CHAPITRE V.1
VOCATION SACERDOTALE ET ETUDES CLERICALES
D'EMMANUEL D'ALZON
(1830-1835)
"A vingt ans, Emmanuel d'Alzon se consacre à Dieu pour travailler à la défense de la religion. Les événements qu'il jugeait à la lumière de la grâce ont décidé de sa vocation. La monarchie si fidèlement servie par ses ancêtres dilapidait ses dernières chances de restauration. Pour rénover la société, on ne pouvait plus compter que sur l'Eglise; elle se relevait de ses ruines et n'entendait pas capituler; et c'est contre elle qu'ouvertement se déchaînait, nourrie du plus pur esprit voltairien, la rage des novateurs. Une élite de jeunes laïcs se dressait pour la défendre; Emmanuel avait été initié à leurs travaux, et des amitiés s'étaient scellées, qui ne se démentiraient pas; mais dès son retour à Lavagnac, en 1830, il comprend que Dieu lui demande pour son Eglise un absolu dévouement; si la mission qui lui est destinée lui demeure encore voilée, le but lui en est nettement révélé: la défense de l'Eglise "au moment où on l'attaque le plus"(1).
De 1830 à 1835, Emmanuel d'Alzon se prépare donc par la prière et par l'étude aux combats de l'Eglise : philosophie, histoire, langues, politique, mais surtout Ecriture Sainte et Pères de l'Eglise, retiennent son attention, soit qu'il étudie seul à Lavagnac, soit qu'il travaille dans le cadre d'un séminaire, à Montpellier, soit qu'il se mette à l'écoute de maîtres de valeur, à Rome.
Le déroulement chronologique de cette préparation à son sacerdoce et à son apostolat comporte cinq périodes successives :
A - L'appel de Dieu, à Paris (janvier - mai 1830);
B - Séjour et études à Lavagnac (mai 1830 - mars 1832);
C - Séjour au séminaire de Montpellier (mars 1832 - juin 1833);
D - Nouveau séjour à Lavagnac (juillet - novembre 1833);
E - Etudes à Rome (novembre 1833 - juin 1835).
La personnalité de Lamennais est loin de présider seule à cette préparation d'Emmanuel au sacerdoce, mais elle est présente du départ à la fin; nous nous en expliquerons plus loin (Ch. VII). Ce que nous en dirons nous préparera à cette étude, car on ne peut, sous prétexte de clarté, tronçonner les textes et par là amputer la pleine saisie d'une vie.
A
L'APPEL DE DIEU A PARIS (1830)
Emmanuel d'Alzon ne nous a pas laissé de notes intimes sur la genèse de sa vocation, mais les lettres qu'il adresse en 1830 à son ami de cœur, d'Esgrigny, nous renseignent suffisamment sur les circonstances et les mobiles de cette décision.
Comme nous l'avons vu, il avait d'abord rêvé d'une carrière militaire au terme de son adolescence. Quand il y renonce, sous la pression de ses parents, sa décision est prise, en accord avec "un prêtre qu'il voit tous les jours" : il sera prêtre, même s'il juge opportun d'amorcer une carrière politique dans le monde, en attendant et à titre de préparation lointaine.
Voyant à la lumière des événements que ce retard ne lui servirait de rien, il consulte un autre prêtre, directeur au séminaire de Montpellier, probablement pendant les vacances passées à Lavagnac durant l'été de 1829. Vers la fin de la même année, il fait avec ses amis une retraite au collège de Juilly et prend l'avis de son confesseur.
De ces trois prêtres, nous ne pouvons en identifier qu'un seul, l'abbé Vernières, ami d'Emmanuel et de sa famille, directeur au séminaire de Montpellier.
En janvier 1830, il juge opportun de se situer par rapport à ses amis. Certains d'entre eux semblent bien être déjà dans le secret, peut-être du Lac, quand il s'en ouvre à d'Esgrigny. Il attend de son amitié chrétienne des réactions qui l'aident à se hisser à la hauteur de son idéal, en toute lumière et générosité; au lieu de procurer une rupture, sa vocation exige un renfort de leur amitié (v. infra 1).
Pourquoi cette ouverture et à cette date ? L'occasion semble bien en être un accord passé à son insu, entre l'abbé Combalot et l'abbé de Lamennais, et dont Emmanuel est informé par une réponse de Lamennais que lui lit Combalot : il peut venir à la Chênaie où il sera "reçu à bras ouverts". Le projet ne pouvant être envisagé que pour après les vacances de 1830, Emmanuel se contente pour le moment de demander au maître de la Chênaie un programme d'études, sans lui révéler, semble-t-il, son intention d'être prêtre, mais en vue de se préparer à la défense de la religion (v. infra Ch. VII 3 et 4).
Avant de quitter Paris, il a conclu avec d'Esgrigny un pacte d'entraide spirituelle. Dès son arrivée à Lavagnac, le 8 mai 1830, il le lui rappelle et se met à l'étude, selon le programme reçu de Lamennais, ne sachant encore s'il ira à la Chênaie ou s'il retournera à Paris (v. infra 2).
B
ETUDES ET SEJOUR A LAVAGNAC
mai 1830 - mars 1832
Emmanuel d'Alzon a quitté Paris, le 2 mai 1830, sachant bien quel était le but de sa vie et assuré de sa vocation sacerdotale. Il entend s'y préparer par de fortes études pendant les vacances, car il pense revenir à Paris après avoir fait, comme il en a convenu avec Lamennais, un séjour à la Chênaie.
Or les événements se précipitent, et la révolution de juillet avec ses répercussions en province vont l'obliger finalement, par égard pour ses parents, à prolonger son séjour, jusqu'à ce qu'il leur révèle en octobre 1831 sa vocation ecclésiastique et au début de 1832, sa décision d'entrer au séminaire de Montpellier.
Il nous a laissé de cette période quelques écrits intimes sur ses états d’âme et ses projets : un programme de vie, un plan d'études et quelques pages de mémoires (v. infra 3). Il entend bien conduire sa vie et se préparer dès à présent à son avenir dans le sacerdoce par un apostolat d’exposé et de défense de la foi. C'est la raison d'être de sa retraite studieuse, coupée de loin en loin par des voyages, à Montpellier, bien sûr, mais aussi à Milhau ou il voit de Bonald, en août 1831, et à Digne, où il retrouve du Lac et rencontre Montalembert, en octobre 1831.
Il demeure fidèle à ses amis de Paris, et c'est par un dossier de 76 lettres, dont 54 à d'Esgrigny (v. infra 4), 11 à Gouraud (v. infra 5) et 11 à de La Gournerie (v. infra 6), que nous sommes renseignés sur ce long séjour à Lavagnac, meublé d'études et de prière, mais aussi d'ennui, devant le manque à gagner, de demeurer ainsi confiné en province, alors qu'à Paris et à Rome se joue le sort du Correspondant et l'espérance mise en l’Avenir de Lamennais.
Au moment de rentrer au séminaire, il souhaite à ses amis la fidélité à leur vocation de chrétiens dans le monde, informe Montalembert et Lamennais de sa décision et quitte les siens, en leur évitant, selon leur désir, la peine que leur causerait une scène d'adieux (v. infra 7).
C
AU SEMINAIRE DE MONTPELLIER
mars 1832 - juin 1833
Entré au Séminaire de Montpellier, le 15 mars 1832, Emmanuel d'Alzon se met au régime commun pour les exercices de piété, les études, les visites, le vivre et le couvert, non sans quelque gêne pour un jeune homme de son rang, habitué à disposer de lui-même et à conduire sa vie, ouvert, depuis ses études à Paris, aux forces vives qui travaillent l'Eglise et la société, et préparé, par deux ans de retraite studieuse à Lavagnac, à ses études cléricales.
Le 16 juin 1832, il reçoit la tonsure: Emmanuel devient l'abbé d'Alzon. Du 1er juillet au 6 octobre, il est en vacances dans sa famille où il continue "d'étudier la Bible, la théologie et les Pères". Au terme de la seconde année, le 1er juin 1833, il reçoit les ordres mineurs (v. infra 12).
En lisant sa correspondance, soit avec les siens (v. infra 8), soit avec ses amis (v. infra 9), (sans oublier celle qu'il entretient avec Montalembert et Lamennais, cf. Ch. VII A), nous voyons que l'abbé d'Alzon, pendant son séjour à Montpellier, suit le déroulement de l'affaire Lamennais, avant et après l'Encyclique Mirari vos (15 août 1832). Mais plus intensément et à la lumière même de ces événements, il creuse dans la prière, l'étude et la réflexion, le sens du sacerdoce. A ses yeux, plus qu'en toute autre époque, le prêtre doit être un homme apostolique, "le héraut de la voix de Dieu" parmi les hommes, à la suite du Christ crucifié et à l'exemple des Pères. Dès lors, il devient évident que la formation pastorale et intellectuelle donnée au séminaire est insuffisante pour une telle mission.
Progressivement il prend conscience qu'il doit être prêtre et religieux, mais religieux d'un ordre apostolique. Il s'en ouvre en termes voilés à ses amis, à sa sœur Augustine (v. infra 8 d, g e) et plus explicitement à son ami l'abbé Daubrée qui a décidé de rejoindre Dom Guéranger à Solesmes (v. infra 10). Pour l'instant, "il vit d'espérance", attendant l'Ordre nouveau que Dieu suscitera pour régénérer la société. Cependant, avec quelques séminaristes décidés à s'entraider dans les voies du sacerdoce, il se consacre en la fête de l'Invention de la Sainte Croix, le 3 mai 1833, à Jésus et Jésus crucifié (v. infra 11).
D
NOUVEAU SEJOUR A LAVAGNAC
juillet-novembre 1833
Au début de juillet 1833, l'abbé d'Alzon quitte le Séminaire de Montpellier après avoir reçu les Ordres mineurs, mais décidé à n'y pas revenir. Malgré la confiance qui lui a toujours été manifestée de la part de l'évêque, du supérieur ou des directeurs(2), et la bonne influence qu'il exerçait sur les séminaristes (v. infra 11 et 13), il n'a pas caché dès les débuts son insatisfaction sur la formation intellectuelle et pastorale. Sa décision n'est donc pas une rupture, mais l'aboutissement d'une recherche intérieure qu'il n'arrive pas à maîtriser.
Personnellement, il se sentait appelé à servir l'Eglise dans le sacerdoce par un apostolat d'exposé et de défense de la foi, face au rationalisme niveleur de toute croyance(3). Un réajustement de l'enseignement donné dans les Séminaires s'imposait à ses yeux pour que la foi puisse être saisie et présentée dans son unité dynamique. Par ailleurs, les exigences de la vie sacerdotale le conduisaient à vouloir les assumer dans un esprit évangélique et apostolique, concrètement dans le cadre d'une vie religieuse adaptée aux nécessités du temps et en pleine indépendance de tout asservissement de la cause de l'Eglise.
Mais où trouver l'établissement ecclésiastique qui le prépare à affronter "la tourmente révolutionnaire et intellectuelle" dont il est le témoin ? Il s'interroge et consulte ses plus fidèles amis de Paris, comme d'Esgrigny et de La Gournerie (v. infra 14) et les personnalités de son temps, comme Montalembert (v. infra 14 b, note 47) et Lamennais (Ch. VII, 9 a); il sait aussi que ses parents veulent lui éviter la tutelle de ce maître ombrageux et désormais inquiétant.
Après avoir opté pour des études personnelles à conduire dans un cadre ecclésiastique, il écarte le collège de Juilly où l'aurait accueilli l'abbé de Salinis, le centre mennaisien de Paris où il n'aurait pas eu assez de liberté d'esprit sous la conduite de l'abbé Gerbet, et se décide finalement pour Rome, en accord avec la volonté de ses parents. Il prépare alors son départ par une retraite et un programme de travail (v. infra 15).
E
ETUDES ET SEJOUR A ROME
1833-1835
L'abbé d'Alzon devait demeurer à Rome du 25 novembre 1833 au 19 mai 1835. Ce long séjour sera marqué par son ordination sacerdotale, le 26 décembre 1834, et aussi par les ultimes épisodes de la crise mennaisienne (Paroles d'un Croyant, 30 avril 1834; encyclique Singulari nos, 25 juin 1834). - Nous traiterons à part ces deux événements (Ch. VI et Ch. VII, B, C, D).
Pour l'instant, nous allons suivre l'abbé d'Alzon dans sa volonté de se préparer à son apostolat sacerdotal par de fortes études. Sa correspondance avec son père notamment (v. infra 16), avec ses amis (v. infra 17), avec les professeurs du séminaire de Montpellier (v. infra 18 et 19), nous renseignent sur son insertion dans les milieux romains. Ses notes particulières et notamment un mémoire de conversations (v. infra 20) nous le montrent en amitié et en confidence avec quelques personnalités romaines.
Dès qu'il le peut, il se loge au couvent des Minimes, proche de l'église Sant'Andrea delle Fratte et se dit heureux d'avoir trouvé le cadre souhaité pour une retraite studieuse en toute liberté d'esprit qu'il n'aurait pas eu ailleurs, chez les Jésuites, par exemple. Pendant les premiers mois, il s'assujettit à suivre les cours du Collège Romain, puis, sur le conseil des personnalités romaines qu'il fréquente, il y renonce pour se livrer, sous leur contrôle, à des études personnelles. Il s'agit plus particulièrement du cardinal Micara, capucin, du P. Olivieri, dominicain, du P. Ventura, théatin, du P. Mazzetti, carme déchaussé, auxquels il faut adjoindre le recteur du Collège anglais, le futur cardinal Wiseman et son cousin Mac-Carthy, depuis quatre ans pourvoyeur de nouvelles pour le compte de l'abbé de Lamennais.
Ce n'était pas tout l'état-major du parti mennaisien à Rome, et ces personnalités représentaient plutôt le parti des réformes à opérer dans les Etats de l'Eglise. L'abbé d'Alzon admira leur disponibilité à l'aider dans ses études et ses préoccupations apostoliques. Certes, on ne pouvait pas ne pas parler de Lamennais, et à l'occasion, de ses adversaires, les Jésuites, - ce qui relativise les boutades du jeune abbé d'Alzon à leur endroit (v. infra 20, a et b).
1
Extraits du dossier de lettres d'Alzon-d'Esgrigny, 1ère série : janvier-février 1830 (Emmanuel d'Alzon étant à Paris)
a) D'Emmanuel d'Alzon à d'Esgrigny, [Paris], jeudi 21 janvier [1830].-Orig.ms. ACR, AA 11; V., Lettres, l, p. 34-36).
Emmanuel informe son ami de cœur d'Esgrigny qu'il espère, comme leur ami commun du Lac, devenir prêtre, et avec du Lac, y réfléchir sous la conduite de Lamennais à Malestroit ou à la Chênaie.
Vous en penserez ce que vous voudrez, mon très cher, mais ma première lettre sera sérieuse, et je commencerai ma correspondance par m'ouvrir à vous sur un sujet dont j'aurais dû vous parler déjà, puisque d'autres personnes que je ne visite pas plus que vous en sont déjà instruites(4).
