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Red Bull : enquête sur un mythe pur jus

Le monde bouge | En sponsorisant la F1 ou les fous de basejump, Red Bull a conquis le monde en s’associant à l’idée d’exploit, d’extrême et de fête. Mais la firme autrichienne, génie du marketing, se garde bien de communiquer sur le “glucuronolactone” contenu dans sa boisson. Décryptage d'un système.

Le 10/03/2014 à 07h33- Mis à jour le 10/03/2014 à 13h10

Emmanuel Tellier

Comme presque toutes les images qui illustrent cet article, cette photo est gracieusement mise à la disposition des médias par le service communication de Red Bull. Ici, Sebastian Vettel pendant les préparations au Grand Prix de formule 1 à Budapest, juillet 2013. © Getty Images/Red Bull Content Pool.

Vous reprendrez bien un peu de carburant ?

Sur une route, aux Etats-Unis. N’importe quelle route, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Vous roulez depuis trois heures, vous vous arrêtez pour remettre du carburant dans le réservoir de la voiture. A l’intérieur de la station, au moment de régler votre dû, vous vous retrouvez face à un mur de canettes en couleurs. Il y en a partout, entre la porte d’entrée et la caisse, sur la caisse, sous la caisse, à gauche, à droite. Dans des réfrigérateurs géants et à même le sol, par paquets de douze. Des montagnes de canettes de boissons dites « énergisantes ». Red Bull, la plus connue, la star du marché mondial ; mais aussi Monster, Rockstar, Burn, Dark Dog, Full Throttle, Venom… Toutes ces marques sont prêtes à payer très cher ces emplacements stratégiques sur votre chemin, ces quelques mètres bénis des dieux du commerce séparant le comptoir de la station de votre véhicule. Franchement, vous ne vous sentez pas un peu fatigué(e) ? C’est tellement ennuyeux, une longue ligne droite…

Voyons un peu : que dit le site internet de la marque numéro un, sous l’onglet « produits et société » ? « Red Bull Energy Drink est apprécié dans le monde entier par les étudiants, les professionnels très sollicités et ceux qui font de longs voyages. » Voilà, vous êtes ciblé(e) ! Même si vous n’êtes plus étudiant(e) depuis longtemps ; même si vous ne faites là qu’un voyage ordinaire, à portée de n’importe quel chauffeur pensant à boire de l’eau et faire des pauses toutes les deux heures. « Red Bull vous donne des ailes » est un slogan qui ne peut que flatter l’ego du conducteur un peu las comme celui de l’adolescent qui voyage à l’arrière de la voiture – la consommation de Red Bull démarre vers 14 ans en Europe, dès 11 ou 12 ans aux Etats-Unis. Et à 1 dollar la canette (1), à quoi bon hésiter ? De nos jours, même l’eau minérale est plus chère dans les stations-essence américaines.

Cent cinquante canettes vendues chaque seconde…

Des campus universitaires, des jardins publics, des skateparks, des restaurants d’entreprise, des salles de sport, des cabinets d’architecte, en Asie, en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud… Red Bull est partout. La boisson est distribuée dans 165 pays (sur 193) dans le monde, et la notoriété de son nom approche désormais celle du Coca-Cola. Près de 13 millions de canettes sont vendues chaque jour sur la planète. Cela représente 9 000 acheteurs à la minute, 150 à la seconde. On a du mal à parler de succès tant le terme paraît en dessous de la vérité : Red Bull a vendu 35 milliards de canettes depuis sa création en 1987. Plus de cinq milliards rien qu’en 2012 !

