CHAPITRE VI
ORDINATIONS ET FIN DE SÉJOUR
DE L'ABBÉ D'ALZON A ROME
novembre 1834 - mai 1835
L'abbé d'Alzon ne se sentait pas pressé de recevoir les Ordres sacrés. "M. Vernières m'a engagé d'attendre, écrit-il le 8 mai 1834 à un séminariste de Montpellier, et je pense que pour ces choses-là, mieux vaut lui obéir que de suivre les avis de toute la terre. Quand le moment sera venu, je ne puis pas dire que je n'avancerai pas(1)." "On m'engageait ici à prendre les ordres, écrit-il à sa sœur le 10 mai. M. Vernières ne l'a pas cru à propos : il vient de m'écrire de les prendre à la Trinité et il sait bien qu'il faut plus de dix jours pour s'y préparer et pour faire venir les démissoires. Je pense m'y préparer pour la Noël prochaine, en m'arrangeant de façon à être prêtre à Pâques(2)."
Apparemment il semble y avoir une contradiction entre les deux propositions de l'abbé Vernières. Cependant, le 22 septembre, l'abbé d'Alzon écrit de nouveau aux séminaristes de Montpellier : "Je serai ce qu'il plaira à Dieu et à M. Vernières; mais enfin, un jour viendra où, si je ne suis pas mort, je serai prêtre(3)."
Ce qui est sûr, c'est que l'abbé Vernières avait été écarté du Séminaire de Montpellier pour ses sympathies envers Lamennais(4) et s'adonnait à des tournées de prédication en pensant créer un centre missionnaire en milieu protestant. L'abbé d'Alzon regretta fort l'éloignement de ce prêtre en qui il avait mis toute sa confiance depuis cinq ans, et prit conseil de ses maîtres de Rome, après la clarification de la crise mennaisienne (Paroles d'un Croyant et encyclique Singulari nos) et l'apaisement progressif qui s'ensuivit.
On lui conseilla donc à Rome de recevoir les trois ordres majeurs au long d'une retraite prolongée qui couvrirait le temps de l'Avent et il pourrait disposer ensuite d'un laps de temps continu pour l'étude, avant de quitter Rome, comme il peut le prévoir, vers la fin de juin 1835 (v. infra 1, 2, 3).
A
ORDINATIONS
Ayant donc arrêté la date de son ordination sacerdotale pour Noël, l'abbé d'Alzon en informe ses amis (v. infra 1 et 2) et ses parents (v. infra 3) et consacre la période de l'Avent à un temps de retraite qu'il passe volontairement chez les Jésuites, à Saint-Eusèbe(5), et pendant lequel il reçoit le sous-diaconat le 14 décembre, IIIe dimanche de l'Avent, et le diaconat, le 20 décembre, samedi des Quatre-Temps.
De sa retraite, il nous a laissé quelques notes spirituelles (v. infra 4) et des allusions dans ses lettres à des vexations auxquelles il fut soumis, comme la proposition de s'adresser à un confesseur Jésuite, au lieu de s'en remettre à son confesseur ordinaire le P. Lamarche, dominicain (v. infra 7). De plus, à la veille de recevoir le sous-diaconat, il fut convoqué le 12 décembre par le cardinal vicaire pour signer une formule d'adhésion à l'encyclique Singulari nos, ce qu'il fit sans hésitation et sans délai (v. infra 5).
Ordonné prêtre le 26 décembre 1834 (v.infra 6), en la fête de Saint-Etienne, dans l'oratoire privé du cardinal Odescalchi(6), il informe les siens (v. infra 5 et 7) des circonstances de son ordination et leur fait part de ses sentiments intimes dans la célébration de l'Eucharistie, surtout lorsqu'il peut le faire, comme à l'autel ad Caput de la basilique Saint-Pierre, dans les conditions de recueillement qu'il préfère à toute autre.
B
FIN DU SEJOUR A ROME
Après son ordination, l'abbé d'Alzon se remet à ses études, mais avec la préoccupation de son avenir apostolique. A sa mère qui s'inquiéterait de le voir revenir "prêtre libre", il répond qu'il pense n'être pas fait pour le service administratif qui incombe davantage au clergé séculier (v. infra 8). A son ami d'Esgrigny, il rappelle qu'il s'est fait prêtre pour le salut des hommes et sans aliéner la foi à des options politiques (v. infra 10).
Dans cette perspective fondamentale se placerait une option plus précise d'apostolat en milieu protestant, plutôt par l'étude et l'exposé positif de la foi, que par des missions de prédication (v-infra 11 et 14). Aussi, ne partage-t-il pas les espérances que l'abbé Vernières avait fondées sur lui mais à son insu (v. infra 12 et 13). Quoi qu'il en soit, il a décidé avant tout de se mettre au service de son évêque (v. infra 12, 13, 14 b).
Jusqu'à son départ de Rome, il n'aura cessé d'étudier sans relâche et c'est ce souvenir qu'il gardera avant tout de son séjour à Rome lorsqu'il évoquera par la suite ses maîtres et ses amis (v. infra 15). Il y aura puisé aussi la foi des martyrs (v. infra 9) et le respect du Magistère en la personne du successeur de Pierre (v. infra 15). Quoi qu'il en ait été de ses épreuves, il part décidé à "ne vouloir que le bien de l'Eglise".
1
Extrait d'une lettre de l'abbé d'Alzon aux séminaristes de Montpellier, Rome le 15 novembre 1834. Orig.ms. (minute incomplète) ACR, AB 100; V., Lettres, I, p. 731-733.
L'abbé d'Alzon annonce aux séminaristes de Montpellier qu'il va recevoir sous peu les trois ordres majeurs et qu'il entend, pour s'y préparer, passer presque un mois de retraite au couvent jésuite de Saint-Eusèbe. Aussi éprouve-t-il le besoin de la prière de ses amis car il sait trop son indignité.
Mes bons amis,
Si jamais nous avons dû prier les uns pour les autres, je crois avoir le droit à réclamer de vous toutes vos prières, car je vais en peu de temps recevoir le sous-diaconat, le diaconat, la prêtrise. Des personnes, dont j'ai dû suivre les conseils, m'ont engagé à profiter des avantages de Rome et d'entrer presque d'un seul coup dans le sacerdoce. Je vais me mettre dans une maison de retraite, entre les mains d'un vieux Jésuite, et je me ferai frotter, savonner et lessiver par lui un mois durant; après quoi, si je ne suis pas blanc, c'est que je suis bien sale. Cependant, aidez-moi de vos prières, car elles pourront, je n'en doute pas, beaucoup pour ma conversion.
Je veux vous faire part de tous mes projets. J'entrerai en retraite le samedi 30 novembre; le 8 décembre, je recevrai le sous-diaconat des mains du cardinal Odescalchi; le samedi des Quatre-Temps, je serai fait diacre de l'Eglise romaine, car l'ordination aura lieu à Saint-Jean de Latran, qui est omnium ecclesiarum mater et caput ; la veille de Noël, le cardinal Odescalchi m'imposera les mains pour le sacerdoce, et le jour de Noël j'espère dire ma première messe devant la Crèche où est né Jésus-Christ. Elle est conservée à Sainte-Marie Majeure, dont le cardinal Odescalchi est archidiacre(7).
Vous pensez bien que je ne vous oublierai pas, mais j'espère bien que vous ne m'oublierez pas non plus. Nous avons besoin de nous aider mutuellement pour nous sanctifier nous-mêmes, comme pour sanctifier les autres. Je vous prie donc de vous rappeler notre ancienne alliance(8). Est-ce que vous la croyez dissoute ? Je vous écrivis au commencement de l'année par ma tante Rodier; vous ne m'avez pas répondu. J'espère qu'il n'en sera pas de même, cette fois, et que vous me direz d'abord où vous en êtes, combien vous êtes, quel bien vous faites et quels projets vous avez pour l'avenir. J'aurai, je pense, le plaisir de vous voir dans sept à huit mois; peut-être serai-je à Montpellier pour la Saint-Pierre. [...]
Encore un mois et dix jours et je serai prêtre ! Quelle idée ! Elle me fait par moments tressaillir de telle façon que les personnes qui sont auprès de moi me demandent ce que j'ai. Ce n'est pas difficile à deviner, mon Dieu ! Cependant, je ne suis pas effrayé. Non. C'est un sentiment que je ne sais pas rendre. C'est de la joie, c'est de l'étonnement, c'est un rêve ! Est-il vrai que je serai prêtre ? Et puis, un voile jeté sur mon indignité, ce qui fait que je n'y pense pas. Et puis, de la joie, mes bons amis. Je ne sais comment il se fait qu'étant le dernier d'entre vous à devoir prendre les ordres, puisque je suis arrivé le dernier au Séminaire, je serai le premier à les recevoir après Brouilhet.
2
Extrait d'une lettre de l'abbé d'Alzon à d'Esgrigny, Rome le 18 novembre 1834. ~ Orig.ms. ACR, AB 102; V., Lettres, I, p. 737-740.