Que pensez-vous que je doive faire? Sous quel point de vue considérez-vous l'avenir pour moi ? Vous l'avez deviné peut-être - et vous n'apprendrez rien de nouveau - que j'espère marcher sur les traces de du Lac, et que tout mon bonheur serait de le voir avec moi à Malestroit ou à la Chênaie(5). Voilà ce que pour le moment, je désire avec le plus d'ardeur et ce que je voudrais voir se réaliser avant peu. Qu'il serait à souhaiter que les obstacles de notre pauvre ami ne fussent pas plus insurmontables que ceux que j'aurai à combattre, si tant est que quelque chose s'oppose à mon dessein !
Comme, aujourd'hui, la position d'un prêtre est admirable ! Et puis, ce n'est pas la position que je considère seulement. Tous les sacrifices que je croyais devoir faire me coûtaient peu : ils étaient faits, et j'étais étonné que cela me parût si peu de chose que je n'avais pas encore levé les yeux pour regarder la place à laquelle j'aspirais. Ça n'a été que lorsque ç’a été une chose presque décidée par moi que j'ai envisagé le but que je me proposais.
b) De d'Esgrigny à Emmanuel d'Alzon, Paris le 23 janvier 1830. -Orig.ms. ACR, EB 298.
La confidence d'Emmanuel sur son avenir provoque une réaction immédiate de son ami : d'Alzon n'est pas fait pour le sacerdoce; sa mission est d'être avec ses amis au service de l'Eglise dans le monde. Le prestige du sacerdoce est passé. Qu'Emmanuel prenne garde d'un mouvement de générosité pas assez réfléchi !
Décidément, je ne formerai plus de liaisons d'amitié : c'est me rendre malheureux sans qu'on m'en sache beaucoup de gré. Comment vous aussi, mon ami, mon bon ami ! A peine je commence à vous bien aimer et déjà vous me faites du chagrin.
Vous, prêtre : non, vous n'êtes pas fait pour être prêtre. Je ne vous parlerai pas des peines et des dégoûts que vous essuierez nécessairement, car je sais que c'est cela même qui vous attire. Mais laissez-moi vous dire la vérité : vous aurez mille fois plus d'influence pour le bien en évitant la robe de prêtre. Je vous connais, je sais ce que vous valez : croyez-moi, vous êtes appelé à un autre sacerdoce que celui-là; votre mission (et celle-là est aussi belle, et surtout plus efficace que l'autre), votre mission est d'être un honnête homme parmi les autres hommes; votre exemple dans le monde sera plus utile que votre exemple parmi les prêtres. Il faut bien en convenir : les paroles d'un prêtre ne valent plus aux yeux de la multitude les paroles d'un autre homme.
J'ai interrompu cette lettre pour dîner et l'on vient de me remettre votre seconde(6).
Si vous saviez tout ce que je donnerais pour vous faire quitter la résolution que vous avez prise; si vous saviez combien elle me fait de peine et à cause de vous-même et à cause des idées auxquelles vous êtes dévoué. Je vous en prie, réfléchissez-y et surtout réfléchissez-y sans ce mouvement d'amour-propre qui vous ferait paraître beau de résister même aux prières d'un ami. Ce que je vous dis, je l'ai dit à du Lac, mais je le lui ai dit avec moins de conviction, avec moins d'assurance qu'à vous, parce que je le crois plus propre au sacerdoce que vous ne l'êtes. Gardez-vous de ces résolutions précipitées que l'on prend à dix-huit ou vingt ans. Il ne faut pas s'y tromper, un parti pris n'est pas une vocation; il y a eu bien des hommes malheureux pour s'être fait illusion sur ce point. Prenez garde, vous serez un jour au milieu du monde auquel vous renoncez sans le connaître. Qui sait alors quelles douces idées de famille pourront vous venir à la tête et au cœur; qui sait quels regrets amers, quels désirs criminels viendront assaillir mon pauvre ami. Mais tout sera fini, il n'y aura plus à revenir sur ses pas; derrière vous, un mur d'airain : Dieu peut être offensé d'une légèreté coupable, ne vous prodiguant pas tous les trésors de sa grâce, et vous vous chargez d'un fardeau énorme pour tout le voyage. Si vous deveniez un mauvais prêtre, oh ! si vous deveniez un mauvais prêtre. Quel bonheur pour moi si je vous évitais cette chance terrible, mais je ne prie pas assez pour que Dieu me fasse une si grande grâce.
Oui, j'y avais souvent réfléchi; quelquefois je croyais vous voir vous emprisonnant dans une soutane ; mais j'avais toujours repoussé cette idée comme une mauvaise pensée. Je n'ai pas le courage de vous en dire davantage, mais je n'ai pas pu me contraindre à en dire moins. Adieu(7).
c) D'Emmanuel d'Alzon à d'Esgrigny, [Paris le 24 janvier 1830], -Orig.ms. ACR, AA 13; V., Lettres, I, p. 38-41.
Emmanuel n'acceptera pas d'argumenter à partir d'une amitié au rabais; et puisque son ami soupçonne un enthousiasme sans profondeur, Emmanuel va lui dire le cheminement de sa décision qui l'a conduit à prendre toute chose du côté de Dieu, pour agir sur la société. C'est à la sainte Table qu'il a puisé la lumière et la force de s'affranchir, "en entrant dans un ordre plus parfait".
Comme il faut avant tout aimer ses amis pour eux, et non pour soi, je suis bien résolu à ne plus vous parler de rien, jusqu'à ce que vous m'ayez assuré que vous m'aimez assez pour souffrir que je vous fasse de la peine. En attendant je vous écris.
Vous ne voulez pas absolument entendre raison. Je vous fais peur dans une robe de prêtre. Faut-il pourtant vous dire toutes mes réflexions, avant de m'être fixé sur une idée qui vous répugne si fort ?
D'abord, jusqu'à l'âge de dix ou douze ans, cette idée m'a singulièrement plu. Je l'abandonnai pendant quelque temps, et la carrière qui me souriait le plus fut la carrière militaire. J'y renonçai pourtant, sur quelques observations de mes parents. Mais, depuis à peu près cette époque, je me décidai à me vouer à la défense de la religion, et cette pensée se développa en moi d'une manière surprenante. Dès ce moment, je vous l'avouerai, je sentis pour les fonctions publiques une répugnance extrême. Je voulais bien entrer dans une carrière, mais c'eût été pour peu de temps. C'eût été pour me mettre plus à même d'acquérir des lumières sur la marche de l'administration.
Alors je ne voyais qu'un seul champ de bataille digne de moi, la tribune, et je crus devoir m'y préparer par des études fortes. Toutefois, par le même principe qui me faisait mépriser les places et parce que je me croyais dans un Etat sans droit et, par conséquent, sans pouvoir légitime, je pensais que là où Dieu ne commandait pas, je me sentais fait pour aspirer à la souveraineté. Or, cette souveraineté, à mes yeux, elle était placée dans la Chambre élective, et rien que dans la Chambre élective. [...]
Mais je poussai plus loin et je m'aperçus bientôt que la souveraineté n'existait pas plus au Palais Bourbon qu'aux Tuileries, et que, dans une société ainsi malade, on ne pouvait avoir d'influence qu'en se séparant entièrement d'elle et en pesant sur elle de tout le poids de droits qu'il ne lui appartient pas de donner. Dès lors, mon enthousiasme pour la députation cessa entièrement, et je ne vis dans le pouvoir français qu'une machine décrépite, dont il était inutile et même dangereux de réparer les rouages.
Par d'autres considérations, je fus conduit, en me formant mon plan de vie, à me résoudre, si jamais je m'établissais, à m'établir au plus tôt à trente-cinq ans, tandis que je voyais avec plaisir, dans le lointain de ma carrière, la possibilité de me consacrer à Dieu. Peu à peu, les désirs d'établissement tombèrent et je ne vis devant moi que le sacerdoce, auquel je n'avais rien à sacrifier, puisque je n'avais presque plus d'attache pour le monde. Savez-vous ce qui m'effraya alors ? Ce fut mon peu d'enthousiasme, ce fut la froideur avec laquelle je considérais les sacrifices à faire et la possibilité d'en retirer les fruits. Cette facilité avec laquelle je croyais pouvoir rompre mes liens m'effrayait; mais ce qui m'effrayait plus encore, c'était l'absence absolue d'enthousiasme. Mais il est venu enfin cet enthousiasme, qui n'a plus eu à redouter que la pesanteur du fardeau qu'il voulait porter. Il est venu et a toujours été croissant, toutes les fois que je me suis approché de la sainte Table. Il s'est emparé de moi, m'a retiré de plusieurs écarts et m'a fait désirer vivement le moment de la liberté, car on s'affranchit véritablement à mesure que l'on entre dans un ordre plus parfait.
Maintenant, mon unique désir, c'est la volonté de Dieu. Je ne suis point pressé, quoique je désire entrer le plus tôt possible à son service; mais je suis calme, je m'en remets à lui.
Tout ce que je viens de vous dire doit vous prouver que j'ai raisonné, que je n'ai voulu que rendre plus parfaits les moyens de remplir la tâche que je m'étais imposée, que cette marche successive dans mes idées n'annonce pas de pas rétrograde et que, par conséquent, j'ai peu de raisons de me croire dans l'illusion. […]
d) De d'Esgrigny à Emmanuel d'Alzon, [Paris le 26 janvier 1830], -Orig.ms. ACR, EB 299.
D'Esgrigny ne peut s'y résoudre. Ce n'est pas la "robe de prêtre" qui lui répugne, mais la décision d'un jeune homme de cœur et de tête "qui a tout ce qu'il faut avoir pour faire du bien dans le monde", quant aux circonstances présentes. Cherchant sa vocation, un tel jeune homme risque de se laisser prendre par des raisons spécieuses qui font d'un désir religieux une volonté personnelle et le reflet à ses yeux de la volonté de Dieu.
Vous m'avez mal compris; d'où vient que vous m'avez mal compris ? Je l'ignore, mais il me semble que c'est votre faute; peut-être est-ce la mienne. Vous avez cru lire dans ma lettre que je vous aimais moins parce que vous me faisiez de la peine, vous n'avez pas vu que vous ne m'auriez fait aucune peine si je vous avais peu aimé.
Vous me parlez de la robe de prêtre qui me répugne si, fort; je ne suis pas un homme à répugnance: la robe d'un prêtre ne peut répugner à un catholique; mais je n'aime pas qu'un jeune homme de cœur et de tête, qui a tout ce qu'il faut avoir pour faire du bien dans le monde, s'en éloigne et s'enlève à lui-même ses moyens d'influence : voilà ce que je n'aime pas. Je vois avec peine que dévoué comme on l'est au triomphe de ses idées, on abandonne le chemin qui conduit le plus sûrement au but pour s'engager dans un chemin de traverse où l'on peut se perdre : voilà ce que je vois avec peine. Enfin il me répugne de voir qu'un de mes amis méconnaisse assez la position qui lui convient pour en prendre une autre, fort belle en soi, mais à coup sûr défavorable à lui-même : voilà ce qui me répugne.
Un jeune homme s'attache avec ferveur aux idées religieuses qui accompagnent la première communion, cette grande époque de l'homme, ces dispositions s'affaiblissent transitoirement à cause des circonstances du jeune âge, pour reparaître avec plus de force à 17 ou 18 ans, âge de précipitation dans les partis pris ; sans s'inquiéter de savoir si Dieu n'aimerait pas mieux autre chose que cela, on veut se dévouer à son service direct; on se complaît dans cette idée que les autres hommes regardent comme un sacrifice; on se trouve beau à leurs yeux comme à ses propres yeux; cette préoccupation, on croit la tenir de Dieu lui-même; de cette manière on s'éloigne du monde; on s'imagine qu'on n'a rien de bon à y faire; d'ailleurs on se donne une carrière toute faite, ce qui flatte un certain genre de paresse. On choisit avant d'avoir examiné les objets du choix et sans s'être examiné relativement à eux; on s'engage de plus en plus dans ses idées; les raisons spécieuses ne manquent pas, on se décide, on est décidé : voilà l'histoire de bien des vocations. Tout ce que je vous dis peut paraître un peu dur. Mais j'aurais cru me manquer à moi-même si je n'avais pas parlé franchement : je suis la personne du monde dont l'estime m'est la plus chère.
Votre unique désir, dites-vous, est la volonté de Dieu. Vous vous en remettez à lui; qui vous dit qu'il approuve ce que vous faites ? Dites plutôt que votre unique désir est votre propre volonté, et que c'est à vous-même que vous vous en remettez : point de préoccupation à cet égard. La sainte Table vous a tiré de plusieurs écarts; quel est celui qui n'en a pas ressenti les mêmes effets ? S'ensuit-il que tous, nous devions entrer dans le sacerdoce ?
e) D'Emmanuel d'Alzon à d'Esgrigny, Paris le 28 janvier 1830 10h.30 du soir. - Orig.ms. ACR, AA 14; V., Lettres, I, p. 41-43.
Emmanuel d'Alzon, reprenant la lettre précédente de son ami, répond à chacune de ses observations. Sa vocation ne repose pas sur un moment passager de ferveur, sur le mépris du monde ou la supériorité d'un chrétien sur un prêtre "quant aux circonstances présentes". Pour lui, c'est une affaire de "volonté de Dieu" à suivre, et c'est pour cela qu'il s'est fait contrôler dans sa recherche par plusieurs prêtres.
Je suis fatigué d'écrire des bêtises. Avant de me coucher, je veux un peu causer raison avec vous. Je vous ai mal compris, je veux le croire. Je veux croire que vous croyez les autres accessibles à l'amitié. Ce sera un sacrifice de moins à faire, si ma vocation est certaine. Mais vous me connaissez mal, si vous pensez que je n'ai fait que suivre ma tête.
D'abord, si vous avez cru que je voulais vous parler de ma première Communion, en vous disant que dès longtemps ces idées de sortir du monde m'étaient venues, vous vous êtes trompé. Elles étaient antérieures à cette époque, et à cette époque elles n'existaient plus, et leur retour ne date pas de là.
Vous croyez que j'ai commencé par mépriser le monde. Vous avez vu comment est venu ce mépris. Longtemps, je l'ai estimé et je l'estime encore, mais je ne crois pas que je doive y rester. Voilà tout.
Vous me dites ensuite : "La position d'un homme du monde est préférable à celle d'un prêtre". Cela dépend. En soi, je ne le crois pas; et quant aux circonstances présentes, il est permis d'en douter. Après tout, si Dieu veut que je sois prêtre, qu'importe la situation du moment! S'il ne demande de moi que le bien que peut faire un prêtre, je ne dois pas demander de charge plus pesante.
