'Oblates tertiaires
Tandis qu'il sollicitait de Mère M. Eugénie la présence de ses religieuses en Orient, le P. d'Alzon, pour les écoles du peuple de Bulgarie, prévoyait une œuvre d'Oblates tertiaires, en s'appuyant sur la catégorie de personnes mentionnée dans leurs statuts au titre d'Oblates de l'Assomption à côté des religieuses de chœur et des religieuses converses. Ce projet n'aboutit pas, dès lors que la fondatrice prévue s'orienta vers la vie religieuse.
a)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, Nîmes, 1er novembre 1864. - Orig.ms. ACR, AD 202; T.D. 23, p. 143.
Voici les propositions que je vous fais :
1° Donner aux Oblates de l'Assomption quelque chose de définitif, un peu au-dessous des Sœurs de chœur et au-dessus des Sœurs converses. Ce serait comme les tertiaires dominicaines, vivant en communauté.
2° Je les prendrais pour les collèges en France, pour les écoles du peuple en Bulgarie et en Orient.
3° Leur costume, hors de vos maisons, serait noir comme celui de vos converses. [...]
4° J'ai tout de suite à ma disposition trois filles, dont deux très capables, Pauline en tête; je lui ai longuement parlé à Lavagnac.
5° Si vous ne croyez pas devoir accepter des Oblates dans ces conditions, veuillez me le dire tout simplement, parce que je ferai alors une petite congrégation séparée; mais l'exemple des Dominicaines tertiaires me prouve que nous pouvons, il me semble, faire quelque chose d'analogue.
b)
De la lettre de Mère M. Eugénie au P. d'Alzon, Auteuil, 3 novembre 1864. - Orig.ms. ACRA, lettre n° 3044.
L'œuvre des Oblates tertiaires, je la désire beaucoup de mon côté : je vois beaucoup de bien que nous ne pouvons pas faire et dont elles pourraient s'occuper. Je pense que le côté de vie contemplative à laquelle nous sommes appelées doit nous faire sortir de moins en moins, et qu'elles, au contraire, rempliraient toutes les missions qui demandent une entière liberté de sortir tous les jours au besoin, d'aller à la messe dans les églises publiques, de former de petites communautés de deux ou trois, de s'employer à de bonnes œuvres diverses et de faire librement leurs affaires. [...] Je crois comprendre que pour former les tertiaires, vous penseriez à nous les donner. Je ne demanderais pas mieux [de les former] ici.
c)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, Nîmes, le 22 février 1865. - Orig.ms. ACR, AD 1367; T.D. 23, p. 156.
Je dois vous faire une petite confidence. Pauline a ravi vos Sœurs du prieuré. Or, très involontairement, elles lui ont si bien dépeint le bonheur de leur vie que Pauline veut à présent entrer chez vous. Il y a là une position fausse à dégager. Si Pauline vous vient, - et je ne m'y oppose pas - je suis contraint de laisser pour le moment l'œuvre des Oblates.
d)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, Nîmes, le 6 mars 1865. - Orig.ms. ACR, AD 1369; T.D. 23, p. 158-159.
Pauline partira pour Paris. C'est une déception pour moi à ajouter à quelques autres, qui détachent du monde et poussent au ciel. [...] J'ai passé quelques jours au Vigan et j'ai été surpris de la mine de vocations pour les Oblates et pour les Sœurs converses que l'on y trouverait si on le voulait.
14
Fondation d'un nouvel institut féminin
Réagissant sous l'échec, devant un dévouement qu'il découvre dans les montagnes des Cévennes, le P. d'Alzon s'oriente vers une petite congrégation séparée qui s'appuierait sur les Religieuses en France et les Religieux en Orient. Pour l'aider à former ces personnes à la vie religieuse, Mère M. Eugénie, à sa demande, lui enverra l'une de ses meilleures religieuses.
a)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, datée du Vigan, le 27 avril 1865. - Orig.ms. ACR, AD 1374; T.D. 23, p. 162.
