Ascension au pic de Néthou (Platon de Tchihatcheff)

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ASCENSION AU PIC DE NÉTHOU 

juillet de 1842

 

Platon de Tchihatcheff

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A la tête des monts Pyrénéens s’élève, fière et peu connue, la chaîne de la Maladetta, dont le point culminant, le pic de Néthou, n’a été encore gravi par personne, et dont les approches sont défendues, presque de toutes parts, par des glaciers formidables. Comme plusieurs tentatives avaient été faites pour atteindre jusqu’à son sommet[1], sans qu’aucune d’elles ait pu complètement réussir, il était d’un certain intérêt, pour la science des il supérieures de ces monts, de constater d’une  zones supérieures de ces monts, parvenir ou manière exacte ou la possibilité d’y parvenir ou bien la nature des obstacles qui pouvaient: opposer. Les expériences de M. de Humboldt, celles de Saussure, si fécondes en résultats pour l’histoire des sciences naturelles, lors de l’ascension de ces savants au Chimboraço et au Mont-Blanc, étaient de beaux exemples à suivre; et une tentative sérieuse, en faveur de rival pyrénéen, devenait, en quelque sorte, une oeuvre de conscience. Sans avoir la présomption de recueil des notions importantes, je me flattai de l’espérance de pouvoir ajouter un anneau de plus la chaîne des connaissances géographiques ce pays. C’était, en même temps, un témoigna imparfait à la vérité de ma reconnaissance pour le bien que santé y avait éprouvé, ébranlée qu’elle ayait été par les fatigues sans nombre dont nous accabla l’hiver de 1839-1840, pendant l’expédition de Khiva[2] . Les naturalistes qui exploiteront un jour avec soin les Monts Maudits et leurs superbes acolytes sauront, je l’espère, racheter mon incapacité par leurs recherches spéciales et productives.

Depuis quelque temps une vive curiosité avait porté mes regards vers la Maladetta; j’avais consulté la plupart des livres publiés à son sujet, et, les premiers jours de juin 1842, je vins exprès à Bagnères-de-Luchon, pour voir les choses de plus prés. Les impressions que j’en rapportai me firent regarder le succès comme fort peu probable; mon attention se tourna alors en attendant vers la partie occidentale des Pyrénées.

Je montai au sommet du Mont-Perdu, ce rocher calcaire, unique dans son espèce, qui, jusqu’aux travaux des physiciens Reboul et Vidal[3] , fut considéré comme la plus haute cime de ces montagnes. Les teintes belles, mais peut-être trop chaudes, dont Ramond[4] a coloré le tableau de son ascension au Mont-Perdu, en 1802, m’avaient paru exagérées, lorsque je parvins à son sommet à une époque à laquelle l’entassement des neiges n’avait encore permis à personne de le gravir...Quoique nous eussions attaqué la montagne par sa versant méridional, qui n’avait pas de glacier, je trouvai en effet que c’était une opération très rude, à cause du cailloutage et des galets qui entravent constamment la marche par leur mobilité extrême, constamment la marche par leur gravier trachytique dont sont couverts en partie les sommets du Pichincha en Colombie. Il y a même un danger réel, aux approches du cône arrondi qui domine le tronc de la montagne, où il faut grimper par trois passages, dont le plus élevé forme une espèce de cheminée creusée presque élevé forme une espèce de cheminée creusée flanc âpre de la roche le long de laquelle s’échappent par filets plus ou moins gros les eaux provenant de la cime. Bien que peu volumineuses, ces eaux font glisser les mains et les pieds au moment où ils cherchent à se cramponner aux petites protubérances et aux se cramponner aux petites protubérances et aux excavations calcaires de la cheminée, et y déposent un amas de menus cailloux. Néanmoins Ramond, dans son imagination fertile, regarde plus d’une fois la nature pyrénéenne à travers un prisme à facettes trop brillantes, et sa diction, riche en images, mais visant peut-être trop à l’effet, manque de sobriété lorsqu’elle s’écarte de la mission d’exactitude et de vérité qui constitue, à mon sens, un des plus grands mérites de l’observateur non romantique. Au reste, que cela soit dit en passant, car on ne saurait assez admirer le courage et la sagacité éclairée d’un homme comme Ramond, qui est certainement un des meilleurs scrutateurs de ces régions, malheureusement trop peu explorées par la science.


[1] Ramond, Cordier, Chaussenque, Arbanère, dans leurs diverses publications sur les Pyrénées, disent avoir fait des essais infructueux pour arriver jusqu’aux sommets de la Maladetta. Il parait assez concluant, d’après leurs propres indications, qu’aucun d’eux n’est jamais allé au delà de la crête générale. Voyez leurs ouvrages. Plusieurs autres personnes, si l’on s’en rapporte aux indigènes de bonne foi, ont voulu suivre leur exemple, sans pouvoir mieux réussir, et je n’ai pas ouï dire même qu’un chasseur d’isards quelconque fût jamais monté au pic de Néthou.