A cela vous répondez : "Qui vous dit que Dieu approuve ce que vous faites?" Qui me le dit ? Les personnes, à la conduite desquelles je me suis entièrement remis. Un prêtre, qui me voit presque tous les jours et qui m'a déclaré que je devais être prêtre, avant que j'eusse parlé de mon désir à qui que ce fût qu'il pût connaître, mais lorsqu'il était allumé en moi depuis longtemps. Je n'en ai pas parlé à lui seul. J'ai consulté un autre prêtre, qui est fort à même de juger ma vocation, puisqu’il est directeur de Séminaire et qu’il me connaît beaucoup(8). Sa réponse, m'est favorable, quoiqu'il me conseille d'attendre. J'ai consulté mon confesseur, qui est bien loin de dire non. Aussi, sous ce rapport, suis-je bien sûr que, s'ils me disent d'avancer, je ne ferai rien d'irréfléchi. Ce qu'ils ordonneront, je le ferai, et, en agissant ainsi, je croirai me soumettre à la volonté de Dieu.
J'attendais, je vous l'avoue, de votre part, quelques observations moins spécieuses et plus profondes, telles que pourrait m'en faire une personne qui me connaît assez bien; car je crois que vous me connaissez, et à mes yeux ce n'est point un mal. Je ne suis point fâché que les personnes que j'aime me connaissent, afin qu'elles me puissent prendre pour ce qu'elles croient que je vaux à leurs yeux.
Comme je n'ai pas pour le moment autre chose à vous dire, je vous souhaite le bonsoir.
f) De d'Esgrigny à Emmanuel d'Alzon, Paris le 15 février 1830. -Orig.ms. ACR, EB 301.
Malgré les éclaircissements donnés par Emmanuel d'Alzon, d'Esgrigny ne peut se faire à la vocation sacerdotale et son ami, et s'il insiste pour l'en dissuader, peut-être est-ce aussi pour l'aider à réfléchir davantage.
Votre désir d'être prêtre me tourmente de plus en plus. C'est, dites-vous, un prêtre à la conduite duquel vous vous êtes entièrement remis, qui vous dit que vous êtes né pour cela. Prenez garde : entièrement, c'est trop. Ce prêtre voudrait voir combler les vides du sacerdoce; vous lui avez parlé de vos intentions; il a pris cela pour une vocation : on croit si facilement ce qu'on désire. Ce que je vous dis de celui-là, à plus forte raison puis-je le dire du supérieur de Séminaire par vous consulté. Dieu accorde de grandes grâces aux ministres de son culte; mais il ne leur a pas accordé son infaillibilité. Ne dites pas que vous vous soumettez à la plus haute autorité compétente; la plus haute autorité compétente en matière de vocation, c'est l'esprit de Dieu qui anime et qui entraîne. Plus j'examine vos désirs, moins je leur trouve le caractère d'une divine origine; vos lettres m'en sont témoins: c'est vous qui agissez, ce n'est pas Dieu.
Vous trouvez mes observations spécieuses; tant pis pour moi. Mais j'ai peur que ce ne soit parce que ce sont des lieux communs; alors, tant pis pour vous. Car rien n'est plus commun que la vérité exprimée tout bonnement, et vous ne seriez pas un homme, si les lieux communs de ce genre ne vous étaient applicables. Ils le sont plus à vous qu'à tout autre. Adieu.
2
Extraits du dossier de lettres d'Alzon-d'Esgrigny, 2ème série : mai-juin 1830 (E. d'Alzon étant à Lavagnac)
a) D'Emmanuel d'Alzon à d’Esgrigny, Lavagnac le 8 mai 1830. - Orig. ms. ACR, AA 18; V., Lettres, I, p. 51-54.
A peine arrive à Lavagnac, Emmanuel d'Alzon demande à son ami de lui rappeler le pacte qu'ils avaient conclu ensemble avant de se quitter : s'entraider mutuellement dans la recherche de la perfection chrétienne. Pour l'instant, il s'est mis sans plus tarder à suivre le programme d'études que lui a tracé Lamennais.
Je suis arrivé ce matin, mon bien cher Luglien, et j'ai pensé bien des fois à vous [... tandis que] vous étiez peut-être dans cette rue Duphot à composer un article, ou bien à rêver près de cette cheminée, où nous avons conclu de si grandes choses pour vous et pour moi.
A propos de conclusions, qu'est-ce que nous avons conclu ? Car je vous assure que je ne m'en doute pas du tout. Au reste, vous devez le savoir. Si vous daignez m'en instruire, je le saurai. Au fait, je vais me mettre au travail. Voulez-[vous] savoir mon plan de vie, pour savoir où vous devez me retrouver dans la journée ? Voici mon règlement, tel qu'il m'a été donné hier par un homme fort estimable. Il est résolu que je dois me lever à 6 heures. Je dois prier Dieu, faire un peu de réflexion. A 7 heures, j'étudie l'Ecriture Sainte, sur le conseil de l'abbé de l[a Mennais] . A 8 heures, quand nous aurons la Messe, j'y irai. Jusqu'au déjeuner, à la chasse. De 11 heures à 5 heures, travail; et, le soir encore, deux heures [de travail] avant mon coucher qui s'effectuera à 11 heures. Je ne pense pas devoir rien changer, vu que tout a été discuté dans une longue séance et que tout obstacle a été prévu. Cependant, vous savez que vous pouvez modifier; mais ce que vous ferez [de] mieux, c'est de m'indiquer quelques sujets d'étude. L'abbé de la Mennais m'a bien taillé de la besogne, mais cela ne suffit pas.
[...] Ainsi, notre correspondance commence. Quand finira-t-elle ?
[...] Je veux m'épancher avec vous, vous rappeler vos engagements vis-à-vis de moi. Peut-être ferai-je aussi, moi, quelquefois, comme si j'en avais contracté, c'est-à-dire que je vous sermonnerai à ma manière, parce que je voudrais vous voir parfait, oui parfait ou bien près de la perfection.
b) De d'Esgrigny à Emmanuel d'Alzon, 21 mai 1830. - Orig.ms. ACR, EB 303.
D'Esgrigny rappelle donc à Emmanuel les termes de leur accord et s'autorise à lui donner quelques conseils concernant son écriture, ses études et ses relations.
Vous me demandez ce qui a été conclu ici, près de cette table. Ici près de cette table, nous avons pris un engagement tellement important que je serai toujours prêt à vous rendre votre parole et que je désire être toujours libre de retirer la mienne.
J'ai entendu que, pour quelque chose que ce fût, dès que vous auriez besoin du moindre conseil, je serais tenu de le donner; non pas légèrement et par forme d'acquit, mais après y avoir longuement et mûrement réfléchi; que vous preniez résolution de ne jamais faire acte important sans m'en prévenir, prêt à y renoncer si je le jugeais nuisible à votre bonheur ou à votre développement légitime; que vous attachiez votre vie à la mienne et la mienne à la vôtre, en sorte que vous, ce fût moi, et moi, vous; que je m'engageais à prendre à votre avenir autant d'intérêt que si c'était le mien et réciproquement.
Si tout cela vous effraie, il n'y a rien de fait. Songez que c'est bien s'engager : vous vous liez même pour les détails de l'action, vous me confiez une partie de votre avenir. Reprenez votre parole si vous n'avez pas en moi autant de confiance que j'en ai en vous. Cependant je vous le répète encore une fois, il sera toujours temps de rompre; je ne voudrais pas accepter votre promesse si elle n'était conditionnelle. Que vous vous décidiez dans un sens ou dans l'autre, cette lettre est un secret. Mon ami, priez pour moi; car je n'ai jamais rien fait de plus important et peut-être aussi de plus hasardeux. [...]
Votre lettre me décide à vous faire quelques prières. Quand vous écrivez, je vous en supplie, efforcez-vous d'écrire droit et de bien former vos lettres. [...] Lisez ou plutôt relisez M. de Maistre(9). Etudiez les mœurs de vos paysans et sachez vous en faire aimer, frottez-vous aux hommes. Voyez du monde, si vous en avez à voir là-bas; riez, jouez, soyez heureux. Commencez à vous faire un beau caractère d'homme, sans vous rendre austère.
c) D'Emmanuel d'Alzon à d'Esgrigny, [Lavagnac] le 25 mai [1830], -Orig.ms. ACR, AA 22; V., Lettres, I, p. 66-70.
Au terme de sa lettre, Emmanuel souscrit à cet engagement mutuel, mais ne voudrait pas que son ami s'en autorise pour le détourner de sa vocation : c'est dans le Christ que leur amitié se fonde, rien de plus important et de moins hasardeux que de tels rapports d'amitié.
Je suis presque à la fin [de ma lettre] et je n'ai pas encore dit un mot de notre engagement mutuel. J'y souscris encore entièrement, sans restriction, mais avec une crainte, c'est que vous n'ayez une arrière-pensée. Du moment que vous me fîtes la proposition de me livrer à vous, j'eus un soupçon; il s'est fortifié par une phrase indirecte de votre lettre(10). Vous seriez-vous proposé, en me demandant de me diriger dans mes vues, de me détourner d'un projet que je vous ai confié et que, dès le commencement de ma confidence, vous n'avez pas approuvé ? Sauf vos observations, tous les jours il se fortifie en moi.
Mais sans prétendre vous développer aujourd'hui toutes les combinaisons que j'ai faites, mon but, tel que je le considère, exige pour être atteint que je passe bien des années dans le monde. Après tout, à la volonté de Dieu!
Vous me dites : "Priez pour moi, car jamais je n'ai rien fait de plus important et peut-être de plus hasardeux." Je ne vous comprends qu'à moitié. "Vous n'avez jamais rien fait de plus important", dites-vous. Et votre première Communion ? N'y avez-vous pas pris des engagements tout aussi importants que ceux que vous prenez avec votre ami ? "Vous n'avez jamais rien fait de plus hasardeux." Oh ! que vous avez raison, si vous avez, en me liant à vous, espéré bâtir votre bonheur sur le cœur d'un homme et surtout d'un jeune homme ! Mais, mon ami, notre amitié est bien solide, ce me semble, puisqu'elle se rattache à un principe qui n'est pas de la terre, et que notre foi et nos cœurs se perdent, ou plutôt s'unissent dans le sein de celui qui est l'amour infini. Je tâche de vous aimer comme Jésus aimait ses disciples, car il les aima jusqu'à la fin, comme surtout il aima saint Jean, car il l'aimait entre tous. Que notre amitié, à la vue de ce modèle, se fortifie, s'embellisse, se divinise, et alors nous ne dirons point qu'en resserrer les liens est une chose hasardeuse !
d) D'Emmanuel d'Alzon à d'Esgrigny, [Lavagnac] le 8 juin 1830. - Orig.ms. ACR, AA 25; V., Lettres, I, p. 78-81.
Avant même d'avoir reçu la réponse à sa lettre du 25 mai, Emmanuel écrit de nouveau à son ami, les 29 mai et 8 juin. Dans la lettre du 29 mai, il faisait le point sur ses études (v. supra b, note). Dans celle du 8 juin, il se plaint de son silence, le soupçonne de s'être livré à quelque fête mondaine et lui propose de le rejoindre dans la communion. Les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie ont permis à Emmanuel de maîtriser son affectivité.
Pour le coup, ceci passe la plaisanterie, et je suis fâché tout rouge. Comment donc, voilà trois semaines que je n'ai pas reçu un mot de vous ! [...]
Mais je devine. Vous avez été au bal. [.. .]
Un temps fut que j'étais comme vous. Une certaine personne, mais à qui je n'avais jamais rien dit, que je ne pouvais voir que par côté, pas toujours même, trois fois par semaine, une heure ou deux, au catéchisme. Cela me rendit malheureux pendant longtemps. Cela passa, parce que je ne la vis plus. Quand je la rencontre, cela ne me fait pas grand’ chose. Maintenant, je ne suis pas invulnérable, tant s'en faut. Mais quoique telle personne me fasse plus d'impression que telle autre, je ne suis pas exclusif.
Mon Dieu ! Qu'est-ce que tout cela sera dans cinquante ans ? Des os disloqués, ou quelques vieilleries sans cheveux et sans dents. Et moi, qu'est-ce que je serai ? Je suis persuadé que, si je n'avais pas reçu la force de me confesser souvent, je serais un grand coquin, car je suis bâti de façon à ce qu'un rien m'émeuve, et si je ne place pas sans cesse mon cœur plus haut, je suis hors de moi. Heureusement qu'il est quelqu'un, à qui, dans ces moments de détresse, on peut demander du secours en qui l'on peut déposer toutes ses affections sans remords(11), et que, sur la terre aussi, il est certains personnages pour qui il est permis de n'être pas tout à fait indifférent. Eh ! mon Dieu ! non, je ne suis pas indifférent, et c'est ce qui me fait mal, quand je vois qu'on me plante là, après m'avoir dit : "Je vous aime", non parce que, parce que et trente-six mille parce que, mais parce que c'est moi et que c'est vous. Belle nouvelle, si l'on n'agit pas en conséquence !
Mais il faut que je me calme. J'ai besoin de pardonner les offenses qu'on me fait, pour qu'on me pardonne les miennes, car j'espère communier demain. Ainsi, je ne vous ferai plus que de doux reproches. Mon cher ami, il me vient une pensée qui est bonne, je n'en doute pas, et que vous devriez m'aider à réaliser. Nous devrions faire une Communion le même jour. Supposé que vous ne pussiez vous préparer tout de suite, à la fin du mois il y a une grande fête, la fête de saint Pierre. Ce serait ou le jour même qui est mardi, ou le dimanche suivant. Séparés par une grande distance, ne devant vous revoir que dans quelque temps, vous ne sauriez croire combien il serait bon pour l'un et pour l'autre de visiter le même jour Notre-Seigneur, de le voir, de l'adorer en nous comme un ami commun qui parle à la fois à tous les deux; car notre amitié ainsi sanctifiée, ainsi consacrée par l'offrande que nous en ferions à Celui qui est l'amour infini, ne peut que lui plaire infiniment, puisque la marque à laquelle il assura que l'on reconnaîtrait les siens, c'est un amour mutuel semblable à celui qu'il avait pour eux.
Que dites-vous de ce projet de réunir nos cœurs dans celui de Notre-Seigneur ? Réalisez-le, mon cher ami, réalisez-le. Oh ! alors, je ne vous garderai plus rancune. Si vous acceptez mon projet, je le communiquerai à du Lac. Ce pauvre garçon est bien malheureux. Cela le déterminera, je suis sûr à s'approcher des sacrements, qu'il néglige depuis quelque temps. Voyez quel bien nous nous ferions à tous les trois, quoique séparés les uns des autres.
e) De d'Esgrigny à Emmanuel d'Alzon, 9 juin 1830. - Orig.ms. ACR, EB 304.
Répondant à la lettre d'Emmanuel datée du 25 mai, d'Esgrigny n'a aucune intention de détourner son ami de sa vocation; il juge opportun seulement qu'il la mûrisse dans une expérience du monde. Par ailleurs, qu'il prenne garde aux conseils de Lamennais.