Nous avons loué une maison qui réellement nous coûtera à peine 200 francs par an et qui sera assez grande pour contenir trente à trente-cinq personnes. Quel dommage que vous ne puissiez pas nous envoyer une religieuse. Nous ouvrirons le 24 ou le 26 mai. Les filles devront gagner leur vie et adorer le Saint-Sacrement. Les plus actives, les plus intelligentes et les plus fortes seront plus tard envoyées à Nîmes pour étudier. Du reste, nous aurons deux ou trois institutrices pour commencer. Le P. Hippolyte prétend que nous aurons avant trois mois une vingtaine de sujets et je n'en serais pas surpris, à voir toutes les ressources de foi que l'on trouve dans nos montagnes. J'espère bien vous procurer aussi des Sœurs converses, car toutes n'auront pas la vocation de la vie pénitente et un peu immobile, ni la vocation des missions .
b)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, datée de Nîmes, le 18 mai 1865. - Orig.ms. ACR, AD 1378; T.D. 23, p. 166.
Je crois qu'il vaudra mieux que le P. Hippolyte commence tout seul. Je comprends vos embarras et ne veux pas les augmenter. Elles seront au moins six pour commencer. On m'en annonce douze avant deux mois, alors j'y établirai l'adoration du Saint-Sacrement.
c)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, datée du Vigan, le 5 juin 1865. - Orig.ms. ACR, AD 1383; T.D. 23, p. 173.
Quant aux Oblates, c'est une œuvre qui, jusqu'à nouvel ordre, occupera plus le P. Hippolyte que moi. Je ne connais que les filles qu'il y a appelées, et quant à celles qui viendront plus tard, je n'en vois pas que je doive y envoyer de si tôt. Puis c'est une classe à part. Si vous nous donnez une religieuse pour commencer, elles auront plus de relation avec vous et c'est ce que je désire; sinon c'est bien vous qui n'en aurez pas voulu. Il est très vrai qu'en Orient, je désire qu'elles soient sous l'action des religieux, mais c'est pour suivre le principe de saint Vincent de Paul.
d)
De la lettre du P. d'Alzon à Mère M. Eugénie, Le Vigan, le 8 août 1865. - Orig.ms. ACR, AD 1389; T.D. 23, p. 179.
La Mère M.-Madeleine fait à merveille, et nous apprécions bien le cadeau ou le prêt que nous avons reçu. Aussi, tout en désirant la garder le plus possible, comprenons-nous à merveille que son séjour parmi [nous] ne saurait être indéfini. Elle a mis l'ordre, la règle, donne une direction à l'esprit de nos filles. Elle les conduit avec douceur et fermeté, ce que j'admire d'autant plus qu'évidemment elle ne se doutait pas du terrain qu'elle avait à défricher. Elle se pose tous les jours plus en supérieure, et je crois qu'elle sait que je l'y aide.
Quand elle sera bien au courant de ces natures, où la droiture, l'ignorance, l'intelligence, la foi font un mélange assez extraordinaire à première vue, elle s'apercevra qu'elle peut mener rondement et loin dans le bien. C'est du moins mon impression, quoique peut-être ce ne soit pas encore la sienne. Elles sont dix. Voilà une onzième que son père amène et qui cause avec le P. Hippolyte dans notre parloir; nous en attendons, d'ici au mois -de novembre, sept à huit. Je crois bien qu'elles seront une vingtaine avant le 1er janvier.
15
La vocation de Marie Correnson
Le projet d'une œuvre de tertiaires Oblates prenait appui dans le monde sur quelques jeunes filles que le P. d'Alzon qualifiait de fondatrices. Elles seront les premières à être informées de ce qui se passe au Vigan, et finalement c'est à l'une d'entre elles, Marie Correnson, qu'il demandera d'en devenir la mère.
a)
De la lettre du P. d'Alzon à Eulalie de Régis, Isabelle de Mérignargues et Marie Correnson, Le Vigan, le 22 avril 1865. ~ Orig.ms. ACR, AM 283; T.D. 37, p. 261-263.
L'homme avait proposé de commencer l'œuvre des Oblates à Nîmes et Dieu semble vouloir qu'elle se prépare au Vigan. La maison est à peu près louée. [...] Le P. Hippolyte prétend que d'ici à deux mois, il aurait au moins vingt filles. [...]