Nous avons le texte et la minute de cette lettre que l'abbé d'Alzon envoie à son ami d'Esgrigny, pour lui dire sa résolution d'avancer vers le sacerdoce. Dans le texte, il insiste sur la place que doit occuper le prêtre aujourd'hui. Dans la minute, il tient à dire que c'est en toute liberté qu'il accepte de servir Dieu dans le sacerdoce et non point dans le laïcat chrétien. Nous reproduisons seulement le passage de la lettre concernant l'idéal du sacerdoce, que se propose l'abbé d'Alzon.
Enfin, je viens de prendre ma grande résolution. Quand vous recevrez cette lettre, je serai, mon cher ami, sur le point d'entrer en retraite, pour me préparer à recevoir le caractère sacerdotal, d'après le conseil des personnes auxquelles je m'en rapporte. Je me dispose à recevoir le sous-diaconat le 8 décembre, le diaconat le samedi des Quatre-Temps, et la prêtrise le lendemain. Je dirai ma première messe le jour de Noël. [...]
Je vais tâcher, pendant quelque temps, de trouver les moyens d'être un prêtre comme il en faut aujourd'hui. Je vais demander à Dieu cet amour ardent de sa gloire, cette charité pour les hommes, cette compassion sans réserve pour leurs misères, cette résolution de tout faire pour les guérir, cette abnégation absolue de moi-même qui fait le fond du caractère sacerdotal. La position du prêtre, telle du moins qu'il pourrait se la faire, me paraît aujourd'hui admirable, et, pour ne parler que de la France, je ne crois pas que dans l'histoire de notre chère patrie on puisse trouver une époque plus belle que celle où nous vivons pour le clergé, si l'on ne remonte au temps où les évêques s'emparèrent de nos ancêtres pour les dégrossir et les former à la civilisation.
Le prêtre qui, s'élevant au-dessus des passions et des intrigues du jour, comprenant la nécessité du développement de la liberté, ne s'opposerait pas à l'action des peuples, mais la purifierait en jetant sans cesse dans les masses les grands principes d'ordre, de justice, de charité, me paraît semblable à ces intelligences bienfaisantes, chargées de présider au développement du monde extérieur, planant sur la création et versant sans cesse sur elle de nouveaux germes, de nouveaux principes d'existence. Considérée ainsi, la place du prêtre me paraît au-dessus de tout ce que l'on peut concevoir ici-bas. Mais à côté, que de peines, que de tourments secrets, que d'amertumes, à la vue du bien qui pourrait se faire et qui ne se fait pas ! Et puis, je ne puis me défendre d'un certain désespoir en pensant à tous ces jeunes gens pleins de feu, de talent, d'avenir, qui ont voulu réformer le monde et qui ont succombé, qui ont voulu diriger cette grande masse vers Dieu et sont venus se briser contre un rocher inerte.
Mon grand malheur est de vouloir trop et trop peu. Je ne sais pas me fixer à la juste action dont je suis capable. J'ai encore bien des choses à faire sous ce rapport. Mon bon ami, vous penserez, j'espère, à moi pendant tous ces jours; votre amitié se réveillera, supposé qu'elle sommeille, pour m'aider de vos vœux et de vos conseils.
3
Extraits de deux lettres de l'abbé d'Alzon à sa mère
Les deux lettres que l'abbé d'Alzon écrivit à sa mère nous fournissent tous les renseignements relatifs aux préliminaires de son ordination sacerdotale. Son ami, l'abbé de Montpellier voulut bien se faire l'intermédiaire pour tout arranger, et le cardinal Odescalchi, cardinal-vicaire, à qui il avait été présenté, lui fit dire par cet abbé qu'il se chargerait d'obtenir toutes les permissions. Il dit encore à sa mère pourquoi il a choisi la maison de Saint-Eusèbe pour faire sa retraite et dans quelles conditions il a passé, le 25 novembre, l'examen pour les trois ordres.
a)
Rome, le 18 novembre 1834. - Orig.ms. ACR, AB 101; V., Lettres, I, p. 734-737.
Ma chère petite mère,
Enfin, vous voilà à Paris et je présume que vous y serez pour le temps que vous y passez ordinairement. Je suis bien aise de savoir mon père avec vous. Pour moi, je me dispose à prendre les ordres encore plus tôt que je ne pensais d'abord. On m'a fait observer qu'en les prenant à la suite, je pourrais pendant un certain temps ne m'occuper que de piété, ce qui me ferait un certain bien. Il est donc convenu que j'entrerai à Saint-Eusèbe, maison de retraite des Jésuites, le 29 novembre, et que j'en sortirai le lendemain de la Noël. Pendant ce temps, je prendrai le sous-diaconat - je ne sais pas encore bien quel jour - le diaconat aux Quatre-Temps, et le sacerdoce le lendemain dimanche. C'est le bon abbé de Montpellier qui m'a tout arrangé et qui a bien voulu se charger de me donner tous les renseignements qui pouvaient m'être nécessaires.
Je serai ordonné prêtre par le cardinal Odescalchi. J'aurais bien voulu pouvoir l'être par le cardinal Micara, mais il n'est pas évêque. Je vois arriver ce grand jour avec bonheur, étonnamment surpris, mais pas avec assez de crainte. C'est sans doute que Dieu veut me voiler une partie des peines et des croix qui m'attendent. Je dirai ma première messe le jour de Noël. Je voudrais bien pouvoir profiter du privilège pour en dire trois. On me fait espérer que je pourrai les dire devant la sainte Crèche, que l'on conserve à Sainte-Marie Majeure. Je me fais une joie, ma chère petite mère, de pouvoir dire une messe pour vous et de vous fixer le jour dans le mois, où nous pourrons prier l'un pour l'autre. Je ne comprends pas de pensée plus douce que celle-là. Il est inutile de vous demander un redoublement de prières pour tout cet Avent. Vous comprenez combien j'en aurai besoin. [...]
Je ne puis me faire à l'idée que je serai prêtre dans un mois et quatre jours. Si j'eusse été près de vous, je vous aurais demandé votre bénédiction ainsi qu'à mon père, au moment où vous auriez été sur le point de me céder définitivement à Dieu. J'espère que vous me l'enverrez. Vos vœux franchiront aisément la distance qui nous sépare.
Adieu, chère petite mère. Je veux écrire un mot à Augustine et à Clémentine Perret qui m'a écrit par M. Fouré. Adieu. Adieu.
Emmanuel
b)
Rome, le 26 novembre 1834. - Orig.ms. ACR, AB 105 (minute incomplète); V., Lettres, I, p. 751-753.
Puisque je vais pour un mois être privé du plaisir de vous écrire, je veux, ma chère petite mère, prendre mes précautions à l'avance, pour n'avoir pas le regret pendant ma retraite de ne pas nous avoir dit tout ce que j'avais à vous dire. Il est vrai que cela se borne à peu de choses.
J'entre demain ou après-demain à Saint-Eusèbe, maison des Jésuites, où je serai pour un mois. Ne vous persuadez [pas] que l'envie de me faire Jésuite me prenne jamais. Je ne crois pas qu'une idée pareille puisse aujourd'hui entrer dans la tête d'un homme raisonnable. Je m'aperçois, il est vrai, que j'ai surpris bien des gens en leur disant que j'allais faire ma retraite dans cette maison. [Ni] le cardinal Micara, ni le P. Ventura ne voulaient le croire. Il est vrai aussi que, si je n'avais pas eu la pensée que j'aurais l'abbé de Montpellier pour m'apprendre à réciter mon bréviaire et pour se charger de mille petits détails qu'il connaît et que j'ignore, parce qu'il a été ordonné ici, je n'aurais pas choisi une maison de Jésuites pour me disposer à recevoir les ordres.
Ce sera décidément le cardinal Odescalchi qui me donnera les ordres. Il vient d'être nommé cardinal vicaire, ce qui m'a aplani une foule de difficultés. Je lui fus présenté l'autre jour, et il eut la bonté de me faire dire par Montpellier qu'il se chargeait de toutes les permissions à demander et qu'il désirait me voir souvent. [...]
J'ai passé hier mon examen pour les trois ordres; on me retint près d'une heure. J'aime beaucoup cette manière d'interroger. Dès qu'on voit que vous savez répondre à une question, on passe à une autre; ce qui fait que l'on va très vite et que l'examen est moins fastidieux pour l'interrogeant et pour le répondant. Un bon religieux Carme qui m'interrogea me pria à la fin d'aller le voir, parce qu'il serait enchanté de faire ma connaissance.
4
Extrait des notes prises par l'abbé d'Alzon, lors de sa retraite à Saint-Eusèbe, novembre-décembre 1834, - Orig.ms. ACR, CR 10; T.D. 43, p. 255-259.
L'abbé d'Alzon nous a laissé quelques notes prises dans la première semaine de sa retraite préparatoire à son ordination; nous citons le passage relatif à la confession générale de toute sa vie, faite le 5 décembre 1834.
Prenez pitié, Ô mon Dieu, d'un pauvre enfant prodigue qui ne comprend pas assez ni combien il a été prodigue, ni combien il a de bonheur à se reposer dans vos bras de toutes ses souffrances passées. Faites qu'en vous il trouve le repos, qu'en vous il ne cherche que votre gloire. 0 Dieu de mon cœur, il me semble cependant que je veux vous aimer et que ces velléités d'amour me donnent quelque regret de mes fautes.