Non je n'ai point d'arrière-pensée, je veux tout vous dire. J'ai un grand désir, je l'avoue, que vous ne persistiez pas dans votre projet. Mais d’opinion formée, je n'en ai point, je ne puis pas en avoir; j'attendrai, les choses peuvent se modifier de sorte que la réalisation de ce projet soit belle et bonne; jusqu'à ce moment rien n'a décidé ma conviction : on ne juge bien l'avenir que quand il est tout près du présent. Toutefois, et ceci est grave, sachant bien que Dieu peut toujours attirer à lui l'âme qu'il lui plaît de se dévouer plus spécialement, ne dites pas : voilà mon but et je veux y atteindre; non, ne dites pas cela; vivez, priez, travaillez, comme si vous deviez un jour vivre, prier, travailler comme tous les autres hommes. Voyez vous, dans l'avenir, père de famille, influant par votre caractère, vos talents et votre position; et si malgré cette noble et utile direction imprimée à votre vie et à vos études, Dieu revient vous tourmenter pour lui-même, s'il saisit votre âme au milieu du monde que vous avez cherché sans parti pris, alors je dirai à mon ami : soyez prêtre; et je ne me repentirai pas de mon sacrifice. Jusque là je désire que vous ne caressiez plus avec prédilection l'idée que vous nourrissez; je désire que vous viviez bien, mais comme si vous ne l'aviez pas.
[...] Lisez, dès que vous en trouverez le temps, les meilleurs mémoires sur la Révolution et la Restauration; je désire que vous soyez bien au courant de ce qui s'est fait à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci. […] Prenez garde aux conseils de M. de la Mennais; certes, il les donne en son âme et conscience et croit les donner bons, mais j'ai peur qu'ils ne tendent surtout à lui faire des instruments; toutes les personnes qu'il dirige, il les rapporte un peu trop à ses idées.
3
Extraits de notes personnelles d'Emmanuel d'Alzon pendant son séjour à Lavagnac (1831).
a) Plan de vie, 19 février 1831. - Orig.ms. ACR, CR 4; T.D.43, p.226-234.
Dans une lettre du 19 février 1831 adressée à d'Esgrigny, Emmanuel d'Alzon écrivait : "J'ai terminé aujourd'hui un travail assez important, c'est mon portrait, avec l'examen des moyens que je compte prendre pour le corriger." Ce texte de huit pages débute par trois interrogations : "Que suis-je ? Que veux-je être ? Comment deviendrai-je ce que je veux être ?" Il s'agit donc d'un plan de vie, dont nous ne citerons qu'un extrait relatif aux deux dernières interrogations.
Connaître ce à quoi Dieu me destine, voilà donc le moyen le plus sûr de savoir ce dont je suis capable. Travailler à remplir dignement la place où Dieu me veut, telle est pour moi la voie la plus sûre pour arriver à la perfection.
Or, mes principes, mes affections, mes goûts, me repoussent de ce qu'on appelle la vie du monde, et mon amour de la science, mon choix d'être à Dieu et en Dieu, me font entrevoir comme le comble de l’honneur une place parmi les défenseurs de la vérité.
Adorer le Verbe par qui tout a été fait, être l'écho de la Parole éternelle et comme le miroir dans lequel celui qui est la vie et la lumière réfléchit ses rayons qui rejaillissent au milieu des ténèbres, tel est, à mes yeux, le but le plus beau pour moi. En vain, l'orgueil essaye-t-il de souiller la sainteté de ce désir. Tous les jours je m'efforce de le purifier davantage, et tous les jours il me paraît plus noble; tous les jours il se présente à moi plus vif, plus brûlant, et remplit mon âme d'une douce espérance et comme d'une joie anticipée.
Mais, pour forger mon âme et pour la rendre moins indigne du fardeau qu'elle veut s'imposer, un modèle lui est nécessaire. Ce modèle, elle l'a trouvé, et en lui toutes les vertus qu'elle se propose et les forces suffisantes pour conquérir ces vertus. Modèle vivant qui encourage ceux qui le regardent, qui se proportionne à ceux qui veulent l'imiter, qui s'incorpore vraiment à ceux qui veulent le réaliser en eux par la ressemblance. Ce modèle, c'est le Fils de Dieu dans chacune des parties de sa vie mortelle, alors qu'il voulait être appelé le Fils de l'homme; mais surtout pour moi, lorsqu'il instruisait les pécheurs et annonçait la vérité aux nations assises à l'ombre de la mort.
Les yeux toujours fixés sur lui, je dois réparer en moi les ravages de la triple concupiscence, en cherchant à m'identifier à celui qui est à la fois le remède et le réparateur de toute infirmité. "Que je sois en eux comme vous êtes en moi", avait-il dit, lorsqu'au moment d'accomplir le sacrifice, il présenta au Père "ceux qu'il aima jusqu'à la fin". Eh bien ! oui, Sauveur Jésus, que je sois en vous et vous en moi : Vous le savez, de toutes les pages de votre vie mortelle, il n'en est pas qui me touche plus que ce dernier discours où, vous adressant à tous les hommes dans la personne de vos disciples, vous voulûtes, par les élans de votre cœur, leur prouver que l'amour seul vous conduisait à la mort. De tous les vœux que vous avez formés, celui dont je désire le plus l'accomplissement, c'est celui par lequel vous appelâtes le genre humain à effacer le crime antique, en venant se perdre en vous.
Que je sois en vous et que vous soyez en moi, et mon intelligence, ma volonté, mon cœur, s'élevant de plus en plus, accompliront la fin voulue de vous, ô Créateur de mon être ! [. . .] (12)
Seigneur Jésus, qui n'aviez pas où reposer la tête, qui fûtes obéissant jusqu'à la mort; Agneau de Dieu dont le sang est le vin qui fait germer les vierges, venez, et posez sur les trois puissances de mon âme le triple sceau de la régénération. Que pauvre comme vous, je vous sois en tout semblable. Vous savez quel est de tous mes vœux le plus vif, combien je désire vous ressembler, surtout par ce sacerdoce dans lequel vous fûtes à la fois prêtre et victime. Mais avant d'en exercer sur vous les redoutables fonctions, donnez-moi de les essayer en quelque sorte sur moi-même; de m'immoler à vous tous les jours de ma vie; de vous offrir tout mon être : mes passions pour les consumer, mon corps pour en faire l'esclave de votre loi; et de vous entendre dire en m'appelant à un plus haut ministère : "Courage, bon serviteur, puisque vous êtes fidèle pour peu de choses, je vous placerai sur de bien plus nombreuses et de plus hautes encore : Quia super pauca fuisti fidelis, super multa ego te constituant. "
b) Extraits d'un plan d'étude, avant juin 1831. - Orig.ms. ACR, CR 5; T.D. 43, p. 234-245.
Dans une lettre adressée à La Gournerie le 1er juin 1831, Emmanuel d'Alzon écrivait : "J'ai mon plan tout tracé jusqu'à la fin de l’année ... je suis content de savoir ce que je veux faire". Il s'agit d'un texte de cinq pages où, après avoir mesuré la difficulté de l'entreprise, il envisage la méthode à suivre et les instruments d'étude.
Dans ce plan, je distingue deux choses, la forme et le fond. Il m'est évident que, depuis quelques années que je sais ce que je veux devenir, mon but n'a pas changé. Je veux défendre la religion et, partant, acquérir les connaissances nécessaires. Pour combattre avec fruit, je dois connaître ma religion; l'histoire, où je la vois dans ses rapports avec les hommes; la philosophie qui l'attaque, celle qui prend racine dans son sein; les sciences enfin qui pourraient fournir des armes contre elle, quand, au fond, elles sont ses puissantes auxiliaires. Voilà pour le fond. Dans quel ordre, par quelle méthode étudierai-je la religion, l'histoire, la philosophie, les sciences ? Voilà la forme. [...]
L'ordre naturel semblerait : la religion, l'histoire, la philosophie et les sciences. Cependant, comme la religion ressort des différentes études, je crois pouvoir renvoyer, pour la circonstance, à un autre temps une étude plus approfondie de ce qui la regarde spécialement. Dans cette étude, je comprends la doctrine chrétienne, l'Ecriture Sainte, les saints Pères et l'histoire de l'Eglise.
Dans l'histoire rentre toute l'antiquité avec ses prodiges et ses vices, ses croyances et ses superstitions, la connaissance universelle des peuples et de leurs gouvernements. Il est bon, avant de descendre aux détails, de ramasser un certain faisceau de faits et de développer dans un travail l'effet général produit par cette première vue du monde et de sa vie. Les travaux particuliers pourraient ensuite être faits avec moins d'inconvénients sur tel ou tel point d'histoire, sans une observation rigoureuse de l'ordre chronologique.
Dans la philosophie il faut voir deux choses, l'histoire des systèmes et le développement de son opinion. La philosophie est pour moi ce qu'elle était pour Malebranche, l'explication de la foi. La foi se fortifie par la compréhension, et la philosophie basée sur la foi est avec elle en échange de secours. L'histoire de la philosophie vient après l'histoire proprement dite, et la philosophie après la religion, et non pas avant, comme le voulait mon professeur.
Je mets en dernière ligne les sciences, puisqu'elles ne sont pour moi qu'un objet indirect de mes études.
Partant de là, je fixe le temps non pas par année, ce qui serait à mes yeux absurde, et je dis : la religion toujours, l'histoire et la philosophie souvent, les sciences quelquefois(13).
c) Extrait des Mémoires d'Emmanuel d'Alzon. Cité dans une lettre à d'Esgrigny, 7-8 août 1831. - Orig.ms. ACR, AA 71; V., Lettres, I, p. 218-224.
En arrivant à Lavagnac, Emmanuel s'était proposé d'écrire un cahier de Mémoires personnels, cahiers que nous n'avons plus, mais dont il a donné quelques extraits à son ami d'Esgrigny. Celui que nous allons citer, daté du 7 août 1831, est ainsi présenté par l'auteur : "Ce que vous allez lire ne devait pas être écrit. Je crois qu'il est certaines pensées que l'on ne doit pas même écrire pour soi. Cependant, peut-être vous ferai-je quelque bien; peut-être rafraîchirai-je votre âme, en essayant de faire passer en elle ce que j'ai éprouvé. Dieu ne veut pas qu'on répète aux autres ce qu'on lui a dit, à moins qu'on ne veuille le bien des autres."
Ce dimanche soir.
Hier, vers 9 heures du soir, après avoir fait cent folies, je sautai par la fenêtre du billard sur la terrasse, en déclarant pour rire que j'allais rêver. Je descendis par l'escalier du côté de la grande salle et revins au bas par la seconde terrasse. Je songeais toujours à égayer le reste de la soirée et à remonter promptement par l'autre escalier, quand, tout à coup, je m'arrêtai. "Eh ! mon Dieu, me dis-je, n'ai-je pas bien sujet de rêver ?" et je m'appuyai sur un vase d'oranger en disant : "Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Samedi dernier, j'avais promis d'être réglé, d'être doux, d'être fervent. Je n'ai été ni réglé, ni doux, ni fervent, et pourtant je devais communier demain. Communier demain, n'est-ce pas une habitude ?"
En levant les yeux, j'aperçus de la lumière. C'était la fenêtre de la chapelle. Isolée du château, placée sur la droite de la façade, cette chapelle communique au jardin par un monticule que j'ai moi-même fait arranger cet hiver. La fenêtre, au-dessus de la porte, se montrait au milieu des platanes. Je fis quelques pas, m'appuyai contre un de ces arbres, et regardai longtemps cette fenêtre : "Mon Dieu, je m'en vais bientôt dormir; et vous, mon Dieu, qu'allez-vous faire ? Pendant que je dors, vous m'attendez. Encore si j'allais vous voir, quand je veille. Encore si j'allais souvent vous dire que je vous aime. Je vous aime bien, mon Dieu, du moins me le semble-t-il ainsi, mais je vous aime comme ne vous aimant pas; et cependant, pour moi, pour m'attendre, vous allez passer cette nuit, seul, avec cette lampe dont la clarté me fait souvenir que vous êtes mon hôte; et moi, je n'y penserai plus dans quelques moments, et combien de nuits n'y ai-je pas pensé du tout ! Pourquoi venez-vous donc ? Pourquoi vos délices sont-elles avec les enfants des hommes ? Est-ce moi qui contribue à faire vos délices ?
Mon Dieu, je voudrais passer une nuit seul avec vous, et pendant que des hommes passent des nuits coupables, passer une nuit sainte, méditant seulement ces paroles, comme saint François Xavier : Noverim te, noverim me ! Mais non, je ne suis qu'un mauvais sujet et je sais que ma place est d'être bas, bien bas, loin de vous, si l'on est loin de vous, quand on vous prie et qu'on veut vous aimer, oh ! le Dieu de mon cœur!"
J'étais un peu plus content, et je m'en revins sérieux.
4
Extraits de lettres d'Emmanuel d'Alzon à son ami d'Esgrigny (fin 1830-début 1832)
a) [Lavagnac les 12-13 décembre 1830] Orig.ms. ACR, AA 54; V., Lettres, I, p. 168-171.
Recevant des lettres de plus en plus alarmées de ses amis (v. supra Ch. IV, 2 g et h; 3 c, e et f), sur la conduite et les idées de Lamennais depuis la publication de l'Avenir, Emmanuel d'Alzon, qui ne peut se rendre à Paris, tente une explication sur l'accusation d'indélicatesse imputée à l'abbé par d'Esgrigny(14).
Mon premier mouvement, en réfléchissant, a été d'aller vous trouver là où vous êtes, et je ne sais si je n'exécuterai pas cette idée. Mais, cher ami, après m'être bercé près d'une heure de cette agréable idée, avoir calculé tous les moyens de bientôt exécuter ce plan, j'ai un peu voulu consulter Dieu. Eh bien ! il me semble à présent ce qu'il m'a semblé depuis le mois de novembre, Dieu ne veut pas que [nous] nous revoyions encore. J'ai eu beau me débattre contre moi-même ; voilà ce qui me paraît. Est-ce que la crainte excessive de trop donner au plaisir de vous voir m'a fait pencher à tort dans le parti qui retarde ce plaisir ? C'est possible. Mais je vous assure qu'il m'est cruel d'être ainsi à moi-même mon juge et de juger contre moi.
