La cote de la viande rouge est au plus bas. Rejetée par un million de végétariens, elle est boudée par un nombre croissant de Français. La crise de la vache folle n’est pas pour rien dans cette disgrâce. Mais elle n’explique pas tout. L’obsession sanitaire non plus. Hier associé aux plaisirs épicuriens, notre désir carnassier est en pleine régression. Au-delà d’un changement de mode alimentaire, c’est notre rapport à la bonne chère qui est en question. Notre recherche obsessionnelle d’une nouvelle hygiène du corps – et de l’esprit – nous conduit-elle à « manger triste » ? En tout cas, nous sommes de plus en plus nombreux à ne plus consommer de viande qu’occasionnellement : « Chez mes amis, j’en mange avec plaisir. Une côte de bœuf grillée au feu de bois, c’est délicieux ! Pourtant, au quotidien, je n’en ai plus envie. »
L’un des plus grands chefs français, Alain Passard, a rayé de la carte de son restaurant L’Arpège bœuf, agneau et porc. Il n’en a pas pour autant perdu ses trois étoiles Michelin. « Eliminer un élément constitutif de la gastronomie française, c’était prendre un sacré risque ! » reconnaît-il. Et ce grand cuisinier propose désormais à sa table volaille, fruits de mer et collection légumière.
Face à la viande, impossible d’être indifférent. Elle a toujours suscité des sentiments ambigus et violents, un dégoût ou une attirance irrépressible. « La viande ne fut jamais un produit neutre, anodin. Impure à certaines époques, elle devient source de vie et de force à d’autres. Elle n’a cessé de faire l’objet de restrictions ou d’interdictions. »
Toutes les religions ont statué à son sujet. Juifs et musulmans proscrivent la consommation de porc. Les hindouistes ont fait de la vache un animal sacré. Quant aux chrétiens, ils ont interdit toute viande le vendredi saint. Mais ils festoient à Pâques autour de l’agneau et à Noël autour de la dinde… Symbole des fêtes religieuses, elle fut pendant longtemps un signe extérieur de richesse. Changement brutal à la fin du XXe siècle : en se démocratisant, elle perd son attrait d’aliment de luxe (même si elle n’est pas à la portée de toutes les bourses). Les classes aisées, en quête d’un nouvel art de vivre, s’en détournent peu à peu.
Les diététiciens accusent : « La viande rouge contient trop de MAUVAIS lipides. » Et ils conseillent de la limiter pour combattre le surpoids généralisé. Certes, le blanc de poulet est moins gras qu’une tranche de bœuf. Mais un rumsteck est tout de même plus maigre qu’une cuisse (de poulet) entourée de sa peau (4 % de lipides contre 13 %). Nous pouvons donc continuer à saliver sans inquiétude à l’idée d’un morceau de choix chez notre boucher préféré. Mais il faut savoir choisir, préférer le faux-filet, le filet et le rumsteck, et savourer plutôt une tranche de rosbif ou une noix de veau poêlée qu’un gigot d’agneau. Les côtes de ce même agneau détenant la palme d’or avec plus de 15 % de lipides.
C’est justement sa richesse en graisse – toute sa saveur ! – qui est aujourd’hui stigmatisée, car jugée dangereuse pour nos artères. « On a imputé à l’excès de viande rouge certaines maladies cardio-vasculaires comme l’infarctus du myocarde ». La mise en parallèle du fameux régime crétois (35 grammes de viande par jour) et la faible mortalité cardio-vasculaire des pays méditerranéens avec l’alimentation fast-food des Américains (273 grammes de viande par jour et un fort taux d’infarctus) est édifiante. Avec leurs 184 grammes quotidiens de viande, les Français, malgré leur désamour, restent toujours proches des plus mauvais élèves de la classe alimentaire. Pourtant, « Moins de 5 % des matières grasses que nous consommons proviennent de la viande rouge [les 95 % restants sont issus du beurre, des huiles, des charcuteries, des produits laitiers, des biscuits, etc.]. Comment peut-on lui imputer toutes nos dérives de santé ? »
Autre mise en accusation très grave : elle serait à l’origine de cancers. « Les études européennes menées depuis quarante ans montrent que viande rouge et charcuterie augmentent les risques de cancer colorectal », (on dénombre plus de 34 000 cas de cancer colorectal par an. C’est le deuxième type de cancer chez les femmes, le troisième chez les hommes), qui conseille d’en limiter la consommation. Il est aujourd’hui admis qu’un adulte doit consommer par jour 1 gramme de protéines par kilo, soit 60 grammes pour une femme de 60 kilos. la portion ne devant pas excéder 50 grammes pour un enfant et 100 grammes pour un adulte –, du poisson ou des œufs, mais au moins trois fois par semaine du poisson ».
« L’homme est par nature omnivore, mais un régime ovo-lacto-végétarien est viable », admet Jean-Marie Bourre, avant de s’empresser d’ajouter : « Mais il est réservé à des personnes assez informées sur la valeur nutritive des aliments pour s’assurer une alimentation équilibrée. » C’est sûr, un végétarien ne peut pas manger sans réfléchir. Il doit veiller à associer céréales et légumineuses pour leur complémentarité en matière d’acides aminés essentiels, alors que les protéines de la viande rouge les apportent tous. Et s’assurer d’un apport suffisant en fer : le taux d’absorption du fer des végétaux est cinq à dix fois plus faible que celui de la viande. Sommes-nous tous condamnés à devenir végétariens ? les choses sont plus complexes : « Le bénéfice de l’alimentation végétarienne ne tient pas tant à l’absence de viande qu’à la présence d’autres composants, ainsi qu’à un meilleur équilibre alimentaire. ».Nous sommes prévenus. Si les végétariens ne peuvent « manger idiot », les autres non plus. Il faut savoir doser, choisir et varier. C’est le prix à payer pour continuer à faire bonne chère.
Depuis quinze ans, notre consommation de viande est stable. Mais la répartition entre viande bovine, porcine et volaille s’est modifiée (la viande ovine ne représentant qu’un faible pourcentage dans la consommation générale : 3 kg par an et par habitant). La consommation de volaille a fait un bond de 36 % et dépassé, pour la première fois en 2001, celle du bœuf et du veau réunis.
Néanmoins, c’est toujours le porc qui caracole en tête (29 kg par an et par habitant), suivi par la volaille (20 kg) et le bœuf (17 kg, soit l’équivalent de deux steaks par semaine). Avec une baisse
structurelle de 12 % sur vingt ans, la crise de la vache folle ne peut être tenue seule responsable du recul de la viande bovine dans nos assiettes.
L’argument santé n’est pas le seul à être évoqué par ceux qui se sont détournés de la viande. Révoltés par les mauvaises conditions d’élevage et d’abattage, ils prônent le respect de la vie animale en refusant d’« être complices de cette boucherie ». Certains néovégétariens se disent d’ailleurs incapables d’entrer chez un boucher. S’ils aperçoivent une carcasse, ils ont l’impression de voir l’animal vivant !
« Les mangeurs sont face à l’ambivalence de la vie et de la mort. Le conflit moral entre le besoin de manger de la viande et le fait de devoir pour cela prendre la vie à des animaux et leur imposer des souffrances peut créer de l’anxiété. » Les psychanalystes parlent de peur inconsciente de "cannibalisme", les animaux étant de plus en plus vécus comme des proches. D’où le succès de la viande prédécoupée et l’apparition d’un nouveau consommateur : le "sarcophage".