Le 5 décembre 1834, j'ai reçu l'absolution d'une confession générale de toute ma vie, et, comme il me semble l'avoir faite de bonne foi, je n'ai plus qu'à compter sur l'infinie miséricorde de Dieu qui aura égard, je l'espère, à la misère d'un pauvre pécheur et à son désir de revenir dans le chemin de la vertu.
Grâces vous soient rendues, ô mon aimable époux qui avez voulu donner la paix à mon âme ! Cette paix, je me la rappellerai lorsque je croirai n'avoir pas tout dit. Vous ne me l'auriez pas accordée, ce me semble, si je n'avais pas eu le bonheur d'être réconcilié avec vous.
O mon Sauveur, nous sommes donc en paix; vous êtes mon père, vous êtes mon frère, vous êtes mon ami, mon Seigneur et mon Dieu, Deus meus et Dominus meus.
Donnez-moi, je vous en conjure, une grande abondance d'amour pour vous. O fleuve de vie, coulez dans mon âme; ô Sauveur du monde, inondez-moi de votre sang. Je ne veux aimer que vous, ne vivre que pour vous, me donner tout à vous, n'importe sur quel point, sur quelle partie de votre champ vous vouliez que je travaille, de quelque façon que vous vouliez m'employer.
Mon Dieu, venez habiter mon âme, venez vivre en moi, afin que je vive en vous et que je sois en vous consommé dans cette unité mystérieuse dont vous parliez à vos disciples pendant cette dernière cène, entre les deux plus grandes marques d'amour que l'homme ait reçues de son Dieu, l'Eucharistie et le Calvaire.
Je me souviendrai toute ma vie d'avoir une confiance sans bornes à Jésus, dans les moments les plus terribles de ma vie.
5
Extraits d'une lettre de l'abbé d'Alzon à son père, Rome les 26-27 décembre 1834. - Orig.ms. ACR, AB 109; V., Lettres, I, p. 759-763.
C'est par cette lettre écrite à son père les 26-27 décembre 1834 que nous sommes informés sur l'ordination sacerdotale de l'abbé d'Alzon, le 26 décembre et sur la célébration de sa première messe le lendemain "dans les souterrains de Saint-Pierre". Il exprime ses propres sentiments en cette circonstance, mais revient un instant sur sa retraite chez les Jésuites à Saint-Eusèbe et parle de l'épreuve qui lui fut infligée de devoir signer une déclaration d'adhésion à l'encyclique Singulari nos. Ce qu'il fit sans délai et sans hésitation(9).
Rome, le 26 décembre 1834.
Mon cher petit père,
C'est aujourd'hui seulement que j'ai pu lire votre lettre du 3 décembre. Il y a huit jours qu'elle était arrivée, mais comme depuis quinze jours je n'étais pas venu ici, je n'avais pu la recevoir. Par un petit dérangement que je ne comprends guère encore, je n'ai pu être ordonné dimanche dernier, comme je l'espérais. C'est aujourd'hui seulement qu'a eu lieu mon ordination au sacerdoce. Je n'ai pu, par conséquent, dire ma messe le jour de Noël, comme je l'espérais. Ce sera demain, jour de Saint-Jean, que je monterai à l'autel pour la première fois.
Il serait trop long de vous dire tout ce que j'ai éprouvé d'angoisses, avant de recevoir les ordres, et de bonheur, quand je les ai eu reçus. Ce sont des choses qui ne se comprennent que quand on les éprouve soi-même. Maintenant, je suis prêtre pour l'éternité. Cette pensée bouleverse de fond en comble et cependant me laisse dans l'âme une joie douce qui me remplit de confiance. Chaque fois que je me suis prosterné devant l'évêque, aux trois ordinations, lorsque l'on a chanté les litanies sur moi, j'ai demandé à Dieu qu'il ne permît pas que je me relevasse si je ne devais pas être un prêtre selon son cœur. J'ai une confiance extrême dans le sacrifice de la messe. Déjà l'office me fait un bien infini. Dieu veuille, comme me disait un bon religieux que le durillon ne se mette pas aux doigts qui toucheront tous les jours la sainte hostie.
Je dois vous dire pourquoi je me suis décidé à passer un mois à Saint-Eusèbe. On m'avait tellement parlé des Jésuites dans tous les sens que j'ai voulu les juger par moi-même. Je quitte cette maison avec la conviction qu'en général les Jésuites sont de saintes gens, mais qui disent trop du matin au soir la prière du pharisien : "Mon Dieu, je vous remercie de ce que je ne suis pas comme les autres hommes." Ce qu'on dit de la police qu'ils exercent dans Rome n'est que trop vrai : j'en ai des preuves malheureusement trop manifestes. Je ne puis mieux comparer l'état actuel des Jésuites qu'à celui de ces rejetons qui poussent des racines d'un arbre immense, lorsque l'arbre lui-même a été coupé : on n'a plus que des taillis.
L'on m'a joué un assez mauvais tour. Je crois que c'est l'évêque du Puy(10). Quoi qu'il en soit, une dénonciation a été faite à mon égard à propos de mes opinions. On ne me dit rien. Seulement, l'avant-veille de mon ordination au sous-diaconat, le cardinal Odescalchi, qui avait eu la bonté de me promettre de m'ordonner et qui depuis avait été nommé cardinal-vicaire, me fit prier de passer chez lui. Il me demanda ce que je pensais de M. de la M[ennais]. Je répondis que j'étais en tout soumis à l'encyclique, que j'avais désapprouvé les Paroles d'un Croyant avant l'apparition de la condamnation et que, quant à la philosophie, mes idées s'étaient beaucoup modifiées, que seulement je ne comprenais pas ce que le Pape voulait dire par le système de philosophie qu'il désapprouvait. Le cardinal me répondit que le Pape avait voulu blâmer par là en général le système par lequel M. de la M[ennais] voulait mettre la religion dans la liberté et unir ces deux choses ensemble, que le Pape n'entendait pas condamner toutes les opinions de M. de la M[ennais], qu'il connaissait plusieurs personnes converties par le premier livre de cet auteur, que le Pape lui avait dit depuis peu qu'il serait bien aise qu'on réimprimât ce que M. de la M[ennais] avait écrit sur le Saint-Siège. Ensuite, il me proposa au nom du Pape de signer une formule, par laquelle j'adhérais à l'encyclique et je n'adhérais point à l'opinion de ceux qui disent qu'elle ne condamne point un certain système de philosophie. Il me proposa de me donner du temps pour réfléchir. Mais j'ai répondu que je n'en voulais point et je signai à l'instant.
Il paraît que l'on va exiger une formule pareille de tous les évêques; au moins le cardinal Odescalchi me l'assura-t-il. J'aurais voulu vous en envoyer une copie. Je l'ai demandée ce matin au cardinal qui m'a dit qu'il me la procurerait, mais que l'original était entre les mains du Pape, qui, m'a-t-il assuré avait été très content de la promptitude de ma soumission. Il est assez ennuyeux d'attirer le contentement du Pape d'une pareille façon. Je lui serai présenté un de ces jours. Je verrai comment il me recevra.
27 décembre.
Ce matin, j'ai dit ma première messe dans les souterrains de Saint-Pierre. J'étais assisté par l'abbé de Brézé. C'était M. Auriol qui faisait l'office de clerc. M. Poly a dit la messe après moi. J'étais avec quatre ou cinq personnes; mais je vous avoue que, puisque je ne pouvais pas vous avoir, j'aimais autant cela que d'être entouré d'une foule d'indifférents, dont je me soucie peu et qui m'eussent beaucoup dérangé. On m'a trouvé faisant très bien les cérémonies. Seulement, l'abbé de Brézé m'a forcé d'abréger au mémento des vivants. Vous comprenez cependant très bien que j'avais mes raisons pour en prendre à mon aise dans un pareil moment. 'L'abbé de Brézé m'a amené ensuite déjeuner chez lui. Il a été, ainsi que l'abbé de Montpellier, très bon pour moi. L'abbé de Brézé prétend qu'il était le représentant des parents et amis et, à ce titre, il veut écrire à ma mère.
Je n'ai aucune nouvelle à vous donner, sinon que Montalembert va retourner à Paris. Il a écrit dernièrement au Pape une lettre dans laquelle il déclare se soumettre en tout à l'encyclique(11). Je ne veux pas finir ma lettre sans vous dire combien la vôtre m'a fait plaisir. J'en ai baisé de joie votre nom, dans l'impossibilité de vous embrasser vous-même.
Adieu, cher petit père. Je vous conjure de m'écrire souvent. Je vous aime de toute mon âme.
Emmanuel
6
Certificat de l'ordination sacerdotale d'Emmanuel d'Alzon, Rome le 26 décembre 1834. - Orig.ms. ACR, DK 255.
Carolus Miseratione Divina Episcopus Sabinensis S.R.E. Card. Odescalchi, Sacrosanctae Patriarchalis Liberianae Basilicae Archipresbyter,
SSMI D. N. Papae Vicarius Generalis Romanaeque Curiae, Ejusque Districtus Judex ordinarius, etc.