A LIRE, notre infographie : Red Bull en chiffres

A pareil niveau de popularité et d’impact, ce n’est plus une mode, une curiosité économique, mais un colossal phénomène de société. Dont on commence seulement à mesurer la véritable ampleur et qui soulève nécessairement des questions : de santé publique – est-on sûr que la consommation de ces boissons est sans danger ? –, mais aussi d’ordre symbolique, politique : que nous dit le triomphe de Red Bull des sociétés dans lesquelles nous vivons ? Et « ce monde selon Red Bull », cette vision d’une vie qu’il faudrait vivre toujours à fond, la performance en obsession permanente, comment la marque tente-t-elle de nous les vendre ?

Taurine ascendant pipeau

Cette histoire commence dans une rue de Bangkok, Thaïlande, un jour de 1982. Dietrich Mateschitz, citoyen autrichien et cadre d’une société de dentifrice, en vacances avec sa petite amie, découvre qu’une curieuse boisson locale, le Krating Daeng (« taureau rouge »), leur permet de vaincre les effets du décalage horaire. Vendu dans des petites bouteilles en plastique, ce breuvage à forte teneur en caféine, sucre et taurine, est déjà très populaire dans le pays. Créé en 1976 par un certain Chaleo Yoovidhya (2), il fait un tabac auprès des ouvriers du bâtiment, des routiers et des conducteurs de tuk-tuks, qui vantent ces vertus énergisantes. Sur l’étiquette, deux taureaux de couleur rouge se font face, prêts à en découdre. Mateschitz, 38 ans, en est convaincu : si ça marche en Thaïlande (et si ça fonctionne sur son propre organisme !), alors ça marchera partout.

Extrême et cool à la fois. Le surf est un allié de choix pour la communication de la marque. Yuri et Maya Gabeira à Praia dos Coxos, Portugal, octobre 2013. © Luis Firmo / Red Bull Content Pool

Un pacte est signé : Mateschitz dirigera depuis l’Autriche la société Red Bull GmbH, dont il détiendra 49 %. Chaleo Yoovidhya, en échange des 51 % qui feront un jour de lui la troisième fortune de Thaïlande, vend le concept, le logo aux taureaux et, bien sûr, la recette… De retour dans sa région de Salzbourg, l’ancien employé d’Unilever (Mateschitz travailla un temps au département marketing en charge des produits détergents) décortique la formule du Krating Daeng, obsédé par la question qu’il n’aime pourtant pas vraiment qu’on relance trente ans plus tard : « En fait, elle marche comment, cette boisson miracle ? »

Réponse : par un inédit mélange d’éléments naturels et synthétiques, dont la fameuse taurine. Cet acide aminé est encore mal connu : il ne fut identifié qu’en 1950, dans la bile du taureau. En réalité, cette molécule est naturellement présente dans la majorité des tissus animaux – donc pas seulement chez le taureau, qui lui donna son nom évocateur –, mais aussi dans des tissus humains. C’est un neurotransmetteur, une substance qui facilite la communication entre les neurones. Sous sa forme naturelle, rien n’infirme ou ne confirme les effets bénéfiques ou nocifs d’un apport supplémentaire chez l’homme. Mais, nuance d’importance, la taurine utilisée par Krating Daeng – et bientôt par Red Bull, décidé à en faire un argument clé – est un produit de synthèse. Point de taurine naturelle dans les boissons énergisantes, même si l’imaginaire véhiculé par cette substance au nom évocateur est au cœur des stratégies de la marque autrichienne.

Catch me if you can(ette)

Trois années durant, de 1984 à 1987, Mateschitz et les ingénieurs de Red Bull vont plancher sur des améliorations à apporter à la recette thaïlandaise. Ils choisissent de gazéifier la boisson et d’en modifier un peu le goût, qui sera moins sucré que celle de monsieur Yoovidhya, mais toujours vaguement médicamenteux, entre le bonbon acidulé et le sirop pour la toux. En fait, l’essentiel du travail de la petite équipe de laborantins, c’est de s’assurer que, pris séparément, les ingrédients du breuvage de synthèse ne présentent pas de risque connu. Précision majeure : Red Bull envisage toutes ses mesures, tous ses calculs, à l’échelle d’une canette, et une seule : 250 millilitres, pas un de plus (un peu comme si on envisageait la cigarette à l’échelle d’une seule unité…). Alors, lorsqu’en en 1994, après dix ans de gestation, les premiers lots de Red Bull sont enfin commercialisés en Autriche, puis en Allemagne, il est effectivement impossible de démontrer que la consommation de cette ration de référence constitue un quelconque danger. Dietrich Mateschitz se dit sûr de son coup : pour lui, Red Bull est blanc comme neige.