[2] Le maximum observé dans cette partie des stepes de l’Asie centrale fut de 43° C, et, pendant plus de trois mois, la température moyenne se soutint entre -17° et -18°C. Les bouranes (tourmentes et chasse-neiges) étaient bien plus terribles que la rigueur du froid, lorsqu’ils sillonnaient ces déserts de neige presque entièrement dépourvus d’eau et de bois. Ils semblaient accourir du pôle arctique, le long des versants occidentaux des Monts-Ourals, pour s’engouffrer entre les bords de la mer Caspienne, où ils soufflaient ordinairement u N.-E. et du N.-N.-E., avec l’impétuosité des ouragans tropicaux. Au mois de juin 1840, époque du retour du corps expéditionnaire à Orenbourg, le maximum de chaleur fut de +46°C. Ainsi donc, dans l’espace de quelques mois, la température avait varié de 89°C.

[3] Reboul, Annales de Chimie et de Physique, tome V,1817. Nivellement des principaux sommets des Pyrénées.

[4]Ramond, Voyage au Mont-Perdu.

                       Après avoir visité aussi le Vignemale et le Pic du Midi de Bigorre, je désirai ne point quitter les Pyrénées sans avoir fait du moins un effort en faveur de l’ascension de la Maladetta. Je partis en conséquence pour Bagnères de Luchon une seconde fois et, passant par le Tourmalet, la Hourguette d’Arreau et la belle vallée du Louzon (que je trouve bien plus riante que celle de Campan, -j’en demande pardon à sa réputation), j’arrivai à Luchon le 17 juillet. Mes mesures furent immédiatement prises pour recueillir toutes les informations nécessaires à mon projet. Accompagné de mon fidèle et brave Pierre Sanio, guide Luz, qui ne m’avait pas quitté depuis près de six semaines d’excursions continuelles, et que l’approche du danger seul pouvait faire sortir de son humeur pacifique, je parlai de mes intentions à plusieurs guides de Luchon, qui étaient sensés connaître leurs montagnes. Il n’en était pas ainsi ; non-seulement ils n’avaient aucun renseignement précis sur la Maladetta, mais encore paraissaient-ils fort peu disposés à s’en procurer, tant l’amour d’un gain obtenu sans peine, dans des promenades faciles, et la crainte des périls les avaient rendus indifférents pour le plus beau monument de leur pays.

             Un peu désorienté, de prime abord, par leurs récits des obstacles insurmontables[5]  attachés à une pareille tentative ; voyant surtout que la mort d’un guide nommé Barreau, qui s’était englouti dans une crevasse du glacier septentrional en 1824, lorsqu’il y conduisait deux élèves de l’Ecole des Mines, se dressait comme un vampire, aux yeux des habitants de ce district et semblait menacer d’une perdition certaine le premier audacieux qui s’y hasarderait de nouveau, je résolus, après avoir bien pesé toutes ces considérations, de ne céder qu’à l’impossibilité matérielle, et je finis, à forces de recherches, par trouver deux chasseurs d’isards[6] qui voulurent bien se charger de me guider vers les régions supérieures de ces monts. Je me décidai donc à partir sur-le-champ, et tous les préparatifs furent faits pour le lendemain même. Le hasard voulut qu’un jeune Français, M. de Franqueville, amateur de botanique, vint s’adjoindre à ma petite bande, avec son guide, au moment même du départ; de façon que nous quittâmes Luchon le 18 juillet, à 10 heures du matin, au nombre de six.

             Les chasseurs d’isards, Bernard Ursul et Pierre Ràdonet, étaient les chefs de notre troupe; un guide Luchon, Jean Algaro, et mon intrépide Sanio complétaient avec nous deux tout le contingent. Nous nous acheminâmes bientôt, par l’hospice de Bagnères, au port de Bénasque[7].

             Jusqu’à ce point, on n’aperçoit pas les vrais colosses des Pyrénées: ils sont voilés par un rideau parallèle de montagnes de transition, qui étendent leur schiste et leur calcaire jusqu’à la base même du massif granitique de la Maladetta, vers les roches blanches et veinées de la Pèna-Blanca et le gouffre de Tourmon. - Ce terrain de transition contient du minerai de plomb et d’argent, mais son exploitation ne répond pas entièrement à l’attente.

             Le port de Bénasque, qui n’est qu’un passage étroit, creusé, pour ainsi dire, par l’industrie de la nature dans la crête saccadée de la montagne, se présente sous une forme bien mesquine, auprès de la brèche de Roland, avec ses belles proportions et ses lignes hardies. En voyant ce portail si noblement taillé dans le roc vif, on serait presque tenté de croire à la tradition fabuleuse qui dit que Roland, cet hercule des Pyrénées, fendit cette roche du tranchant de sa large épée, pour s’y frayer un passage digne de ses exploits.

