CHAPITRE IX
DEBUT DES RELATIONS SPIRITUELLES
ENTRE L'ABBE D'ALZON
ET LA BIENHEUREUSE M. EUGENIE MILLERET DE BROU
Nous abordons pour la première fois les relations spirituelles qui s'établirent entre la Bse M. Eugénie Milleret de Brou, fondatrice des Religieuses de l'Assomption et le P. d'Alzon, fondateur de la congrégation de l'Assomption, à partir de 1838 et jusqu'à la mort du P. d'Alzon en 1880. La vie de ces deux personnes, comme l'histoire de leur œuvre propre, se compénètre dans la même recherche de la volonté de Dieu. Une abondante correspondance permet d'en reconstituer la trame jusque dans les détails.
Déclarée bienheureuse par le Pape Paul VI, le 9 février 1975, Mère M. Eugénie fut conduite dans les voies spirituelles par "le célèbre abbé d'Alzon". Certes, il ne fut pas le seul à l'aider, mais il importe, à cette étude, de faire la lumière sur sa contribution. Nous nous limitons ici à la période qui précéda immédiatement la fondation des religieux de l'Assomption, le 25 décembre 1845.
1. L'abbé d'Alzon mis en relation avec Mlle Milleret par l'abbé Combalot (1838-1841)
Mlle Anne-Eugénie Milleret de Brou, née à Metz, le 25 août 1817, était venue, à la mort de sa mère, se mettre, à l'âge de 15 ans, au service de parents résidant à Paris. En 1836, écoutant Lacordaire à Notre-Dame, elle s'oriente vers une vocation religieuse. En 1837, elle fait connaissance de l'abbé Combalot qui la choisit pour être la fondatrice d'un institut d'éducation chrétienne qu'il projetait sous le patronage de l'Assomption. Afin de l'aider à s'y préparer, il lui procure un séjour d'études chez les Bénédictines du Saint-Sacrement à Paris et un essai de noviciat auprès des Visitandines de la Côte-Saint-André, en Dauphiné.
Le 9 septembre 1838, l'abbé d'Alzon accompagne à Montauban l'abbé Combalot. Celui-ci lui parle de ses projets de fondation, des qualités de la fondatrice et lui demande de lui écrire pour l'encourager. Mlle Milleret s'étonna de cette lettre auprès de l'abbé Combalot (v. infra 1). En octobre, à Châtenay chez sa mère, l'abbé Combalot ménage une rencontre entre l'abbé d'Alzon et Mlle Milleret, rencontre dont l'un et l'autre parleront dans leurs mémoires, mais dont l'atmosphère fut de réserve réciproque (v. infra 1, note).
Le 30 avril 1839, Mlle Milleret devient Mère M. Eugénie et inaugure avec ses compagnes à Paris la fondation des Religieuses de l'Assomption. Le 18 septembre, sur une instance de l'abbé Combalot, elle écrit à l'abbé d'Alzon pour sa nomination au poste de vicaire général, en se plaignant discrètement des directives de l'abbé Combalot, ainsi qu'il ressort de la réponse de l'abbé d'Alzon, aussi brève qu'explicite (v. infra 2).
Le 26 mai 1840, Mgr Affre accède au siège archiépiscopal de Paris et songe un instant à prendre comme vicaire général l'abbé Combalot. Celui-ci demande à la Mère M. Eugénie d'écrire à l'abbé d'Alzon "pour savoir s'il accepterait d'être attaché à l'archevêché de Paris". Pour ne faire que la volonté de Dieu, l'abbé d'Alzon consulte son évêque, et sur son avis, rédige aussitôt une lettre de refus(1).
Devant les aléas de la nature impulsive de l'abbé Combalot et de sa direction discontinue, malgré toute l'estime qu'elle a pour lui, Mère M. Eugénie en vient à le supplier, pour le bien de la fondation, de pouvoir s'adresser à un autre prêtre. Seul l'abbé d'Alzon, qu'il connaissait depuis l'enfance, trouve grâce à ses yeux pour un tel service malgré les distances. Le 10 décembre 1840, il répond de Nîmes à la fondatrice : la Providence aura soin de dénouer la situation; lui-même accepte de correspondre avec elle sous le regard de Dieu et en toute liberté, franchise et discrétion réciproques; personne autant que lui n'aime M. Combalot; rien ne servirait de l'accabler; de lui-même, il pourrait bien laisser toute liberté dès lors que sa fondation lui pèserait (v. infra 3).
La rupture, en effet, ne tarda guère et provint d'une divergence de vues quant à l'approbation ecclésiastique de l'institut : l'abbé Combalot aurait voulu passer directement par Rome; Mère M. Eugénie optait pour la nécessaire et préalable approbation par l'Ordinaire. Mgr Affre, à qui l'abbé Combalot remit sa fondation, le 4 mai 1841, donne à la communauté l'abbé Gros comme Supérieur.
La jeune fondatrice éprouve le besoin de se donner un conseiller religieux, songe à Lacordaire et à d'autres prêtres, et finalement, s'adresse encore à l'abbé d'Alzon. Par une lettre de Mère M. Eugénie adressée à l’une de ses filles, nous savons qu'en la fête du Mont-Carmel, le 16 juillet 1841, l'abbé d'Alzon "adopta entièrement sa direction : il est bien bon pour moi et veut me faire sainte", écrit-elle(2).
2. L'abbé d'Alzon, directeur spirituel et conseiller religieux de Mère M. Eugénie (1841-1845)
Pour cette nouvelle période des relations du P. d'Alzon avec Mère M. Eugénie, nous savons que des lettres du Père ont disparu (Ch. VIII, Intr.) et nous ne disposons que des 38 lettres de la Mère, de juillet 1841 à août 1843, et, de cette date à la fin de 1845, nous avons quelque 50 lettres du Père et environ 70 lettres de la Mère, ordinairement beaucoup plus longues.
Dès les premières lettres de Mère M. Eugénie, on voit s'établir entre elle et l'abbé d'Alzon une relation d'amitié spirituelle qui leur fait mettre en commun leur mutuel désir d'avancer vers la sainteté et leur respective entreprise apostolique; d'où des avertissements réciproques pour la réforme de leur naturel (v. infra 4).
Ce n'est qu'en août 1843 que l'abbé d'Alzon eut l'occasion de revoir Mère M. Eugénie et d'entrer en rapport avec sa communauté. Il en résulta une édification mutuelle (v. infra 5), et dans ce climat de confiance une aide demandée par la Mère pour mettre au point le texte de la Règle laissé par l'abbé Combalot.
Une seconde rencontre eut lieu à Nîmes, fin octobre 1844, où le même travail fut poursuivi. Après une retraite faite sous sa direction, Mère M. Eugénie renouvelle ses vœux entre les mains de l'abbé d'Alzon, et l'un et l'autre reconnaissent encore tout le bien qu'ils ont retiré de cette rencontre (v. infra 7).