Il était un foie le glucuronolactone

Inoffensif, donc, le Red Bull, quand on en boit une seule canette… « Le problème, c’est qu’évidemment personne ne peut empêcher un consommateur d’en boire plusieurs en une journée », martèle aujourd’hui le docteur Thierry Hazout, médecin nutritionniste à Levallois-Perret (92), à qui nous avons demandé à son tour de radiographier le breuvage. « Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la composition rassemble des produits qui ne sont pas toxiques à la base, indépendamment l’un de l’autre, mais qui sont surdosés par Red Bull et peuvent provoquer, en association, des effets négatifs. Aujourd’hui, plus personne ne doute que l’effet cumulatif de ces éléments est dangereux. »

Partout dans le monde, Red Bull associe sa marque à la fête, à la jeunesse. Ici, lors d'un festival à Miami, en décembre 2013. © Ian Witlen/Red Bull Content Pool

Le médecin attire notamment notre attention sur le glucuronolactone. Composante de poids dans la composition de la boisson, cette forme dégradée du sucre est produite dans le foie humain par le métabolisme du glucose. Là encore, Red Bull en produit synthétiquement, puis en introduit 600 milligrammes dans chaque canette. Le glucuronolactone, qui accélère l’élimination de certaines toxines, a la réputation d’aider à combattre la fatigue et d’apporter un certain bien-être. C’est pourtant, en raison de son surdosage, le composant le plus controversé du Red Bull, plus encore que la taurine ou la caféine (dont la présence, elle, reste mesurée – l’équivalent d’un espresso par canette).

Canettes vides dans les toilettes des clubs

Revenons au milieu des années 1990, au moment où Dietrich Mateschitz décide de donner des ailes d’avion supersonique à Red Bull. Après l’Autriche et l’Allemagne, où l’accueil fut d’abord mitigé – certains bars refusaient la boisson, la trouvant désagréable au goût –, la Hongrie et la Slovénie découvrent la marque aux taureaux. Le bouche-à-oreille commence à fonctionner dans toute l’Europe ; les touristes en ramènent dans leurs bagages, et dans certains pays comme la Grande-Bretagne on commence à s’impatienter : à quand notre tour ? Mateschitz sait que le temps joue pour lui : en refusant d’augmenter les cadences de production, il crée l’attente. De l’art d’orchestrer, sans avoir l’air d’y toucher, un savant marketing viral…

Le Red Bull Lake Jump Challenge au dessus du lac Constance en Autriche, juillet 2013 © Red Bull Skydive Team / Red Bull Content Pool

En 1997, c’est le grand saut transatlantique : l’Amérique voit débarquer Red Bull. En Californie d’abord, puis dans tout le pays. Partout où elle se lance, la marque cherche d’abord à se faire adopter dans le « monde de la nuit », les boîtes, les bars branchés. Les serveurs comme les DJ de ces établissements sont des relais de choix pour les commerciaux de Red Bull, « qui n’oubliaient pas de laisser dans les toilettes des clubs des canettes vides pour donner l’impression aux visiteurs que certains clients venaient prendre leur “shoot” à l’abri des regards indiscrets afin de rester éveillés toute la nuit », se souvient Denis Pilato (3).