             C’est du port de Bénasque l’on a le premier coup d’oeil de la chaîne de la Maladetta, qui s’étend à l’ouest du pic d’Albe jusqu’au pic de la Fourcanade, à l’est avec sa crête hérissée et son glacier immense, de près de 11.694 mètres[8]  de longueur, percé ça et là par des moraines superficielles et des rocs détachés qui s’élèvent sur son dos.

 

[5] On m’a raconté depuis que la réputation d’inacessibilité était si bien établie pour le pic de Néthou, dans le peuple ces cantons, qu’elle avait pris une forme quasiproverbiale, et que les individus qui lésinaient dans leurs payements avaient coutume de renvoyer les ouvriers mécontents au pic de Néthou pour plus ample rémunération. Cette mauvaise plaisanterie avait été adressée plus d’une fois aux chasseurs d’isards qui nous accompagnaient, et qui nous la rapportèrent en riant, se promettant bien de tirer partimaintenant en espèces sonnantes de leur nouvelle découverte.

[6] L’isard (Capra Pyrenaica) appartient au même genre que le Chamois ; mais c’est une autre espèce moins forte, moins agile.

[7] Le mot port signifie, dans ces montagnes, un passage ou un col. J’écris Bénasque parce qu’il m’a semblé que, dans la confusion continuelle des lettres B et V dans la bouche des espagnols (comme dans celle des hindous), le B est encore plus fréquemment employé que le V dans la prononciation de ce nom.

[8] Charpentier, Essai sur la constitution géognostique des Pyrénées.

 Le pic de Néthou, ayant l’air d’un cône obtus et comme voûté, domine toute la chaîne, et, quoique sans rival dans les Pyrénées, il paraît être plutôt, vu du côté du nord, le satellite que le chef d’un pic à double pointe qui s’élève à l’ouest de lui, et que l’on appelle abusivement ici le pic de la Maladetta[9].

             Un triple glacier entoure les divers versants du Néthou, mais le plus vaste est celui du côté septentrional, qui s’étend presque jusqu’à sa cime. Il a beaucoup de crevasses et de fentes dont les plus grandes, évaluées à l’oeil, peuvent bien avoir 2 à 3 mètres de largeur. - Celles-ci, situées pour la plupart dans sa zône centrale, sont entièrement à découvert, tandis qu’une infinité d’autres sont bouchées à leur ouverture par le tassement des neiges.

             Vu du port de Bénasque ou de celui de la Picade, ce glacier qui ne se présente pas comme reposant sur un lit à pente très-rapide. Etant presque entièrement couvert de neige, il a plutôt l’air d’une vaste nappe blanche, légèrement jaunie par des débris terrestres, dans quelques parties de sa surface, et soulevée sur plusieurs points en croupes arrondies et fendues. Ce n’est que là qu’on aperçoit cette couleur bleu-verte qui est si caractéristique dans les glaciers des Alpes. Il ne m’est pas arrivé non plus de voir dans les Pyrénées ces belles cavernes transparentes, ce jeu cristallin d’aiguilles et d’arêtes, qui hérissent la surface des glaciers des Bois, (vulgairement appelé Mer de Glace) des Bossons, du Rhône, de Grindelwald et de beaucoup d’autres, et qui les font ressembler aux vagues tumultueuses de la mer en couroux, comme surprises par une congélation subite. Ici on ne trouve rien de pareil, et les glaciers quoiqu’en montrant parfaitement leur profil de vert marin dans la coupe perpendiculaire de leurs crevasses, laissent beaucoup à désirer lorsqu’on veut les comparer à ceux des Alpes : leur infériorité, comme aspect et comme puissance de conformation, est évidente.

             Après avoir contemplé, avec une admiration mêlée d’effroi, la charpente altière des Monts-Maudits, nous songeâmes bientôt à descendre sur le territoire de l’Aragon. Le temps était menaçant: de légers brouillards parcouraient les hauteurs, et précédaient des nuages d’une teinte grisâtre, qui roulaient vers nous, du côté S.-E. - Un orage s’amoncelait: il ne tarda pas à éclater. Ayant renvoyé nos chevaux et payé le tribu accoutumé à la complaisance des carabineros (douaniers) espagnols, nos guides chargèrent nos provisions sur leurs épaules, et nous descendîmes, assez lestement, vers le pied de la Maladetta, laissant à notre droite les roches escarpées de la Pèna-Blanca.

Arrivés au fond de la vallée du Plan-des-Etangs, qui est plus élevée que sa voisine, la vallée latérale de l’hospice de Bagnères, de 446 mètres[10], nous laissâmes derrière nous une cabane habitée pendant l’été par des bergers espagnols, pour remonter, par un plan rocailleux, jusqu’au gouffre de Tourmon, qui absorbe les eaux d’un torrent rapide, provenant de la partie orientale du glacier.