Quant à l'œuvre, voici ma pensée : travail, pénitence, oraison. Travail pour vivre, pénitence pour expier les péchés des hérétiques et obtenir leur conversion, oraison pour adorer le Saint-Sacrement. De là des retraites où les filles de nos montagnes viennent examiner si elles doivent se faire Sœurs converses de l'Assomption ou aller en Bulgarie. [...] Vous voyez bien l'urgence que vous veniez au Vigan pour surveiller tout cela, donner votre avis, plus votre bénédiction. [...] La conclusion est que de pauvres filles, quand il s'agit de se donner au bon Dieu, n'y mettent pas tant de façons, ne trouvent pas tant de si, de mais, de car, de pourtant, et que de grandes et saintes demoiselles tournent pendant des mois autour du pot et n'y entrent jamais. Oh ! simplicité et rondeur des pauvres filles ! Oh ! sagesse et prudence des grandes et belles demoiselles ! Oh ! don de soi ! Oh ! possession de soi !
b)
De la lettre du P. d'Alzon à Marie Correnson, Paris, 31 janvier 1866. - Orig.ms. ACOA; T.D. 29, p. 58-59.
S'adressant plus particulièrement à Marie Correnson, le P. d'Alzon lui révèle ses sentiments intérieurs, sous le coup d'une nouvelle émotion que lui provoque la générosité de quelques pauvres filles se vouant à Paris au service des malades pauvres. Marie Correnson lui dira que cette lettre lui a fait du bien.
Je voudrais être un homme de foi, d'oraison, de foi [sic], de véritable humilité; un religieux pénétré de l'esprit de sacrifice, grave dans le sens vrai du mot; par-dessus tout, surnaturel dans ses moindres intentions, sa tenue, sa conduite, ses paroles, son action; un supérieur préoccupé du devoir de développer et de sanctifier sa famille spirituelle en charité, union, piété, amour de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge, de l'Eglise, selon la perfection des conseils évangéliques et du zèle apostolique. Eh bien ! ma fille, je ne suis rien de tout cela. Pourtant, quand j'examine ce que nous pourrions faire, si nous avions un peu le zèle de la cause de Dieu, vraiment je suis épouvanté. Je fais parfois des rêves à la Sœur M.-Augustine, et je me perds dans des aspirations qui ne se réaliseront jamais.
En attendant, Dieu semble nous bénir par le peu de bien que nous faisons aux pauvres. Figurez-vous que le P. Pernet a fondé une Association de quelques pauvres filles, vivant absolument de la charité, se consacrant à être Sœurs garde-malades des pauvres, sans recevoir un sou de rétribution de leur part. Ce sont les Petites Sœurs des pauvres, mais à domicile.
c)
De la lettre du P. d'Alzon à Marie Correnson, Le Vigan, 13 juillet 1866. - Orig.ms. ACOA; T.D. 29, p. 66-67.
Les Oblates vont arriver à Nîmes pour se former à leur œuvre scolaire. Des trois fondatrices, Marie Correnson est assez libre pour s'occuper d'elles.
Restez tranquille par rapport aux Oblates. Il est à peu près certain que nous les aurons à Nîmes au mois d'octobre. [...] Mais souvenez-vous que c'est vous, avec Eulalie et Isabelle, qui en êtes spécialement chargée. Et comme Isabelle a sa mère et Eulalie sa santé, c'est sur vous que cela retombe. Voilà ce qu'il faut bien vous persuader. Quant à vous faire Oblate vous-même, c'est une autre question. Je ne le voudrais qu'autant que vous seriez quelques-unes à vous y mettre, qui, vous trouvant d'une classe à peu près semblable, pénétreriez dans cette petite famille pour lui faire du bien et en recevoir à votre tour.
d)
De la lettre du P. d'Alzon à Marie Correnson, Le Vigan, 20 juillet 1866. - Orig.ms. ACOA; T.D. 29, p. 68-69.
Le P. d'Alzon fait un pas de plus. Marie Correnson pourrait être la mère de l'institut naissant. Elle doit répondre en conscience à douze questions, dont nous ne reprenons que les plus fondamentales.
Je voudrais causer aujourd'hui un peu longuement avec vous et vous laisser la possibilité de bien vous pénétrer de ce que j'ai à vous dire. [...] Ma fille, examinez bien les questions que je vous pose :
1° Vous sentez-vous le courage de pénétrer peu à peu dans l'intime de l'œuvre ?
2° Restant un certain temps encore en dehors, croyez-vous en être un jour la mère ?
3° Aurez-vous assez de patience pour porter le poids de certains blâmes et de certaines critiques, dont sont l'objet toutes les œuvres qui commencent ? [...]