Les ventes sont excellentes, mais, depuis son voyage à Bangkok, Dietrich Mateschitz voit beaucoup plus grand : il sait que si sa boisson reste cantonnée à l’univers de la nuit elle ne touchera qu’une fraction du public potentiel. Alors, la marque sort des discothèques : le jour se lève et Red Bull décide de ne pas aller se coucher. Nouveau territoire de conquête, gigantesque celui-là : l’univers du sport.

« Les sportifs sérieux ne prennent pas de Red Bull, de Burn ou de Monster »

On ne pourra pas dresser ici la liste des disciplines sportives auxquelles Red Bull s’est associée depuis la fin des années 1990 (il faudrait plusieurs pages). Rappelons juste que la course automobile fut le premier amour de Mateschitz, fasciné par tout ce qui touche à la vitesse (et lui-même excellent pilote d’avion) : le pilote autrichien de Formule 1 Gerhard Berger était sponsorisé dès la saison 1989. Fin 2004, le business-man rachète l’écurie Jaguar Racing pour 100 millions de dollars et la renomme Red Bull. Une idée de génie, au vu des résultats engrangés depuis : brillamment incarnée par le pilote allemand Sebastian Vettel, champion du monde en série, l’écurie Red Bull domine les débats de la tête et des épaules (et des ailerons !) depuis 2010 4. Grâce à ces victoires en cascade, le nom de la firme de Fuschl am See est cité en permanence sur les chaînes de télévision du monde entier – et son logo, qui apparaît partout, s’impose comme l’une des signatures graphiques de l’époque.

Antonio Felix Da Costa pendant les World Series de Renault à Budapest, septembre 2013. © Dutch Photo Agency / Red Bull Content Pool

Autres passions, autres investissements massifs : Red Bull devient le parrain très généreux du ski de vitesse, du snowboard, de l’aile-delta, du base jump (une discipline inventée par des aventuriers jugeant le parachutisme classique trop pépère). A peu près tout ce que le monde compte de sports extrêmes devient un territoire à investir pour Red Bull, qui donne de l’argent, sponsorise à titre personnel les athlètes les plus performants et inonde les cérémonies et fêtes de fins d’épreuves de montagnes de canettes à consommer sans modération. Dans les fédérations sportives, on accueille les émissaires du fabricant de boisson (et ses millions de dollars) à bras ouverts. D’après les spécialistes, Red Bull serait désormais en contrat avec plus de six cents manifestations sportives à travers le monde. Après la Formule 1, son plus beau coup médiatique est un événement créé de toutes pièces : un fascinant concours de plongeon dont les épreuves circulent dans le monde entier, les champions s’élançant depuis des promontoires naturels ou des bâtiments hors norme comme le ICA Building (musée d’Art contemporain) de Boston ou la tour Saint-Nicolas, dans le port de La Rochelle. Message limpide : l’exploit peut survenir au coin de la rue, il est universel.

Pourtant, le docteur Thierry Hazout, lui-même coureur de demi-fond, est formel : « Les sportifs sérieux ne prennent pas de Red Bull, de Burn ou de Monster. » Parce que la caféine donne envie d’uriner, et que cela provoque une élimination d’ions nécessaires à l’effort (un non-sens pour tout athlète de haut niveau). Ensuite parce qu’un sportif a besoin d’être à l’écoute de son cœur, des signaux qu’il lui envoie (« ralentis, tu vas trop vite ! ») et que la forte absorption de caféine et de glucuronolactone combinés agira plutôt comme un leurre (« tu es en forme, continue, accélère ! »). « Les marathoniens boivent de l’eau fortement minéralisée et mangent des oranges, explique le médecin, mais certainement pas des sucres rapides. Et cela vaut pour un jeune qui va en boîte de nuit : s’il consomme du sucre puis va danser, il va alors passer d’une hyperglycémie à une hypoglycémie, ce qui est très mauvais. » En associant systématiquement son nom à l’idée même de performance sportive, Red Bull surferait donc allègrement sur un mensonge aussi massif que le Grossglockner (5)…