Du reste, voici mes raisons. Outre celle d'être dans un temps tel que celui-ci auprès de mes parents, je sais qu'on va former à Montpellier un journal où, sans me vanter, je crois pouvoir être utile(15). Ici, tous les soirs, je fais des instructions religieuses aux valets de ferme. Je répands un peu de vérité dans vingt ou trente intelligences. Il me semble que je fais du bien. Je m'attache à ce travail que, du reste, je ne puis faire que pendant l'hiver, au coin du feu, entre le souper et la prière de ces bonnes gens. Il me semble que je sers un peu la religion dans le voisinage par mes relations avec les curés, par une certaine influence que mon âge me permet de prendre. Enfin, je vois une sorte de bien à faire ici, grâce à une position qui est unique et que mon père ne pourrait pas prendre, [même] si l'état de sa santé le lui permettait. Dans tout ceci, il n'est pas question de mon individu, parce que l'utilité de deux ou trois mois de solitude est, à mes yeux, incontestable. […]
J'ai ce me semble, un moyen pour paralyser les plans de l'abbé, supposé qu'il voulût aller aussi loin que vous me le donnez à entendre, c'est de lui faire écrire par les plus influents de ce pays-ci. Je me crois sûr des intentions de plusieurs. Eux-mêmes ont des relations plus étendues. Ils préviendraient tous l'abbé qu'ils ne le seconderaient pas, s'il allait trop loin. Comme, on a beau dire, ce pays est un des plus catholiques et des plus énergiques de la France, la conduite de nos prêtres ferait beaucoup. Mais ce que vous me dites dans votre lettre est trop général, pas assez positif. J'ai été sur le point de partir pour Montpellier. Mais qu'y aurais-je fait ? Je n'en sais pas assez. Donnez-moi des faits plus positifs.
Je vais écrire à M. Combalot(16). Je saurai son opinion. Il peut quelque chose sur le clergé de Marseille. Selon qu'il sera disposé, je verrai si l'on peut le faire écrire à l'abbé. Celui-ci est contraint d'avoir de la considération pour ses paroles, pour des raisons très fortes et que vous savez peut-être. Bailly les sait, je crois. Si M. Combalot est bien disposé, avec les prêtres que je connais déjà, le Midi pourra bien résister à toutes les Agences du monde(17). Mais, d'un autre côté, je vous en supplie, prenez garde de ne pas vous tromper. L'indélicatesse de l'abbé me revient toujours à l'esprit. C'est une chose à laquelle je ne puis encore me faire. En avez-vous écrit à du Lac ?
Non, je ne puis me mettre dans la tête que l'abbé soit indélicat. A peine y a-t-il un mois, il m'écrivait une lettre fort courte, mais où il me semblait voir son âme tout entière. "Exercez-vous, me disait-il, par l'esprit de sacrifice qui obtient tout et qui accomplit tout(18). Pourrait-il en parler ainsi de l'esprit de sacrifice, s'il ne le connaissait lui-même ? Du reste, sa chute, si elle était vraie, ne ferait que confirmer ce que l'Eglise chante depuis longtemps : "II vaut mieux se confier au Seigneur que dans la main des hommes". Serait-ce que Dieu veut être seul à venger sa cause, qu'il la veut venger sans les hommes et malgré les hommes malgré ceux mêmes qui se sont dévoués à lui ?
b) [Lavagnac, le 9 septembre 1831].- Orig.ms. ACR, AA 74; V., Lettres, I, p. 230-235.
Emmanuel, qui a suivi jusqu'au bout la tentative de ses amis pour assurer, face à l'Avenir, la parution du Correspondant, partage leur peine de le voir, sinon disparaître, du moins se transformer en revue mensuelle(19).
Ainsi, voilà le Correspondant mort et bien mort, car la revue destinée à renaître de ses cendres ne sera pas le Correspondant. Vous allez vous resserrer et peut-être vous rétrécir. Et puis, au milieu de ce tintamarre, de cette cohue de journaux, quand on ne sait lequel hurle le plus fort, tant ils s'époumonent tous, est-il bien nécessaire, dans l'espoir de rétablir l'ordre, de pousser comme les autres des cris qui augmenteront le tumulte et ne le surmonteront pas ? Dans la tempête, quand la voix des grandes eaux se fait entendre, distingue-t-on, au milieu de mille flots qui rugissent, quelle vague en se brisant a fait le plus de bruit, s'est perdue en plus d'écume? Au milieu de cette orageuse harmonie, une seule voix domine, c'est celle du tonnerre, parce qu'elle vient du ciel. Maintenant que, après trois années de nobles efforts, vous voyez le public qui ne veut plus vous entendre faire un pas plus loin de la vérité en se retirant de vous, espérez-vous bien que sous une autre forme votre pensée pénétrera mieux ?
La Revue nouvelle ne me plaît nullement. Encore tous les quinze jours, passe. Je voudrais, si j'avais un avis à donner, que vous paraissiez sous forme de brochure. Un seul sujet pour chaque livraison. Du reste, je vous admire. Malgré tous les assauts, garder immuablement son poste, sans autre espoir qu'un avenir éloigné, sans autre secours que l'honneur de marquer le passage de la vérité à travers les cadavres des erreurs qui s'étouffent entre elles et encombrent son passage, c'est très beau. Et cependant, je suis triste. Il me semble que, si j'avais été à cette dernière soirée où se lurent Les adieux du Correspondant (20), j'aurais pleuré. Sans doute, la Revue vous reste ; mais ce ne seront plus ces réunions où, deux fois par semaine, de jeunes catholiques venaient former, du produit de leurs travaux, un seul corps et réunir leurs cœurs dans une même amitié, comme ils avaient réuni leurs esprits dans une pensée commune. Mon ami, je vous plains, et si je comprends votre âme, elle doit être affligée.
c) [Lavagnac, le 2 novembre 1831]. - ACR, AA 77; V., Lettres, I, p.239-242.
Répondant à une confidence de d'Esgrigny qui s'oriente vers le mariage, Emmanuel fait le point sur son projet de se consacrer à Dieu dans le sacerdoce, qui n'a cessé de s'affermir. Il vient de s'en ouvrir à ses parents qui n'y mettent "que des obstacles raisonnables" et lui proposent de voyager. Ainsi, il rentre de Digne où il est allé voir du Lac, et où il a rencontré Montalembert.
J'étais depuis quelques jours chez du Lac, mon cher ami, quand votre lettre m'est arrivée; elle m'a attendu assez longtemps. Ne soyez donc pas si étonné si j'ai tardé à vous en parler. Je garderai le secret, mon cher, mais puisque vous m'avez dit quelque chose, il est bien juste que je vous le rende. Eh bien ! mon grand projet continue. Il se développe toujours; depuis deux ans, il a eu le temps de grandir. J'ai voulu le laisser se fortifier dans le silence. Maintenant, il faut le rompre, ce silence, et le rompre avec joie, car je ne suis point triste, et, quoique je donne à Dieu toutes sortes de sujets de mécontentement, je m'aperçois fort bien qu'il ne m'en veut pas.
Je me suis ouvert à mes parents, qui ne mettent à mes vœux que des obstacles raisonnables. Ils désirent que je voyage, et comme les voyages ne peuvent en m'éprouvant que me faire beaucoup de bien, je me suis résolu à voyager. J'aurais beaucoup désiré vous avoir pour compagnon, mais puisque vous ne pouvez pas, j'ai trouvé Montalembert qui veut également voyager(21). C'est une âme que je n'ai vue que quelques jours; elle me paraît fort belle, quoique développée seulement d'un côté. Une partie me paraît manquer, c'est l'esprit de conduite. Peut-être je me trompe.
Mon ami, vous avez bien raison de trouver sublime le nœud du mariage; il est, en effet, très beau à l'œil de l'homme, et surtout du chrétien qui voit, au-dessus de deux êtres près de s'unir, Dieu qui dit : "Croissez et multipliez". Mais en même temps, il faut se souvenir que Jésus-Christ, interrogé par ses disciples pour savoir si la virginité n'était pas préférable au mariage, leur répondit : "Sans doute, mais il n'est pas donné à tous de comprendre cela."
J'ai donc vu du Lac et je crois, dans les dix jours que j'ai passés avec lui, lui avoir fait quelque bien. Son état est à plaindre. Toujours vexé par les personnes qu'il aime le plus, ayant affaire à une mère un peu têtue, et même beaucoup, je le trouve bien admirable de lutter avec la constance qu'il montre. Je me serais, je crois, découragé depuis longtemps. Il a été content de moi, et je l'ai fait convenir que si ce que vous disiez de moi dans le temps que j'avais plus de tête que de cœur était vrai, j'aurais une fameuse tête.
Je ne sais si je vous ai déjà dit que, depuis quelque temps, je découvrais en moi comme un homme nouveau, et que le jour à l'aide duquel je le découvrais, c'était la prière. Nous ne prions pas assez. Si nous savions prier, nous verrions bien des choses sous un autre point de vue; nous comprendrions bien mieux l'influence de la volonté divine sur toute chose, l'impression du bien et du mal sur l'intelligence; nous comprendrions ce que portent les arbres de la vie et de la mort. Notre âme, par la prière, acquiert une faculté nouvelle, qui l'introduit dans un ordre de choses dont elle ne se faisait pas idée. Il me semble que la prière me porte quelquefois sur le seuil de cet ordre de choses, que la porte s'ouvre et me laisse entrevoir ce dont je pourrais jouir, si j'étais assez pur pour entrer.
d) [Lavagnac, le 29 novembre 1831]. - Orig.ms. ACR, AA 79; V., Lettres, I, p. 245-248.
Dans cette lettre, Emmanuel accuse d'oubli Montalembert à propos d'un projet de voyage dont ils avaient convenu lors de leur rencontre à Digne et à Marseille, et émet un jugement sur l'action de l’Avenir après la suspension du journal prononcée par ses directeurs, le 15 novembre 1831.
En fait, Montalembert avait dû avec Lacordaire rejoindre Lamennais à Paris, où ils décidèrent de se rendre à Rome pour en appeler au jugement du pape sur leur programme politico-religieux. Dès lors, les parents d'Emmanuel s'opposèrent à ce que leur fils accompagnât dans la Ville Eternelle les trois "pèlerins de Dieu et de la liberté". De Rome, le 29 janvier 1832, en réponse à une lettre d'Emmanuel demandant des informations sur le déroulement de l'affaire, Montalembert rappellera à son ami leur conversation sur le quai de Marseille : "Vous avez dû être bien étonné de notre brusque départ, je l'ai été encore plus que vous, et quand nous faisions ensemble de charmants projets de voyage, je me doutais bien peu qu'un mois après je serais revenu à Marseille en me rendant à Rome(22)."
Que Montalembert ait oublié le voyage dont il m'avait parlé, c'est possible; mais qu'après que je lui eus dit que, pour plaire à mes parents, je voyagerais peut-être, il m'ait proposé d'aller à Rome avec lui, de l'accompagner en Allemagne ; qu'il m’en ait longuement entretenu sur le port de Marseille, à 10 heures du soir; qu'il m'en ait reparlé de lui-même, quand je lui dis adieu; qu'il m'ait demandé de lui en écrire, c'est positif. Au reste, n'en veuillez pas trop à ce jeune homme, que j'admire sincèrement. On lui a tant dit qu'il était illustre, célèbre, un génie, un prodige; son compagnon de voyage le lui a tant répété, quand les autres se taisaient; il a donné tant d'audiences, reçu tant de dîners qu'il n'est pas étonnant s'il a le nez un peu cassé par les coups d'encensoir qu'on lui a flanqués par le visage.
Je n'irai pas à Rome, parce que l'abbé de La Mennais y va. Mes parents pensent comme vous, et là-dessus je ne pense pas tout à fait comme eux.
Mon ami, vous êtes trop sec en parlant de mes desseins.
Je ne comprends pas ce que vous entendez par la faiblesse de l'Avenir. Un journal qui excite autant d'enthousiasme chez ses partisans et de tels rugissements de la part de ses ennemis ne saurait être un journal faible. Il faut voir les missions données contre cette faiblesse, les visites domiciliaires dont elle a été le motif. L'Avenir a été exclusif sans doute, mais dans sa position, s'il ne l'avait pas été, il n'aurait rien fait.
e) [Lavagnac, le 11 février 1832].- Orig.ms. ACR, AA 87; V., Lettres, I, p. 268-270.
Emmanuel continue à suivre les événements qui se déroulent en France et à Rome d'où il vient de recevoir une lettre de Montalembert, le 29 janvier 1832(23), et où il écrira à Lamennais le 14 mars 1832 pour l'informer de son entrée au séminaire(24). A son ami d'Esgrigny, Emmanuel ne parle que de leurs projets d'avenir : il souhaite à d'Esgrigny une famille heureuse, lui-même se réservant pour une autre paternité, celle du sacerdoce. Ce n'est plus pour l'heure qu'une question de lieu pour s'y préparer : Rome, Montpellier ou Paris, car, sur le fond, il a, depuis le 24 novembre 1831, l'accord de ses parents.
Mon âme, est en combat. Mes idées sur mon avenir se fixent de plus en plus, et pourtant, quoique je vous eusse mis souvent sur la voie, quoique vous n'eussiez pas dû attendre que je vous y misse, vous ne m'avez encore rien dit de sérieux à cet égard. Dépêchez-vous donc de me dire ce que vous pensez, non pas, je vous l'avouerai, que vos paroles puissent m'empêcher de faire peut-être un essai, mais pour fournir à mon esprit plus de lumières sur la position que je veux prendre et sur les obstacles qu'il me faudra renverser. Ami, si vous ne le faites, vous manquez à votre devoir.
Maintenant, vous parlerai-je de vous ? Voulez-vous vous marier et avez-vous quelqu'un en vue ? Cher ami, je pense souvent à vous et, je vous l'ai déjà dit, mes rêves mêmes me portent votre image entre une jolie et vertueuse femme et de petits marmousets. En renonçant aux plaisirs de la famille, j'envisage comme un dédommagement - si, par impossible je pouvais désirer des dédommagements - j'envisage vos enfants, sur lesquels je dilate l'amour déjà assez grand que je porte au père.
Où vais-je me perdre ? Ami, c'est que je vous aime, et qu'embarquée avec votre souvenir, mon imagination peut aller loin, comme vous voyez. Soyez heureux, Luglien, au sein de la famille que Dieu fera naître de vous. Pour moi, je sens mon cœur se former pour une autre paternité. Oui, il est vrai, mon cœur se dilate pour aimer d'un amour universel; je me fais l'idée de l'immensité du cœur d'un prêtre, et il me semble que le mien commence à la réaliser. Ah ! mon cher, vous ne savez pas ce que c'est qu'enfanter, comme saint Paul, des chrétiens, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en eux. Dans mes instructions aux gens de la maison, je fais un apprentissage bien doux. De quatre ou cinq familles je ne fais qu'une famille, dont je suis le lien, que j'unis à Jésus-Christ. Ami, si vous ne comprenez pas ce genre de bonheur, plaignez-vous vous-même. De grandes joies vous sont refusées.
Mes idées sont avancées au point que je délibère sur le lieu de la préparation, et je ne sais que choisir : de Rome, de Montpellier ou de Paris. Paris m'est proposé par mes parents et, sans vous, je choisirais peut-être Paris. Mais vous me faites peur. Je ne penserai pas assez à Dieu, quand je serai près de vous, et quelqu'un d'autre que lui préoccupera trop mon cœur du désir de le voir. Ami, je suis faible et je ne saurais pas vous aimer avec mesure.