             La végétation alpine couvrait encore le terrain où nous trouvions; dés graminéesassez rabougries, des buissons bas, mais touffus, ainsi que des pins sylvestres, dont quelques uns d’un diamètre très-considérable, peuplaient la sauvage solitude où, sous la projection fortement inclinée d’un rocher, nous avions fixé notre gite pour la nuit. A peine avait-on allumé un feu, avec les débris des pins brisés et charriés pêle-mêle par les lavanges et les eaux jusque dans la bouche du gouffre, que l’orage éclata, précédé par de nombreux éclairs.

             Dans la majesté du silence de la nuit, entouré par ce que la nature a de plus sévère, de plus sublime, un orage se présente toujours à mon esprit comme une pensée solennelle de la puissance créatrice. Sur mer comme sur terre, ces moments de la majesté divine sont incomparables dans les saintes terreurs qu’ils inspirent, et la foi seule, humble, résignée, peut comprendre la grandeur de leurs mystères. Le spectacle qui était devant nous, sans pouvoir égaler celui dont plusieurs fois j’avais été témoin dans les Cordillières des Andes, où tout respire une volonté de création plus énergique, une conception plus large, était néanmoins plein de force et de couleur. Les éclats des courants électriques, qui s’entreheurtaient, semblaient partir du faite du Néthou envahi par l’empire de la foudre, et les roulements du tonnerre, après avoir vibré dans toutes les sinuosités des Pyrénées, paraissaient encore revenir à lui, comme au seul tabernacle digne d’être le dépositaire de leur puissante voix.

             N’ayant pu risquer, dans ma première excursion, d’emporter avec moi des baromètres, que l’extrême obligeance de M. le docteur Fontan, adjoint au maire de Luchon, m’avait offerts, et désirant cependant avoir quelques données météorologiques sur les lieux que j’allais visiter, je dus me borner à l’usage d’un thermomètre centigrade, que je trouvai juste, après l’avoir vérifié.

        

[9] La hauteur de la première pointe de ce pic est de 3.354 mètres, celle de la seconde 3.312 mètres et celle du pic de Néthou de 3.404 mètres, selon le mesurement trigonométrique du colonel Corabceuf, qui, avec trois officiers d’état major, fut chargé, en 1825, 26 et 27, de faire la triangulation générale des Pyrénées. Voyez Mémorial du Dépôt de la Guerre, volume 6.

[10] Voyez les mesures de Cordier et de Charpentier. - Essai sur la constitution géognostique des Pyrénées. Tableau des hauteurs, ainsi que le Journal des Mines, tome XVI, an XII. Rapport au Conseil des Mines, sur un voyage à la Maladetta.

                  A l’aube du jour, les deux chasseurs d’isards se consultèrent longtemps sur la route à prendre pour contourner le grand glacier. Une répugnance extrême de l’aborder franchement semblait les dominer, et ils se décidèrent enfin à faire le tour de toute la chaîne, en- longeant ses escarpements rapides. Partis à six heures du matin, nous rabattions péniblement sur les versants qui dominent l’hospice de Bénasque et la vallée de l’Essera, dans un chaos de blocs anguleux accumulés les uns sur les autres par l’action des avalanches ou par l’agence puissante des glaciers, dans les diverses mutations de leurs lits. Ce terrain alternant entre le granit (dont quelques fragments contenaient des cristaux de quartz et de feldspath), le schiste micacé, le gneiss et le calcaire, couvrait tout l’espace que nous eûmes à parcourir ce jour, surtout depuis le col d’Albe jusqu’à la descente de la gorge de Malivierna. Dans le bas des montagnes, nous distinguâmes aussi quelques blocs erratiques d’un volume passablement fort, qui provenaient du granit de la Maladetta, et qui se trouvaient déposés, à une assez grande distance, sur le terrain de transition qui environne ce massif. Toute végétation avait cessé; seulement, à de longs intervalles, nous apercevions quelques pins malingres, qui ne paraissaient être là que pour marquer les dernières limites de la vie végétale.

             Ayant atteint le col ou port d’Albe, nous aperçûmes au-dessous de nous un petit lac de forme ovaloïde, tout gelé, et dont les bords seulement commençaient à se fondre. Plus loin, après une traversée extrêmement rude, nous eûmes à grimper sur une seconde crête, d’où nous longeâmes, par une pente rapide et dangereuse, les bords méridionaux du lac de Grigueno, dont la glace était déjà, près du rivage, à l’état de débacle. La circonférence de ce bassin d’eau est assez vaste, et on le dit très profond. Mais, dépourvus comme nous étions de moyens nécessaires pour un mesurement exact, je m’abstiendrai de donner des évaluations approximatives, attendu que l’oeil trompe singulièrement dans les pays de montagnes, surtout avec l’état de transparence des couches supérieures de l’atmosphère.