6° Vous sentez-vous la force d'avoir un vrai cœur de mère? (question essentielle).
7° Vous résoudrez-vous à enfanter l'œuvre dans toutes les douleurs, qu'il est facile de prévoir ?
8° Les séparations probables ne vous effraient-elles pas ? [...]
11° Acceptez-vous de devenir une vraie sainte et de vous établir si fortement dans l'ordre surnaturel que rien ne se présente à vous qu'à ce point de vue ?
12° Voulez-vous enfin être un apôtre et communiquer aux autres l'esprit apostolique ?
e)
De la Lettre du P. d'Alzon à Marie Correnson, Le Vigan, 23 août 1866. - Orig.ms. ACOA; T.D. 29, p. 72.
Marie Correnson était âgée de vingt-quatre ans, aînée d'une famille de dix enfants, d'un milieu qui tenait à son rang. Le P. d'Alzon ne s'étonna pas de sa réponse négative : Si jamais elle s'enferme dans un couvent, écrit-elle, ce sera "chez les Dames de l'Assomption", "non dans une maison qui n'est pas assise" et dont ses parents lui interdiraient l'accès. Mais le P. d'Alzon savait aussi les qualités d'âme de Marie Correnson.
Je ne suis pas surpris de votre lettre. Je vous avoue que je l'attendais un peu, mais je pense que ces répugnances seront pour vous un jour un sujet de très profonde humiliation, lorsque, cherchant à marcher sur les traces de Notre-Seigneur, vous penserez qu'après tout, pour s'unir à l'humanité, Notre-Seigneur a fait un peu plus de chemin du ciel jusqu'aux pécheurs que vous n'en auriez fait de votre position à celle de mes pauvres enfants. [...] Mais voyez-vous, Marie, il y a quelqu'un que j'aime mille fois plus que vous, c'est Notre-Seigneur, et je ne trouve pas de meilleure occasion de lui offrir une très incomplète réparation de toutes les blessures que j'ai pu lui faire que de prendre, comme il a pris tant de fois mes procédés, qui, de ma part, ont été mille fois plus pénibles pour son cœur que ne pourrait être pour le mien la nouvelle que je serais seul là où je comptais que nous serions deux.
f)
De la lettre du P. d'Alzon à Marie Correnson, Le Vigan, 27 août 1866. - Orig.ms. ACOA; T.D. 29, p. 74-75.
Comment voulez-vous que je décide immédiatement pour vous ce que vous devez faire ?
1° Je ne crois pas que vous deviez immédiatement entrer.
2° Je suis convaincu que vous entrerez un jour, quand l'heure voulue de Dieu aura sonné.
3° Le bien que vous pourrez faire à ces bonnes filles est immense; seulement il faudra le faire plus lentement.
4° Je ne vois pas pourquoi vous ne commenceriez pas un petit noviciat secret. Si la chose vous va, eh bien ! vous le poursuivrez; sinon, vous vous arrêterez. Il est possible que je sois à Nîmes pour le 30 du courant. Dans ce cas-là, nous pourrions faire quelques combinaisons pour organiser un essai personnel. Mais, encore une fois, rien ne presse et l'essentiel est de vous en remettre sans trouble à la toute paternelle volonté de Dieu. N'est-ce pas vrai que vous avez longtemps pensé à la vie religieuse ? Maintenant, pouviez-vous penser aux Oblates, quand elles n'existaient pas ? Et si Dieu permet que je vous fasse du bien, pourquoi fuir une Congrégation où ce bien, je pourrai continuer à vous le faire ? Du moment que le but de cette Congrégation peut être accepté par vous, pourquoi examiner ce que vous feriez si les circonstances étaient autres ? Mais, je vous le répète, nous verrons cela plus tard.
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Formule de profession religieuse des Sœurs Oblates de l'Assomption. - Orig. ACR, 2 TH 7.
Le 18 avril, Marie Correnson, sous le nom de Sœur Emmanuel-Marie de la Compassion, prononçait ses vœux perpétuels de religion, suivie le lendemain par cinq de ses Sœurs désignées pour partir les premières en Orient. - Nous transcrivons la formule de profession de Marie Correnson.