Priez pour moi, si vous ne pouvez prier pour vous-même. Adieu. Suivez votre voie en paix. Portez votre croix avec douceur. Hélas ! tous ont leur voie, et leurs épines, et leur croix.
Emmanuel.
f) [Lavagnac le 7 mars 1832].- Orig.ms. ACR, AA 91; V., Lettres, I, p. 277-280.
Emmanuel d'Alzon a finalement choisi avec l'accord de ses parents d'entrer au séminaire de Montpellier. A l'approche du carême, il associe son ami à ses réflexions sur la mort et lui révèle son état d'âme "à mesure qu'approche le moment de mettre à exécution la grande action qui va le placer dans un monde différent". Dans une autre lettre, du 10 mars, il lui proposera le parti de sa sœur Augustine : "Vous voyez, écrit-il, que mon plus vif désir serait que vous me dussiez un peu de votre futur bonheur et qu'au moment de renoncer aux jouissances de la famille, je voudrais vous les procurer vives et pures(25)."
Je ne sais pourquoi le printemps ne me plaît pas cette année comme les autres années. Toujours des feuilles vertes couvrent les arbres; toujours, après quelques mois, ces mêmes feuilles [sont] jaunies et emportées par le vent. Voilà l'homme et ses frères. Il naît, sort du bourgeon avec sa génération et finit par tomber avec son siècle. A chaque siècle, de nouveaux hommes, comme à chaque printemps des feuilles nouvelles. Hommes et feuilles passent vite, et l'oubli est pour tous le même.
Voilà ce que je pensais l'autre jour en me rendant à une partie de campagne(26). La mort toujours devant moi, se présentait ce jour-là avec une nouvelle force. Pensez-vous à la mort, Luglien ? Pour moi, sa pensée briserait tout mon être, si la pensée de Dieu ne venait à chaque instant donner aux ressorts courbés de mon âme un élan nouveau. Oui, il faut aller là où sont allées les générations passées. Il faut mourir; et s'il faut mourir un jour, à quoi bon vivre aujourd'hui ? Sans Dieu, il y aurait là de quoi se pendre. Mais j'oubliais que j'étais heureux et, en effet, la funèbre impression passe vite et fait place à la plus douce espérance. Ami, voilà comment je suis ballotté, et comment je me trouve heureux. J'aime affronter les dangers de la tempête, quand je suis sûr du vaisseau qui me porte. Ami, vous aussi, vous seriez heureux, si vous saviez vous jeter dans mon vaisseau. […]
A mesure qu'approche le moment de mettre à exécution la grande action qui va me placer dans un monde différent, je sens renaître le calme et c'est, disent les personnes qui en ont l'expérience, un des présages les plus favorables que le retour de la paix après l'orage, au moment de se décider.
Car, il faut bien que vous le sachiez, les objections que vous m'avez faites et bien d'autres encore, je me les étais faites moi-même, et bien souvent elles m'avaient, vous pouvez le croire, mis l'âme dans une grande perplexité. Les doutes les plus terribles ne sont pas alors ceux que d'autres présentent, mais ceux qui viennent comme d'eux-mêmes à l'esprit qui demande à Dieu la lumière et qui, pour la découvrir, est obligé de percer une épaisse vapeur. Mais, avec un peu de constance, la vapeur passe et la lumière brille. La fumée ne s'élève-t-elle pas du foyer, avant que la flamme [ne] l'embrase ? Eh bien ! la fumée a disparu ou disparaît peu à peu, et chaque jour je vois de plus en plus la flamme, ou plutôt je la sens.
Expliquez-moi, Luglien, si vous le pouvez, pourquoi la pensée de mon avenir fait fondre en larmes ma mère et que cette pensée ne se présente jamais à moi sans porter la joie dans mon cœur, lorsque surtout j'en parle avec des personnes capables de me comprendre ? Comment donc? Suis-je dans l'illusion ? Certes, je suis loin de le croire. Je le voudrais, il me serait impossible. Et puis, pendant trois ans, on n'a pas eu constamment un but positif, on n'a pas dirigé son cœur vers ce but, et, sauf quelques moments d'épreuve, on ne s'est pas senti entraîné vers le sacerdoce, sans la volonté d'en haut. Je suis content, parce que je suis ma voie; ma mère pleure, parce qu'elle fait pour moi un sacrifice qui ne saurait me coûter.
5
Extraits de lettres d'Emmanuel d'Alzon à Henri Gouraud
a) [Lavagnac, le 16 mai 1831]. Orig.ms. ACR, AA 64; V., Lettres, I, p. 199-201.
Emmanuel d'Alzon invite son ami à lire les Epitres de saint Jean, comme il le fait lui-même, pour avancer dans l'amour du Christ.
Pourquoi ne puis-je jamais penser à saint Jean l'Evangéliste, sans penser à vous? Ne vous en fâchez pas. C'est un de mes saints de prédilection. Il était si pur, si chaste, si aimant qu'il semble que le cœur de Jésus-Christ, sur lequel il avait reposé pendant la dernière Cène, soit passé dans le sien(27). Ce rapprochement me fait doublement penser à vous, parce que je lis en ce moment les Epîtres de saint Jean. "Mes bien-aimés, je vous écris ceci, afin que vous ne péchiez plus. Si quelqu'un de vous pèche, nous avons auprès du Père tout-puissant un avocat, Jésus-Christ, qui est juste". Mon bien-aimé, je ne veux pas que vous péchiez, je ne veux pas que vous vous abandonniez à vos faiblesses, à vos défaillances, à vos chagrins; mais si vous vous y abandonnez, je veux que vous songiez à votre avocat, à celui qui s'est fait votre propitiation et, en même temps, votre modèle. Comme vous, il a eu des défaillances; comme vous, il a eu des moments d'abandon. N'est-il pas mort de la mort la plus cruelle, non pas à cause des supplices du corps, mais des peines de l'âme ? Il est mort pour ainsi dire en désespéré : "Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ?" Oh ! pensez à cela. Lorsque vos forces baissent, songez à ce dénuement complet de forces dans votre Maître; et puis, pensez aussi qu'il était juste. Je vous prie de lire, pour l'amour de moi, la première Epître de saint Jean. Je la lis maintenant et je serais bien aise de penser que les mêmes paroles fixent notre attention à tous les deux. Cette Epître, je ne sais pourquoi, me paraît très propre à vous faire un grand bien. Il me semble que vous avez quelque chose de saint Jean, et je désirerais bien qu'en lisant ce qu'il a écrit, vous lui devinssiez encore plus semblable.
b) Montpellier, le 14 janvier 1832. - Orig.ms. ACR, AA 85; V., Lettres, I, p. 262-265.
Réfléchissant sur les misères et les vices de l'humanité, Emmanuel d'Alzon s'interroge sur la justice et la miséricorde de Dieu, avant d'entrer au séminaire, laissant à son ami pour adieu la foi, l'espérance et l'amour.
Le crieur de nuit vient de m'annoncer que c'est aujourd'hui samedi. Il y a une heure, c'était vendredi encore. Laissons-le, mon cher Gouraud, annoncer à ceux qui dorment que le sommeil n'arrête pas le temps. Pensons à ceux qui veillent. Hélas ! pour combien cette nuit sera une nuit coupable? Cette pensée atterre. On n'a pas assez de douze heures du jour pour offenser [Dieu], il faut encore l'offenser aux flambeaux [ou] dans les ténèbres; il se trouve des hommes qui savent rendre jusqu'à leur repos criminel. En voilà bien assez pour donner une grande haine contre cette humanité, qu'il faut aimer pourtant et prendre en pitié. [...]
Alors, si quelque chose semble inexplicable, ce n'est plus la sévérité de Dieu, c'est la grande miséricorde selon laquelle il nous traite.
J'ai besoin, mon cher ami, de me plonger dans ces idées, bien désolantes pourtant, afin de me sauver d'autres pensées non moins désolantes. Pourquoi la voie étroite est-elle si peu fréquentée ? Pourquoi le troupeau choisi est-il si peu nombreux ? Le sang de Jésus-Christ est-il donc sans force et a-t-il été versé inutilement ? Pensez une heure à ces questions et vous perdrez la tête, si la foi ne la tient ferme sur les épaules. Et maintenant, je comprends pourquoi si souvent il est nécessaire de s'arrêter, avec saint Paul, devant le trône de Dieu, de s'écrier : O altitudo ! ... et de s'abîmer dans l'immensité de la justice et de la miséricorde. […]I
Adieu, Gouraud. Foi, espérance et amour : cette triple vertu est nécessaire dans toutes les positions de la vie du chrétien; toujours elle le soutient, quand il s'abandonne à elle. C'est le mot du terrible mystère de l'humanité. Adieu.
6.
Extraits de lettres d'Emmanuel d'Alzon à Eugène de La Gournerie
a) Lavagnac, le 1er juin 1831. - Orig.ms. ACRS AA 68; V., Lettres, I, p. 210-212.
Emmanuel d'Alzon fait le point sur ses études : il se propose d'étudier "le développement de l'esprit humain dans ses rapports avec les dogmes catholiques", et veut en finir avec l'étude de l'allemand avant la fin de 1° année 1831.
Vous avez le projet de travailler, et moi aussi. Je ne pense pas avoir perdu mon temps jusqu'ici; je veux continuer. J'ai mon plan tout tracé jusqu' à la fin de l'année, et quoique bien des circonstances puissent me déranger, je suis encore content de savoir ce que je veux faire. Je me propose de faire un travail, dans lequel je considère le développement de l'esprit humain dans ses rapports avec les dogmes catholiques. Je veux chercher si chez les peuples qui n'ont pas connu la vérité tout entière, la civilisation n'a pas eu des progrès proportionnés au degré de vérités connues par eux; quelles sont les causes de leur décadence et de leur état stationnaire, et comment le catholicisme va lui-même se développant, non en lui-même, mais par rapport à la plus parfaite connaissance que nous avons de ses dogmes. Je considère également l'influence du catholicisme sur les rapports sociaux de différentes espèces, et j'essaye de montrer la supériorité du point de vue catholique, pour pénétrer dans les différentes branches du perfectionnement humain.
Vous comprenez qu'un tel travail n'est pas court, qu'il exige de nombreuses lectures, beaucoup de recherches et un peu d'application d'esprit. C’est ce que je demande. Si, à la fin de l'année, je puis en venir à bout, je serai satisfait. Quant à la méthode, après avoir considéré en gros mon sujet, je me suis mis à lire en prenant quantité de notes. Heureusement j'ai un assez bon nombre d'ouvrages qui m'aideront dans mon travail. En lisant, j'étudie en quelque sorte les matériaux dont je puis disposer; ensuite, je verrai quel arrangement leur convient. [...]
Je veux enterrer également, avec l'an de grâce 1831, l'étude assommante de l'allemand. Maintenant, je commence bien à le comprendre par-ci, par-là, mais il me faut du temps encore avant de pouvoir me dire fort. Avec cela, je pourrai dire que je me le suis appris tout seul.
b) [Lavagnac le 8 mars 1832]. - Orig.ms. ACR, AA 92; V., Lettres, I, p. 280-284.
En termes légèrement voilés, Emmanuel d'Alzon annonce à de La Gournerie son entrée au séminaire, le remercie de son amitié et lui souhaite d'être par la poésie au service de la religion.
Mon cher ami, vos lettres me font toujours un plaisir indicible, et me font aussi bien de la peine par la pensée que je ne pourrai vous embrasser peut-être de longtemps. Vous saurez bientôt pourquoi. Je vous remercie des nouvelles que vous me donnez de nos amis. C'est une pensée qui m'émeut toujours profondément, et leur souvenir est si vif que je dois remercier la Providence de m'avoir préservé des mauvaises liaisons; il m'en eût trop coûté pour les lui sacrifier.
Dites à Bridieu que la paresse ne retient, j'espère, que sa main, mais que je ne doute nullement de son cœur. Bridieu m'a été bien utile, et j’ai envers lui une dette que je n'oublierai jamais. On ne peut penser à Bridieu sans penser aux œuvres qu'il soutenait si bien. La Révolution leur a-t-elle été funeste ? J'espère que l'on aura au moins respecté les consolations apportées au peuple dans les souffrances que lui ont causées plus que jamais les derniers événements. Que fait le bon d'Aulnois ? A-t-il conservé sa maison ? Donnez-moi, je vous prie, l'adresse de M. Bailly, car vainement je la demande à de Jouenne et à Gouraud. Voulez-vous me parler de Brézé ? Est-il toujours à Rome ? Je plains beaucoup François de la Bouillerie, et si vous le voulez, parlez-lui de moi. Je conserve toujours de lui un souvenir très précieux. C'était bien un de ces rares jeunes gens qui ont conservé toujours le cœur pur et l'esprit [...](28). Je suis curieux de connaître ses vers.
Et vous, mon cher Eugène, quand faites-[vous part] au public de vos poésies ? Vous auriez un portefeuille précieux à [publier. Si] vous voulez que je vous parle en ami, je vous engagerai fortement à cultiver votre talent. […] Qui sait si Dieu ne vous a pas choisi pour montrer jusqu'où s'élève le talent paré de la pureté chrétienne ? Ce que je vous dis ici n'est pas pour vous flatter. Vous avez une mission comme tout homme, et si la vôtre est de donner aux hommes une idée des beautés virginales de la religion, vous seriez coupable de ne pas céder à ce qui vous est demandé. Vous êtes à Paris. Paris vous encourage.
C'est bien. Ne perdez donc pas votre temps; travaillez, travaillez pour devenir, non pas un homme de talent, mais pour perfectionner celui que vous avez.
7
Extraits des souvenirs de Sœur Charlotte d'Alzon, sur l'enfance et la jeunesse d'Emmanuel d'Alzon, son cousin, Maison de la Charité d'Agde, le 2 septembre 1881. - Orig.ms. ACR, DQ 255.
Charlotte d'Alzon, cousine d'Emmanuel, devenue Sœur de la Charité, nous donne le récit du départ d'Emmanuel d'Alzon au séminaire de Montpellier. Il avait le consentement de ses parents, mais avait convenu avec eux, après avoir disposé toutes choses au séminaire, de partir secrètement pour éviter la scène des adieux, ce qu'il fit dans la nuit du 14 au 15 mars 1832.
Ce fut en 1832 vers la fin de février ou au commencement de mars qu'Emmanuel quitta Lavagnac pour entrer au Séminaire. Quinze jours avant il avait fait une partie de chasse avec quelques jeunes gens de Pézenas et des environs. Ils furent à la montagne, où ils passèrent quatre ou cinq jours; il y fut le plus entrain et le plus gai de la joyeuse bande. Aussi ces Messieurs furent-ils très surpris de sa détermination. Il avait, à ce moment-là, depuis plus de deux mois, le consentement de son père, et depuis plus de quinze jours, celui de sa mère.