La grosse colère de monsieur Coca-Cola

Ce « story-telling » savamment orchestré – « nous soutenons le sport, donc nous sommes bons pour les sportifs » – fonctionne à merveille depuis quinze ans, et donne des migraines aux producteurs de sodas « à l’ancienne ». On raconte que le président de la Coca-Cola Company, découvrant les chiffres de vente stratosphériques de Red Bull pour l’année 2000, aurait piqué une colère effroyable, les murs du siège d’Atlanta tremblant si fort que les laborantins du département de recherche n’eurent pas besoin d’un dessin avant de se mettre au travail sur une formule concurrente. « Red Bull vous donne des ailes », un slogan décidément efficace… Détestant se faire doubler, Coca-Cola décide de mettre le paquet dans la promotion, aux Etats-Unis, de sa propre marque Burn (commercialisée depuis 2001), et, en Europe, des boissons Monster (créées en Californie en 2002) – qu’elle distribue. Mais, en terme de leadership, il est trop tard : Red Bull a déjà plusieurs trains d’avance – et ce sont des TGV montés sur coussin d’air.

A LIRE, notre infographie : Red Bull en chiffres

Sauf en France et en Norvège, deux territoires commerciaux qui vont donner du fil à retordre au nouveau géant. En 2003, alors que l’Europe a autorisé la commercialisation des boissons énergisantes, Paris et Oslo font sécession et mettent leur veto. En France, plusieurs études sont diligentées par le ministère de la Santé, qui recommande le fameux principe de précaution, pointant notamment les risques d’accidents cardiaques. Ne pouvant vendre sa recette d’origine, Red Bull met au point une version française dans laquelle la sulfureuse taurine synthétique est remplacée par un acide aminé voisin, l’arginine – qui a les mêmes effets supposés, mais sonne moins sexy à l’oreille. Le patron de Red Bull ne décolère pas et menace d’un procès coûteux. Il ira devant la Commission européenne, assure-t-il, et demandera 300 millions d’euros d’indemnités. Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, résiste autant qu’elle peut à ces pressions, mais, en 2008, François Fillon lui demande de ravaler ses réserves et autorise finalement le produit d’origine, taurine incluse. Fillon, par ailleurs grand amateur de sports automobiles, notait alors Le Canard enchaîné (6)…

Depuis, on dit que l’entrepreneur milliardaire garderait une dent contre la France. De cela, on aurait aimé pouvoir parler avec lui, mais lorsque Télérama demanda une interview en face à face au service de presse de Red Bull, l’accueil fut aussi chaleureux que le message précis : « Monsieur Mateschitz ne parle jamais aux médias. Nous allons faire la demande, mais c’est sans grand espoir. » Demi-miracle trois semaines plus tard : le patron autrichien acceptait finalement de répondre à quelques questions, mais uniquement à l’écrit, par e-mail. Ton plutôt sympathique, mais en monologue intégral, quel intérêt ?

Un petit dernier et puis j’y vais…

Dommage que nous n’ayons pu obtenir cet entretien « in real life », on aurait bien aimé pouvoir discuter avec Dietrich Mateschitz de ces mélanges de plus en plus populaires, notamment chez les 16-35 ans, entre Red Bull et alcool – la vodka en premier lieu. En France, et plus encore en Angleterre (où l’on consomme cinq fois plus de boissons énergisantes que dans l’Hexagone), c’est la boisson star dans les soirées. « Un terrible accélérateur de la mise en danger, selon Thierry Hazout. L’alcool en soi mène à des conduites à risques, ça tout le monde le sait. Mais lorsqu’on mélange du Red Bull à de la vodka, on ajoute une part de confusion. Tous les fêtards ont fait cette expérience : à la fin d’une soirée bien arrosée, vous prenez un café, ou même un Coca-Cola. Rapidement, les effets négatifs de l’alcool s’estompent, même si votre état d’ivresse, lui, reste inchangé. Mais, comme vous vous sentez mieux, vous pouvez décider de prendre le volant… ou de boire encore plus, puis de prendre le volant. En réalité, vous surestimez votre résistance à l’alcool. » Problème supplémentaire : la taurine accélère l’effet de la caféine, donc l’impression trompeuse d’être en forme, invincible… Grands gagnants de cette razzia sur le combo Red Bull-vodka, les patrons de bars et de discothèques, qui réalisent des marges considérables, et les producteurs d’alcool de piètre qualité, qui écoulent leurs stocks sans avoir le moindre effort de promotion à engager.