En présence de la très sainte et adorable Trinité, et sous la protection de la Bienheureuse Vierge Marie, ma Mère, je, Sœur Emmanuel-Marie de la Compassion, promets et voue à mon Dieu que j'adore ici présent dans cette hostie, de vivre pour toujours en pauvreté, chasteté, obéissance, de me consacrer aux missions étrangères selon la volonté de mes supérieurs, sous la règle de saint Augustin et les constitutions des Oblates de l'Assomption de Notre-Dame.
Nîmes, 18 avril 1868.
Sr Emmanuel-Marie de la Compassion.
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Instruction aux Oblates de l'Assomption, donnée par le P. d'Alzon le 10 septembre 1876. - Orig.ms. ACOA; T.D. 51, p. 299-300.
Dix ans après la fondation, le P. d'Alzon éprouve la nécessité de donner aux Oblates de l'Assomption une retraite qu'il juge importante, pour consolider sa fondation et son unité, sous une même autorité, dans une même spiritualité et pour un but identique.
Je vous offre le testament spirituel qui vous est destiné.
Je ne sais si je vous prêcherai d'autres retraites, mais au moment où l'envoi d'un certain nombre d'entre vous à Andrinople nous permettra d'établir une régularité définitive dans cette mission, où le noviciat plus nombreux nous donne de plus solides espérances pour l'avenir, où le temps vous a permis d'établir des traditions plus fermes dans la maison-mère, où enfin j'ai établi un Conseil de concert avec votre Mère Générale, un Conseil pour l'aider de son concours, il m'a paru qu'il importait de vous dire dans quel esprit je désire vous voir vous développer dans la perfection des vertus religieuses, selon votre spéciale vocation.
Gardez donc le cadre de ces instructions comme le fond de votre vie spirituelle. Je vous ai déjà donné des Constitutions et un Directoire. Ces deux travaux sont à peu près les mêmes pour vous et les religieux.
Dans cette retraite je cherche à accentuer plus énergiquement le cachet qui doit vous être propre et le caractère auquel on doit vous reconnaître comme de vraies filles de la Sainte Vierge, reine des apôtres.
Ranimez-vous donc par un zèle nouveau pour votre sanctification, telle qu'elle vous est demandée, afin d'être de vaillantes ouvrières dans des champs qu'il vous faudra arroser longtemps de vos sueurs, avant qu'ils ne donnent les moissons qu'en attend le père de famille.
Toutes vous n'avez pas le même travail, mais vous avez le même but. Ce que vous ne ferez pas par la parole, vous devez le faire par la prière, le travail qui sera votre grande pénitence, l'édification, l'unité dans l'obéissance envers vos supérieurs et une grande charité entre vous.
Vous ne serez pas surprises si je vous parle avec une certaine vigueur. Il importe, au moment où nous sommes arrivés, de supprimer les moindres abus et de vous rappeler la grande sainteté à laquelle il vous faut tendre, si vous voulez être de vraies religieuses missionnaires.
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Historique de la fondation des Sœurs Oblates de l'Assomption
Nous reproduisons quelques extraits de deux textes concernant la fondation des Oblates de l'Assomption. Le premier est une note brève du P. d'Alzon, qui conduit le récit des premières origines au jour de la fondation; le second est un petit mémoire écrit par l'une des premières religieuses et qui conduit le récit du jour de la fondation à la mort du fondateur.
a)
Note du P. d'Alzon (1865). - Orig.ms. ACR, CR 35; T.D. 43, p. 301-303.
Le P. d'Alzon fixe les commencements et les progrès d'une œuvre qu'il appelle l'"œuvre de Bulgarie", "destinée à établir des écoles dans les villages bulgares". A l'échec d'un premier essai succède la fondation d'un nouvel institut féminin.
Je ne propose point d'écrire une histoire. Je désire seulement réunir quelques notes sur les commencements et les progrès d'une œuvre dont l'origine semble marquée d'un sceau providentiel. Les obstacles qui devaient l'étouffer à son origine ont été l'élément de son développement. Les bénédictions de Dieu sont tombées sur elle par le côté d'où l'on eût cru qu'elle recevrait son arrêt de mort avant d'être venue à la vie. Tous ceux qui ont étudié l'Orient sont convaincus que, si la foi catholique peut y être jamais greffée sur le vieux schisme, ce sera à l'aide des écoles. Cette persuasion que l'expérience confirme avait engagé quelques personnes à s'unir pour favoriser la formation d'une petite famille religieuse destinée à établir des écoles dans les villages bulgares, comme l'on en a fondé pour certaines contrées de l'Asie.