Il vint, huit jours avant son entrée, au séminaire, pour tout arranger. Mais il ne dit rien à la maison de sa détermination, il fit seulement beaucoup d'instances pour m'amener avec lui à Lavagnac. Ma mère y aurait consenti volontiers, mais elle ne trouva pas convenable de me laisser faire seule ce voyage avec lui.
Je n'étais donc pas là lorsqu'il est parti, mais Augustine m'a dit qu'il avait dîné à 6 heures du soir, comme à l'ordinaire; il était venu au salon pour laisser le temps aux domestiques de souper; il y a passé quelque temps; puis, il est sorti, a été dans sa chambre; la voiture l'attendait dans la grande cour, pour que, du petit salon où l'on passait la soirée, on ne l'entende pas partir. La diligence ne passait à Montagnac que de 9 à 10 heures du soir; personne ne savait le moment de son départ. Mais on pensait que cela arriverait d'un moment à l'autre, et l'anxiété a été grande quand on ne l'a pas vu rentrer au salon. Mon oncle et ma tante se sont retirés dans leur chambre sans dire un seul mot. Augustine et Marie en ont fait autant pour donner un libre cours à leurs larmes. Depuis, toutes les fois qu'Emmanuel a quitté Lavagnac, il a fait ainsi, car sa mère l'a toujours vu partir avec un grand déchirement de cœur.
Deux jours après, ma tante vint à Montpellier avec ses deux filles, mon oncle ne quitta pas Lavagnac. A son arrivée elle nous fait prévenir. J'accours auprès d'elle, et en m'embrassant et me couvrant de ses larmes elle me dit : "Ma fille, tu comprends toute la grandeur du sacrifice que le bon Dieu demande de moi, mais s'il fallait aller à la croisée ou faire deux pas dans ma chambre pour faire sortir Emmanuel du Séminaire, je ne le ferais pas, car je craindrais d'aller contre la volonté du Seigneur." Emmanuel est resté au Séminaire jusqu'aux vacances; mon oncle et ma tante ont désiré alors le faire voyager et c'est au mois de novembre qu'il est parti avec l'abbé Gabriel, alors curé de Sainte-Ursule, à Pézenas(29).
8
Extraits du dossier de lettres d'Emmanuel d'Alzon à sa famille
a) De la lettre d'Emmanuel d'Alzon à son père, dimanche [Montpellier 1er avril 1832]. -Orig.ms. ACR, AA 96; V., Lettres, I, p. 295-296.
Emmanuel d'Alzon, après avoir remercié son père de la visite qu'il lui a faite, lui dit qu'il a reçu du Lac et qu'ils ont parlé du séjour à Rome de Lamennais. Il lui demande de lui acheminer sa correspondance, quelques livres, et l'informe de ses études bibliques et de son apostolat à l'hôpital.
J'ai appris, mon cher petit père, que vous aviez pris votre parti et que vous aviez enfin quitté Montpellier par un triste temps. Il faut bien que je vous en remercie, puisque vous n'avez eu la pluie que pour dîner avec moi. Depuis jeudi, le temps est ici à peu près le même. Jeudi soir, je reçus la visite de M. du Lac qui s'en retourne à Castres. Il me fit part d'une lettre venue de Rome, où l'on apprenait que le Pape avait reçu en effet les pèlerins présentés par le cardinal de Rohan, qu'il leur avait fait l'accueil le plus favorable. Voilà qui dément les injures de l'Ami de la religion, qui disait que le Pape ne voulait pas les voir. J'espère que si vous recevez pour moi une lettre de Rome, vous me l'enverrez le plus tôt possible; ouvrez-la, si vous êtes curieux de savoir ce qu'elle contient(30).
Je vous prie de m'envoyer, dès que vous aurez une occasion, les livres suivants : 1° Un Nouveau Testament grec, qui doit se trouver sur la table de mon cabinet ou à la tablette qui est contre la muraille, entre la bibliothèque et mon ancien cabinet, à côté de la cheminée; 2° au même endroit, les Pensées de Pascal, un petit volume relié en veau; 3° au même endroit encore, le Traité de la religion de Bailly, deux volumes in-12 brochés en rosé. Si vous recevez quelque brochure intéressante, faites-la moi passer également. II me semble que si vous n'avez pas d'occasion, vous pourriez m'envoyer ces livres par la diligence, parce que j'en ai besoin, du Traité de la religion surtout.
Nous nous sommes réunis sept à huit pour causer sur la Bible, pour connaître les objections qu'on peut faire contre l'authenticité, la canonicité, la véracité des Livres Saints. Or, Bailly, quoique très faible, réfute une partie des objections qu'on peut faire. Je crois avoir bien fait de prendre ainsi quelques jeunes gens, qui sont les plus forts de la conférence. M. Vernières lui-même me les a indiqués. On peut causer sur la Bible, sans avoir recours indispensablement aux doctrines dont on ne veut pas entendre parler(31).
Obligé d'interrompre ma lettre, je la reprends au retour de mon catéchisme à l'hôpital général. Je crois que ce qu'il y aurait de mieux pour ces braves gens serait de leur donner des livres. Je tâcherai de m'en procurer quelques-uns et de les leur prêter.
b) De la lettre d'Emmanuel d'Alzon à son cousin Edmond d'Alzon, Lavagnac, le 10 juillet 1832. - Orig.ms. ACR, AA 102; V., Lettres, I, p. 312-315(32).
Emmanuel d'Alzon reprend point par point une lettre de son cousin. Il le remercie d'abord de lui rapporter les commérages faits au sujet de son entrée au séminaire. Or, la seule raison en est que le bon Dieu lui a fait la grâce "d'aimer le dévouement". En second lieu, il aide son cousin à comprendre et même à respecter les prêtres infidèles à leur ministère. Enfin, parlant de l'Avenir, il l'invite à comprendre que les plus dévoués peuvent être victimes des plus basses intrigues. Rappelons qu'à cette date l'Encyclique Mirari vos (15 août 1832) n'a pas encore paru.
Pour en revenir à ta lettre, que tu as sans doute oubliée, mais que j'ai précieusement conservée, je te remercie de toutes les aimables et belles choses que tu me dis. Il paraît que mon entrée au séminaire a fait parler bien des gens de toutes les manières, mais bien peu ont vu ma pensée aussi bien que toi. Les uns disaient que je prenais la soutane, forcé que j'étais par le fanatisme de mes parents. Il aurait, en effet, fallu être terriblement fanatique pour me forcer, dans l'état où nous sommes, d'entrer malgré moi dans le sacerdoce. D'autres ont dit que je voulais servir Henri V. Sans doute en montant une conspiration séminaristique. Oh ! les sots ! Les plus fins ont découvert qu'on ne pouvait pas tout savoir et qu'il y avait quelque chose là-dessous. Comprends-tu la malice ?
Le bon Dieu m'a fait la grâce d'aimer le dévouement, et j'ai senti s’accroître en moi le désir de défendre la religion au moment où on l'attaquait le plus. J'aimais à penser que, dans ce temps où tout est agité, variable, incertain, où surtout l'avenir est si obscur où chacun, quel que soit son état, son opinion, est menacé, je m'attachais à quelque chose de fixe, d'immuable, et que, si je m'exposais à quelque danger, c'était au moins pour une cause qui en valait la peine.
Je te l'ai sans doute dit quelquefois : rien ne m'indigne comme l'égoïsme, que je vois aujourd'hui envahir la société. C'est une glace qui paralyse tout; c'est une lèpre qui gagne rapidement et répand la corruption et la mort. L'amour s'est réfugié dans ce qu'il y a de plus matériel - et quiconque se respecte rougit à la seule pensée d'aller le chercher si bas, - ou dans la religion, où il s'épure de plus en plus et d'où il rejaillira, je l'espère, avant peu sur les hommes qui le méconnaissent.
Les tristes réflexions que t'a inspirées la conduite de certains prêtres, je les fais depuis bien longtemps. Je me rappelle à ce sujet qu'un jour déplorant avec quelques personnes les intrigues du Conclave, un de mes amis s'écria avec un énergique juron : "Et f..., voilà ce qui me persuade plus que tout, [de] la vérité de la religion : c'est qu'avec de pareils coquins, elle se soutienne encore comme elle le fait". Il avait au fond bien raison ; car, quoique la conduite d'un prêtre influe d'une manière effrayante en pensant à la responsabilité qui en résulte pour lui, quoique sa conduite influe immensément sur la foi des peuples, il est inconcevable, humainement parlant, qu'avec toutes les passions qu'ont recouvertes depuis dix-huit siècles les soutanes de toutes les couleurs, la religion n'ait pas péri, tuée par le contraste des enseignements et des mœurs de ses ministres.
Cependant, il faut le dire, on ne fait pas assez attention que le prêtre après tout est un homme. Sans doute, il serait heureux que sa sainteté conservât l'opinion qu'il doit être un ange. Mais, remarque un peu, quels sont ceux qui crient le plus contre les prêtres mauvais? Ce sont ceux qui sont pires qu'eux. Il y a une autre observation, c'est que les prêtres corrompus fréquentent toujours les compagnies des plus grands détracteurs du sacerdoce. C'est un fait qui explique bien des choses. Le devoir des catholiques, lorsqu'on leur objecte des faits qui sont quelquefois des calomnies, mais trop souvent des médisances, c'est de se rappeler le quatrième commandement; car, après tout, ce sont nos pères, et quoiqu'il soit permis de gémir des fautes de son père, malheur à celui qui ne jette pas un manteau sur ses turpitudes.
Je ne sais si tu as été frappé comme moi du vide qu'a laissé l’Avenir et si tu as remarqué que rien encore ne le remplaçait. Au milieu des voix discordantes et opposées qui s'élevaient de toutes parts, l’Avenir faisait entendre et quelquefois dominer celle de la religion.
L'Avenir s'est tu, écrasé par les plus odieuses intrigues du pouvoir et de certains prêtres ligués contre ses rédacteurs. Le tumulte a continué, mais ce n'étaient plus que des voix d'hommes. Pas une pensée de Dieu, pas un souvenir du catholicisme. Des cris de partis qui se déchirent; pour tout sentiment, la haine; aucun espoir de réunion, qu'eut peut-être et même presque certainement ramené la charité, si l'on eût permis à la liberté d'en être l'apôtre. Mais non; le pouvoir a commandé un mutisme absolu, et certains hommes qui se disent amis du christianisme ont ordonné au clergé de courber le front sous un silencieux esclavage.
Où est l'homme qui aura le courage de braver les obstacles de tous genres, pour faire entendre de nouveau la voix de Dieu ?
c) De la lettre d'Emmanuel d'Alzon à son père, Montpellier le 30 novembre 1832. - Orig.ms. ACR, M 124; V., Lettres, I, p. 378-380.
Victime d'une indiscrétion commise auprès de la mère qui est à Paris, sur la façon dont il juge les études faites au séminaire, Emmanuel tient à rassurer ses parents qu'il n'a nullement mis en cause sa présence au séminaire.
J'ai reçu, il y a deux ou trois jours, une lettre de ma mère. M. Combalot m'a encore joué un tour de son métier. J'avais, en répondant à M. de Montalembert(33), dit quelque chose de l'ennui que j'éprouve de ne pouvoir répondre aux personnes qui attaquent mon opinion. M. de Mont[alembert] a montré ma lettre à M. Combalot, qui, poursuivant toujours son idée, a été chanter à ma mère que je périssais d'ennui; ce qui est évidemment faux. Il est bien vrai que je m'aperçois tous les jours de la faiblesse des études et de bien d'autres misères, qui me prouvent de plus en plus que je perds mon temps; mais il y a loin de là à périr d'ennui. Ma mère, tout effrayée, m'a écrit pour me demander si j'avais envie de quitter le séminaire. Vous pouvez bien penser que je lui ai répondu de façon à ne lui laisser aucun doute sur mon intention d'y rester, parce que l'on trouvera partout de petites contradictions ; que celles auxquelles je suis exposé, j'ai dû les prévoir ; qu'elles fortifient, loin de l'affaiblir, ma résolution; qu'elles me confirment seulement dans l'idée où je suis que l'éducation ecclésiastique a besoin d'une réforme et qu'il est malheureux d'arriver trop tôt pour en profiter.
Ceci, mon cher père, doit rester absolument entre nous, parce que tôt ou tard quelque indiscrétion finirait par me mettre dans une position fâcheuse vis-à-vis des supérieurs.
d) De la lettre d'Emmanuel d'Alzon à sa sœur Augustine, Montpellier les 29, 30, 31 janvier 1833. - Orig.ms. ACR, AB 1; V., Lettres, I, p. 380-386. '
Emmanuel confie à sa sœur Augustine, qui est auprès de leur mère à Paris, son jugement sur la situation présente de l'Eglise : "Un fait est aujourd'hui incontestable, c'est que la semence est jetée; tous les germes ne lèveront pas, peut-être, mais plusieurs lèveront et c'est ce qui suffit."
Puis il en vient à son cas personnel : prêtre séculier ou prêtre religieux, il ne saurait dire, mais assurément prêtre au milieu des hommes. Il doute que la formation intellectuelle reçue au séminaire le prépare à son "grand désir de se consacrer à la défense de la religion".
Plus loin, il demande à sa sœur de l'aider à se tenir au courant de ce qui concerne Lamennais.
Tu veux savoir quels sont mes projets pour l'année prochaine. Je te parle dans toute la sincérité de mon âme : je n'en sais rien. Si jamais je t'ai parlé de ma vocation, je crois t'avoir dit qu'elle était née en moi par un grand désir de me consacrer à la défense de la religion.
Pendant plusieurs années, j'ai bien mûri cette pensée. Je me suis bien convaincu que, au temps où nous vivons, il n'y a que misères et fatigues sans consolation dans toute carrière ordinaire, parce qu'on n'y voit que les hommes, et je t'avouerai (ne va pas m'accuser de misanthropie) que je ne puis en général aimer les hommes que pour Dieu.
J'ai cru cependant que j'étais appelé à vivre au milieu d'eux. La Trappe ou la Chartreuse me convenant fort peu, j'ai dû chercher par quel moyen je pourrais servir Dieu dans le monde. Ce moyen, je ne l'ai pas encore trouvé. Cependant, il est certains faits dont il m'est impossible de douter. Ainsi je crois, aussi fortement que deux et deux font quatre, que Dieu me veut dans l'état ecclésiastique; je crois qu'il ne m'appelle pas à l'exercice du ministère ; je crois, d'après sa conduite passée à mon égard, que si je n'y mets aucun obstacle, lorsque le moment sera venu, il me fera connaître où il me veut; je crois enfin qu'il n'est pas bon pour moi de trop envisager l'avenir, parce que, pour vouloir trop le sonder, j'apporterais immanquablement quelques vues trop humaines qui gêneraient les vues de la Providence.