Mais déjà l'abbé d'Alzon, depuis son vœu de Turin, en juin 1844, songe à fonder lui aussi une Congrégation religieuse dans le cadre d'un établissement scolaire dont il est devenu responsable (Ch. X). De ce projet il fut également question, lors de la rencontre de Nîmes, trop brièvement au dire de Mère M. Eugénie (v. infra 7, a 1).
L'année 1844 s'achève sur la profession perpétuelle, à Paris, de Mère M. Eugénie et de trois de ses compagnes. L'abbé d'Alzon aurait désiré être présent; il ne put se libérer de ses engagements et voulut cependant s'associer à la profession de la Mère en joignant à sa prière celle des Carmélites de Nîmes en la nuit de Noël (v. infra 8).
La prochaine rencontre devait avoir lieu en 1845 à Paris, où le P. d'Alzon demeura de mai à septembre, espérant obtenir le libre exercice pour l'établissement scolaire de l'Assomption à Nîmes.
Religieuses et religieux de l'Assomption ont étudié, à part eux et sur la base de la même documentation ces premières relations de Mère M. Eugénie et du P. d'Alzon. Voici ce qu'écrivent, de part et d'autre, Sr Jeanne-Marie et le P. A. Sage à ce sujet :
"Dans les desseins de Dieu, écrit Sr Jeanne-Marie(3), c'est l'abbé d'Alzon qui devait être l'appui, le guide et le soutien de la fondatrice. Il avait compris la pensée de son œuvre, le bien qu'elle pouvait faire, et fut heureux de mettre ce qu'il possédait de zèle, d'intelligence et de dévouement au service d'une âme appelée de Dieu à réaliser de grands desseins. Il savait ce qu'il y avait de richesses dans cette âme; aussi accepta-t-il de l'aider de ses conseils, et c'est par là qu'il rendit de si grands services à l'Assomption. Il fut vraiment le Père de notre Mère, plein de zèle pour sa perfection, ayant foi en la mission que Dieu lui confiait et, en la soutenant, c'est l'œuvre entière qu'il soutenait. [...] Pour le moment (après le départ de l'abbé Combalot), l'Assomption, loin d'être détournée de son but par un changement de direction, se trouvait, au contraire, poussée vers ce but plus énergiquement que jamais. Impossible de ne pas voir là encore une intervention de la Providence."
Comme conseiller de la fondatrice, le P. d'Alzon, écrit le P. A. Sage(4), apportait toute son expérience de vicaire général chargé des maisons religieuses du diocèse de Nîmes et une haute sagesse puisée dans une étude poussée du droit de l'Eglise et des constitutions de nombreux Ordres religieux. Comme directeur spirituel, il avait affaire à une jeune fondatrice douée de rares qualités d'intelligence et de cœur, éprise de la plus haute perfection, mais déroutante par l'implacable analyse qu'elle présentait de ses états de conscience, capable de conduire sa fondation avec une parfaite lucidité et n'arrivant pas personnellement à triompher d'impressions de défiance et d'indépendance. Le P. d'Alzon, poursuit le P. A. Sage, demeurait à deux cent lieues de Paris et ne savait plus parfois s'il devait s'exprimer avec l'autorité du directeur, la simplicité de l'ami ou l'humilité du disciple. Si les rencontres rétablissaient la compréhension mutuelle, de loin, les malentendus pouvaient renaître, qu'un échange de lettres n'arrivait pas à clarifier. Mais leur amitié, traversée de cette souffrance, demeurait en pleine atmosphère surnaturelle : on ne voulait qu'avancer dans l'amour du Christ et qu'œuvrer à l'extension de son règne (v. infra 6).
1
Extrait d'une lettre de Mlle Milleret à l'abbé Combalot, 13 septembre 1838. - Publié dans Origines de l'Assomption, I, p. 161.
Alors que Mlle Milleret, sous la conduite de l'abbé Combalot, fait un essai de vie religieuse pour être la fondatrice d'un nouvel institut, et qu'elle rencontre l'opposition des siens, l'abbé d'Alzon est sollicité par l'abbé Combalot d'écrire une lettre d'encouragement pour l'aider à tenir dans sa vocation. Mlle Milleret s'étonne auprès de l'abbé Combalot de l'immixtion d'un inconnu dans l'intimité de sa conscience et cependant rend hommage à la ligne de conduite qu'il a pris soin de lui tracer et qui ne diverge en rien de celle de l'abbé Combalot.
Dois-je répondre à votre abbé d'Alzon ? Ses paroles sont celles d'un bon prêtre, d'un fervent chrétien; mais je n'ai bien compris sa lettre qu'en la relisant une seconde fois. Je lui témoignerai volontiers ma reconnaissance du soin qu'il a pris de me tracer une ligne de conduite, bien que, de vous à moi, cela m'ait d'abord un peu froissée; mais je lui réponds de la manière la plus aimable que vous puissiez désirer. Je sens au fond qu'il vous aime, qu'il est d'accord avec vous, prend intérêt à notre œuvre et, au demeurant, ce qu'il pense est fort sage.
Rentrons donc dans l'esprit d'unité, comme dit votre jeune prêtre; car je profite de son conseil après tout, et je lui en sais bon gré, puisqu'il est d'accord avec les vôtres et que rien ne m'ennuie plus que d'en recevoir qui combattent votre direction(5).
2
Lettre de l'abbé d'Alzon à Mlle Milleret, [Lavagnac] le 29 ou 30 septembre 1839. - Orig.ms. ACR, AD 311; V., Lettres, II p. 35-36.
Mlle Milleret, ayant achevé le temps de retraite que l'abbé Combalot lui avait demandé, revint à Paris et, le 30 avril, initia, rue Férou, les débuts de la Congrégation des Religieuses de l'Assomption. Sur une nouvelle instance de l'abbé Combalot, elle écrivit le 18 septembre une lettre à l'abbé d'Alzon pour le féliciter de sa nomination au poste de vicaire général de Nîmes, en se plaignant discrètement des directives de l'abbé Combalot. Sachant que sa lettre n'était qu'un acte d'obéissance, et voulant agir en toute prudence vis-à-vis du fondateur comme de la fondatrice, il se borne dans sa réponse à ne recommander que le souci de la perfection, la simplicité et la loyauté dans l'obéissance.
Je n'ai reçu qu'il y a peu de jours, Mademoiselle, votre lettre du 18; j'y réponds en peu de mots. L'œuvre à laquelle vous vous êtes vouée est trop importante pour ne pas exiger de vous tous les sacrifices; elle réclame surtout ceux qui peuvent contribuer à maintenir l'unité. Or, il est bien plus avantageux que M. Combalot connaisse toute votre pensée que s'il l'ignorait, sous prétexte que vous ne craindriez de le décourager. Vous ne le découragerez pas, mais vous le soutiendrez, car c'est là votre mission : le tempérer, lorsqu'il va trop vite; le ranimer lorsqu'il est abattu. Vous pouvez consulter d'autres prêtres que lui, mais après l'avoir prévenu. Pour le reste, lorsque vous serez embarrassée, faites ce que vous croirez le plus parfait.