DJ Rashad sur la scène estampillée Red Bull Music Academy, et donc financée par la marque lors du prestigieux festival de musiques électroniques Sonar Stockholm, en février 2014. © Anders Neuman / Red Bull Content Pool

Il serait évidemment idiot d’attendre de Red Bull une forme d’autorégulation de ses pratiques commerciales, de son marketing si bien rôdé : ses boissons connaissent un succès populaire extraordinaire, la demande est mondiale et ne semble pas devoir décliner. Il y avait un marché, Red Bull a eu le génie de le sentir avant tout le monde, puis s’y est engouffré avec brio… Face aux critiques, la marque fait le dos rond. Quand une plainte contre Red Bull est déposée aux Etats-Unis ou ailleurs – par exemple, en octobre 2013, par la famille d’un basketteur de 33 ans foudroyé par une crise cardiaque –, la firme répond par ses propres statistiques, ses calculs à l’échelle d’une canette. Ou encore par ce genre de communiqué un peu surréaliste : « There is no added benefit in consuming the product in excessive amounts » (« on ne tirera aucun effet bénéfique de la consommation du produit dans des quantités excessives »). Aucun effet bénéfique ? Cette bonne blague.

Une des plus grosses agences de « presse » au monde

Les chiens aboient, la caravane Red Bull passe. Surtout, elle perfectionne chaque jour un peu plus sa redoutable politique de promotion, elle qui a mis en place tous les outils nécessaires à la célébration de son propre mythe. Au cœur du système Red Bull, il y a une étonnante fabrique à images : la Red Bull Media House, une unité de production et de diffusion de contenus, d’images, de reportages prêts à l’emploi. Six cents employés du monde de l’écrit et de l’audiovisuel y travaillent, depuis le siège en Autriche. Lorsque vous arrivez sur le site internet de cette agence de presse d’un nouveau genre, vous êtes guidés vers différents services à l’efficacité imparable : besoin d’images de windsurf, de compétitions de vélos BMX, de danse hip-hop ? Pas de problème, servez-vous.

Quand le service média de Red Bull ne fournit pas de photo, le logo de la marque est tout aussi présent. Mais comment l'éviter ? Sebastian Vettel au Grand prix de Belgique, Spa, août 2013. © Hoch Zwei/ZUMA/REA

Pour le journaliste anglais Sean O’Neill, « Red Bull a compris bien avant les autres que le paysage télévisuel allait être révolutionné par l’arrivée de nombreuses chaînes à petit budget qui auraient besoin d’images à diffuser. Le groupe a alors décidé de donner des vidéos et des photos de ses événements sportifs sans demander le moindre dollar en contrepartie. » Pour s’assurer un maximum de temps d’antenne, tout est filmé en haute définition et disponible en plusieurs formats, de quelques secondes à 52 minutes de reportage. Chaque jour, plusieurs heures d’images nouvelles sont mises en ligne.

Red Bull n’est plus seulement un fabricant de boissons, c’est devenu un média. La marque a ses propres publications, en magazine papier comme sur Internet. A quoi bon s’embêter à (essayer de) persuader des journalistes parfois retors à parler de Red Bull lorsqu’on peut soi-même orchestrer sa médiatisation ? Le groupe a multiplié les éditions de son Red Bulletin, mensuel aujourd’hui tiré à 4 millions d’exemplaires et distribué gratuitement dans onze pays comme supplément de quotidiens dont L’Equipe, le Los Angeles Times ou le Chicago Tribune. Autant de journaux qu’on imagine mal consacrer un papier critique aux petites canettes bleu et argent.

