CHAPITRE IV
LES AMITIES DU JEUNE EMMANUEL D'ALZON
(1828-1832)
Dans le Ch. III, nous avons vu qu'Emmanuel d'Alzon, au cours de ses études classiques et universitaires faites à Paris de 1824 à 1830, se lia d'amitié avec des jeunes gens de son âge, amitiés auxquelles il demeura fidèle, non seulement dans l'immédiat de ses années de formation, mais pour certaines, tout au long de sa vie.
Nous pouvons nous interroger sur l'idée qu'il se faisait de l'amitié, d'autant qu'à l'époque nous sommes en pleine atmosphère romantique, sur le choix qu'il fit de ses amis, et voir, à partir de sa correspondance, ce qu'il attendait pour lui et pour ses amis d'une véritable amitié chrétienne.
1. L'amitié selon le jeune Emmanuel d'Alzon. Dès qu'il eut expérimenté "la joie d'aimer et d'être aimé", comme dit saint Augustin, Emmanuel, dans une réflexion solitaire, voulut analyser ce sentiment et écrivit pour lui-même, en juin 1829, une méditation intitulée De l'amitié (V. infra 1).
A la source de toute amitié humaine il place l'amour infini de Dieu même et les enseignements du divin Maître, ou plutôt sa prière pour que se réalise l'unité de ses amis. "L'amour des autres, conclut Emmanuel, ne semble qu'un lien nouveau qui rattache à Dieu" et nous fait participer à la mission du Christ. Il faut croire à la parole de Dieu "pour apprendre à aimer et aimer d'un amour sans remords".
Ce qui revient à dire que dans le choix de ses amis Emmanuel d'Alzon a pour critère un regard de foi pour honorer davantage, entre "les amis communs", les "amis particuliers"(1).
2. Les amis du jeune Emmanuel d’Alzon. Ces amis particuliers, nous les avons rencontrés à la pension Bailly; il nous faut à présent les identifier. Emmanuel d'Alzon nous aide à établir un ordre de préférence et ceux que nous allons citer ne sont autres que les membres de la Soirée (Ch. III).
Le comte Luglien de JOUENNE d'ESGRIGNY est assurément l'ami de cœur d'Emmanuel d'Alzon. C'est à lui qu'il révélera sa décision de devenir prêtre, et sans doute, eût-il souhaité qu'il épousât sa sœur Augustine(2).
Né en 1806, d'Esgrigny étudia le Droit à Paris et fut un des rédacteurs ordinaires du Correspondant. Il ne se maria qu'assez tard avec Mlle Louise-Arthémise Milleret d'Ormiécourt, décédée le 26 juin 1879. D'Esgrigny vivait encore le 18 août 1886, où il écrivait en Espagne au R.P. Emmanuel Bailly, après lui avoir communiqué les lettres nombreuses et pleines d'intérêt que son ami d'Alzon lui avait écrites durant sa jeunesse. Une fois marié, le comte d'Esgrigny habitait tantôt Paris, tantôt Le Pouliguen, dans la Loire-Atlantique, où il offrait gracieusement l'hospitalité à Louis Veuillot qui en parle souvent dans ses lettres(3).
Jean-Melchior du LAC de MONVERT était, avec d'Esgrigny, le plus aimé des amis d'Emmanuel d'Alzon, en raison de ses qualités d'âme, de sa vocation ecclésiastique et de la situation difficile des siens. Devenu fondateur de l'Assomption, le P. d'Alzon aurait été heureux d'avoir du Lac pour disciple. Les lettres qu'il lui écrivit sont malheureusement presque toutes perdues.
Du Lac naquit à Villefranche, dans l'Aveyron. Étudiant à Paris, il commença, dès 1826, d'écrire dans le Mémorial catholique, puis dans le Correspondant. Se destinant à la carrière ecclésiastique, il dut, à cause de revers de fortune et de l'opposition de ses parents, y renoncer tout d'abord : il vivait prés de son père qui fut préfet de la Nièvre, puis des Basses-Alpes, et une fois destitué, se retira à Castres. En 1834, l'abbé Migne l'appela à la rédaction de l'Univers qu'il avait fondé le 3 novembre 1823. Du Lac n'y put tenir longtemps, mais rentra au journal lorsque celui-ci eut été cédé à M. Bailly, et reçut comme compagnon de lutte Louis Veuillot. Il devait s'éloigner quelque temps encore pour faire un essai de la vie religieuse auprès des Bénédictins de Solesmes, et revenir à son cher journal qu'il n'abandonnera plus, sauf pendant sa suppression, jusqu'à sa mort survenue à Paris le 7 août 1872(4).
A ces deux figures, il nous faut y ajouter les autres membres de la Soirée.
Eugène de LA GOURNERIE, né à Nantes en 1807, était, avec Emmanuel d'Alzon, étudiant en Droit à Paris, agrégé à la Congrégation en 1824. De Rome, l'abbé d'Alzon lui offrit de le rejoindre et de parcourir ensemble, en septembre 1834, une partie de l'Italie. Retiré à Nantes, "il fit deux parts de sa vie : les œuvres et l'étude. Il collabora à toutes les revues de son temps et de sa province. Son livre Rome chrétienne est plein de mérite et de foi... Il est mort à 81 ans, au mois d'août 1887(5)."
Henri GOURAUD, né à Paris, étudiant en médecine, devint un célèbre médecin, et fut à Paris le conseiller des œuvres de l'Assomption, soit l'Assomption de Mère M.-Eugénie, soit l'Assomption du P. d'Alzon, dés qu'il fut question de l'établissement possible du Père à Paris. A partir de 1851, il devint l'ami de ses religieux, soit au collège de Clichy, soit rue François Ier. Médecin, il s'intéressait de près à la santé du Père si souvent compromise; plusieurs des lettres que le Père d'Alzon lui adressa ont été conservées.
Louis THIEBAULT, étudiant à Paris, résidait habituellement à Beaurains prés d'Arras. Emmanuel d'Alzon a conservé six lettres de son ami, mais nous n'avons aucune lettre que lui écrivit le P. d'Alzon(6).
Paul POPIEL, jeune polonais, fils d'un riche propriétaire à Kuroweski, près de Cracovie, ne tarda guère à quitter Paris avec les événements de 1830. C'est dans sa famille que mourut, en 1854, Adrienne Bailly, fille aînée de M. Bailly et sœur des deux Pères Bailly, de l'Assomption. Nous n'avons aucune trace de correspondance échangée entre Paul Popiel et Emmanuel d'Alzon, sauf qu'Emmanuel éprouvera toujours du plaisir à recevoir des nouvelles de cet ami polonais(7). Il n'est pas sans intérêt de rencontrer une telle amitié quand on sait le rôle que joua la tentative d'émancipation de la Pologne du joug des tsars, dans l'opinion publique de 1830 et dans la pensée de Montalembert et de Lamennais.