N'est-ce pas bien fort de dire à quelqu'un : "Faites ce qu'il y a de plus parfait" ? Croyez que, si je n'étais profondément convaincu des grâces que Dieu veut vous accorder, je ne vous tiendrais pas ce langage. Oui, Mademoiselle, Dieu veut vous faire beaucoup de grâces, et je serais au désespoir de vous en voir abuser. Je ne puis vous dire le désir que j'éprouve de vous voir devenir une grande sainte. C'est quelque chose de si fort que, si j'apprenais que vous ne faites pas tous vos efforts pour y arriver, je ne pourrais m'empêcher de vous en exprimer mon regret(6).
Adieu, Mademoiselle. Si vous croyez devoir m'écrire encore, croyez que je vous répondrai avec la même simplicité et la même franchise. Tâchez seulement d'en obtenir la permission pour le repos de ma conscience et de la vôtre.
Veuillez agréer l'expression de mon vif désir de vous voir devenir une parfaite imitatrice des vertus de Marie.
E. d'Alzon.
P.S. - Je vous avais d'abord écrit une grande lettre, où j'entrais dans beaucoup de détails; mais je crois vous avoir tout dit avec ce seul mot : "Soyez parfaite". Votre cœur vous dira le reste.
3
Lettre de l'abbé d'Alzon à Mère M. Eugénie de Jésus, Nîmes le 10 décembre 1840. - Orig.ms. ACR, AD 312; V., Lettres, II p. 57-60.
De plus en plus gênée dans ses relations avec l'abbé Combalot, Mère M. Eugénie lui demande de pouvoir consulter un prêtre de son choix, mais "qui ait sa confiance". Il écarta, dit-elle, "tous ses amis" de Paris, "sous différents prétextes". Elle proposa alors M. d'Alzon : "Emmanuel ! dit-il, eh bien ! soit ! Vous pouvez lui écrire tant que vous voudrez" (Relation manuscrite de Mère M. Eugénie, 30 avril 1862).-Forte de cette approbation, la Supérieure s'adressa aussitôt au vicaire général de Nîmes. A sa lettre (perdue), l'abbé d'Alzon répond, avec autant de prudence que de délicatesse, de laisser à la Providence le soin de dénouer la situation; puis il pose des conditions préalables à leurs rapports, pour que demeurent sauves la franchise et la liberté réciproques. Personne autant que lui n'aime M. Combalot; il ne se fait pas d'illusion sur ses défauts, rien ne servirait de l'accabler; de lui-même il pourrait bien laisser toute liberté dès lors que sa fondation lui pèserait.
Cette lettre n'inaugure pas, à proprement parler, la direction spirituelle que l'abbé d'Alzon assurera à Mère M. Eugénie jusqu'à la fin de sa vie; elle est à dater du 16 juillet 1841 : "Ce jour-là (fête de N.D. du Mont-Carmel), écrit Mère M. Eugénie à une de ses Sœurs le 22 juillet, je faisais ma retraite et j'écrivais à M. d'Alzon, qui adopte entièrement ma direction et devait dire la messe à cette intention. Il est bien bon pour moi et veut me faire une sainte". (Origines de l'Assomption I, p. 445).
Madame,
Je viens de lire avec la plus scrupuleuse attention la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et, après avoir invoqué les lumières de l'Esprit Saint, voici ce que je crois devoir vous répondre. Votre position est affreuse, mais il faut la maintenir jusqu'à ce que la divine Providence vous donne elle-même les moyens d'en sortir. J'accepte bien volontiers la demande que vous me faites de m'écrire de temps en temps. Je crois devoir vous donner mes motifs d'agir ainsi:
1° Je crois qu'il y a peu de prêtres qui aiment autant M. Combalot que moi, quoique je ne me fasse aucune illusion sur ses défauts.
2° Les démarches que vous pourriez faire finiraient par nuire à ce pauvre Père, et, par contre, à la communauté.
3° Enfin, mon confesseur, de chez qui je sors à l'instant, a cru que je pouvais en toute sûreté de conscience me charger de la correspondance que vous me demandez. Lui-même est supérieur de communauté et plein d'expérience : c'est l'antipode de M. Combalot(7).
Permettez-moi, à mon tour, de poser quelques conditions à nos rapports :
1° La plus grande liberté de les suspendre, lorsque vous ou moi le jugerons convenable. Je ne me charge jamais de la direction de personne, sans y mettre cette condition.
2° Tant qu'ils dureront, la plus grande franchise. Je l'entends en ce sens que, lorsque vous ne voudrez pas me parler de quelque chose, vous me disiez que vous ne voulez pas me parler sur ce point. Cela me suffira, et je vous promets de ne jamais aller au delà.
3° La résolution de ne jamais craindre de me blesser, comme aussi, de votre part, la conviction que je ne vous parlerai jamais qu'en présence de mon crucifix. Je pourrai très souvent me tromper, mais en lisant ma lettre aux pieds de Notre-Seigneur, vous apprécierez l'intention qui l'aura dictée.
4° Ce que vous avez déjà compris être nécessaire, toutes les précautions de prudence, pour que mes lettres ne tombent entre les mains de personne.
Si ces conditions vous conviennent, je suis aussi disposé à vous parler que je l'étais peu, il y a un peu plus d'un an, lorsque vous m'écrivîtes pour la première fois(8). Ce changement de dispositions à votre égard vient de la disparition de certains préjugés que votre lettre fait tomber. J'avais été un peu choqué, je l'avoue, de votre trop grande simplicité à Châtenay(9). Je m'aperçois que vous n'étiez pas libre et que vous agissiez contre votre jugement. J'étais un peu étonné aussi qu'une jeune personne m'écrivît, comme vous le fîtes, au sujet d'une nomination de grand vicaire. Je vis avec bonheur, ce que j'avais soupçonné, que cette lettre, qui en elle-même était parfaite, n'était qu'un acte d'obéissance(10).
Du reste, tout ce que contient votre lettre d'aujourd'hui entre tellement dans ma manière de voir que je ne puis m'empêcher de vous dire que je ferai pour vous tout ce qui dépendra de moi. Je ne suis pas, tant s'en faut, l'homme qu'il vous faudrait. Je dis ceci avec une bien profonde conviction; mais puisque vous n'avez pas la permission de vous adresser à d'autres, prenez-moi pour votre pis-aller. Tout ce que je puis vous offrir, c'est un vif désir de votre salut, avec la plus ferme disposition de n'avoir rien à me reprocher à votre égard, lorsque je paraîtrai devant Dieu.
Non, vous ne devez pas abandonner à M. Combalot le succès de votre œuvre. Vous me dites qu'autour de vous on compte plus sur vous que sur lui. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Châtenay en sa présence. Si je n'avais compté que sur lui, je ne vous aurais pas dès lors engagée à aller en avant. Croyez que votre Père aime plus l'ouvrage fait que l'ouvrage à faire et partez de là pour le gouvernement de la maison. Vous n'êtes nullement obligée de le consulter sur toutes choses et de lui montrer vos lettres. Montrez-lui-en quelques-unes pour l'amuser et parlez-lui, de vous-même, de vos Sœurs, en l'entretenant plus de ce qui est fait que de ce qui est à faire. Ce dernier moyen distraira son attention et tendra à vous faire admirer.