Universis, et singulis praesentes nostras visuris, lecturis pariter, et audituris, notum facimus et testamur, Nos Carolum... Ep(iscop)um Sabinen(sem), S(anctae) R(omanae) E(cclesiae) Card(inalem) Odescalchi... S(anctitati)s D(omini) N(ostri) P(a)p(ae) Vic(ariu)m G(enera)lem..., Romae, die 26 Décembres, A(nno) 1834, in privato Residentiae Nostrae Sacello, partic(ularem) Ordinationem Celebrant(em) dilect(um) Nobis in Ch(rist)o fil(ium) D(ominum) Emmanuelem d'Alzon Nemausen(sis) D(ioecesi)s, praeviis publicationibus, Sp(iritua)libus Exercitiis, dimissor(ialibus) Ord(inar)ii Sui et disp(ensatio)ne Ap(osto)lica super extra tempora, nec non
praevio examine a RR. PP. DD. Examinatoribus in Urbe deputatis, idoneum repertum, et admissum cum caeremoniis, solemnitatibus necessariis, et opportunis in similibus fieri solitis, et consuetis juxtà, et secundum S. R. E. Ritum, morem, et consuetudinem ad S(acrum) Presbyteratus Ord(ine)m rite ac recte servat(is) servan(dis)
In Domino promovisse, et ordinasse. In quorum omnium, et singulorum fidem, has praesentes litteras a Nobis, seù ab Illmo, et Rmo P. D. Vicesgerente, et D. Secret. nostro subscriptas, sigilloque nostro munitas fieri jussimus. Datum Romae ex aedibus nostris hac die 5 mensis Januarii A(nno) D(omini) 1835. Indictione VIII. Pontificatus SSmi in Christo Patris, et D. N. D. GREGORII, Divina Providentia PAPAE XVI. Anno ejus quarto.
Fides Ordinum A(ntonius) [Piatti] Archiep(iscopus) Trape-
L + S zunt(ius) Vicesgerens
Joseph Can(on)icus Canali Secr(etar)ius
7
Extrait de la lettre de l'abbé d'Alzon à sa sœur Augustine, Rome le 30 décembre 1834. - Orig.ms. ACR, AB 110; V., Lettres, I, p. 763-766.
L'abbé d'Alzon ne peut accepter les larmes de sa sœur versées à l'occasion de son ordination. Qu'elle prie plutôt pour qu’il serve toujours le Seigneur dans la joie ou dans la peine, joie d'être prêtre et peine aussi d'avoir à subir des vexations, comme celle qui lui fut infligée à Saint-Eusèbe à propos de sa confession générale de la part des pères Jésuites.
Ma chère amie,
J'ai reçu hier soir ta lettre du 15 décembre, et je t'assure que j'ai été tout surpris de l'espèce de douleur que tu me témoignes. Il paraît, du reste, que dans la distribution du don des larmes qui a été faite à la famille, vous avez été pourvues de la part qui me revenait.
[...] Enfin, je suis prêtre : c'est je t'assure, ce que je ne puis dire sans une espèce de frisson. Pendant le mois de retraite que j'ai faite à Saint-Eusèbe, j'ai eu à subir de la part de personnes qui me voulaient du bien des vexations d'un genre tout particulier. J'en ai eu la fièvre, mais tu ne te fais pas une idée de ce que j'ai éprouvé de bonheur les trois jours de la réception des ordres. J'arrivais, surtout pour le sous-diaconat, avec des troubles d'une espèce toute particulière; du moment que j'eus fait le pas, tout disparut, je fus dans un ordre nouveau. C'est que j'y étais bien réellement.
Le jour de ma première messe, je m'en suis tiré assez bien. Cependant, au moment de la Consécration, il me prit et il me prend encore une frayeur que je ne puis exprimer. Je te conjure donc de sécher l'humidité de tes yeux et de ne plus me parler de larmes et de silence; je te prie, au contraire, de me parler de joie, de bonheur. Je soupçonne quelquefois que, par compensation, quand tu te marieras, ce sera moi qui pleurerai et ce sera toi qui riras. Ne me trouves-tu pas bien fou, ma bonne amie ? Cependant, je ne puis te dire tout ce qui me vient à l'esprit depuis quatre jours, lorsque je me dis : "Ce matin, j'ai dit la messe; ce matin, j'ai prononcé quelques mots et Dieu m'a obéi."
Je compte beaucoup sur la messe pour me soutenir, m'éclairer. Ce matin encore, je l'ai dite dans la chapelle souterraine de Saint-Pierre; ce lieu est merveilleusement propice à disposer l'âme. D'abord, étant seul, je puis aller plus lentement, ce qui fait que je ne me trompe pas, comme hier, par exemple, où je dis la messe au Collège anglais, devant le cardinal Weld(12). Je m'embrouillai dans les saluts qu'il fallait lui faire, si bien qu'au Credo, je me blousai complètement, quoique je le sache sur le bout du doigt; au Canon, je supprimai trois ou quatre bénédictions. Un scrupuleux aurait eu joliment peine de s'en tirer. Quand on pense, en effet, qu'en de pareils moments on peut faire les fautes les plus graves, il y a de quoi trembler; mais je n'y pense pas, sans quoi ma tête partirait et je ferais pire. Je me suis bien préparé en particulier; si ensuite le trouble m'empêche d'observer toutes les rubriques, tant pis pour le trouble !
Ai-je écrit à mon père que les Jésuites ont eu le courage de me proposer le P. Rozaven pour confesseur et de me presser de quitter le P. Lamarche ? Tu penses comme j'ai accueilli la proposition. Il m'est arrivé certaines aventures, que j'ai racontées au cardinal Micara qui s'en arrachait la barbe d'indignation. Cependant, il m'a dit qu'il était enchanté que je fusse allé dans une semblable maison, afin de voir les choses de mes propres yeux.
8
Extrait de la lettre de l'abbé d'Alzon à sa mère, Rome le 3 janvier 1835. - Orig.ms. ACR, AB 111; V., Lettres, I, p. 767-770.
Après avoir redit à sa mère sa joie d'être prêtre, l'abbé d'Alzon s'explique sur l'avenir immédiat de son sacerdoce. A mots couverts et à propos de l'expression "prêtre libre", il laisse entendre une hésitation intime entre le sacerdoce séculier et le sacerdoce religieux. Mais de tout cela, il s'en remet à la Providence.
Ma chère petite mère,
II y a aujourd'hui huit jours que j'ai dit ma première messe. Si je ne vous ai pas écrit encore, c'est que j'attendais à chaque courrier une lettre de vous. Que puis-je vous dire de tout ce que j'ai éprouvé pendant ces huit jours ? Il faut dire la messe pour comprendre ce que c'est. Je n'en avais pas d'idée. Depuis huit jours, le bon Dieu me traite comme un véritable enfant gâté. Je suis heureux, plus que je pensais qu'on pût l'être dans ce monde, et, bien sûr, s'il est vrai que les hommes ici-bas ne doivent prétendre qu'à un certain degré de bonheur, je n'aurais plus le droit de rien demander à la Providence pour le reste de ma vie : elle m'a payé d'avancé. [...]
J'espère que tout ce que je vous dis ne vous fera pas trop de peine, mais je veux parler d'autre chose avec vous. Dans votre dernière lettre, vous me faisiez part de vos craintes sur mon compte; vous me disiez que vous craigniez beaucoup un prêtre libre. Qu'entendez-vous par prêtre libre ? C'est ce que je ne sais pas bien. Est-on prêtre libre, du moment qu'avec la permission de son évêque on n'est ni curé ni vicaire ? Dans ce cas, M. Vernières vous dira que les meilleurs sujets qu'il a formés avaient tous du dégoût pour les cures et les vicariats.
M. Vernières voudrait que je fusse missionnaire. Les Jésuites, que j'ai consultés pendant mon séjour à Saint-Eusèbe, m'ont dit que je devais aller prêcher. Le cardinal Micara, que j'ai consulté, m'a répondu que je ne devais pas agir avec la précipitation française, mais que je devais continuer mes études, parce qu'il croyait que je ferais un bon professeur de Séminaire. Aucun ne m'engage à être vicaire ou curé. Cependant, mon intention est d'être vicaire pendant un an, afin d'apprendre un peu le ministère.
Une chose qui, selon moi, vous empêche de bien voir la position des prêtres, c'est que le système de l'Eglise se compose de deux parties, le clergé séculier et le clergé régulier : le clergé séculier, qui dans l'Eglise est ce qu'est la magistrature dans l'Etat, et le clergé régulier, qui est comme l'armée ecclésiastique(13). Or, en France, il n'y a plus cette armée; les débris qui en restent ne sont presque rien. Ceux donc qui se sentent appelés au sacerdoce, mais au sacerdoce militaire, si je puis parler ainsi, se trouvent dans une position exceptionnelle. Or, je ne sais pourquoi vous ne voulez voir de clergé que pour ceux qui sont appelés à faire les fonctions administratives, et ce n'est pas là que je me sens appelé à travailler. Est-ce ma faute ? Je ne le pense pas. Que j'obtienne l'assentiment de l'évêque de Nîmes, et je me mets avec cinq ou six autres prêtres de ma connaissance dans une maison de missionnaires. Mais je ne pense pas qu'on veuille de cela. Les évêques de France n'aiment guère ces choses-là. Ils ont peur de voir s'élever des corps religieux indépendants de leur puissance. Les persécutions dont M. Vernières est l'objet n'ont pas d'autre cause. Peu importe. Je crois que la main de Dieu fera l'œuvre, malgré les efforts des hommes. Il y a, dans ce moment, une pensée qui germe en secret dans une trop grande quantité de têtes, pour ne pas avoir été semée d'en haut et pour ne pas produire tôt ou tard quelque résultat.