3. Les relations épistolaires d’Emmanuel d'Alzon. - De son entrée à la Faculté de Droit, en novembre 1828, à son entrée au grand Séminaire de Montpellier, en mars 1832, Emmanuel d'Alzon a écrit 83 lettres à ses amis de Paris, dont 58 à d'Esgrigny, 13 à La Gournerie et 12 à Gouraud. Il a reçu d'eux 52 lettres, dont 21 de d‘Esgrigny, 19 de La Gournerie, et 12 de Gouraud. Ces chiffres donnent un ordre de grandeur pour une correspondance qui ne nous est pas entièrement parvenue.
La clarté de l'exposé nous oblige de parler à part de la vocation sacerdotale d'Emmanuel d'Alzon (cf. Ch. V) et de ses relations avec Lamennais (cf. Ch. VII). Aussi n'utiliserons-nous pas ici le dossier d'Alzon-d'Esgrigny, à cause de l'importance que représentent les confidences d'Emmanuel sur son avenir, faites à son ami de cœur; et, pour éviter des répétitions, nous nous arrêterons à la fin de l'année 1830 pour les dossiers d'Alzon-de La Gournerie et d'Alzon-Gouraud, que nous reprendrons lors du déroulement de l'affaire mennaisienne ici à peine amorcée.
La lecture d'un choix de ces lettres en ces deux dossiers (v. infra2 et 3) nous montre qu'il ne s'agit pas d'une amitié platonique ou seulement naturelle, mais bien d'une amitié chrétienne entre jeunes gens soucieux de l'approfondissement de leur foi. Emmanuel avait choisi ses amis et les poussait à s'engager comme lui-même "pour la défense de la religion", nous-dirions la défense de la foi.
S'il cède parfois au romantisme du temps en déclamant des vers de Lamartine dans ses promenades sur les bords de l'Hérault, les événements locaux, les soucis de ses amis, les appels du Maître intérieur à la lecture de l'Écriture et des Pères, le ramènent à la réalité et à la nécessité de préparer son avenir qu'il veut au service de l'Eglise dans le sacerdoce.
Ainsi, sommes-nous renseignés sur ses états d'âme et sur le climat politique et religieux qui suivit, soit à Paris, soit en province, la Révolution de juillet 1830. Et ceci, au départ de la campagne de Lamennais pour la création de l’Avenir (16 octobre 1830), qui finira par faire se saborder le Correspondant de M. Bailly et de ses jeunes amis.
1
Méditation d'Emmanuel d’Alzon, intitulée : De l'amitié, juin 1829.- Orig.ms. ACR, CR 4; T.D.43, p. 219-225.
Partant de ce passage de l’Ecclésiastique : Amicus fidelis protectio fortis, qui autem invenit invenit thesaurum (VI, V, 14), Emmanuel d'Alzon établit qu'à la source de l'amitié il y a Dieu même en son amour infini. Il passe alors aux enseignements du Christ et à sa prière sacerdotale, en saint Jean, pour établir enfin la marque des disciples du Christ.
Écoutons comment le Sauveur Jésus, après avoir réparé et agrandi notre intelligence, voulut aussi réparer et agrandir notre cœur. C'était à cette dernière Cène, qu'il avait désiré d'un grand désir de manger avec ses disciples, "lorsque, sachant que son heure est venue qu'il passe de ce monde à son Père, parce qu'il avait aimé les siens, qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin"; c'était pendant que le disciple qu'il aimait reposait sur son sein. Au milieu de ses derniers avertissements, il leur adressa ces paroles : "Mes petits enfants, encore un peu de temps je suis avec vous. Vous me chercherez, et, de même que j'ai dit aux Juifs : là où je vais vous ne pouvez venir... je vous donne un nouveau précepte, c'est que vous vous aimiez mutuellement; de même que je vous ai aimés, c'est aussi que vous vous aimiez mutuellement. En cela, ils connaîtront bien que vous êtes mes disciples, si vous conservez cette affection mutuelle."
Voilà l'amitié dans toute sa perfection : il faut aimer comme Jésus aimait. Même dans l'amour, il veut être notre modèle : "comme je vous ai aimés". Et comment nous a-t-ils aimés ? "Jusqu'à la mort, dit l'Apôtre, et à la mort de la croix."
Ainsi, c'est encore dans Jésus que l'amour s'épure ou pour mieux dire, c'est de lui qu'il découle. Avant lui, qu'était l'amour, qu'était l'amitié, qu'un attachement naturel d'un homme pour son semblable. Du reste, nulle élévation dans cette société, dont la divinité n'était pas le lien. Un homme, puis un autre homme, rien de plus. Aujourd'hui, il n’est plus de même. Ce sont deux êtres intelligents, doués de la faculté de connaître et d'aimer, qui, pour parler comme les poètes serbes, se marient en Dieu.
Comment cela se fait-il ? demandera l'homme qui n'aime pas ou qui aime mal. Qu'il écoute encore, qu'il écoute ce discours, où, après fait de l'amitié un devoir, le Fils de l'homme s'adressant à son Père s'écrie : "Père saint, conservez ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils soient un comme nous. "
[...] Telles furent les dernières paroles de Jésus à la Cène, après lesquelles il est écrit qu'il sortit et alla au jardin de Gethsémani, parce qu'il savait que son heure était venue.
Et d'abord, n'est-on pas étonné que l’amour soit ici somme l'unique preuve de la mission divine ? "A cela ils connaîtront tous que vous êtes mes disciples"; et puis, en s'adressant à son Père: "Qu'ils soient un en vous, afin que le monde croie que vous m’avez envoyé."
Voilà donc à la fois et la preuve la plus manifeste de la mission du Fils de l'homme, et le prodige le plus étonnant qu'il ait opéré, puisqu’il n'en demande pas d'autre à son Père pour attester qu'il a été envoyé de lui. Et, en effet, conçoit-on quelque chose de plus merveilleux pour les hommes que cette société dont Dieu est le principe, l’aliment, le terme ? De Dieu découle l'amour, par lui il subsiste, en lui il se consomme. L'amour des autres, ici, ne semble qu'un nouveau lien qui nous rattache à Dieu, s’augmente de tout l'amour de ceux que nous aimons. Ce sacrifice que nous faisons de nous-même pour nous consommer dans l'unité nous agrandit par ceux à qui nous nous attachons, et ceux à qui nous nous attachons ainsi étant eux-mêmes unis à Dieu, dès lors nous semblons lui appartenir encore par ceux que nous aimons et qui lui appartiennent.