             Parvenus au col de la montée de Grigueno, nous l’escaladâmes non sans peine, à cause du vent qui s’engouffrait dans ces passes étroites et soufflait avec une grande violence. Une troisième gorge nous restait à gravir: c’était celle de Malivierna, dont les stratifications bouleversées, ainsi que les roches éparses donnaient un aspect singulièrement sauvage à tout le site. Une descente rapide, sur des amas de blocs à arêtes vives, où le pied n’avait aucune espèce d’assiette, nous conduisit enfin dans l’entonnoir d’un vallon étrangle où de loin, la réapparition de la flore alpine vint réjouir notre vue, lassée de l’aridité de cette terre de désolation que nous venions de traverser, au de désolation que nous venions moins, de nous  mutiler horriblement. Le souvenir d’une course pareille, quoique infiniment moins périlleuse, queje fis au mont Saint-Bernard, il y a une dizaine d’années, me revenait ici à l’esprit, et me présentait un point de comparaison dont le côté flatteur n’appartenait certainement pas à la localité où je me trouvais en ce moment.

             Le vent avait soufflé du S.-E., toute la journée et les nuages, tournoyant avec un mouvemment  d’accélération sur eux-mêmes, venaient se fendre sur les côtés tranchantes et sinistres du pic de Néthou. Exténués de fatigue, nos guides se couchèrent entre les rochers, dès qu’ils furent arrivés à une petite cabane recouverte en terre, qui sert  une d’abri aux pâtres espagnols, et après une heure de sommeil, ils se mirent à vacquer aux soins du bivouac, tandis nous, nous regardions avec anxiété le mont ténébreux, tâchant de deviner, à travers les échappées du brouillard, la direction dans laquelle nous pourrions l’aborder le lendemain.

             Ne pouvant fermer l’oeil de la nuit, je réveillai mon monde à trois heures du matin, et vis avec un saisissement de joie le ciel serein et étoilé. Mais, hélas! ma joie devait être éphémère: elle pâlit et s’évanouit bientôt après, avec les constellations que je contemplais ! ...

             A quatre heures, nous commençâmes à gravir le premier escarpement du Néthou; une heure et demie d’ascension pénible nous amena à une espèce de moraine, encadrant un plateau presque horizontal, où se trouvaient encaissés trois petits lacs tellement liés ensemble qu’ils semblaient n’en former qu’un seul ; ils étaient complètement couverts de glaces, et on’y voyait de temps à autre que quelques cassures bleuâtres, indiquant une tendance au dégel. Ces lacs, ainsi que toute cette localité, portaient le nom de Corunes, au dire des chasseurs.

             Après nous y être restaurés un peu et y avoir laissé nos bagages et nos chapeaux, nous dirigeâmes vers le glacier, qui s’étend sur tout le plan incliné entre le bassin de Corunes et la crête-mère de la Maladetta. Des pics, des rochers d’une infinité de formes surgissaient de toutes parts. Seul, retiré dans un angle du tableau, le Néthou semblait être là le protecteur des Pyrénées.  

             Entrés sur son glacier méridional, dont la surface, fortement crevassée sur plusieurs points, ressemblait plutôt à ce qu’on appelle en Suisse un Haut-Nevé qu’à un glacier proprement dit[11], nous chaussâmes les crampons, à l’exception des deux chasseurs et de mon guidé de Luz, qui s’obstinèrent à garder leurs faibles sandale ; et, après deux heures d’ascension fort ardue, nous arrivâmes à la lisière de la crête. La neige n’était pas trop dure, quoiqu’à cause de l’heure matinale et de l’absence du soleil elle n’eût pu s’amollir beaucoup, surtout dans la zone supérieure, qui formait un talus raide, sur lequel nous dûmes grimper en zigzags continuels. Nous recueillîmes plusieurs insectes dont les noms se trouvent consignés dans une note séparée, à la fin de ce récit. La plupart d’entre eux étaient comme engourdis sur la neige, où le vent les avait probablement jetés.


[11]Dans les régions équinoxiales, de l’Amérique, sur les flancs du Cotopaxi, du Chimboraço, du Cayambé, etc., les glaciers se présentent également avec ce caractère de neige, souvent farineuse, et ce n’est que sous des latitudes plus éloignées de l’équateur que cette dernière acquiert une consistence parfaitement solide et se condense en véritable glacier.

           Au moment d’atteindre la crête, qui a 3.171 mètres [12] de hauteur, le vent, dont nous avions été abrités jusque-là, se déchaîna soudain avec une impétuosité telle qu’il manqua nous renverser et nous précipiter dans un petit lac, parfaitement dégelé, de l’autre côté de la crête; ce lac semblait être le réceptacle des eaux du grand glacier septentrional, qui se dressait, abrupte, au-dessus des bords. Par sa section verticale, de plus de 35 mètres de hauteur, on voyait qu’il formait plutôt, à cet endroit-là, une masse de neige légèrement stratifiée qu’un mur de glace pur, et que le véritable glacier ne commençait que plus loin, où, de temps à autre, il relevait son dos d’un bleu verdâtre.

             Baissés jusqu’à terre, nous rampâmes le long des parois hérissées de la crête, en nous accrochant aux roches fracturées qui surgissaient de toutes parts, et, vers sept heures et demie, nous fûmes assez heureux pour atteindre la dernière base du cône, dont les flancs et le sommet inconnus se perdaient dans un épais brouillard.