Vous avez raison, M. Combalot n'est pas fort en fait d'études et il ne changera pas à cet égard. Il est un peu trop vieux pour cela. Il a pris son pli. Quand je dis qu'il a pris son pli, il est comme ces gazes toutes froissées et chiffonnées, à force d'être tournées et retournées; il faut un nouvel empois pour leur rendre quelque vigueur. Mais quel est l'empois qui rendra de la vigueur à l'intelligence de M. Combalot ? Si vous voulez que je vous écrive sur le sujet d'un plan d'études, dites-le moi. C'est chose fort difficile pour être bien faite. Cela exige au moins une lettre à part(11).
Non, vous ne devez pas tolérer les différentes choses dont vous me parlez. Tenez ferme aux points de règle. C'est votre droit, et, pour le reste, allez en esprit de foi, laissez-vous faire. Je sens qu'il faut pour cela un grand courage et qu'une position si pénible ne peut pas être longtemps soutenable. Mais nous ne pouvons aujourd'hui poser que des pierres d'attente. C'est à la Providence de dénouer vos liens, et, soyez-en sûre, le dénouement arrivera plus tôt que vous ne pensez. Que votre maison soit pour M. Combalot l'objet de quelque affaire un peu désagréable, et vous verrez s'il ne vous rendra pas votre liberté; ce sera à vous alors de prendre grand soin de n'avoir pas l'air de l'éconduire(12).
Je m'arrête pour aujourd'hui. J'ai voulu, du moins, vous prouver, par mon empressement à vous répondre, l'intérêt que je porte à votre œuvre, la compassion que m'inspirent vos propres souffrances et le prix que j'attache aux prières que vous me promettez.
Veuillez agréer, Madame...
E. d'Alzon.
4
Extrait de la lettre de Mère M. Eugénie à l'abbé d'Alzon, le 16 septembre 1842. - Orig.ms. ACRA, lettre n° 1561. ,
Très vite, la direction assurée par l'abbé d'Alzon à Mère M. Eugénie se transforme en une entraide spirituelle où l’on se prend en charge avec les œuvres dont on a la responsabilité. Mais pour avancer en toute vérité vers la sainteté, il est nécessaire de s'admettre mutuellement tels qu'on est, afin d'entrer dans la voie du dépassement de soi. Cet extrait de lettre nous permet de voir le naturel de l'abbé d'Alzon tel que Mère M. Eugénie l'a saisi lors de leur première rencontre.
Maintenant avant de vous parler de moi, je vais vous dire ce que j'ai pensé devant Dieu sur ce que vous me demandez pour vous; et je parlerai fort sérieusement, quelque ridicule que ce ton didactique puisse avoir dans la bouche de votre fille. Ce n'est pas pour me moquer la dernière fois que je disais que vous aviez le don du commandement, vous l'avez réellement(13). Je dis que c'est une grande qualité naturelle parce que c'est celle qui donne empire sur les hommes : pourquoi entre cent hommes d'un talent égal, y en a-t-il un qui d'abord les conduit et les entraîne ? C'est qu'il a le don de commandement. Que si aucun des cent ne l'a, tous sont impuissants. Ce don est rare et ne s'acquiert pas comme on veut. Je suis de ceux qui l'estiment le plus et qui l'ont le moins. Je crois qu'il est mille fois moins pénible d'être commandé par ceux qui l'ont que par les autres, je crois que ceux-là peuvent beaucoup plus pour donner l'esprit d'obéissance à leurs inférieurs. Selon Dieu maintenant je suppose que c'est ma vue de l'empire et de l'autorité de Jésus-Christ, un grand sentiment de la totale disposition qu'il a le droit de faire de chacun de nous, et du langage puissant qu'il peut nous adresser. Mais, si j'ose le dire, ceux qui ont cette vue, ne sauraient assez faire d'efforts pour y ajouter la vue de sa servitude envers toute créature, de sa bénignité, de son humilité, pour penser qu'en reprenant une faute, il en prenait en même temps sur soi la peine et l'humiliation, pour se faire petits enfin, et gagner doucement les volontés en même temps qu'à l'aide de leur don naturel ils savent les influencer fortement. Ce qui me fait dire que vous avez le don de commandement, au reste, ce n'est pas tant ce que je connais de vous maintenant que ce que j'en ai vu à Châtenay, et les premières lettres que vous m'ayez écrites. Elles me plurent, mais je suis toujours étonnée que vous vous soyez donné la peine de parler si absolument à quelqu'un sur qui en somme vous n'aviez pas d'autorité, et dont vous ignoriez le caractère.
Vous voyez, mon cher père, que votre humilité ne perdra rien à mon sérieux. Je vous aime trop, et trop en Dieu pour vous empêcher de vous humilier même près de moi; je vous suis d'ailleurs trop reconnaissante de me parler ainsi de vous(14).
5
Echange de lettres entre l'abbé d'Alzon et Mère M. Eugénie, août 1843
Pendant les vacances de 1843, l'abbé d'Alzon fit avec Mgr Cart un voyage en Franche-Comté et, de là, vint à Paris où il vit les Religieuses durant une huitaine de jours. Il leur prêche et s'entretient avec elles, surtout avec la fondatrice. Il leur propose de prendre pour devise Adveniat Regnum tuum, devise qu'il choisira lui-même pour sa fondation. L'abbé d'Alzon et Mère M. Eugénie éprouvèrent le besoin de se dire immédiatement après leur séparation le bien que leur avait fait cette rencontre.
a)
De l'abbé d'Alzon, Lyon, mardi soir 15 août 1843. - Orig.ms. ACR, AD 313; V., Lettres, II p. 85-87.
Encore quelques heures, ma chère enfant, et le Rhône mettra entre nous quatre-vingts lieues de plus. Je ne veux pas que la journée se passe, sans que je vous aie remerciée du bien que vous m'avez fait. J'étais allé à Paris avec bonheur sans doute, en pensant que je vous verrais, mais surtout avec l'espoir quelque peu orgueilleux de vous faire du bien. Vous en ai-je autant fait que vous m'en avez procuré ? Je le désire vivement.
Je profitai de votre dernière recommandation. Monté en voiture, je priai Dieu pour vous, et, chose étonnante, il me sembla avoir retrouvé cette liberté de cœur envers notre divin Maître que je me reprochais d'avoir perdue depuis longtemps déjà. Mes réflexions se portèrent beaucoup sur ce que Dieu pouvait demander de moi : c'était la continuation de notre entretien. Je n'y vis rien de nouveau. Il paraît, en effet, que je dois être là où je suis. Tant que sa volonté m'y placera, j'y resterai.