Telles sont les véritables bases ne cette amitié tant proclamée, dont tous sentent le besoin, quoique bien peu puissent s'en rendre compte.
C’est que, pour la plupart du temps, on ne la cherche que dans l’homme ; c'est que les cœurs ne savent pas graviter vers le centre éternel de l'amour infini; c'est qu'on ne sait pas que, pour aimer, il faut croire à la parole de Dieu. Que ces pauvres âmes, toutes malades, écoutent donc cette parole, qui seule pourra les guérir en les réchauffant ; là seulement elles apprendront à aimer, et aimer d'un amour sans remords.
2
Extraits du dossier de lettres d 'Alzon-de La Gournerie, 1829-1830
a) D’Emmanuel d'Alzon à Eugène de La Gournerie, Paris le 13 juillet [1829]. Orig.ms. ACR, AA 8 ; V., Lettres, I, p. 24-28.
Sur le point de partir en vacances pour Lavagnac et ne pouvant saluer à Paris son ami Eugène, qui est allé au mariage d'un ami commun, Emmanuel lui dit où il en est de ses études de droit et de sa participation à la rédaction du Correspondant.
Vous avez donc passé de bons moments. Tant mieux pour vous! car n'en a pas qui veut. Moi, entre autres choses, la semaine dernière, je m'étais mis dans la tête d'étudier mon droit. Mon Dieu! que c'est assommant le droit! Je voulais passer mon examen avant de partir, mais j'ai ensuite changé d'idée, parce qu'il n'a pas plu à Ducaurroy de me permettre de passer un examen extraordinaire. Aussi, dès que j'ai su qu'il ne voulait pas entendre raison, j'ai bien vite tout planté [là] et je n'en ai pas été fâché. C'est un bon débarras pourtant qu'un examen de moins sur le dos. [...]
Je ne dois pas oublier de vous parler du Correspondant. Vos amis y travaillent avec ardeur. Vous connaissiez, avant de partir, l'article de du Lac. Dans le dernier numéro, il en a donné encore un autre sur les missions étrangères; c'est un très bon article. Dans celui de demain vous pourrez, si vous le recevez, lire quelque chose de Daubrée(8) sur l'ouvrage de l'abbé Gerbet(9), et de Thiébault sur Rubichon(10).
Avez-vous lu, dans le Correspondant de quinze jours, un assez sot article sur la Fête-Dieu, où l'on parle de petits anges avec des ailes d'or et d'azur, de pieux pèlerins et de trente-six mille choses de ce genre ? Eh bien ! il est de moi(11). Je vous le dis entre quatre yeux, parce qu'il ne faut pas publier sa honte. Vous voyez que, pour compléter le journal, on n'attend plus que vos œuvres ou plutôt vos chefs-d'œuvre. Que dites-vous de votre très humble serviteur lancé dans les journaux et faisant des articles à la diable, le tout A.M.D.G. (ad majorem Dei gloriam), car ce n'est certainement pas la mienne ?
b) D'Emmanuel d'Alzon à Eugène de La Gournerie, Au château de Lavagnac, le 14 août [1829]. - Orig.ms. ACR, AA 9; V., Lettres, I, p. 28-32.
Etant en vacances avec les siens à Lavagnac, Emmanuel invite son ami, poète à ses heures, à mettre tous ses talents au service de la religion, en collaborant au Correspondant.
Je vous écris, mon cher Eugène, dans une position charmante. Il est 10 heures du soir. Après la prière que, l'on fait tous les soirs aux domestiques, j'ai été faire un tour de promenade sentimentale. [...]
Mon cher ami, si j'étais à votre place, il me semble que j'aurais un beau temps pour travailler, pour faire du ficelé, pour préparer des projets de loi, pour faire des articles dans le Correspondant, pour préparer de nombreux travaux pour nos conférences, je ne dis pas pour faire des vers, un poète comme vous qui n'écrit que sous l'inspiration est quelquefois obligé de l'attendre, et on n'a pas à ses ordres une personne aussi capricieuse que l'inspiration.
[...] Il me semble que ce journal, par sa position, peut rendre des services trop utiles à la religion pour le laisser s'éteindre. Du reste, je n'ai pas de fort grandes craintes sur ce point. L'avenir a pour garant le passé et M. Bailly; et ce n'est pas peu dire, pour peu qu'il continue la route qu'il commence de suivre. Je ne pense pas que le nouveau ministère(12) puisse le moins du monde l'entraver. Il a pour lui l'indépendance que n'aurait pas le Drapeau blanc, car déjà le Drapeau blanc devient ministériel, et pour être ministériel, il faut quelquefois être esclave de l'homme, ce que, j'espère, ne sera jamais le Correspondant. Et puis, ce ne serait plus un terrain convenable. Les rédacteurs de la rue Saint-Thomas traitent la question sur les principes, et Martinville ne fait que du sentiment. Le sentiment est beau, mais les principes ne doivent pas être oubliés. [...]
Adieu, mon cher Eugène. Bon courage ! Soyez, non pas de la cire molle, mais une belle lampe d'airain qui brille dans les tombes et brave le souffle du vent. Tout à vous, ma chère lampe.
c) D'Emmanuel d'Alzon à Eugène de La Gournerie, Lavagnac le 26 mai 1830. • Orig.ms. ACR, AA 23; V., Lettres, I, p. 70-73.
Ayant quitté Paris avec les siens, le 8 mai 1830, Emmanuel d'Alzon éprouve le besoin d'avoir des nouvelles de ses amis, d'autant qu'en lisant saint Augustin il sait apprécier toute la valeur de l'amitié.
Engagez tous ceux de nos amis que vous verrez à m'écrire le plus souvent possible. Vous ne sauriez croire combien est grand le besoin que j'éprouve d'avoir de leurs nouvelles et de me dédommager par leurs lettres de ne pouvoir leur parler. Je tâche bien de prêcher par l'exemple, mais l'exemple, d'un bout de la France à l'autre fait peu d'effet. Je m'en remets donc à votre bonne volonté, vous suppliant d'avoir quelques égards pour mes désirs. Je vous charge particulièrement d'exprimer à Daubrée, la première fois que vous le verrez, tout le regret que j'ai eu d'avoir quitté Paris sans le voir. Donnez-moi des nouvelles de la Bouillerie(13) ; rappelez-moi à son souvenir et dites bien des choses, pour moi, à Pierre de Brézé(14).