Mais pour cela, il fallait, croyait-on, une âme forte, énergique, douée de l'esprit d'initiative et d'organisation, capable de commander et de s'assouplir en même temps aux exigences d'une position délicate. C'était certes difficile à rencontrer. On croyait l'avoir trouvée pourtant; on l'avait même assez longuement attendue. Mais quand il fallut mettre une bonne fois la main à l'œuvre, il y eut des hésitations, des effrois. Bref, au moment où tout semblait prêt, tout s'évanouit comme par enchantement.
Le fondateur et trois fondatrices qu'il s'était adjointes, se trouvèrent en face d'un projet avorté sans aucun élément pour le recommencer à nouveau. C'était assez décourageant. La main de l'homme avait pu se montrer, mais n'avait guère à se glorifier d'un si complet échec. La main de Dieu ne s'était pas encore fait voir.
Pourtant, il semblait que Notre-Seigneur voulût quelque chose. Ne fût-ce que pour protester contre notre première aventure, fondateur et fondatrices se mirent à chercher de nouveau ce qu'il y avait à faire.
Vers la même époque, se formait au Vigan le petit noviciat des Augustins de l'Assomption. Le P. Hippolyte, qui en était le directeur, pensa que l'on pourrait trouver, dans les montagnes des Cévennes, ce que les plaines du Vistre et les bords de l'Hérault n'avaient pu fournir. Quelques bonnes filles qu'il se mit à confesser, reçurent de sa direction l'idée de se consacrer à Dieu. Quelques-unes y pensaient depuis longtemps, mais n'avaient pu triompher de certaines difficultés. D'autres avaient le sentiment de la piété, sans avoir cette certitude consciencieuse de la vocation que donnent certaines occasions favorables et bénies.
Le P. Hippolyte trouva donc sous la main des matériaux que peu à peu il combina. C'était pendant l'hiver de 1864-1865. - L'essai à Nîmes avait avorté au printemps 1864.
Au Vigan, les choses prenaient une tout autre tournure. Il fallait une maison pour commencer : les facilités les plus merveilleuses permettaient de louer pour neuf ans une sorte de villa, capable de loger sans trop de peine de 20 à 30 novices, et même, en se gênant comme on se gêne dans tous les commencements, un plus grand nombre.
Une douzaine de personnes étaient prêtes pour entrer dans l'Association et former le premier noyau. Le P. Hippolyte en choisit six et, de concert avec le F. d'Alzon, fixa le 24 mai, fête de Notre-Dame Secours des chrétiens, pour poser le Saint-Sacrement dans une pauvre petite chapelle où Notre-Seigneur n'avait certainement pas toujours été honoré.
b)
Mémoire de Sœur Marie des Anges. - Orig. ACOA.
Sœur Marie des Anges, septième des premières Oblates de l'Assomption, nous a laissé un récit de la fondation de sa Congrégation, de 1865 à 1880. Ce texte est daté par elle du 18 mars 1911 et a été publié en 1965 par les Oblates de l'Assomption. Il compte une trentaine de pages. Nous n'en reprenons que ce qui fait suite au texte du P. d'Alzon et qui marque les étapes de la fondation, de 1865 à 1868.
Ce fut le 24 mai 1865 que la première messe fut célébrée par notre bon et cher fondateur. Donc la fondation date du 24 mai 1865, jour de la première messe.
Des dames et des demoiselles du Tiers-Ordre des Dames de l'Assomption avaient quitté Nîmes pour assister à l'ouverture du nouveau couvent. Elles avaient répondu à l'invitation de leur Père spirituel, le P. d'Alzon. [...]
Le 25 mai, jeudi, jour de l'Ascension, les nouvelles Oblates eurent la visite de Mgr Plantier qui bénit toute la maison et la propriété. Une vraie procession s'était formée, car les Viganais étaient venus en grand nombre, parents et amis. Le samedi dans l'octave de l'Ascension, le P. d'Alzon mit ses premières filles en retraite pour se préparer à la fête de la Pentecôte. [...]