Que si tu veux encore savoir quelques probabilités, tu peux demander à ma mère la proposition que m'a faite M. de Salinis(34), mais en te rappelant toujours que ce n'est qu'un projet humain et qui, par cela même, a pour moi de grands éléments de non-succès. Je t'avouerai cependant que je ne crois pas que la vie morale de ce Séminaire me convienne longtemps. Ma santé physique s'y fortifie, il est vrai, tous les jours, mais le corps n'est pas seul sujet aux maladies. Ne va pas t'effrayer pour cela, car tu ne comprends peut-être pas de quoi je veux te parler. C'est une espèce de racornissement intellectuel avec lequel on rit, on s'amuse, et qui, pourtant, vous rapetisse intérieurement et peu à peu vous bouche l'esprit.
Tu en sais à présent autant que moi sur mon avenir; car tu concluras facilement de tout ce que je viens de te dire que j'ai certaines idées positivement arrêtées, d'autres fort incertaines, que, par conséquent, je ne puis rien te dire de fixe. [...]
Tu me fais beaucoup de plaisir en m'apprenant la visite de M. de Montalembert; s'il revient voir ma mère, tu auras soin, je l'espère, de me l'apprendre. Engage M. Combalot à te parler avec détails de l'affaire de M. de la Mennais et de ce qui se passe à Rome. Ce sont des détails qui m'intéressent trop pour que je n'aie pas la plus grande envie de les connaître tous.
9
Extraits du dossier de lettres d'Emmanuel d'Alzon à ses amis
a) De la lettre d'Emmanuel d'Alzon à d'Esgrigny, [Montpellier, le 9 mai 1832].- Orig.ms. ACR, AA 101; V., Lettres, I, p. 306-310.
Emmanuel d'Alzon, après quelques mois de séminaire, révèle à son ami que le sens du sacerdoce est à prendre à partir de Jésus-Christ et de Jésus-Christ crucifié; et il l'invite à le soutenir dans cette voie par la prière.
Votre lettre m'a fait plaisir. J'y suis de votre avis souvent, mais pas toujours. Vous croyez, vous, qu'un prêtre doit s'occuper de marier les gens. Sous un rapport, vous avez raison; sous un autre, vous avez tort. Mais ne revenons plus là-dessus. J'ai autre chose à vous dire.
[...] Croyez-vous, mon cher ami, que je ne cherche que la paix du cœur, que les douceurs, les voluptés de l'âme unie à son maître ? Ce n'est point cela. La vie du prêtre devrait être la vie de la croix; son plus beau privilège devrait être de s'étendre sur le bois sacré. Le privilège du prêtre est d'apprendre, par la douleur, les mystères de miséricorde. Un saint prêtre me disait : "Quand vous monterez à l'autel, Dieu vous révélera des choses indicibles." Que de choses, en effet, dont je ne me doutais pas seulement et dont je commence à avoir le sentiment !
Oh ! si je pouvais réaliser jamais le modèle qui m'est montré, accomplir l'idée que je me fais de ma vocation personnelle; si je pouvais accomplir ma mission auprès des hommes et me crucifier en même temps au monde, mettre mes mains dans les mains de Jésus-Christ, mes pieds sur ses pieds, mon cœur dans son cœur, et souffrir avec lui ! C'est quelque chose de bien beau que les souffrances d'un prêtre, considérées non comme expiation, non comme épreuve pour lui, mais comme sacrifice pour les autres.
Je ne crois pas que Dieu impose ce genre de souffrances de vive force; il le propose à ceux qu'il aime; c'est à eux de voir s'ils savent connaître le don de Dieu. Priez, mon ami, priez pour que Dieu me donne les grâces nécessaires pour supporter ce poids d'humiliations, de douleurs de tout genre, qui, je crois, m'est offert, mais que je suis bien faible à porter. Et cependant, voilà le vrai bonheur : être frappé à la fois de Dieu et des hommes, porter péniblement sa croix, y être cloué; et tandis que dans le corps tout souffre, tandis que les hommes passent et détournent la tête avec mépris et dégoût, n'avoir pas même Dieu pour soi et s'écrier : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ?"[…]
Priez donc, mon cher Luglien, qu'il soit mon guide, qu'il soit ma lumière, qu'il soit ma vie, et souhaitez-moi un peu de courage.
1. Un maître spirituel, p. 9
2. Mgr Fournier l'avait accueilli avec beaucoup d'affection, comme en témoigne cette finale de lettre à d'Esgrigny : "Adieu, mon cœur, comme me disait avant-hier notre grand évêque" (16 mars 1832; orig.ms. ACR, AA 94; V., Lettres, I, p. 290-292), - Ecrivant à son père, il glisse ce mot: "Dites, je vous prie, à ma mère que je suis au moins jusqu'au coude dans la manche du Supérieur" (26 avril 1832; orig.ms. ACR, AA 99; V., Lettres, I, p. 303-305). - Par une lettre de l'abbé Daubrée, nous savons qu'il s'est entremis auprès de Dom Guéranger et au nom de l'abbé Vernières pour quelques séminaristes désireux d'aller à Solesmes pour un temps d'études plus approfondies (lettre à Dom Guéranger, 25 novembre 1833; Arch. Solesmes; ACR, photoc. CV 92). - De Rome, l'abbé d'Alzon écrira plusieurs fois aux séminaristes de Montpellier, aux professeurs et au supérieur du Séminaire (v. infra 18 et 19, et Ch. VI 1).
3. Le 28 septembre 1832, l'abbé d'Alzon écrivait à d'Esgrigny : "Tout jeune homme doit marcher avec son siècle. S'il est catholique, il doit le précéder. Vous ne vous faites pas idée des galopades intellectuelles que je fais, au risque de me briser la cervelle, pour me tenir toujours en avant" (Orig.ms. ACR, AA 111; V., Lettres, I, p. 344-349).
4. Quelques autres de ses amis sans doute, dont du Lac.
5. Les deux écoles où s'étaient groupés et se formaient les jeunes disciples de Lamennais, fondateur avec son frère et supérieur général de la Congrégation de Saint-Pierre depuis 1828.
6. Lettre d'Emmanuel, du 22 janvier, où il n'est point question de la confidence faite sur son avenir. - Orig.ms. ACR, AA 12; V., Lettres, I, p. 36-38.
7. Montalembert éprouvera le même étonnement et la même peine que d'Esgrigny en apprenant d'E. d'Alzon son entrée au Séminaire : "J'en ai été surpris et d'abord presque affligé, lui écrira-t-il le 12 avril 1832, car je nourrissais le secret espoir d'apprendre plus tard à vous connaître et à vous aimer davantage, et de combattre pendant le reste de ma vie, non seulement sous le même drapeau que vous, mais encore à vos côtés. Je regrette encore qu'une espérance qui m'était devenue si chère, depuis le premier jour où je vous vis à Digne, me soit aujourd'hui enlevée. Mais, ajoute Montalembert, je n'en reconnais pas moins tout ce qu'a de glorieux et d'heureux pour vous la décision que vous avez prise. Vous êtes bienheureux, en effet, Monsieur, d'avoir su si jeune préférer le certain à l'incertain, vous dérober à tous les crève-cœurs, à toutes les profondes et perpétuelles misères de la vie du monde, d'avoir, en un mot, donné toute votre vie à Celui-là seul qui sait en disposer sagement." - Orig.ms. ACR, EB 522; V., Lettres, I, Appendice, p. 897-898.
8. Il s'agit de M. Vernières, né à Saint-Pons-de-Mauchiens, près de Lavagnac, ami de la famille d'Alzon et alors directeur du Grand Séminaire de Montpellier.
9. Emmanuel suivra ce conseil et écrira à son ami le 29 mai 1830 : "Je lis ou relis M. de Maistre et je vous remercie de l'avis que vous m’avez donné. Oh ! quel homme ! Pour moi, je lui crois plus de portée qu'à l'abbé de la Mennais. Peut-être cela ne vient-il que du manque de science de l'illustre abbé, laquelle science surabonde dans le comte." - Orig.ms. ACR, AA 17; V., Lettres, I, p. 74-77.
10. Sans doute celle-ci : " Que vous preniez résolution de ne jamais faire un acte important sans m'en prévenir, prêt à y renoncer si je le jugeais nuisible à votre bonheur ou à votre développement légitime" (v. supra b).
11. Dans une lettre postérieure, à d’Esgrigny, du 18 décembre 1830, Emmanuel écrira dans le même sens: "II y a quelque chose de si doux, de si vivant dans la pureté d'esprit et de corps, que je plains bien ceux qui ne l'apprécient pas. Je ne me sens jamais si bête que quand les mauvaises pensées me viennent, et je ne suis jamais plus tranquille que quand mes sens se taisent. Il me semble que la vérité alors me paraît plus claire; il me semble que, plus je m'efforce de sortir de l'asservissement du corps, plus je vois se dissiper et retomber par terre cette misérable fumée de l'humaine faiblesse, qui nous empêche de voir la beauté de Dieu et de nous unir à lui par l'amour". - Orig.ms. ACR, AA 55; V., Lettres, I, p. 172-175.
12. E. d'Alzon explicite sa pensée en parlant ici de "la triple réforme" de son intelligence, de sa volonté et de son cœur (marqués par "la triple concupiscence"), par la vertu des trois conseils évangéliques de pauvreté, d'obéissance et de chasteté (ne sera-t-il pas religieux un jour ?), et achève son texte par la prière citée.
13. Emmanuel d'Alzon envisage alors les instruments de l'étude et note : la lecture des ouvrages et des journaux, le style, les langues (allemand, anglais, espagnol), les conversations et les voyages.
14. ACR, EB 314, Lettre de d'Esgrigny à Emmanuel d'Alzon, Paris, le 8 décembre 1830 : "Je puis dire que je suis au désespoir : oh ! l'abbé ! l'abbé ! combien peu chrétien, combien peu charitable, combien égothéiste ! Et moi qui comptais sur cet homme pour le catholicisme : je vois qu'il ne faut compter que sur Dieu ! Le génie peut-il avoir un caractère si indélicat?"
15. Il s'agit des Mélanges occitaniques, recueil politique, religieux, philosophique et littéraire, dont le 1er numéro paraîtra à Montpellier le 10 janvier 1831.
16. L'abbé Combalot prêchait alors à Marseille.
17. Allusion à l'Agence générale pour la défense de la liberté religieuse que Lamennais et son groupe organisèrent en décembre 1830 au collège de Juilly.
18. Cf. Ch. VII, 5 b.
19. En effet, le dernier numéro du Correspondant parut le 31 août 1831 et ce journal fut remplacé à partir de septembre 1831 par la Revue européenne qui parut tous les mois.
20. Les adieux du Correspondant, rédigés par de Cazalès, parurent dans le dernier numéro du journal, le 31 août 1831.
21. Montalembert (1810-1870), fondateur de l'Avenir avec Lamennais, avait entrepris dans le Midi de la France une tournée de propagande en faveur du journal. Devenu à vingt ans Pair de France à la mort de son père, il s'était rendu célèbre par son action en faveur de la liberté de l'enseignement et sa condamnation, pour avoir ouvert, malgré les lois, à Paris, le 9 mai 1831, une école libre avec Lacordaire et de Coux.
22. Orig.ms. ACR, EB 521; V., Lettres, I, Appendice, p. 895-897.
23. Orig.ms. ACR, EB 521.
24. Cf. Ch. VII, 7 a.
25. Orig.ms. ACR, AA 93; V., Lettres, I, p. 284-286.
26. v. infra, 7.
27. "On ne s'étonnera pas que le P. d'Alzon ayant, en outre, dit sa première Messe le jour de saint Jean l'Evangéliste, ait choisi cet apôtre pour un des patrons de sa Congrégation." (Note de S. Vailhé).
29. Ce récit tardif de Sœur Charlotte d'Alzon trouve sa confirmation dans ces lignes écrites par Emmanuel d'Alzon à d'Esgrigny, au lendemain de son entrée au séminaire : "Mon cher ami, me voilà au séminaire ! et je suis content, bien content, et je crois que celui qui est heureux peut savoir quelque chose. J'ai eu, il est vrai, un moment bien triste, celui où j'ai quitté Lavagnac. Je partis sans bruit. Ma pauvre mère, toute courageuse qu'elle s'est montrée dans son sacrifice, m'avait demandé de ne pas lui dire le moment de mon départ. Je me tus, en effet, mais, quoique maître de moi, j'étais dans un bouleversement inconcevable. Maintenant, tout s'est calmé et je suis joyeux, plus que je ne le devrais être; car un jour et demi passé ici m'a déjà montré ce que j'avais à acquérir."-Lettre qu'E. d'Alzon date intentionnellement "du Séminaire, Montpellier, 16 mars [1832]". - Orig.ms. ACR, AA 94; V., Lettres, I, p. 289-294.
30. Lamennais avait quitté Paris, le 21 novembre 1831, pour arriver à Rome le 30 décembre, et il ne devait être reçu par le Pape que le 13 mars 1832. Emmanuel attendait des lettres de Rome, car il avait informé Montalembert (lettre perdue, datée du 27 février) et Lamennais (lettre perdue, datée du 14 mars) de son entrée au séminaire. Les réponses à ces deux lettres lui parvinrent le même jour, dans un courrier qui contenait aussi une lettre de Lamennais à Mme Rodier. (Lettre de Montalembert, Orig.ms. ACR, EB 522; V., Lettres, I, Appendice, p. 89.1-892, - Lettre de Lamennais à Emmanuel d'Alzon, v. Ch. VII, 7 b).
Il en écrira à son père, le 26 avril, en ces termes : "Je vous remercie beaucoup de m'avoir si promptement envoyé la lettre de M, de M[ontalembe]rt. Quoiqu'elle ne dise rien de bien positif sur leur état, elle m'a fait beaucoup de plaisir à cause des sentiments qu'il y témoigne pour moi. Celle de ma tante Rodier en contenait une troisième pour moi de M. de la M[ennais] . Il ne m'y parlait pas non plus beaucoup de leur position, mais dans celle de ma tante, qui était immense, il donnait quelques détails et il assurait que la Commission chargée d'examiner son Mémoire était favorable et qu'ils avaient l'assentiment de tout ce qu'il y avait d'hommes pieux." - Orig.ms. ACR, AA 96; V., Lettres, I, p. 303-305.
31. Le mot doctrines, qui revient souvent dans les lettres de l'époque se réfère aux "doctrines romaines" au sens d’ultramontaines.
32. Relue sur l'original ms., retrouvé en 1972 dans les papiers de S. Vailhé.
33. Lettre du 10 novembre (Orig.ms. Arch. Montalembert) en réponse à celle de Montalembert, du 4 du même mois (Orig.ms. ACH, EB 523, V., Lettres, I, Appendice, p. 899-901).
34. Dans un post-scriptum ajouté à une lettre de l'abbé Daubrée à Emmanuel d'Alzon, du 19 décembre 1832, l'abbé de Salinis offrait à Emmanuel de le rejoindre au collège de Juilly où règne, disait-il, "la soumission la plus filiale, la plus entière, sans aucune réserve à l'autorité qui seule ne peut égarer le prêtre et le fidèle" (Allusion à l'Encyclique Mirari vos). - Orig.ms. ACR, EA 4.