Adieu, cher ami. Aimez-moi bien; car l'amitié est une belle chose quand on sait en apprécier toute la valeur, surtout lorsque, comme je l'ai lu ce soir encore dans saint Augustin, on aime son ami en Dieu et son ennemi à cause de Dieu. Ainsi, c'est une chose décidée que vous devez m'aimer, que je vous haïsse ou que je vous aime. Je m'embrouille. Adieu.
d) D'Emmanuel d'Alzon à Eugène de La Gournerie, [Lavagnac le 10 juillet 1830]. - Orig.ms. ACR, AA 33; V., Lettres, I, p. 105-107.
A son ami qui le lui a demandé, Emmanuel d'Alzon donne sa "manière de vivre", autrement dit le règlement de ses journées, mais il serait heureux d'avoir des nouvelles sur l'anticléricalisme des libéraux dans le mouvement politique.
Vous voulez savoir ma manière de vivre. Je vous le dirai fort nettement, car il y a ici quelqu'un qui a l'œil à ce que je sois fidèle à ma règle. Je me lève à 5 h. 1/2. Je fais mes prières, je travaille jusqu'à 8 heures : ce temps est ordinairement employé à lire l'Ecriture Sainte. A 8 heures, la Messe. Jusqu'au déjeuner, qui a lieu à 10 heures, je travaille encore; [après], je joue au billard, je me promène, je m'amuse enfin jusqu'à midi, où je me remets de nouveau au travail jusqu'à 5 heures.
Quelquefois cette étude est interrompue par le bain, car je me baigne souvent. C'est un de mes grands plaisirs. Presque toujours, je suis tout seul. Je prends un livre et, escorté de trois ou quatre chiens, je me dirige vers les bords de l'Hérault. J'ai au plus pour dix minutes de chemin. Je lis ou réfléchis en marchant, je me repose quelques instants sous les arbres du rivage et je me plonge dans les eaux transparentes et solitaires.
Vous pensez bien que le bain me fait dîner avec appétit.
Après dîner, je me promène, quelquefois seul, souvent avec les personnes qui viennent nous voir. Sur les 8 h. 1/2 ou 9 heures, je rentre dans mes appartements, et c'est alors que se fait ma correspondance. J'entre dans mes draps vers 10 h. 1/2 à 11 heures, et voilà ma journée. Etes-vous content, ou vous faut-il des détails encore plus amples ? En vérité, je ne saurais trop que vous dire; et puis, si j'oublie quelque chose, vous n'êtes pas poète pour rien.
[...] Mandez-moi quelque chose de nouveau, car il m'a pris un tel dégoût de nouvelles que je ne puis les lire que dans les lettres de mes amis. Etes-vous effrayé ? Ici quelques personnes le sont. Les libéraux sont ou des indiscrets ou des bavards. Les uns disent qu'avant la fin de l'année, ils comptent se faire un habit de la soutane de notre évêque, les autres, qu'au mois de septembre il y aura une grande déconfiture de prêtres, car toujours c'est sur le clergé que leur haine se porte.
e) D'Emmanuel d'Alzon à Eugène de La Gournerie, [Lavagnac le 14 septembre 1830]. - Orig.ms. ACR, AA 43; V., Lettres, I, p. 132-134.
La Révolution de juillet 1830 vient d'avoir lieu. Emmanuel d'Alzon donne à son ami des nouvelles locales pour en faire bénéficier le Correspondant. Lui-même ne sait pas s'il reviendra à Paris en novembre; il avait projeté d'aller passer quelques mois chez l'abbé de Lamennais, mais Lamennais est à Paris.
La Révolution nous traite à merveille, et si partout le repos était aussi grand que dans les environs, si surtout les têtes n'étaient pas aussi engouées du nouvel état de choses, tout ceci ne nous mènerait pas loin. Nous sommes fort disposés à ne pas nous laisser manger l'herbe (sic) sur le dos, et les autres le savent bien. Partout on n'est pas, il est vrai, aussi pacifique. A Nîmes, il y a eu du train, mais ce n'était pas, comme le dit le Correspondant, pour des motifs politiques. Le Correspondant est fort mal instruit, en général. Les catholiques ont voulu défendre leurs croix ; l'évêque seul a pu les apaiser avec les promesses du général. Quelques personnes ont voulu les désarmer; elles s'en sont mal trouvées, il est vrai, mais je ne vois pas ce qu'il y aurait de mal à refuser de rendre les armes. Du reste, tous les bruits qu'ont fait courir les libéraux sur le pillage fait par les royalistes sont absolument faux. De l'aveu même de l'officier envoyé pour le faire cesser, il a reconnu qu'après avoir battu la campagne pendant deux jours, il n'avait pu trouver le moindre indice de dégâts. Après cela, pour ameuter le peuple, les libéraux feignent que dans quelques châteaux il y a trois cents hommes (car, remarquez bien qu'il y a toujours trois cents hommes), plus des armes et de la poudre. Il paraît qu'on est allé chez M. de Bonald qui, pour se sauver, n'a eu que le temps de passer par une porte de derrière. [...]
J'ignore encore, mon cher ami, si j'irai à Paris au moins au mois de novembre. Peut-être me sera-t-il plus utile de rester ici. Mes parents qui n'ont pas le projet de retourner à Paris me laissent libre; je crois pourtant qu'ils seraient bien aises de m'avoir auprès d'eux dans ces moments où nous ignorons ce qui peut arriver. J'ignore ce qu'il adviendra de moi. […]
J'avais bien le projet d'aller passer quelques mois chez l'abbé de La Mennais; en passant, je vous aurais dit bonjour. Mais l'abbé de La Mennais est à Paris(15); je ne sais si j'irai à Paris. Eh ! mon Dieu, qui peut savoir ce qu'il fera ? Même S.M. Louis-Philippe 1er, que nous venons de nommer roi des Français, car c'est nous, et non pas d'autres qui l'avons mis sur le trône.
f) D'Emmanuel d'Alzon à Eugène de La Gournerie, [Lavagnac le 19 octobre 1830]. - Orig.ms. ACR, AA 47; V., Lettres, I, p. 144-146.
Emmanuel d'Alzon invite son ami à poursuivre leur effort commun pour faire face aux événements. L’Avenir vient de paraître, il ne peut encore arrêter son jugement.
Voilà la tourmente. Eh bien ! du courage. Unissons-nous. Union fait force, disait l'ancienne révolution. La nouvelle ne paraît pas disposée à suivre cette maxime. Je dis maxime, et avec connaissance de cause; devise serait trop féodal, maxime est bien plus dogmatique.
Vous abandonnez le Correspondant ; prenez-vous l’Avenir ? On dit que c'est demain qu'il paraît enfin pour la première fois(16). Je ne puis vous en dire mon avis, quoique bien des gens paraissent craindre qu'il ne réalise pas toutes les espérances.