Tout est gratuit, mais rien ne se perd

Tout en faisant des sports extrêmes son terrain de conquête principal, Red Bull n’a jamais cessé de chouchouter le monde de la musique électronique, les DJ, les festivals branchés fréquentés par sa cible. Régulièrement, elle ouvre de superbes studios d’enregistrements dans des grandes capitales et les prête gracieusement à des artistes en échange de quelques photos au travail. Les dirigeants de Red Bull, ayant oublié d’être bêtes, recrutent à chaque fois des chefs de projet issus des milieux underground, garants d’une ligne éditoriale plutôt intelligente. Du coup, à Paris comme ailleurs, le milieu de la musique électronique a été ravi de l’ouverture d’un studio Red Bull, apportant de fait sa caution à la firme autrichienne… La danse hip-hop et le street art sont d’autres terrains de jeux de plus en plus visités par la marque, qui débarque à chaque fois avec ses appareils photos, ses caméras. Tout est gratuit, mais rien ne se perd.

Pas question de mollir : depuis cinq ans, la concurrence fait rage, même si Red Bull conserve près de la moitié du marché mondial. En France, les marques distributrices (Carrefour, Leclerc…) se sont à leur tour lancées dans la production de boissons énergisantes premier prix depuis 2010. Plus inquiétant pour Red Bull : des marques comme Monster, Dark Dog et Venom sont de plus en plus agressives, sur les prix (de plus en plus bas) comme sur les dosages (de plus en plus forts). Leurs nouveaux produits ont pour nom Khaos, Ripper (l’éventreur), Assault (agression) ou encore Mojave Rattler (crotale du désert de Mojave). Petits joueurs s’abstenir.

Alors, le numéro un mondial se doit d’innover plus encore. Le 14 octobre 2012, lors du saut en chute libre de Félix Baumgmarter depuis une capsule placée à 39 kilomètres d’altitude – un exploit par ailleurs remarquable, rendu possible par le soutien indéfectible de Red Bull depuis quinze ans –, son art de la mise en scène médiatique auto-orchestrée flirta avec le sublime : plus de 8 millions d’internautes suivirent l’exploit en direct sur YouTube. Seize fois plus de spectateurs que pendant la Cérémonie d’ouverture des JO de Londres. Durant les quatre minutes et dix-neuf secondes de la chute libre de Baumgmarter, plus de 2 000 tweets furent postés chaque seconde. Un coup de maître…

Et Dietrich Mateschitz n’entend pas en rester là. Homme de l’image lui-même fort discret – on le voit rarement dans les réceptions, et il regarde les grands prix de Formule 1 depuis son canapé, à la télé –, le grand ordonnateur du mythe Red Bull n’a jamais lésiné sur les moyens : l’entreprise, qui compte 9 000 salariés dans le monde, consacre un tiers de ses revenus à sa promotion. Vous avez bien lu : pas de ses bénéfices, de ses revenus ! Soit un milliard et demi d’euros en 2012, d’après les observateurs. L’homme de Fuschl am See affirmant boire jusqu’à douze canettes de son mirifique breuvage chaque jour (légende ?), peut-on imaginer un seul instant qu’il décide de lever le pied ?

(1) Environ 0,70 euros, soit deux ou fois moins cher qu’en France.

(2) Il est décédé en 2012 à l’âge de 90 ans.

(3) Dans Les Echos du 9/11/2012.

(4) La marque possède une autre écurie : Toro Rosso (ex-Minardi).

(5) Le point culminant en Autriche, à 3 798 mètres.

(6) Dans son édition du 9 octobre 2013.