[...] De tout cela, je m'en remets à la Providence. Quelle que soit ma manière de voir, si l'évêque de Nîmes, que je verrai en passant, n'approuve pas mes idées, je saurai les sacrifier. Je suis convaincu avant tout que ce n'est pas en faisant ma volonté que je ferai celle de Dieu. Il y a bien des choses que je n'aurais pas faites, si je n'avais fait que ce que je voulais.
9
Extraits de la lettre de l'abbé d'Alzon à sa sœur Augustine, Rome 17 janvier 1835. - Orig.ms. ACR, AB 112; V., Lettres, I, p. 770-775.
Cette lettre de l'abbé d'Alzon à sa sœur comporte trois parties : la première, où il analyse les répercussions des derniers épisodes de la crise mennaisienne dans les milieux romains; la seconde, où il parle de la translation de quelques corps de saints trouvés dans les catacombes; la troisième, ou post-scriptum est la copie de la déclaration d'adhésion à l'encyclique Singulari nos, qu'on lui a demandée à la veille de son ordination. Nous ne citons ici que la seconde partie. Mais il nous faut dire que cette relation fut communiquée par sa sœur à l'abbé Bonnetty. Rédacteur des Annales de philosophie chrétienne, celui-ci publia le texte comme une lettre adressée à lui-même, après l'avoir corrigé (Cf. V., Lettres, I, p. 775-777). Bonnetty s'excusa du procédé en disant à l'abbé d'Alzon le succès de son récit, mais l'abbé d'Alzon manifesta à sa tante un certain mécontentement(14). Pour nous, il est intéressant de voir que l'abbé d'Alzon, à Rome, prend part au renouveau du culte des martyrs et à l’étude archéologique des catacombes dont l'intérêt ira croissant au XIXe siècle.
J'assistai l'autre jour à la translation de quelques corps saints qu'on avait trouvés dans les catacombes. Toutes les fois que les ouvriers qui sont chargés de faire des fouilles ont découvert un certain nombre de tombeaux, ils font prévenir soit le cardinal vicaire, soit l'évêque sacriste du Pape qui envoie pour prendre le corps. Cette fois, c'était un religieux augustinien qui fut chargé de présider à l'extraction des ossements.
Nous allâmes d'abord dans une catacombe, qui est depuis peu fouillée et où l'on peut se faire une idée de la manière dont les chrétiens cachaient les issues par lesquelles ils pénétraient dans ces lieux de leurs réunions. Dans une vigne et sous une vieille muraille cachée par des broussailles, nous descendîmes par un escalier très rapide dans les longues et étroites allées qui sont garnies à droite et à gauche de sépulcres vides. Nous trouvâmes là trois tombeaux, que l'on reconnut être ceux des martyrs, soit à la palme gravée sur la pierre qui ferme le sépulcre, soit à un petit vase dans lequel on voit le sang séché du martyr. Les chrétiens avaient toujours la précaution de laisser un de ces indices. Quand les ossements ont été dans un lieu humide, ils sont ordinairement très bien conservés; quand ils sont dans un lieu sec, ils ont la plus belle apparence, mais ils se brisent en les touchant et se réduisent en poussière.
Les corps de cette première catacombe n'avaient pas de nom; mais nous allâmes dans une seconde, beaucoup plus belle à cause de la hauteur des allées et du nombre des chapelles. Après avoir marché sous terre pendant un quart d'heure, au milieu d'excavations faites dans les parois du mur, excavations dont la grandeur faisait connaître la grandeur des corps qu'elles avaient contenus - il y en avait d'enfants d'un an et au-dessous, - nous arrivâmes à deux tombeaux fermés chacun par une pierre de marbre. Sur l'une de ces pierres était écrit, en grec, Gemelos, et sur l'autre, Eutychia.
Les os de sainte Eutychia étaient bien conservés, mais ils se réduisaient en poudre quand on les touchait. Elle paraissait âgée, car il lui manquait quelques dents. Nous trouvâmes sous sa tête un tube en verre dans lequel était renfermée une partie de son sang. A ses pieds, étaient les ossements de deux autres martyrs qui, probablement, avaient été dévorés par les bêtes; leurs ossements avaient été brisés évidemment avant d'avoir été portés là : les têtes étaient séparées des corps. Ce fut moi qui les posai dans les caisses qu'on avait apportées pour les recevoir. Tu ne saurais croire quel sentiment j'éprouvais en tenant entre mes mains ces têtes de saints inconnus. Leur sang, qu'on avait recueilli après leur mort et répandu dans le tombeau, avait tellement rougi la terre qu'on distinguait, évidemment, qu'il avait été versé pendant le supplice. Mes mains en étaient tout imprégnées(15).
10
Extrait de la lettre de l'abbé d'Alzon à d'Esgrigny, Rome le 18 janvier 1835. - Orig.ms. ACR, AB 114; V., Lettres, I, p. 777-781.
Après avoir rappelé à son ami d'Esgrigny les motivations de son entrée dans le sacerdoce, l'abbé d'Alzon lui parle de ses études et de ses projets d'apostolat encore imprécis, et lui déclare que sa conviction la plus intime est que le christianisme doit se situer au-delà des partis et des factions et être à la base de la société comme principe d'unité de vie.
Ne croyez pas qu'au milieu de tant de sujets d'amertume j'aie fait comme certains jeunes Anglais, très remarquables d'ailleurs, qui, effrayés du mal qui les environnait, se sont précipités dans leur clergé comme dans une arche de salut, d'où ils espéraient voir tranquillement le déluge révolutionnaire submerger leur patrie. Non, je me suis fait prêtre, il me le semble du moins, pour les autres autant que pour moi. C'est le désir de glorifier Dieu, en lui amenant le plus d'enfants égarés qu'il me serait possible; c'est le désir de verser un peu de baume sur les plaies de cette pauvre humanité, qui m'a poussé vers l'autel où j'ai pensé trouver son remède. Mais je ne suis monté à l'autel qu'à la condition d'en descendre pour me mêler à la société et avoir sur elle le peu d'influence dont je suis capable. Mais cette mission que je crois être la mienne, à tort ou à raison, cette mission ne s'accomplit pas sans qu'il en coûte de grands désappointements, de grandes tristesses, à la vue de l'ingratitude des hommes. [...]
Je travaille passablement. Heureusement que ma santé se fortifie et me permet d'en prendre un peu à mon aise avec elle ! Je lis assez passablement l'anglais, quoique je ne le parle pas; je bredouille un peu d'allemand, j'étudie l'histoire ecclésiastique, je fais un cours de droit canon. En voilà bien assez, n'est-ce pas ? Puis, je lis les journaux, occupation qui a bien son mérite. Je tâche de me tenir au courant de la littérature moderne.
Ma tête fait bien des projets, bien des plans. Plusieurs personnes me pressent de me livrer au genre des missions ; d'autres voudraient que j'entrasse dans un Séminaire, d'autres que je fisse des conférences ecclésiastiques. Je pense retourner en France au mois de juin. Si, comme c'est mon projet, je reviens encore ici passer quelque temps, vous pouvez être sûr qu'avant de quitter une seconde fois la France, j'irai vous embrasser à Paris. Je suis toutefois fort incertain de mon avenir, que je mets entre les mains de la Providence.
Je vous assure que j'ai pris mon parti avec la politique, ma conviction la plus intime étant que le christianisme doit se séparer des partis, quels qu'ils soient, pour les dominer tous et agir sur tous en répandant dans la société les germes si souvent étouffés de justice, d'ordre et de charité. Le christianisme est destiné à être la base de la société; mais pour cela il me semble que c'est en inspirant l'esprit d'unité de vie. Or, il ne peut le faire qu'en n'appartenant à aucune fraction du corps en particulier ; il doit les embrasser toutes, les lier, les forcer de se pardonner. Sa tâche sera longue, mais elle sera belle et sauvera la France, si la France doit être sauvée(16).
11
Extrait de la. lettre de l'abbé d'Alzon à du Lac, le 2 avril 1835.-Cop. Dossier du Vatican, ACR, photoc. EC 411.
L'abbé d'Alzon écrit à son ami du Lac qu'il ne s'inquiète pas de son avenir; il s'en remet à son évêque, espérant être professeur dans un séminaire, afin de réaliser deux projets à venir : la conversion des protestants et la fondation d'une Université catholique.