Ce qu'en Bretagne vous paraissez disposés à faire pour les conscrits, nous le ferons pour les croix(17). Celle de Montpellier devait être abattue samedi dernier. On fit dire aux autorités que 1500 personnes l'avaient portée, lorsqu'on la posa, et que 6000 se disposaient à la défendre. On n'a pas encore osé y toucher. Il y a seulement 400 personnes qui se sont chargées de veiller à ce que, pendant la nuit, on ne vînt pas faire quelque mauvais coup. On se bat aussi à Nîmes. J'ignore quels sont les plus forts. Je crois pourtant que ce sont les catholiques, parce qu'ils sont désespérés. Tout n'est pas aussi admirable pour le dévouement qu'à Montpellier. Dans une petite ville du département, un dimanche, à la Messe, des jeunes gens ont chanté la Marseillaise au moment de l'Elévation.
g) D'Eugène de La Gournerie à Emmanuel d'Alzon, 17 décembre 1830. -Orig.ms. ACR, EB 499.
De La Gournerie précise, pour Emmanuel d'Alzon, son propre jugement et celui de ses amis du Correspondant sur l’Avenir et les idées politiques et religieuses qu'il préconise, sous la direction de l'abbé de Lamennais. En fin de lettre, il lui demande de lui procurer un confesseur.
Vous me parlez de l'Avenir et vraiment vous tombez mal; car vous saurez que Gouraud ne connaît d'autre exclamation à son égard que celle-ci : "Quel bête de journal" ! que Carné, Cazalès(18), de Jouenne [n']en ont qu'une petite idée; et que moi aussi, si vous tenez à connaître mon opinion, je le trouve exagéré le plus souvent, faux quelquefois; et d'une monotonie insupportable. Ce qui le soutient, c'est le nom de M. de La Mennais et la nouveauté des doctrines qu'il professe. Mais il n'y a dans ce journal aucune vue générale, aucun ensemble de politique raisonné et raisonnable ! Assurément je suis de leur avis pour ce qui concerne le budget du Clergé et la séparation complète de l'Eglise et de l'Etat. Je les approuve presque entièrement pour ce qu'ils disent de la Légitimité; mais lorsque je les vois provoquer les membres du Clergé à renoncer individuellement à leur traitement, je me dis que c'est provoquer ouvertement au schisme, et je m'étonne que des gens qui font profession d'une obéissance entière envers le Saint-Siège ne s'empressent pas de reconnaître qu'une mesure aussi importante doit être prise d'un commun accord et dirigée par le chef de l'Église. Cette suppression du budget ecclésiastique présente une foule de questions vitales qu'ils n'ont seulement pas aperçues. Ce qui me révolte encore, chez eux, c'est cette confiance niaise dans la prétendue bonne foi des libéraux, qui leur fait prendre pour argent comptant les éloges aussi évidemment insidieux et ironiques du National. Enfin, l'on ne peut pas concevoir comment ces Messieurs se plaisent à provoquer les révolutions par toute l'Europe, non pas seulement en Belgique et en Pologne, où elles pouvaient être justes; mais encore et tout aussi bien en Autriche, en Espagne, que sais-je ? dans les États de l'Eglise. Car il est à espérer, disent-ils, que nos drapeaux seront avant peu salués, comme des signes libérateurs, par la vaste république européenne.
[...] Venez donc le plus tôt possible. Je ne sais si je serai à Paris, à Pâques, mais si je n'y étais pas, je serais en Bretagne et vous viendriez y passer quelques jours avec moi. Ne dites rien de cette lettre à M. Combalot(19), je vous en prie.
Adieu, mon cher Emmanuel; l'aiguille de ma montre marque 1 heure de nuit ! Vous dormez dans la paix de l'innocence, avec cette physionomie câline qui naît d'un cœur pur, et moi aussi je dormirai avant que l'horloge sonne une nouvelle heure; mais aurai-je sur mon front cette naïveté et cette candeur d'une conscience heureuse ? Oh ! mon cher Emmanuel, le père Ronsin a quitté Paris, et je crains bien qu'il n'ait emporté toutes mes bonnes dispositions, toutes mes saintes pratiques. Depuis mon retour, je suis à la recherche d'un confesseur et Gouraud, de Jouenne, Bailly et moi, tous la même position; nous ne savons pas décider et choisir. Priez pour moi et si vous savez quelque excellent homme pas trop jeune, indiquez-le moi vite; vous me rendrez le plus grand service.
h) D'Emmanuel d'Alzon à Eugène de La Gournerie, Lavagnac, le 21-22 décembre 1830. - Orig.ms. ACR, AA 56; V., Lettres, I, p, 175-178.
Emmanuel d'Alzon n'a rien dit à l'abbé Combalot du jugement de son ami sur l’Avenir, qu'il trouve lui-même un peu exagéré; et puisqu'il lui demande un confesseur, il lui propose l'abbé Petit, supérieur à Stanislas.
Je n'ai pas montré votre lettre à l'abbé Combalot pour une bonne raison, c'est qu'il n'est plus ici, mais à Marseille où il prêche l'Avent. J'ai bien l'espérance que ce brave homme nous viendra voir d'ici avant le Carême, mais je n'en suis pas positivement sûr. Au fait, je ne crois pas que le bon abbé aimât beaucoup ce que vous dites de l'Avenir. II est devenu républicain, depuis que l'abbé a paru donner de ce côté. Enfin je ne sais trop, ce qu'il ne ferait pas pour être de l'avis du grand abbé. D'un autre côté, je crois que votre antipathie pour ce journal est un peu exagérée. Les exclamations de Gouraud ne me convertiraient pas. Je ne sais si l'Avenir est comme ces objets que l'on juge mieux de loin que de près, mais je suis loin de le gratifier du degré de bêtise dont vous êtes si prodigue envers lui. Il y a des articles assommants, celui d'hier, par exemple sur les ministres, mais il y en a d'autres qui ne sont pas dépourvus d'intérêt. Etes-vous bien sûr qu'ils prennent pour argent comptant les éloges du National ?
Si vous voulez un bon confesseur, je puis vous en enseigner un excellent. Quoique je ne le sache pas par expérience personnelle, je ne suis pas moins sûr de lui. C'est M. l'abbé Petit, supérieur du petit collège Stanislas. Je connais des personnes qui en ont été enchantées. Ce n'est point peut-être un homme tout à fait dans les doctrines. Mais aujourd'hui, qu'est-ce que les doctrines ? Peut-être les fêtes de Noël auront-elles hâté votre choix. S'il n'est pas fait, je vous engage de vous en rapporter à moi. Des personnes très pieuses et dignes de toute confiance m'ont assuré qu'on trouvait rarement réunis à un si haut degré l'esprit sacerdotal, la charité pour les pécheurs et la connaissance du cœur humain.