Aujourd'hui, j'ai voulu aller dire la messe à Notre-Dame de Fourvière; mais il m'a été impossible, n'ayant pas fait retenir un autel à l'avance. A peine ai-je pu faire debout une petite prière à votre intention. Je suis descendu pour dire la messe dans une communauté. Pourtant, j'ai quelque regret à penser que vous aurez peut-être fait aujourd'hui vos vœux définitifs, et que je n'y étais pas(15). Croiriez-vous que j'en suis à désirer qu'ils soient renvoyés assez pour que je puisse revenir à Paris et recevoir vos engagements ? Voilà mes folies ! Mais vous m'avez demandé d'être simple. Ne le suis-je pas trop ?
Ce que je disais à vos Sœurs du triomphe que Notre-Seigneur me semble devoir remporter de nos jours m'a souvent frappé. Qu'en pensez-vous ? C'est sous ce rapport que j'entends sa double action en nous. Il vient d'abord comme se réfugier dans l'âme de ceux qu'il aime, comme pour se mettre à l'abri de ses persécuteurs, et il s'en sert ensuite comme d'un moyen de faire triompher sa cause. D'où il résulte pour ses disciples la double obligation d'établir son règne au-dedans d'eux-mêmes et au dehors. Vous êtes bien heureuse, ma fille, après avoir été loin de Dieu, d'être appelée à l'aimer en vous et dans les belles âmes de vos Sœurs(16).
b)
De Mère M. Eugénie, Paris, 18 août 1843. - Orig.ms. ACRA, lettre n° 1589.
J'ai eu bien envie de vous écrire aussi presqu'après votre départ. J'ai eu bien tort de remettre; vous auriez su plus tôt, puisqu'il paraît que je ne vous en avais pas laissé l'assurance, que vous m'aviez fait un bien immense. Depuis nos conversations du dernier jour, mon âme est singulièrement à l'aise. La paix, la liberté y reviennent avec un renouvellement de cette manière d'aller à Dieu plus confiante, plus simple, plus vraie, plus intime, ou même pour moi seule intime et vraie, que j'avais perdue et dont je me sentais avec angoisse de plus en plus loin chaque jour. Maintenant, je sens que vous me connaissez. Je vous ai senti aussi bien bon et bien indulgent, je ne dis pas pour mes défauts, ce n'est jamais ce que je désire, mais pour mes dispositions naturelles, pour mes sentiments secrets, pour les folies de mon âme. Enfin, il ne s'agit plus pour moi de subir votre direction, sentiment que j'avais eu plus ou moins depuis le commencement; mais je m'y abandonne filialement, en paix, dans la confiance qu'elle tirera parti de ce qui est en moi pour le service de Dieu, et que du moins si elle veut y laisser quelque chose ce ne sera pas par ignorance, mais pour le service même d'un amour de Dieu plus pur et plus intime. […]
C'est aussi un bonheur pour moi de penser que vous avez quitté Paris plus fervent et le cœur plus libre. Il me serait impossible de dire combien j'ai pensé à vous devant Dieu : ce matin encore j'ai communié pour la perfection de votre âme.
6
Extrait de la lettre de l'abbé d'Alzon à Mère M. Eugénie, Nîmes, le 26 mai 1844. - Orig.ms. ACR, AD 335; V., Lettres, II p. 153-156.
Si la rencontre d'août 1843 avait favorisé une mutuelle connaissance, l'abbé d'Alzon, séjournant à Nîmes, ne pouvait correspondre que par lettre avec Mère M. Eugénie. Dès lors, des périodes d'incompréhension étaient inévitables, d'autant que la jeune fondatrice était déroutante par l'implacable analyse de ses états d'âme, "le galimatias de ses désespoirs", selon son expression. Pour sa part et en aucune façon, l'abbé d'Alzon ne voulait blesser en elle l'attrait de l’Esprit-Saint et s'efforçait de le découvrir dans la prière, les principes de l'Evangile et les doctrines des Maîtres spirituels. Aussi parle-t-il de l'abnégation de la Croix, mais sans oublier l'abandon pacifié entre les mains de Dieu.
Je veux passer avec vous, mon enfant, une partie du temps où l'Eglise croit que le Saint-Esprit descendit sur les apôtres, et je demande à Notre-Seigneur de vous envoyer son esprit consolateur qui vous fortifie, vous régénère et vous éclaire. J'ai beaucoup de dévotion au Saint-Esprit et je voudrais bien qu'il plaçât entre vous et moi le don d'intelligence, afin que nous puissions nous entendre un peu mieux. Dans mon désir d'y arriver, je suis allé trouver la supérieure des Carmélites (17), femme d'un très haut mérite, sachant par cœur votre cardinal de Bérulle, et je lui ai exposé ma manière de voir qui me paraissait être purement la doctrine de saint Jean de la Croix. Elle m'a répondu qu'elle me comprenait à merveille et que je ne faisais que lui exposer la doctrine du pur abandon.
Je vous avoue que ceci m'a un peu tranquillisé, parce que j'ai au fond de l'âme une telle certitude que j'ai raison que, tout décidé que je suis à faire céder mon opinion, il me semblait que je ne devais pas imposer silence à une de ces convictions victorieuses, que j'ai rarement, mais que je crois devoir maintenir en moi avec quelque zèle, sous peine d'abdiquer mon existence morale. Une fois la question personnelle vidée - car je vous préviens que je la considère ainsi pour ce qui me concerne, - j'arrive à la question générale et je dis :
1° Que ma manière de voir est bonne en elle-même, mais que j'ai peut-être tort d'en faire des applications trop absolues. Voilà le point à examiner et sur lequel j'accepte la discussion, et voici encore en quel sens : c'est à savoir si je dois vous pousser dans une voie qui vous répugne tant. Or, je dis que je ne le dois point; et c'est sous ce rapport que je dis que j'ai peut-être mal fait, dans le temps, de vous faire tant souffrir, soit parce que je voulais vous faire avancer trop vite, soit parce que je voulais vous imposer une voie qui n'est pas la vôtre. Car, permettez-moi de répondre d'un coup à deux de vos observations. La première est que je me trompe, quand je pose des principes généraux et des systèmes. - Je vous assure que, pour les principes, je m'en tiens à ceux de l'Evangile; quant aux systèmes, je n'en ai pas, convaincu que je suis que aliae sunt viae meae, aliae sunt viae vestrae; seulement, j'ai voulu vous traiter quelquefois d'après moi et [d'après] ce qui m'était allé dans certains auteurs, et peut-être sous ce rapport me suis-je trop hâté. - La seconde observation est que vous vous irritez contre ma promesse de vous étendre sur la croix. Marie et Joseph, dites-vous, ne crucifièrent pas Jésus. Qui donc le présenta à la circoncision et au Temple ? Non, Marie ne crucifia pas Jésus. Mais que faisait-elle, selon les Pères, auprès de la croix ? Etre bourreau ne me convient pas, si vous y voyez le crime de l'assassinat; être pontife me convient très fort; et puisque tous les jours j'immole Jésus-Christ, je vous préviens que c'est avec bonheur que je vous crucifierai de la manière que je crucifie Notre-Seigneur, et que je ferai couler le sang de votre volonté dans le calice où mes paroles font couler le sang de mon Dieu.