             Il serait difficile de peindre le sentiment de peine et de désappointement que nous éprouvâmes lorsque nous vîmes, après tant de labeurs, forcés de nous arrêter au moment de toucher à leur terme; ne pouvant rien discerner autour de nous, lancés, presque sans issue, sur la base large et uniforme du mont le plus élevé des Pyrénées ; ignorant complètement s’il était accessible et de quel côté on pouvait l’aborder. Le vent soufflait par fortes raffales; l’action des poumons ne s’opérait qu’avec difficulté, tant à cause de la raréfaction de l’air qu’à cause de la tension continue de tout l’organisme, qui, depuis près de quarante-huit heures, luttait avec effort contre tant de fatigues. Dans cette alternative, voyant clairement que nous ne pouvions plus gravir le récif presqu’à pic suspendu au-dessus de nos têtes, et dont les dentelures s’éboulaient aussitôt qu’on si cramponnait avec les mains, nos résolûmes d’attendre, et, nous étant abrités derrière un pan de rocher, nous envoyâmes os quatre guides à la recherche d’une issue qui put nous conduire au sommet. Je pensais bien que nous n’en étions pas fort éloignés, mais encore fallait-il l’apercevoir, et le brouillard enveloppait tout comme d’un linceul.

             Les guides essayèrent, avec une rare agilité, de monter par les rochers, à droite et à gauche du point où nous étions arrêtés ; mais, voyant qu’ils couraient les plus grands périls sans aucune probabilité de succès, et encouragés par l’intrépidité de Pierre Sanio, qui, n’étant pas de Luchon, n’avait pas constamment devant les yeux, comme les autres, l’image sanglante de l’infortuné Barreau, ils s’attachèrent avec des cordes, environ à deux mètres de distance l’un de l’autre, et abordèrent hardiment le haut du glacier septentrional. C’était leur unique chance de salut. Là ils trouvèrent l’ascension praticable, quoique fort roide, et, sans aller jusqu’au bout, ils revinrent nous en avertir.

             En attendant, le mal de coeur qui m’avait pris déjà au passage de la crête, et que je n’avais jamais éprouvé depuis mon voyage de Lima aux mines de Pasco en 1834[13], se dissipa presque entièrement ;  et, avant de partir, nous eûmes encore la bonne fortune de réjouir nos yeux de l’aspect d’une petite plante phanérogame, le Silene acaulis, que nous trouvâmes recélée dans une fente de rocher, et dont la graine avait été probablement transportée par le vent sur ce point élevé de plus de 400 mètres

au-dessus de la limite des neiges éternelles[14]. Ce Silene acaulis était en fleur et ne paraissait pas se ressentir de la dureté de son exil.

             Nous suivîmes aussitôt les guides sur un talus de neige farineuse dont le peu de cohérence indiquait l’approche des confins supérieurs du glacier, où il se transformait en haut-nevé. Dans une heure de temps environ, nous arrivâmes à une espèce de mamelon où la neige, vivement léchée sur ses bords et à sa surface par l’action du soleil et de l’air ambiant, se perdait peu à peu. Un granit fendu en dalles et en lames de formes oblongues et pointues couvrait ce mamelon. On pouvait remarquer que la roche en général était bien plus  fracturée et fendue à cette hauteur que dans les sphères inférieures.


[12] Voyez Charpentier, Essai sur la constitution géognostique des Pyrénées. M. Cordier dans le journal des Mines, an XII, tome XVI, donne à la Maladetta, de ce point de la crête, 3.256 mètres d’altitude, (par la mesure de son baromètre), y comprenant les 22 mètres auxquels il évalue seulement la hauteur du pic au-dessus de cette station. Il est évident qu’il s’est trompé, vu que mon mesurement, qui est resté de 33 mètres au-dessous de celui de la triangulation de M. Coraboeuf, pour l’élévation absolue du sommet culminant du Néthou, donnerait déjà 143 mètres de hauteur à la cime de ce pic au-dessus de la crête générale, selon le chiffre de M. Cordier, et 199 mètres selon celui de M. Charpentier.

[13] La hauteur de ce passage dans les Andes du Pérou est plus élevée que celle du sommet du pic de Néthou, et les maux de coeur, généralement accompagnés de violentes douleurs de tête, sont attribués par beaucoup d’indigènes aux émanations du sel ammoniac, dont ils prétendent que le sol est imprégné.

[14]Ramond fixe la limite des neiges permanentes, dans les Pyrénées, à la hauteur de 2.631 à 3.728 mètres. Voyez ses Observations faites dans les Pyrénées et Voyage au Mont-Perdu.

             Ceci semblait être le sommet définitif; mais bientôt nous découvrîmes, dans une rapide éclaircie du brouillard, qu’une cîme aiguë, décharnée, libre de toute neige, s’élançait, en se prolongeant comme une flèche, à 7 ou 8 mètres au-dessus de l’endroit où nous étions. Nos guides y coururent aussitôt, et grimpant par une rampe extrêmement tranchante et périlleuse, bordée de précipices profonds des deux côtés, ils parvinrent, au bout d’une dizaine de minutes, au point culminant.