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Extraits du dossier de lettres d'Alzon-Gouraud, 1829-1830
a) D'Emmanuel d'Alzon à Henri Gouraud, Lavagnac le 13 mai 1830. Orig.ms. ACR, AA 19; V., Lettres, I, p. 54-58.
Après s'être excusé de sa maladresse, lors de leur dernière entrevue et avoir parlé de du Lac, leur ami commun, Emmanuel d'Alzon, pour aider son ami Henri, lui propose d'user du sacrement de Pénitence pour avoir plus de régularité dans sa générosité.
Mon cher ami, je vous demande pardon de commencer ma lettre en vous grondant. Mais que voulez-vous ? Je suis fait comme cela. Je ne puis rien garder de ce que j'ai sur le cœur, et puisque ce m'est une nécessité de m'en décharger, vaut mieux le faire plus tôt que plus tard.
Comment vous portez-vous depuis bientôt quinze jours ? N'est-ce pas que dans notre dernière entrevue je fus bien sot, bien maussade ? Que voulez-vous ? Il faut prendre ses amis comme ils se trouvent, et moi j'ai mes mauvais moments. Qui n'en a pas(20) ? J'ai reçu ces jours derniers une lettre de du Lac, dans laquelle il me faisait espérer sa visite. Cette promesse me mit la joie au cœur. C'est un être bien éprouvé que du Lac, et bien d'autres ne tiendraient pas dans(21) la position où il se trouve. Dieu lui fasse la grâce qui vous est offerte(22) ! Pauvre du Lac ! Combien de temps les barrières seront-elles fermées pour lui ?
Mais je m'aperçois que je vous parle des autres et point de vous. C'est fort mal. Je veux vous parler de vous et vous chapitrer. N'est-ce pas une belle entreprise ? Mon très cher ami, je ne sais pourquoi j'ai une grande peur que, depuis que le P. Combalot est parti, vous ne vous soyez un peu détraqué. Etes-vous allé à confesse ? Presque à coup sûr non; et vous devez savoir que c'est presque la seule chose qui puisse vous donner un peu de régularité. C'est là le rouage principal, et j'ai bien peur que vous ne le remontiez pas assez souvent. Ne me voilà-t-il pas bien en train de faire des jugements téméraires ? Pardonnez-moi, mon cher, si mes soupçons sont faux. Mais dans ce cas mettez ma lettre de côté pour un autre moment.
b) D'Emmanuel d'Alzon à Henri Gouraud, [Lavagnac, le 23 mai 1830].-Orig.ms. ACR, AA 21; V., Lettres, I, p. 63-66.
Emmanuel d'Alzon remercie son ami d'avoir tenu compte de son conseil, accepte d'être éclairé par lui sur ses propres défauts qu'il connaît bien, et l'invite à s'approcher le plus souvent possible de la Sainte Table, comme il le fait lui-même.
Continuez, mon cher Gouraud, à vous mettre dans cette régularité que je vous ai si souvent prêchée. Commencés par moi, je vous assure qu'il me sera bien agréable de recueillir les premiers fruits de mes sermons, car, quoique j'ai bon besoin d'être sermonné moi-même, je ne veux pas perdre la bonne [habitude] de faire la morale aux autres. Tout aussi bien, vous aussi, m'adressez-vous des paroles salutaires sur la vanité. Elle n'était pas encore arrivée, lorsque vous avez fait votre morale, mais je vous en remercie tout de même : vous avez prévenu la réflexion. [...]
Vous n'êtes pas orgueilleux, Gouraud. C'est fort heureux pour vous. Moi, je le suis au suprême degré, et je vous assure que c'est un rude mal que de ne pouvoir rien penser, rien faire, rien dire, sans sentir son cœur se gonfler ou de dépit ou d'une sotte joie. Cela ne m'arrive plus si souvent, parce que j'ai pris mon parti et que la droiture d'intention abat bien des chimères, et pour la plupart du temps l'orgueil ne repose pas sur autre chose. Après cela, il faut qu'un feu en étouffe un autre. Il faut aimer, et l'amour pur, l'amour vrai dissipe aussi cette mauvaise propension de l'esprit à se laisser entraîner par une fausse opinion de lui-même. [...]
Si vous aviez envie véritablement de vous consacrer à Dieu pour travailler à la défense de la religion, approchez, approchez le plus souvent possible de la sainte Table. J'éprouve par expérience combien on est faible quand on se prive de secours infinis, qu'on peut se procurer avec si peu de peine. Ce n'est qu'aux personnes sans orgueil, sans vices, qu'il peut ne pas être indispensable de se refuser des forces pour combattre; mais vous, vous avez trop de cœur pour n'avoir pas des passions, et le meilleur moyen de les comprimer, c'est de faire le plus souvent possible triompher Jésus-Christ dans son âme. Ce que je vous dis là, cher ami, c'est une expérience personnelle et toute récente qui me [le] fait dire, et nous nous aimons trop pour ne pas nous ressembler un peu. Par conséquent, que ce qui arrive à l'un n'arrive pas à l'autre, pour que ce que l'un éprouve, l'autre ne l'éprouve pas.
c) D'Emmanuel d'Alzon à Henri Gouraud [Lavagnac, le 25 octobre 1830]. - Orig.ms. ACR, AA 49; V., Lettres, I, p. 150-153.
Emmanuel d'Alzon rappelle à son ami que leur fidélité mutuelle fut prise au terme d'une communion faite ensemble, pour avancer dans l'amour du Christ. Il regrette que l'Avenir s'enferme trop vite dans les petitesses de la polémique.
Ce matin, j'ai bien pensé à vous, j'ai bien prié pour vous. Je me suis souvenu de cette communion que nous fîmes à Saint-Etienne du Mont, [à] une fête de la Sainte Vierge. Vous la rappelez-vous ? On dit que la table est l'entremetteuse de l'amitié. Que devait donc être celle où nous nous agenouillâmes, à côté l'un de l'autre ? Un jeune homme était venu chez moi au moment où nous allions sortir. Comme il nous embarrassait ! Comme nous fûmes contents, quand il nous quitta et que nous prîmes le chemin de l'église ! Dans le moment, j'avais un peu de scrupule. Je craignais que des distractions mutuelles ne nous empêchassent de donner toute notre attention à ce que nous allions faire; mais à présent, il me semble que ce fut une des meilleures actions de notre vie. Que faisions-nous que demander à Notre-Seigneur un peu de l'amour qu'il a pour les hommes, afin que nous pussions accomplir ce qu'il nous commande(23). [...]