2° Vous demandez si la voie que je vous propose est la plus parfaite. Franchement, sans hésiter, oui. Elle l'est pour moi. L'est-elle pour vous ? Pas encore, peut-être jamais; car je ne voudrais pas blesser en vous le moins du monde l'attrait du Saint-Esprit, et je suis à l'étudier avec la plus grande attention dans votre âme. Vous avez, en effet, tort encore de croire que je veuille autre chose qu'éloigner les obstacles qui paralyseraient son action, et, sous ce rapport encore, je suis totalement de votre avis qu'un directeur ne doit rien imposer de lui-même, qu'il doit seulement écarter le mal et proposer le bien.
La pensée que ma direction doit vous anéantir est très bonne. Je ne sais pourquoi je suis frappé, avec vous, de ce profond reflet d'indépendance que vous avez emporté du monde et qui vous suit au milieu de vos plus grands abaissements. Tandis que vous vous êtes écartée de l'oraison, je m'en suis singulièrement rapproché et je ne sais pourquoi je suis porté à vous en savoir un gré tout particulier. Que Dieu vous en récompense, si c'est réellement à vous que je le dois, comme je suis heureux de le supposer(18) !
7
Echange de lettres de Mère M. Eugénie et de l'abbé d'Alzon, novembre-décembre 1844
Directeur spirituel de Mère M. Eugénie, l'abbé d'Alzon fut également choisi par elle pour être son conseiller religieux, notamment dans la mise au point des Constitutions de son institut. Il en est souvent question dans leur correspondance; ils y travaillèrent ensemble lors de leur rencontre à Paris, en août 1843; en 1844, Mère M. Eugénie eut l'occasion de faire un voyage jusqu'à Livourne et demanda à l'abbé d'Alzon de lui ménager une seconde rencontre à Nîmes où, en plus de ce travail, ils parleraient ensemble du projet que l'abbé d'Alzon lui avait révélé au mois de juin de fonder peut-être lui aussi un institut religieux, dans le cadre d'un établissement scolaire dont il avait dû assumer la responsabilité.
La rencontre de Nîmes dura de la mi-octobre au 2 novembre et comporta des séances de travail de cinq heures par jour. Mère M. Eugénie résidait chez les Sœurs de Marie-Thérèse, qui dirigeaient le Refuge fondé par l'abbé d'Alzon.
Les extraits de lettres que nous citons nous montrent que cette rencontre fut bénéfique sur le plan spirituel, autant pour l'abbé d'Alzon que pour Mère M. Eugénie.
a)
Extraits de lettres de Mère M. Eugénie (novembre 1844)
Tandis qu'elle poursuit son voyage, jusqu'à son retour à Paris, Mère M. Eugénie profite du répit des étapes pour remercier l'abbé d'Alzon et lui dire qu'elle ne l'aurait jamais cru aussi simple, aussi bon, aussi disponible.
1° Marseille, 4 novembre 1844. - Orig.ms. ACRA, lettre n° 1642.
Je n'ai pu, au moment de mon départ de Nîmes, vous écrire un seul mot, mon cher Père, j'avais passé le samedi à écrire à nos Sœurs et à achever de mettre en ordre les notes que vous m'aviez demandées.
[...] Vous m'avez fait du bien, mon cher Père, j'espère vous le prouver par ma conduite, et cette espérance déjà est un bien que je vous dois ainsi qu'à Notre-Seigneur, car je ne vous la portais pas. [...] Je quitte Nîmes aussi avec joie, dans la pensée que nos causeries si longues, pour le temps qu'elles vous ont pris, et qui m'ont paru si courtes, puisqu'elles ont été si loin d'épuiser tous les sujets que j'eusse voulu traiter avec vous, que nos causeries, dis-je, auront contribué à fixer votre pensée sur ce que vous pouvez faire pour l'éducation des hommes.
2° Livourne, 13 novembre 1844. - Orig.ms. ACRA, lettre n° 1643.
Je veux profiter de votre sermon à vos pauvres filles et me demander aussi ce que je suis; car en trouvant que j'ai presque toute ma vie rendu les grâces de Dieu inutiles et que j'ai si souvent été infidèle par lâcheté même depuis que je suis religieuse, j'entre dans une disposition où, loin de vous trouver sévère, je ne puis jamais trouver qu'indulgence dans ce que vous pourriez me demander de plus sévère... parce que, depuis que je vous ai vu de près à Nîmes, je vous crois simple et je vous crois bon, je vous aime bien mieux comme cela.
3° Paris, le 27 novembre 1844. - Orig.ms. ACRA, lettre n° 1645.
Présentez mes respects à Mme la Supérieure [des Dames de Marie-Thérèse], puis mes amitiés très affectueuses à toutes [les Soeurs] et à Sr Saint-Bruno en particulier,- en leur renouvelant tous mes remerciements de leur si bonne hospitalité. [...] Pour moi, mon cher Père, je continue à me trouver bien heureuse des jours que j'ai passés à Nîmes; j'en conserve un fruit de paix, de latitude de cœur, d'abandon, qui renouvelle ma vie intérieure. Je me trouve vraiment toute nouvelle, délivrée de bien des angoisses, des découragements, et disposée à faire tout le bien que vous m'avez conseillé. [...] Puissiez-vous vous-même avoir conservé cette paix, ou du moins cette liberté avec Notre-Seigneur dont vous m'avez dit un jour avoir senti l'impression à la suite de nos causeries. Je demande à Dieu de vous faire bien saint, et lorsque j'en aurai le temps je vous dirai quelques pensées qui me sont venues à cet égard sur des choses dont vous aviez bien voulu me parler.
b)
De la lettre de l'abbé d'Alzon, Nîmes, 1er dimanche de l'Avent, le 1er décembre 1844. - Orig.ms. ACR, AD 351; V., Lettres, II p. 208-210.
Répondant aux lettres de Mère M. Eugénie, l'abbé d'Alzon lui dit aussi qu'il lui doit en partie une "volonté plus forte, plus soutenue, plus tendre d'être à Dieu".
Je vous remercie, ma chère enfant, de tout ce que vous faites pour moi, mais surtout de ce que vous me dites du bien que vous a fait le voyage à Nîmes. Si vous saviez combien cela me rend heureux ! Pendant mon séjour à la campagne, j'ai assez prié. Depuis mon retour, les affaires m'ont un peu distrait. Mais j'ai eu une conversation avec une personne qui, s'étant donnée en don à Dieu à l'âge de onze ans, n'a plus eu à se reprendre ni à se donner depuis. Elle en a trente-quatre. Cela me fait beaucoup de bien.
Aujourd'hui, premier jour de l'année ecclésiastique, j'ai tâché de me donner à ma manière pour former en moi Jésus-Christ, comme il se forma dans le sein de Marie. Il me semble que cela m'a fait un peu de bien. J'ai, il me semble, une volonté plus forte, plus soutenue, plus tendre, d'être à Dieu. Je vous le dois en partie, et c'est pour vous en remercier que je vous en parle.