Je ne m'inquiète pas de mon avenir, je voudrais me consacrer aux missions de protestants, mais je ne sais si mon évêque voudra me le permettre : je crois être sûr que des personnes charitables lui ont, pour la grande gloire de Dieu, fait sur mon compte certains rapports qui ne le préviennent pas en ma faveur. Il est possible que je demande d'être mis professeur dans un Séminaire.
Je ne sais quel avenir se prépare pour moi, comme je vous le disais tout à l'heure, mais je dois vous faire part du but principal que je me propose dans ma carrière de prêtre. Sans doute, il est bon d'avoir en général des résolutions d'esprit de sacrifice, mais il faut appliquer cet esprit à quelque chose. Or, je ne vois rien de plus conforme à la tournure de mes idées que de me consacrer pendant quelques années à la conversion des protestants, mais ensuite de préparer toutes choses pour une Université catholique. L'esprit français est, de tous les esprits nationaux, le plus propagandiste. Il peut beaucoup pour faire fructifier avec abondance tout ce qu'on lui confiera(17).
Emmanuel.
12
Extrait de la lettre de l'abbé d'Alzon à sa sœur Augustine, Rome le 7 avril 1835. - Orig.ms. ACR, AB 122; V., Lettres, I, p. 801-802.
L'abbé d'Alzon parle de son travail, assez solitaire, et de son projet de vacances pour Pâques, une excursion dans la campagne romaine. Il dit aussi avoir rompu avec deux de ses amis, et ceci pour une indiscrétion de leur part, puisqu'ils ont rendu publique à son insu sa déclaration d'adhésion à l'encyclique (Ch. VII). Il en vient alors au projet de l'abbé Vernières qui voudrait l'associer à son œuvre de prédication en milieu protestant. L'abbé d'Alzon n'entend pas du tout être engagé en dehors des vues de son évêque et il estime que la bonne volonté seule ne saurait suffire pour un tel ministère. Il entend bien, si l'évêque le lui permet, s'y préparer par deux ou trois ans d'études.
Tu veux des détails de mon genre de vie : il est toujours le même. Je sors fort peu pour faire des visites d'étiquette et même, à proprement parler, je n'en fais pas du tout de ce genre. Tu vas me gronder, j'en suis sûr. Je me gronde moi-même tous les jours; mais si je me mets à voir d'autres personnes que celles qu'il m'est utile de voir, je perdrai un temps incalculable et je serai obligé de retarder mon départ de Rome. Déjà je suis passablement embarrassé pour savoir comment je ferai dans deux mois tout ce que j'ai à faire.
Je ne connais rien des environs de Rome, et cependant je voudrais ne pas partir sans les connaître. On ne se fait pas idée de l'avantage et de l'agrément qu'il y a à rattacher dans sa mémoire certains souvenirs historiques aux lieux où se sont passés les principaux événements de l'histoire romaine. Aussi vais-je, tout de suite après Pâques, entreprendre une excursion à pied de huit à dix jours dans la campagne de Rome [...].
J'ai à peu près rompu avec les abbés de B[rézé] et de M[ontpellier]. J'en suis quelquefois fâché, mais je m'en console fort aisément. Je suis toujours au mieux avec Mac-Carthy, qui est vraiment un jeune homme du plus grand mérite. Je le vois moins à présent, parce qu'il y a beaucoup d'Anglais de sa connaissance à Rome. Du reste, il vient quelquefois dîner avec moi et m'amène ses amis. J'espère que, si sa santé se fortifie, il pourra faire beaucoup de bien en Angleterre. [...]
Je m'occupe dans ce moment à lire certains ouvrages sur l'Ecriture Sainte. Il est inconcevable comme les protestants ont poussé loin le talent des explications. On ne peut concevoir de délire pareil. Mais tu vas me demander à propos de quoi je te parle de cela. Le voici. Ceci toujours pour toi, et mon père et ma mère, bien entendu.
L'illustre M. Vernières m'écrivait souvent que j'étais fait pour prêcher les protestants. Je lui répondais que je me sentais assez de dispositions pour faire du bien dans ce genre de ministère, mais que je croyais nécessaire de beaucoup m'y préparer. M. Vernières me répondait que mes lettres le désolaient, et je t'avoue que je n'en comprenais pas le motif. Je lui répondais que mon parti était bien pris d'aller, en arrivant en France, trouver l'évêque de Nîmes et de me mettre à sa disposition, de lui exposer mes idées, mais ensuite de m'en rapporter entièrement à lui. Ceci ne contentait pas le cher homme, et je ne comprenais pas trop ce qu'il voulait de plus. Or, par bonheur, un séminariste, sans s'en douter, m'a donné la clé du mystère. Croyant que M. Vernières m'avait tout appris, il m'a écrit et m'a parlé d'un établissement dont je n'avais jamais entendu parler. On me donnait des paroles vagues, mais on ne m'expliquait rien. La lettre du jeune homme m'a tout dévoilé.
J'ai répondu de manière à ce que probablement le jeune homme recevra un savon pour son indiscrétion, mais cela m'est égal. Il entrerait dans cette association certaines personnes, dont la seule présence suffirait pour m'empêcher de m'y adjoindre. J'ai répondu assez froidement que j'aimais assez d'être prévenu, lorsqu'on jugeait à propos de disposer de moi, que par conséquent je voulais ne rien fixer encore et que, dans tous les cas, j'étais résolu à prier l'évêque de Nîmes de me permettre de rester au moins trois ans encore dans son séminaire ou de retourner à Rome, afin de faire les études que je crois nécessaires, avant de me mettre à lutter contre les ministres protestants. Je sais fort bien qu'on me répondra que les livres ne convertissent pas; mais comme ce n'est pas des livres que je veux faire, que je veux seulement être en état de montrer aux protestants, que je pourrai un jour évangéliser, la doctrine catholique dépouillée de toutes les calomnies dont la salissent les ministres réformés, je laisserai parler ces braves gens qui croient que la bonne volonté seule suffit.
13
D'une lettre de l'abbé d'Alzon à sa mère, Rome 11 avril 1835. -Cop. Dossier du Vatican, ACR photoc. EC 411,
L'abbé d'Alzon envisage son départ de Rome, et à cette date pense rejoindre sa famille à Paris. Effectivement il quittera Rome le 19 mai, pour Lavagnac. Ce qu'il tient à dire à sa mère, c'est qu'il est bien résolu d'aller trouver l'évêque de Nîmes et de ne faire ni plus ni moins que ce qu'il lui prescrira. Peu importe qu'on l'ait prévenu contre lui, il entend agir en toute franchise car il ne veut que le bien de l'Eglise.
Je hâterai mon départ de Rome, afin d'aller vous trouver à Paris. Vous comprenez qu'un pareil arrangement me serait plus agréable. Je pourrais aller revoir mes amis et de là, ensuite, je me mettrais sans regrets à la disposition de mon évêque, car, quelque idée que vous avez de ma mauvaise tête, je puis vous assurer que ma résolution bien prise est d'aller trouver l'évêque de Nîmes et de ne faire ni plus ni moins que ce qu'il me prescrira. Je sais très bien que je me prépare une foule de dégoûts de la part des personnes qui devraient me soutenir le plus en suivant cette voie, mais je suis convaincu que ce ne sera pas vous qui me désapprouverez. Le bon abbé Vernières m'a joué un mauvais tour quand il a pris des arrangements pour moi sans moi; j'en suis fâché, je n'aime pas que l'on fasse mon avenir sans au moins m'en parler. M. Vernières connaissait assez mes dispositions envers lui pour agir plus franchement, mais ce qui est fait est fait. Je ne veux pas dire qu'il ne soit très possible que nous nous entendions dès que nous nous verrons, mais il aura la bonté de laisser de côté toutes ces finocheries qui ne me conviennent pas du tout. Je vous prie de le lui faire comprendre si vous avez l'occasion de lui écrire. Je voudrais bien que l'évêque de Nîmes voulût me permettre d'aller m'enfermer pour quelque temps dans son Séminaire; peut-être ne le voudra-t-il pas, de peur d'enfermer le loup dans la bergerie; je sais bien qu'on lui a donné des idées fausses sur mon compte, cependant je puis vous promettre que je suis disposé à faire tout ce qui vous paraîtra propre à faire cesser ses préventions. Je crois bien qu'il y aura toujours des points de séparation entre lui et moi, que sur une foule de sujets nous ne prenons pas la même chose, mais, peu importe s'il voit, comme j'espère le lui prouver, que je ne veux que le bien de l'Eglise.
14
Extraits d'un cahier de notes personnelles de l'abbé d'Alzon (1835).
Ce que l'abbé d'Alzon écrivait à sa famille et à ses amis était le fruit de réflexions qu'il mettait en écrit, comme nous témoignent ses cahiers de notes. Nous en reproduisons ici deux extraits de la même époque, le premier intitulé : de l'étude du protestantisme, et l'autre, daté de Milan, le 20 juin 1835, sur le chemin du retour, intitulé : Récapitulation.
a)
De l'étude du protestantisme. - Orig.ms. ACR, BJ 2, p. 33-34; T.D. 49, p. 199-201.