             Ce fut un moment de triomphe. Nous foulions un sol où nulle trace n’indiquait le passage de l’homme[15], et, ce privilège, nous l’avions peut-être acquis au risque de notre vie! ... Dans peu d’instants, nos guides se mirent à construire, avec les pierres détachées qui nous entouraient, une petite tour qui pût attester le point le plus haut de notre ascension, et qu’ils inaugurèrent aux sons d’un hymne de circonstance. Nos noms furent inscrits sur une feuille de parchemin qui, roulée dans un flacon vide que nous bouchâmes avec soin, fut déposée dans l’intérieur de la petite pyramide, à l’abri des orages.

             Nous restâmes près de quarante minutes sur la cime, épiant avec avidité la moindre éclaircie du brouillard, pour voir se dérouler à nos pieds un des plus beaux spectacles de la création. Les coups de vent déchiraient parfois la nue qui nous drapait; et, quoique nous ne pussions repaitre nos yeux, à notre aise, de l’aspect des terres de France et d’Espagne, qui s’étalaient, magnifiques et vaporeuses, autour de nous, nous en obtînmes quelques aperçus suffisants pour nous donner la mesure de leur beauté. Je n’essaierai pas de la peindre ici. Le langage de l’homme est trop faible, sa vanité trop confiante en elle-même pour qu’en le portant à rendre de pareilles impressions elle ne l’entraîne dans une sphère d’action bien au-delà de ses moyens ! ... Bornons-nous donc à sentir, à admirer en silence, et à dire, en les modifiant, ces paroles d’un grand homme, à ceux que les obstacles ne rebutent pas, et qui voudront contempler la nature dans tout l’éclat de sa grandeur: Venez, vainquez, voyez.

             Le thermomètre était tombé à + 3°C, nous fûmes bientôt contraints de descendre de notre gite aérien, pour revenir encore une fois à cette terre si mollement étendue devant nous, et qui semblait nous rappeler dans ses vallons verdoyants.

             Ayant repris la voie du glacier, nous parvînmes bientôt jusqu’à la crête orageuse de la Maladetta, et, traversant de là le glacier méridional d’E.-N.-E. à O.-S.-O., jusqu’au col de Malivierna, nous suivîmes presque parallèlement la lisière de la crête-mère. Les deux chasseurs avaient été chercher nos provisions et nos bagages, qu’ils avaient mis dans une cache, à l’instar de leurs confrères du Canada, sous les rochers de Corunes, et nous les vîmes bientôt reparaitre chargés. Dans ce moment nous aperçûmes, à notre grande surprise, sur les côtes tranchantes d’un pic taillé en parallélogramme, quatre gros Bouquetins, qui erraient d’un pas assuré, quoique jamais on n’eût supposé qu’un être vivant quelconque eût pu se tenir ou se mouvoir sur ces arêtes vives et ces dalles parfaitement lisses et verticales. Un de ces Bouquetins, qu’à sa taille on reconnaissait pour un mâle, avait une large bande poil blanc au milieu du corps, depuis l’épine dorsale jusque sous le ventre; les autres étaient d’une couleur brun-fauve et se promenaient tranquillement à une trentaine de mètres de nous. Ils semblaient, avec leurs belles et longues cornes, défier la nature de pouvoir entraver, par un obstacle quelconque, leur course hardie et légère. Ce mammifère, aujourd’hui assez rare dans les Pyrénées, est bien plus fort et plus agile que l’Isard, qui ne s’aventure jamais sur des cimes aussi élevées. Nos chasseurs, en voyant échapper leur proie, se consumaient en regrets, malgré leur impassibilité ordinaire, n’ayant pu emporter leurs fusils, à cause des vexations fréquentes des douaniers espagnols.

             Pour rejoindre notre bivouac du rocher de la Rancluse, il nous fallait repasser le port de Grigueno et longer son lac à une hauteur de 100 à 130 mètres au-dessus de son niveau, à l’opposite du côté que nous avions suivi la veille, sur un plan extrêmement rapide, de 50 à 55° d’inclinaison, et par une neige glacée. Ces sortes de traverses sont toujours dangereuses, attendu que, le corps n’ayant aucun aplomb, le moindre faux pas peut le précipiter le long d’une pente glissante, où, accélérant, par son propre poids, le mouvement de sa chute, il roule jusqu’à ce qu’il se brise contre quelque rocher ou s’engloutisse dans quelque crevasse.

             Les second et troisième pics des Monts Maudits, n’ayant pour base que la même saillie de la crête générale, étaient à présent environ à une demi heure de marche de nous; leur ascension nous paraissait facile, nettement tracée, dépourvus qu’ils sont de glaciers et de rochers inaccessibles. On prétend, quoique d’une manière vague, qu’un ou deux chasseurs d’isards y étaient déjà montés précédemment; pour notre part, nous étions trop épuisés pour pouvoir y aller.