Parlons de l’Avenir. Il a tort de commencer ses attaques contre les journaux, qui, à peu de chose près, partagent son opinion. Nous voilà au train des petits articles sur de petites animosités. C'est dommage, car j'étais content des autres numéros. Le Correspondant a bien fait de le prévenir par quelques politesses. Pourquoi y a-t-il, parmi les rédacteurs du nouveau journal, certains hommes qui ont trouvé le moyen de fourrer la plus large des doctrines dans les esprits les plus étroits ?
d) D'Emmanuel d'Alzon à Henri Gouraud, Lavagnac le 8 novembre 1830. - Orig.ms. ACR, AA 51; V., Lettres, I, p. 156-160.
Emmanuel d'Alzon déclare à son ami ce que lui apporte la lecture méditée de l'Evangile de saint Jean et des Epîtres de saint Paul. Si peu que l'esprit se fixe, "comme alors on aime Dieu".
Une étude qui fait mes délices, que je vous engage à faire, qui fortifie l'esprit et le cœur, qui fait aimer Dieu, qui force à se jeter en lui, à ne voir que lui, c'est l'étude de l'Ecriture Sainte. Tous les jours, je passe une heure et demie à méditer soit l'Evangile de saint Jean, soit les épîtres de saint Paul. D'abord, il faut que je me force. Ce n'est qu'avec peine que je fixe mon esprit. Je me fatigue même, avant de pouvoir bien saisir les premières idées; mais quand j'entre bien dans mon sujet, quand il me semble que je découvre, que je sens un peu plus de la vérité, je ne puis vous dire quel excès de joie inonde toutes les facultés de mon âme. Comme alors on aime Dieu ! Ce n'est plus comme un ami, comme un roi, comme un père, c'est comme Dieu. Il est impossible d'éprouver ce qu'on sent pour tout autre que pour lui. Ce soir encore, je méditais sur ces paroles de saint Paul : Nobis autem revelavit Deus per spiritum suum; spiritus enim omnia scrutatur, etiam profunda Dei. Qu'est-ce que l'esprit de Dieu? Pourquoi se révèle-t-il? Comment se révèle-t-il? Il me semblait que je voyais cet esprit infiniment parfait, plongeant dans les profondeurs de Dieu et révélant toute vérité dès le commencement, lumière qui illumine tout homme qui vient en ce monde. J'adorais son opération dans la révélation particulière, par laquelle il se communique incessamment à toutes les âmes fidèles; révélation particulière qui, accroissant sans cesse la révélation générale, augmente comme par mille ruisseaux particuliers le grand fleuve de la vérité qui coule depuis l'origine du monde. Je vous dis bien froidement tout cela, mais quand on le sent bien fortement, quand on pense que cet esprit de Dieu habite sans cesse en nous par un caractère ineffaçable, qu'il illumine sans cesse notre âme et qu'il plonge sans cesse pour elle dans les profondeurs de Dieu, il y a, croyez-moi, de quoi émouvoir profondément et de quoi faire sérieusement penser à ce que nous sommes, et à ce que nous devrions être pour être dignes de celui dont nous sommes les temples.
e) D'Emmanuel d'Alzon à Henri Gouraud, [Lavagnac, le 21 novembre Î830].- Orig.ms. ACR, AA 52; V., Lettres, I, p. 160-164.
Emmanuel d'Alzon informe son ami des répercussions que provoque la parution de l'Avenir en province, et notamment dans le Clergé, à partir de son ultramontanisme.
C'est une chose étonnante que la diversité d'opinions qu'enfante l'Avenir. A Montpellier, l'évêque ne soupa pas à l'apparition du premier numéro(24). Depuis, il l'a défendu dans son Séminaire, mais on m'a assuré que sa colère se calmait et qu'il revenait peu à peu aux doctrines. On m'en a donné pour preuves qu'il avait ordonné à ses professeurs de signer les ordonnances du mois de juin et que, plus tard, il avait donné contre-ordre. Des personnes qui l'approchent souvent assurent qu'il n'est pas éloigné de revenir ou au moins de laisser faire. On l'obtiendrait, je crois, avec moins d'aigreur contre les royalistes. A mes yeux, cette aigreur est fort coupable. On ne pense pas à l'importance d'avoir l'évêque de Montpellier pour nous. J'ai la certitude que tout le jeune clergé de notre département est prêt à s'élancer dans les doctrines, dès que son évêque ne l'arrêtera plus; et, dans tout le Midi, il en est de même. Toutes les têtes un peu solides, malgré évêques, professeurs et directeurs, sont catholiques ou le deviennent en étudiant; c'est ce qui vexe le plus les vieux gallicans. L'Avenir a converti un des libéraux les plus importants de notre département ; il en a ébranlé beaucoup d'autres. Le nom de l'abbé est dans toutes les bouches, même des femmes de la halle. Mais ce qui fait pitié, ce sont les turpitudes que certains prêtres ne rougissent pas de mettre en avant pour répondre aux arguments de l'abbé.
f) De Henri Gouraud à Emmanuel d'Alzon, Paris 15 janvier 1831. -Orig.ms. ACR, EB 341.
Henri Gouraud, au début de l'année 1831, ne peut pas ne pas regretter l'absence de son ami, Emmanuel d'Alzon. Il lui demande des nouvelles de l'abbé Combalot, et à son propos, s'en prend avec vivacité à l'abbé de la Mennais : son génie peut séduire, il lui manque le bon sens pour voir qu'il se contredit et fait actuellement le jeu des libéraux qu'il combattait naguère.
Il y a bientôt un an aussi que nous allâmes passer quelques jours de retraite dans la vieille abbaye de Juilly(25), enfermés dans une chambre de moines d’où nous sortions de temps à autre pour chercher quelque pieux livre et méditer ensemble. Si je ne me trompe, c'est là une époque importante dans la vie de chacun de nous. Il n'est pas à croire que cette année nous puissions jouir de ce bonheur de retraite commune, si simple, si doux, si consolant. Ami, votre pensée se reporte-t-elle quelquefois vers l'ami avec qui vous avez goûté cette volupté d'âme? Oh ! je l'espère beaucoup.
Que fait votre père Combalot ? On dit qu'il est républicain, depuis que l'Avenir a paru et que les Ordonnances de Charles X n'ont pas réussi. J'ai toujours pensé que Lamennais n'aurait pas grande peine à le convertir. Ne connaissez-vous pas un certain nombre d'hommes qui, si Lamennais le voulait, deviendraient musulmans, fétichistes, que sais-je, Saint-Simoniens ? J'en connais.