Pour étudier le Protestantisme avec fruit, pour en connaître le faux et en même temps pour deviner les moyens de lui porter les derniers coups, il faut plusieurs conditions. D'abord il faut connaître à fond le catholicisme et plus particulièrement les vérités que le Protestantisme s'est efforcé d'obscurcir. On ne peut nier que le protestantisme ne soit une cause des plus puissantes des perturbations actuelles. Il faut considérer dans le catholicisme ce qu'il y a de social, afin de l'opposer à la désorganisation actuelle dont le protestantisme est le principe. On ne saurait nier, non plus, que le protestantisme n'a fait de si grands progrès que parce que le christianisme s'était affaibli dans les discordes produites par les discussions des Papes. Il est nécessaire de considérer encore la marche qu'a suivie l'erreur chez les divers peuples et au milieu desquels il s'est répandu. Le protestantisme comme religion est aujourd'hui à peu près mort en France, c'est comme philosophie qu'il se présente et comme système philosophique il est d'une grande influence.
En essayant de récapituler la somme d'idées que j'ai acquises depuis un mois et en analysant mes progrès et mes décroissances, je suis fort embarrassé pour trouver le chiffre de la différence entre mes pertes et mes gains. Cependant je ne puis nier qu'une foule de réflexions qui me sont passées par la tête, de lettres que j'ai écrites, de conversations que j'ai eues, n'aient contribué à me développer, me faire connaître le monde, m ' apprendre le fort et le faible de bien des gens. Comprendre ma légèreté, mon indécision, découvrir le principe de certains de mes défauts et me fixer sur la marche que j'ai à suivre dans la nouvelle route qui s'ouvre sous mes pas. Et d'abord je dois bien constater comme fait d'expérience la fatigue de ma volonté, depuis qu'elle s'est liée, toutes les fois qu'elle envisage la possibilité de marcher contrairement aux règles qu'elle s'est imposées et cette observation doit me faire remercier Dieu d'avoir formé mon caractère de façon à adoucir le poids des chaînes qui me lieront jusqu'à la mort. Mon parti, comme je l'ai déjà fait entendre à bien des personnes, mon parti est bien pris : j'irai trouver mon évêque, et après lui avoir développé mes idées, ce qu'il me dira de faire, je le ferai. Mais quelles sont mes idées ? Voilà un embarras assez grand. Je sais que je veux me consacrer à la conversion des protestants, mais comment ? Je puis demander la permission d'entrer dans un séminaire pour travailler à mon aise, en même temps que je pourrais faire un cours d'Ecriture sainte ou d'histoire ecclésiastique ou de droit canon; ou bien je pourrais demander de me retirer à la campagne pour travailler tout à mon aise, ou bien encore je pourrais aller voyager en Allemagne. Lequel de ces partis est le préférable ? Je crois que si je puis passer un an encore dans un séminaire, il n'y aura aucun mal en même temps.
15
Extraits d'un article du P. d'Alzon, intitulé : "A propos des Souvenirs du cardinal Wiseman sur les quatre derniers Papes". - Revue catholique du Languedoc, Nîmes, mai 1859, p. 25-29; T.D. 7, p. 120-127.
A l'occasion d'un livre publié en 1858 par le cardinal Wiseman(18), et "au moment où les ébranlements de l'Italie (en mai 1859) portent les catholiques à jeter les yeux vers le Souverain Pontife, et où ils peuvent craindre malgré les plus sincères intentions, que les événements ne soient plus forts que les hommes", le P. d'Alzon tient à rendre hommage à la science de ce serviteur de l'Eglise qu'il a connu à Rome. A vingt-cinq ans de distance, il garde aussi le souvenir de ces autres figures qui furent pour lui des maîtres et des amis : le P. Ventura, le P. Olivieri et le cardinal Micara. Il se rappelle encore l'audience que Grégoire XVI lui accorda avant son départ, pour l'aider à clarifier "les diverses erreurs qu'il avait déjà condamnées et celles qu'il condamnerait bientôt".
Vers la fin de septembre 1834, je fus invité par le cardinal Wiseman, alors recteur du Collège Anglais de Rome, à aller passer les derniers jours de vacances dans la maison de campagne que sa communauté possède à Monte-Porzio, charmant coteau qui protège les ruines de la villa des Caton. […]
Ici, je l'avoue, deux tentations me saisissent : l'une, c'est d'essayer de peindre le cardinal Wiseman, tel que je l'ai connu et comme il peint lui-même quelques-uns des hommes célèbres de Rome moderne. Je voudrais le montrer plongé dans les études les plus difficiles, au fond de ce cabinet où il avait entassé, pour sa bibliothèque particulière, tout ce que la science catholique et protestante avait produit sur les langues orientales, l'ethnographie, l'exégèse, que ses connaissances théologiques lui permettaient d'apprécier à leur juste valeur; je voudrais le faire voir recevant, avec une aimable et quelquefois trop modeste affabilité, devant une des plus admirables vierges de Raphaël, quiconque désirait lui parler; se reposant de ses cours à la Sapience, de ses sermons au Corso, de ses lectures chez le cardinal Weld, en feuilletant quelques dictionnaires syriaques, dans les loisirs de Monte-Porzio. Là, quoique jeune encore, je l'ai vu grouper autour de lui des hommes tels que le cardinal Maï, le révélateur des palimpsestes, le P. Theiner, ce formidable continuateur de Baronius, le chevalier Bunsen, plus tard le coryphée du parti piétiste à Berlin, le cardinal Reysach qui, avant d'être élevé à la pourpre romaine, quittait la direction du collège de la propagande, pour occuper successivement deux sièges épiscopaux en Bavière. Le feu sacré de la science reçu, au contact de maîtres illustres, il cherchait à le communiquer, soit par ses propres entretiens, soit par de précieuses relations ménagées avec délicatesse aux jeunes hommes qui venaient lui demander une direction pour leurs études. Quelques personnes ont accusé le cardinal Wiseman d'une certaine froideur : ceux qui l'ont approché de près ont rendu témoignage à la bonté et à la tendresse de son cœur. Et ne pourrait-on pas expliquer son extrême réserve d'autrefois, par le sentiment de ce que sa position avait déjà d'exceptionnel et par la prudence que lui commandaient les affaires religieuses les plus importantes, auxquelles, de si bonne heure, il se trouva forcément mêlé ?
L'autre tentation qui me prend, c'est d'engager le lecteur de ces quelques lignes à se méfier de mon témoignage. Il pourra paraître suspect à plusieurs, et je ne m'en plaindrais pas. Je ne tiens point à montrer une impartialité de glace au souvenir de tout le bien que le séjour de Rome m'a fait. Sans doute, je n'ai point eu, comme le cardinal Wiseman, le bonheur de passer un quart de siècle dans cette capitale du monde chrétien. Mais les deux ans que je l'ai habitée, il me semble que, derrière ces monuments anciens, ces Eglises, ces fêtes, ces chefs-d'œuvre, voile magnifique qui cache bien d'autres merveilles aux yeux du voyageur distrait et pressé, j'ai pu saisir quelque chose de ces institutions vénérables et contempler quelques-uns de ces hommes qui cherchent peu les regards du monde et se contentent d'être grands et saints sous l'œil de Dieu.
Je ne veux point parler du P. Ventura. La France a pu l'apprécier, et ma reconnaissance n'ajouterait rien à la célébrité de son nom, quand je parlerais de son étonnante patience à écouter mes questions et à recevoir tous les étrangers que je jugeais à propos de lui conduire.
Mais que dirais-je du P. Olivieri, commissaire du Saint-Office et alors le premier théologien de Rome, de la simple et majestueuse clarté avec laquelle il répondait à toutes les objections que j'allais lui soumettre, par quelques-uns de ces grands principes qui sont, tout ensemble la clef des difficultés proposées et de toutes celles qu'ils font deviner, en les résolvant d'avance ?
Mon cœur, bien plus que ma mémoire, gardera toujours l'image de ce cardinal Micara, l'un des plus grands orateurs de son temps, et que la dignité dont il était revêtu n'avait pu faire descendre de son antique austérité. Admis, dit-on, par Léon XII, dans le sacré collège, pour avoir, simple capucin, osé dire de très dures vérités devant le sénat du monde catholique, la barrette rouge posée dans son humble antichambre rappelait seule son rang; car rien n'en faisait souvenir dans cette cellule de trois mètres carrés, au quatrième étage, et dont la croisée en toile éclairait quelques sièges grossiers et une couche que bien des pauvres auraient trouvée trop dure et trop étroite. C'est dans ce sanctuaire de la doctrine et de la pauvreté évangélique que j'eus, pendant deux ans, le bonheur d'aller puiser, chaque semaine ce qu'on ne trouvera jamais dans les livres - comme cet admirable religieux me le faisait lui-même observer - la plénitude de la science qui coulait sans efforts à chacune de mes demandes, en suivant, pour ainsi dire, toutes les ondulations de ma propre pensée.