Adieu, ma fille. Dilatez-vous toujours et perdons-nous, une bonne fois, dans l'amour de Dieu seul(19). Tout vôtre en Notre-Seigneur.
Veuillez m'écrire bientôt. J'approuve que vous alliez doucement pour la mortification. Le temps me manque pour me relire, si je veux que ma lettre parte.
8
Extrait de la lettre de l'abbé d'Alzon à Mère M. Eugénie, Alès le 13 janvier 1845. - Orig.ms. ACR, AD 353; V., Lettres, II p. 214-217.
Lors de son séjour à Nîmes, Mère M. Eugénie avait renouvelé ses vœux de religion entre les mains de l'abbé d'Alzon et devait émettre, le 25 décembre 1844, avec ses Sœurs Thérèse-Emmanuel, M.-Augustine, M.-Thérèse et M.-Catherine (converse), ses vœux perpétuels "de vivre en pauvreté, chasteté et obéissance jusqu'à la mort, selon la règle de saint Augustin et les Constitutions de l'Assomption de Notre-Dame, et de se consacrer, selon l'esprit de son institut, à étendre par toute sa vie le règne de Jésus-Christ dans les âmes".
L'abbé d'Alzon aurait désiré être présent; pris par ses responsabilités de grand vicaire et ses prédications, il ne put se libérer, mais il voulut s'associer à la profession de la Mère et de ses filles, le jour de Noël, avec les Carmélites de Nîmes chez lesquelles il devait célébrer la messe de minuit; puis il écrivit à Mère M. Eugénie pour lui souhaiter que le souvenir de sa profession religieuse lui soit une source de grâces, comme l'est pour lui le souvenir de son ordination sacerdotale.
Vous voilà donc tout-à-fait religieuse, et pour toujours, in aeternum. Il y a dans cette immutabilité de votre état quelque chose du sacerdoce, et je pense bien que vous avez contracté vos vœux de manière à vous unir plus intimement à l'éternel sacerdoce de Jésus-Christ. Que Dieu, ma bonne fille, vous donne toute l'étendue du courage nécessaire pour que, religieuse pour toujours, votre sacrifice soit perpétuel et l'union de votre âme à Dieu éternelle ! Comment se fait-il, dites-le-moi, qu'après s'être senti élevé si haut par la foi et par ces liens mystérieux dont l'amour de Dieu nous enlace, nous retombions si profondément dans notre néant et dans toutes ces misères de notre nature et dans la révolte de nos péchés ! J'aurais, comme vous, bien désiré recevoir vos premières impressions après votre profession. Mais ce que vous m'écrivez s'en ressent encore assez pour que je sois convaincu de ce que vous avez donné à Notre-Seigneur et de la manière dont vous le lui avez donné. [...]
Je suis bien convaincu que, dans le nouvel ordre de relations qui va s'établir entre Jésus-Christ et vous, la plus grande générosité doit être le mobile de toutes vos pensées et actions. Mais cet effort continuel pour être une sainte ne vous produira-t-il pas cette fatigue, d'où naîtront les scrupules, les sécheresses et tout ce dont vous vous plaignez ? Vous savez que, dans ces circonstances, saint François de S[ales] recommande, au-dessus de tout, la sainte liberté.
Vous me reprochez d'être trop bon. Mon Dieu ! ma chère enfant, avez-vous donc si grande peur que je ne puisse redevenir méchant et sévère ? Ne vaut-il pas mieux, dans tous les cas, vous laisser savourer les douceurs des premiers jours de vos noces ? J'ai eu le bonheur de les apprécier à l'époque de mon ordination. Je me les rappelle et je remercie Dieu que rien ne les ait troublées. Il y a là pour moi des souvenirs de suavité que rien n'effacera et qui me calment dans les mauvais moments de découragement et d'ennui. Pourquoi ne vous aiderais-je pas à vous procurer ce secours, qui est tant dans l'ordre de Dieu ? Car la joie de s'être consacré à son service vient, je pense, toute de lui. Je crois même que ce qui peut vous être le plus avantageux, c'est de faire durer le plus possible cet état d'abandon plénier qui ne vous laisse rien à dire, sinon que vous êtes bien toute à Dieu. Oh ! que je voudrais pouvoir contribuer à augmenter dans votre âme ce juge convivium dont parle le Saint-Esprit ! Les épreuves renaîtront assez tôt. Et déjà n'en éprouvez-vous pas quelques atteintes ? Il me semble qu'en tout ceci, dans tout ce que je vous dis, je me mets à la place de Dieu et je vous tiens le langage qu'il veut que je vous adresse.
Je vous remercie de votre demande pour moi. Il est bien vrai que j'ai quelque envie de m'améliorer; cependant je suis bien lâche. On me dit tellement autour de moi que je me tue, que j'ai presque envie de le croire, et, d'autre part, je suis tellement convaincu que je ne me tue pas que je suis tout honteux de n'en pas faire davantage. La pensée de faire ce dont nous avons causé me préoccupe tous les jours de plus en plus, mais je ne sais si, avant le mois d'octobre prochain, il serait bon de donner un commencement d'exécution à ce projet. Du reste, je tâche de prendre mes arrangements pour aller vous voir à Paris, aussitôt après Pâques. J'espère qu'à cette époque nous pourrons causer un peu longuement de toutes mes affaires.
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1. Pour la nomination et ses intentions, cf. R. LIMOUZIN-LAMOTHE et J. LEFLON : Mgr Denys-Auguste Affre, archevêque de Paris, 1793-1848, Paris, 1971, p. 58. - Pour l'échange de correspondance entre Mère M. Eugénie et le P. d'Alzon, cf. Mémoire du P. d'Alzon, 1875.