Pendant un temps, j'ai eu cette foi absolue en l'abbé, non pas pourtant jusqu'à me faire musulman. Aujourd'hui, j'ai perdu cette intégrité de la foi lamennaisienne. Ainsi, pourquoi va-t-il, à côté de ses admirables articles, mettre dans son journal toute la boue libérale qu'il peut ramasser dans les rues ? Pourquoi marche-t-il à plat ventre devant un parti qui se moque de lui, et que, pendant dix ans, il a poursuivi jusqu'aux dernières conséquences de ses principes, c’est-à-dire jusqu'à l'idiotisme ? Pourquoi, etc. je n'en finirais pas d'enfiler tous les pourquoi que j'ai dans la tête.
Ah ! c'est mal, M. l'abbé. Vous, qui nous reprochiez à nous, jeunes gens de conscience et de bonne volonté, de défendre la liberté absolue que nous ne défendions pas absolue. Vous, qui nous reprochiez de tendre la main aux honnêtes gens, voilà que vous la tendez aux coquins. Oh ! oh ! pourquoi n'avez-vous que du génie ?
Parbleu, me voilà loin du père Combalot. Comment se porte-t-il ? Et vous ? Où en êtes-vous de vos travaux, de vos promenades, de votre âme ?
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1. Cf. Lettre à d’Esgrigny, 20 mai 1830. - Orig.ms. ACR, AA 20; v., Lettres. I, p. 59-62.
2. Cf. Lettre du 29 septembre 1831. - Orig.ms. ACR, AA 76; V., Lettres, I, p. 238-239.
3. Cf. V., Lettres, I, p. 34, note 1.
4. Cf. ibid. p. 26, note 1.
5, Cf. de GRANDMAISON, La Congrégation, p. 341, note 4; cité par S. VAILHE, Lettres, I, p. 24, note 1.
6. Cf. Orig.ms. ACR, EC. 17-21, Lettres à Emmanuel d'Alzon; FR 280-311, Lettres à M. Bailly.
7. Cf. Orig.ms. ACR FQ 216-226, Lettres de Popiel à M. Bailly.
8. Ami et correspondant d'Emmanuel qui a conservé plusieurs de ses lettres; ne tardera pas à rejoindre Dom Guéranger à Solesmes et mourut fort jeune à Paris, en 1835.
9. Les Considérations sur le dogme générateur de la piété catholique, ouvrage paru en 1829.
10. Rubichon, économiste né à Grenoble en 1766, mort en 1849; oncle de Mme Yéméniz, une des correspondantes les plus fidèles de Lamennais, liée elle-même avec le P. d'Alzon.
11. L'article, intitulé "Fête-Dieu" et signé E.P., parut dans le numéro 11 du Correspondant, le 30 juin 1829.
12. Le ministère Polignac, constitué le 9 août.
13. Né à Paris, en 1810, condisciple et ami d'Emmanuel ; devint évêque de Carcassonne en 1855 et mourut le 8 juillet 1882 coadjuteur de l'archevêque de Bordeaux.
14. Pierre de Dreux-Brézé, né le 2 juin 1811, à Brézé (Maine et Loire), mort évêque de Moulins, le 5 janvier 1893, après 40 années d'épiscopat; condisciple d'Emmanuel à Paris et à Rome.
15. C'est entre l'abbé Combalot et l'abbé de Lamennais qu'un projet de séjour d'Emmanuel d'Alzon à La Chênaie avait été élaboré au mois de janvier 1830. "Il paraît que si l'abbé de la Mennais veut de moi un mois ou deux, j'irai à la Chênaie", avait-il écrit à d'Esgrigny le 13 août. En septembre, avant même que Lamennais ait quitté la Bretagne, Emmanuel d'Alzon sait que l'abbé est sur le point de rejoindre l'abbé Gerbet à Paris pour la fondation de l’Avenir.
16. Il avait paru le 16 octobre.
17. Il s'agit des croix de mission érigées ici et là, sous la Restauration.
18. De Carné et de Cazalès étaient membres de la Conférence religieuse de l'abbé de Salinis. De Carné a laissé un volume de Souvenirs de ma jeunesse, qui traite presque uniquement du journal Le Correspondant, II fut reçu à l'Académie française le 4 février 1864 et mourut en 1876. Son ami de Cazalès était chargé avec lui de la rédaction politique du journal. Né en 1804, il devint prêtre et mourut en 1876.
19. L'abbé Théodore Combalot, missionnaire apostolique et célèbre prédicateur, né à Châtenay, dans l'Isère, en 1797, et mort à Paris en 1873, était fort lié avec la famille du vicomte d'Alzon. C'est par lui que le jeune abbé d'Alzon entrera en relation avec Mlle Eugénie Milleret de Brou, sa dirigée, et fondatrice des Religieuses de l'Assomption. En 1830, l'abbé Combalot était un mennaisien convaincu. On comprend la discrétion que de La Gournerie attend de son ami Emmanuel.
20. Sans avoir reçu cette lettre d'Emmanuel, datée du 13, Gouraud lui écrivait de Paris le 17 mai : "Votre départ m'a affligé, d'Alzon, ainsi que quelques-uns de nos amis que je vois ici. De Jouenne et moi le disions l'autre jour ensemble : d'Alzon est bon pour nous, avec son âme vierge et neuve il répand un baume sur nos cœurs en souffrance, quand nous en avons besoin ; cela dit sans vous donner, de vanité, car la vanité est votre défaut, vous le savez..." - Orig.ms. ACR, EB 336.
21. Le manuscrit porte : "a".
22. Le manuscrit porte : "ouverte".
23. Au reçu de cette lettre, Henri Gouraud écrira à Emmanuel d'Alzon le 14 novembre: "Vous avez bien fait, Emmanuel, de me faire jouir du souvenir qui vous a passé par le cœur, du souvenir de cette communion que nous avons faite ensemble et à laquelle je rêve aussi quelquefois. Ne reviendrez-vous pas bientôt, cet hiver, pour que nous puissions encore causer, prier, communier ensemble, puis nous encourager du regard et de la parole ?" Orig.ms. ACR, EB 340.
24. Mgr Marie-Nicolas Fournier, né à Chambéry en 1762, était évêque de Montpellier depuis le 26 août 1806.
25. Il s'agit du collège de Juilly, près de Paris, tenu, avant la Révolution, par la congrégation des Prêtres de l'Oratoire et pris en charge, en octobre 1828 par les abbés de Salinis, Scorbiac et Claire. Ce collège ne devint un centre mennaisien qu'en novembre 1830, date à laquelle il passe, pour un an, sous la direction de la congrégation des Religieux de Saint-Pierre, fondée par les deux frères Lamennais. Emmanuel avait donc fait avec ses amis une retraite importante en fin d'année 1829.