Nous étions sans supérieure proprement dite; nous demandions nos permissions à la Sœur Madeleine, la plus respectable [d'entre nous], âgée de 52 ans. [...] Tous les jours, notre bon Père venait nous faire des instructions à la salle de communauté, et nous faire le chapitre des coulpes. En son absence, c'était le P. Hippolyte. Avec quelle simplicité et paternité le P. d'Alzon s'entretenait avec ses filles ! Nous voyant sans mère, et ne pouvant compter sur Mlle de Régis, il eut recours à la Mère [Marie] Eugénie, supérieure générale des Dames de l'Assomption pour nous former à la vie religieuse. Elle acquiesça à ses désirs et nous envoya à la mi-juillet, comme supérieure et maîtresse des novices, Mère Marie-Madeleine, une vraie sainte. [...]
Notre prise d'habit fut précédée de huit jours de retraite prêchée par notre Père. Le 14 août 1865, à 2 heures de l'après-midi, la cérémonie eut lieu. [.. .] Après le départ de Mère Madeleine, des Dames de l'Assomption, Mère Emmanuel d'Everlange lui succéda. Elle arriva au Vigan en décembre 1866 et fut rappelée à Auteuil le 3 juin 1867. [...] Enfin, une des filles spirituelles du P. d'Alzon, Mlle Marie Correnson, se consacra à Dieu le 27 juin 1867, pour se dévouer aux Oblates, et nous fut donnée pour supérieure. [...] Le samedi 18 avril, elle prononça ses vœux perpétuels. Le lendemain 19 avril, les cinq Oblates désignées pour partir les premières pour l'Orient prononcèrent leurs vœux perpétuels dans la chapelle du collège de l'Assomption. Le 24 avril 1868, six jours après leurs vœux, partaient pour Marseille, accompagnées du cher Père fondateur 5 d'entre elles, qui s'embarquèrent le samedi 25 avril sur les Messageries maritimes. La Supérieure générale des Dames de l'Assomption qui se trouvait à Marseille, accompagna les Sœurs jusqu'au bateau. Elle fut d'une bienveillance toute maternelle pour les Sœurs et notre Père jubilait tout ému ! Il était heureux d'accomplir les désirs du Saint-Père.
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1. Parmi les auteurs non-assomptionnistes qui ont utilisé les archives de l'Assomption, nous pouvons citer : Ivan SOFRANOV (Résurrectioniste) : Histoire du mouvement bulgare vers l'Eglise catholique au XIXe siècle. - Desclée De Brouwer, 1960, 400 pages; Claude SŒTENS, Le Congrès eucharistique international de Jérusalem (1893). - Dans le cadre de la politique orientale du Pape Léon XIII.- Louvain 1977, 790 pages, (voir notamment pp. 137-174, Programme et premières réalisations des Assomptionnistes en Orient).
2. Pour comprendre les décisions prises par le comité, il importe d'identifier les personnages. L'abbé Arabajiski est un prêtre séculier bulgare latin, pressenti pour être administrateur apostolique, mais qui a donné sa démission; Mgr Hassoun, patriarche catholique arménien; l'abbé Malczinski, prêtre ruthène, vicaire général choisi par M. Arabajiski; Dom Raphaël Popov, prêtre bulgare, curé des Unis d'Andrinople, futur administrateur apostolique des Bulgares-Unis en 1864, élevé à l'épiscopat en 1866; Dom Stancio, prêtre bulgare-uni, beau-père du journaliste bulgare Zankov, qui aurait désiré sa promotion comme responsable des Bulgares-Unis; M. Faveryal, prêtre lazariste, missionnaire à Constantinople et favorable au désir des Bulgares d'avoir au plus tôt une hiérarchie de leur rite et de leur peuple. - La Bulgarie était le journal de Zankov et du comité bulgare de Constantinople, de tendance nationaliste. - En résumé, le comité enregistre la démission d'Arabajiski, ménage le parti du journaliste Zankov et prépare de loin la promotion de Dom Raphaël Popov, tandis que Mgr Hassoun assurera les affaires courantes.
3. Par une lettre datée de Constantinople, le 19 mai 1863, Mgr Brunoni rappelait encore au P. d'Alzon que les trois points qui vont être signalés lui tenaient à cœur: "Il est regrettable, écrit-il, que la Propagande ne se décide jamais à prendre des mesures énergiques et que souvent elle ne s'appuie que sur de fausses suppositions" (Orig.ms. ACR, 2 CK 33).