Ces vues pratiques sur les grands événements contemporains auxquels se mêlent les destinées de l'Eglise; la révélation de ces secrets qui commencent à n'en plus être, parce que les affaires accomplies permettent de parler et qui éclairent pourtant, d'un jour nouveau, les épreuves présentes, en faisant connaître quelque chose des motifs supérieurs qui ont guidé les pilotes de la barque de Pierre; cet ardent amour de l'Eglise qui plane sur toutes les agitations terrestres et domine tout sentiment humain de la hauteur où élève la conviction d'une suprême responsabilité : voilà ce dont j'ai eu l'honneur, quoique bien jeune, d'être le témoin. Et quand je me rappelle que, sur le point de quitter l'Italie, Grégoire XVI daigna m'exposer lui-même dans une longue audience, les diverses erreurs qu'il avait déjà condamnées et celles qu'il condamnerait bientôt, j'avoue que si j'éprouve une secrète joie d'avoir pu approcher, de plus près et plus longtemps que beaucoup d'autres, le dépositaire sacré de l'infaillibilité divine, c'est surtout parce qu'il me semble avoir contracté là le facile devoir d'aimer Rome et son Pontife d'un amour plus tendre, plus profond et plus filial.
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1. Orig.ms. ACR, AB 51; V., Lettres, I, p. 554-557.
2. Orig.ms. ACR, AB 52; V., Lettres, I, p. 559-562.
3. Orig.ms. (minute) ACR, AB 86; V., Lettres, I, p. 683-684.
4. Lettre de l'abbé d'Alzon à Lamennais, 4 octobre 1834, Orig.ms. (minute) ACR, AB 90; V., Lettres, l, p. 699-705).
5. Pour plus de précision sur le lieu et le cadre de la retraite, voir D. STIERNON, A.A., Retraite chez les Jésuites à Saint-Eusèbe (nov. - déc. 1834), Pages d'Archives, Rome, décembre 1967, p. 577-582.
6. idem, L'oratoire privé du cardinal Odescalchi, loc. cit., p. 582-586.
7. On dit plutôt archiprêtre.
8. Cf. Ch. V, 11.
9. C'est le 14 décembre, IIIème dimanche de l'Avent, qu'il reçut le sous-diaconat; le 20 décembre, samedi des Quatre-Temps, le diaconat, et le 26 décembre, vendredi, fête de Saint-Etienne, le sacerdoce, des mains du cardinal Odescalchi, dans la "chapelle privée de sa résidence", pour le sous-diaconat et la prêtrise, à Saint-Jean de Latran pour le diaconat. Le cardinal Odescalchi étant devenu cardinal-vicaire, la chapelle privée de sa résidence n'est autre que l'Oratoire du Vicariat, alors au n° 70 de la Via della Scrofa et attenant à l'église Saint-Apollinaire (Cf. D. STIERNON, A.A., Pages d'Archives, déc. 1967). L'abbé d'Alzon célébra sa première messe "dans les souterrains de Saint-Pierre", c'est-à-dire à l'autel ad caput de la chapelle Clémentine.
10. Mgr de Donald, mort depuis cardinal-archevêque de Lyon. Il est douteux que cet évêque ait dénoncé son cousin. Ce qui est plus sûr, c'est que la correspondance de l'abbé d'Alzon était interceptée par la police de Rome et que le 26 novembre il avait encore écrit à Lamennais (v. Ch. VII).
11. L'abbé d'Alzon avait reçu une lettre de Montalembert du 15 décembre 1834 où nous lisons : "Je suis si pénétré d'affliction et de surprise, à la vue de tout ce qu'a fait M. Féli depuis un an, que la parole me manque. Je ne sais pas précisément quelle est votre opinion à cet égard, mais j'aime à croire qu'elle se rapproche, sur plusieurs points au moins, de la mienne, et que, comme moi, vous voulez rester catholique avant tout.
C'est cette détermination, à laquelle tiennent les racines de mon existence qui m'a décidé à adresser, il y a quelques jours, au cardinal Pacca mon adhésion aux deux encycliques. Il m'a fallu, pour cela, faire une violence extrême à ma conscience; mais j'ai préféré cette dure extrémité à l'état de solitude complète où je me trouvais dans le monde, par suite de la direction nouvelle qu'a prise M. Féli, en contradiction directe avec tout ce que nous avons fait et dit ensemble dans l'Avenir." - Orig.ms. ACR, EB 526; V., Lettres, I, Appendice, p. 907-909.
C'est de Pise, le 8 décembre 1834, fête de l'Immaculée-Conception, que Montalembert envoya au cardinal Pacca, doyen du Sacré-Collège, son adhésion explicite aux deux encycliques Mirari vos, du 15 août 1832, et Singulari nos, du 25 juin 1834. C'était son premier acte de soumission à Rome, depuis la formule qu'il avait souscrite, en compagnie de Lamennais et de Lacordaire, le 10 septembre 1832.
12. 29 décembre, fête de saint Thomas de Cantorbery, invité sans doute par Wiseman, le recteur du Collège.
13. Le P. Ventura s'était exprimé à peu près dans les mêmes termes devant l'abbé d'Alzon, le 8 novembre 1834 : "On peut dire que le clergé séculier est dans l'Eglise, ce que sont, dans les Etats, les magistrats et les administrateurs. Le clergé régulier y tient la place de l'armée ; et, de même que l'armée relève immédiatement du Souverain, de même les corps religieux relèvent et doivent relever du Pape, afin de conserver l'unité d'action nécessaire au plan de campagne contre les hérétiques et les incrédules. Mais, ajoutait le P. Ventura, on n'a pas voulu voir cela et l'on a préféré poursuivre les religieux. Les évêques n'ont pu les souffrir, parce qu'ils ne pliaient pas sous leur joug. Nosseigneurs devraient cependant comprendre que les prêtres séculiers, occupés comme ils le sont au ministère des paroisses, n'ont ni le temps ni l'instruction nécessaire pour lutter contre les systèmes du jour." - Conversations, orig.ms. ACR, BJ 1, p. 38-39; T.D. 43, p. 37.
14. Voici, d'une part ce qu'écrivait Bonnetty à l'abbé d'Alzon le 15 mars 1835 : "J'ai à vous annoncer le succès qu'a obtenu votre lettre de Rome, insérée dans les Annales du mois de janvier. Huit ou dix journaux l'ont reproduite : Le Journal des villes et des campagnes, L'Univers, La Quotidienne, Le Temps, Le Réformateur, journal de Raspail, et puis presque tous les journaux des départements qui vivent des bribes de ceux de Paris. Ainsi continuez à me donner de ces détails archéologiques, lorsque vous en trouverez occasion..." (Cf. V., Lettres, I, p. 775, note 2). - Voici d'autre part ce que l’abbé d’Alzon écrivait de Rome, le 2 avril 1835, à sa tante : "Vous avez vu peut-être, dans les journaux, un récit d'extraction des corps saints. J'avais envoyé à ma sœur quelques détails sur une extraction à laquelle j'assistai dernièrement. Ma sœur les montra à un de mes amis qui les fit insérer dans un journal, et, de là, ils se sont répandus dans plus de dix journaux de Paris, sans parler de ceux de province. Cela m'a un peu humilié, parce que la lettre était fort mal écrite, et que, pour la corriger, on m'y a fait dire des bêtises; j'avais parlé de l'évêque sacristain du Pape, on m'a fait dire l'évêque secrétaire du Pape et autres choses. Du reste, c'est bien moi qui a (sic) eu les mains presque teintes du sang des martyrs, car après cette touchante cérémonie, des parties de mes mains, que je n'avais pas essuyées, se couvrirent d'une croûte semblable à du sang desséché. La terre seule n'aurait pas produit cet effet." (Cop. Dossier du Vatican; photoc. ACR, EC 411).
15. Dans une autre lettre à sa sœur, le 14 avril 1835, l'abbé d'Alzon parlera d'un événement analogue, en écrivant simplement : "Je suis allé l'autre jour assister à l'extraction de corps saints. Tout était fini quand j'arrivai. On déterra le corps de sainte Valentine. " - Orig.ms. ACR, AB 114; V., Lettres, I, p. 810-814.
16. Cette conviction intime est le résultat, chez l'abbé d'Alzon, de ses réflexions tout au long de la crise mennaisienne. Par là, il se détache des thèses politiques et sociales du traditionalisme, qu'il s'agisse de de Bonald et même de Lamennais (Cf. Ch. VII 33 b).
17. L'abbé d'Alzon, liant ici conversion des protestants et fondation d'Université catholique doit songer à la conversation qu'il eut, le 3 septembre 1834, avec Mgr Banes, ancien religieux bénédictin, venu à Rome pour des difficultés avec son ordre, vicaire apostolique de l'Ouest avec résidence à Bath, dans le diocèse actuel de Clifton. Mgr Banes, qui suivait les débuts du Mouvement d'Oxford, aurait voulu que catholiques et protestants se rencontrent au niveau des cours universitaires. (Cf. Conversations, Orig.ms-. BJ 1, p. 29-30; T.D. 43, p. 28-29).
18. Souvenirs sur les quatre derniers papes et sur Rome pendant leur pontificat, par Mgr le cardinal WISEMAN, traduit de l’anglais par l’abbé A. GOEMAERE ; Bruxelles, 1858, I-IV, 1-502 p.