2. Lettre du 22 juillet citée dans Origines de l'Assomption, I (1898), p. 443-445.
3. Origines de l'Assomption, Paris 1898-1902, I, p. 429 et ss.
4. Un maître spirituel, p. 43-45
5. Après réflexion, la réponse de Mlle Milleret à l'abbé d'Alzon ne fut pas écrite, du moins ne fut pas envoyée; mais l'abbé Combalot ménagea une rencontre à Châtenay, dans la maison de sa mère, entre Mlle Milleret et l'abbé d'Alzon. Sur cette rencontre, nous avons plusieurs documents : l'un du P. d'Alzon adressé aux Religieuses de l'Assomption en 1875, l'autre de Mère M. Eugénie de Jésus, après la mort du P. d'Alzon; et enfin le passage d'une lettre de l'abbé d'Alzon à Mère M. Eugénie, du 10 décembre 1840, où il écrit : "J'avais été un peu choqué, je l'avoue, de votre trop grande simplicité à Châtenay; je m'aperçois que vous n'étiez pas libre et que vous agissiez contre votre jugement." Cela veut dire que Mlle Milleret se pliait trop, aux yeux de l'abbé d'Alzon, aux exigences de l'abbé Combalot, qui voulait à tout prix la faire valoir devant lui: "Sa simplicité et son obéissance m'édifièrent beaucoup", déclare le P. d'Alzon en 1875. De son côté, Mère M. Eugénie écrira en 1880 : "Nous n'eûmes pas beaucoup d'entretiens seul à seule, car M. Combalot veillait avec un soin jaloux à ne m'en laisser l'occasion... Sans lui ouvrir ma conscience, dans un rapport si fugitif, je me sentis pour lui beaucoup d'estime et de confiance. C'est là que, causant à trois, il me dit devant M. Combalot que le plus grand obstacle à l'œuvre que voulait faire ce bon Père, ce serait lui-même et qu'il fallait s'y attendre." Le zèle aussi indiscutable qu'intempestif de l'abbé Combalot est suffisamment connu. En rapport d'affection respectueuse depuis l'enfance, l'abbé d'Alzon pouvait le dire sans vexer celui qu'en famille on appelait : "papa Combalot". (Cf. V., Lettres, II p. LXXXVI-XCI; Origines de l'Assomption, I, p. 167-169).
6. A travers ces lignes valables pour quiconque, l'abbé d'Alzon n'a-t-il pas le pressentiment d'une obligation plus grande encore envers Mère M. Eugénie, appelée à être béatifiée par l'Eglise le 9 février 1975 ?
7. Il s'agit de l'abbé de Tessan, directeur de la Providence. Bien qu'original d'allure, le P. d'Alzon écrivait de lui à Mère M. Eugénie le 28 septembre 1844 : "Il vaut cent mille fois mieux que moi. On l'a nommé, malgré moi, confesseur de nos Carmélites; elles ne jurent plus que par lui" (V., Lettres, II p. 204-205).
8. Le 18 septembre 1839 (v. supra 2).
9. Lorsqu'ils se virent pour la première fois, en octobre 1838 (v. supra 1, note).
10. Mère M. Eugénie de Jésus dut, à la demande de l'abbé Combalot, féliciter l'abbé d'Alzon de sa nomination à la charge de vicaire général (v. supra 2)
11. Si cette lettre fut écrite, nous ne la possédons pas.
12. Cette prévision ne tarda pas à se réaliser; moins de cinq mois après, dans les premiers jours de mai 1841, la séparation était complète et définitive entre le fondateur et ses filles. Elle fut motivée par la divergence de vues, nées de la nécessité d'une approbation canonique, entre l'abbé Combalot qui aurait voulu tout de suite en appeler à Rome, et Mère Marie-Eugénie qui pensait devoir s'adresser d'abord à l'Ordinaire du lieu, Mgr Affre. L'abbé Combalot ne se sentant pas suivi, osa proposer une fondation en Bretagne. Il eut la sagesse de ne pas insister et, avant de se retirer, de confier sa fondation à l'archevêque de Paris.
A compter de cette lettre jusqu'à celle du 15 août 1843, nous n'avons plus que les lettres de Mère M. Eugénie de Jésus, celles du P. d'Alzon étant irrémédiablement perdues.
Mère M. Eugénie, née le 26 août 1817, était dans la vingt-cinquième année de son âge, et l'abbé dans sa trente-et-unième année.
13. Lettre du 14 septembre 1842 (n° 1560) : "J'ai été pas mal étonnée de votre étonnement, quant au don de commandement. Il y a bel âge que je vous l'avais reconnu, je dirais même avant de vous connaître. Vous m'en donniez un assez joli échantillon en me faisant l'honneur de m'écrire une lettre que j'ai encore et dont M. Combalot était très fier, moi presque mécontente." (V., Lettres, II p. LXXXIX).
14. Il faut savoir que l'abbé d'Alzon et Mère M. Eugénie ne communiquèrent que par lettre jusqu'à la venue de l'abbé d'Alzon à Paris en août 1843, ce qui peut gêner leur connaissance réciproque. On reste sur l'impression de la première entrevue.
15. Les vœux perpétuels des premières religieuses de l'Assomption ne furent prononcés que le 25 décembre 1844.
16. Cette idée de l'avènement du règne de Dieu, Mère M. Eugénie, dans une lettre du 7 février 1843 à l'abbé d'Alzon, l'a rattachée à l'origine même de sa vocation religieuse, en 1836 : "A la même place (à Notre-Dame de Paris, lors d'une Conférence de l'abbé Lacordaire), où j'avais reçu autrefois une si entière volonté de tout vaincre pour travailler à l'agrandissement du règne de Jésus-Christ ... je m'offris en sacrifice à Dieu pour ne m'occuper, s'il le faut, que de mon rapport avec lui, mais en même temps je le suppliais de me conserver lui-même cet esprit d'amour pour son règne ici-bas." (Lettre n° 1580).
17. Mère Marie-Elisabeth de la Croix, née à Aix le 30 mai 1801, fondatrice et première supérieure du Carmel de Nîmes, morte à Nîmes le 7 mars 1861.
18. L'abbé d'Alzon a cru devoir réagir avec une fermeté impérieuse devant l'aveu de sa dirigée : "Si Notre-Seigneur me met sur la croix, à la bonne heure, mais que M. d'Alzon ne travaille qu'à m'y mettre, c'est trop; son métier, c'est de laisser faire, et je n'aime pas du tout qu'il veuille me mettre ici ou là... Dieu seul a le droit de me mettre sur la croix et je ne me sens disposée à l'accepter que de sa main. Je voudrais bien que les hommes n'eussent pas de projets si arrêtés de m'y mettre, et d'ailleurs est-ce Marie ou Joseph qui ont mis Notre-Seigneur sur la croix. Que ceux qui ne sont pas mes amis veuillent me faire souffrir, j'y consens et j'endurerai ces pensées-là de mon mieux, mais de la part de mes amis, c'est un zèle qui m'irrite" (Lettre de Mère M. Eugénie du 20 mai, n° 1618).
A la réception de la lettre de l'abbé d'Alzon, Mère M. Eugénie écrit : "Soyez convaincu qu'encore que ma lâcheté m'ôte la hardiesse de le dire, je veux pourtant devenir une sainte. Je l'espère peu, et ma plume s'arrête devant ce mot, mais je vous saurai toujours gré de ne me pas souffrir ce qui ne convient pas à cet effort, et je vous sais beaucoup de gré de tenir ferme comme vous faites cette fois, à propos de mes objections contre la croix... Je vous donne pleinement raison cette fois : n'est-ce pas merveilleux. J'ai manqué de générosité autrefois quand vous avez voulu être Pontife à mon égard, et cela m'a découragée puis irritée; je crois aussi qu'il y a des malentendus. Quels sont donc les auteurs que vous suiviez et qui vous avaient fait du bien en pareil cas ? Peut-être m'aideront-ils à vous mieux comprendre". (Lettre du 31 mai, n° 1619).
19. Dieu seul était la devise de Mère M. Eugénie, qui accompagnait la signature de chacune de ses lettres, sous la forme de deux initiales : D.S.