            

[15] Les montagnards ont ordinairement coutume de laisser une preuve quelconque de leur présence sur les sommités qu’ils ont atteintes les premiers, soit en accumulant plusieurs pierres les unes sur les autres, soit en les marquant de manière à pouvoir les reconnaître par la suite.

           Il ne sera peut-être pas déplacé d’observer ici que les indigènes, tant français qu’espagnols, semblent faire une distinction entre ce qu’ils appellent le pic proprement dit de la Maladetta et celui de Néthou, comme aussi entre le glacier de l’un et de l’autre, sur le versant septentrional; mais lorsqu’on se donne la peine de bien comprendre le pourtour et les limites de tout le système des Monts Maudits, on s’aperçoit aisément qu’il n’y a qu’un point culminant ; c’est le pic le plus oriental, appelé le Néthou, dont la forme conique, indépendante, s’isole nettement depuis sa base (surtout quand on la regarde du côté du couchant) des autres aiguilles ou saillies plus ou moins élevées de la crète générale, qui, comme dans le Marboré, varient de hauteur et de direction.

             Il en est de même du grand glacier ; une arête granitique fort hardie, d’où les vents balayent la neige, le traverse dans les cinq sixièmes de sa surface, de bas en haut, ce qui n’empêche nullement ce glacier d’appartenir à la chaîne en commun, et toute démarcation de ce genre semblerait être une erreur géographique, attendu que la constitution géognostique de toute cette charpente rocheuse est parfaitement homogène.

             Une troupe de seize à dix-sept Isards passa au grand galop dans le bas de la montagne. Ces animaux revenaient probablement des versants inférieurs, où des graminées dures et clairsemées leur servent de nourriture. Après ces repas, pendant l’été, ils cherchent le frais dans les rochers et les neiges de la zone centrale. Leurs formes sveltes, leur course aérienne présentaient un contraste pénible avec nos pas lourds et chancelants.

             Ayant escaladé le col d’Albe une seconde fois, nous abandonnâmes, rejetés en arrière sur nos bâtons, à une longue traînée de neige, sur laquelle nous glissâmes avec une grande célérité jusqu’à une heure et demie de marche du rocher de la Rancluse. Rentrés bientôt dans la sphère des plantes alpines, et suivant le cours du torrent qui s’écoule dans le gouffre de Tourmon, nous arrivâmes, à cinq heures du soir, à notre ancienne couchée, après avoir, été près de quatorze heures sur pied.

             Je me hâtai, pour retremper mes membres fatigués, de me jeter dans les eaux du torrent qui étaient en ce moment à + 1,6º C. L’action d’une eau aussi froide, sur des pores dilatés, quoique saisissante dans le principe, a, par la suite, une force tonique remarquable. J’en ai journellement fait l’expérience dans ces montagnes, au profit réel

de ma santé et à la grande surprise de mes guides.

             Le 21 juillet, à cinq heures du matin, nous prîmes le chemin du port de la Picade, en passant devant le trou du Toro, qui absorbe dans son gouffre la partie orientale des eaux du grand glacier. On prétend que les eaux qui s’y perdent reparaissent au gouffre du Goncon, après avoir traversé, sous terre, la chaîne de montagnes calcaires qui les séparent et forment ainsi une des sources de la Garonne. On prétend aussi que le niveau d’eau du trou du Toro diminue, et que les limites inférieures du glacier se reculent. Bien qu’il soit impossible, sans une investigation préalable, de déterminer à quelle phase de son existence dernier se trouve aujourd’hui, cette hypothèse pourrait ne pas être entièrement fausse, attendu que les moraines, qui gisent actuellement à quelque distance au-dessous du lit du glacier, sembleraient en indiquer les anciennes limites. Pour ce qui est des variations du niveau du gouffre, il y a, en effet, une crue et une baisse, non pas périodiques, mais accidentelles, dépendant du volume plus ou moins copieux d’eau qui provient de la fonte des diverses couches du glacier et de l’infiltration des eaux pluviales. D’ailleurs, pour constater des faits semblables, il faudrait pouvoir s’étayer sur deséries d’observations exactes, et non sur la mesure mal assurée et arbitraire de l’oeil de quelque guide, pâtre ou contrebandier passager et ignorant, qui, malheureusement, dans cette partie de l’Espagne, semblent être les seuls

témoins chargés d’enregistrer les divers phénomènes de la nature.

             Pendant que nous étions occupés à plaindre le sort de la géologie dans ces cantons, une pluie fine avait commencé à bruiner, un épais brouillard la suivit de près, et nous ne regagnâmes nos logements respectifs à Bagnères-de-Luchon qu’après avoir été trempés jusqu’aux os.

             La possibilité matérielle de l’ascension était une fois démontrée d’une manière positive, il était désirable d’avoir un mesurement barométrique qui pût non-seulement indiquer l’élévation absolue du point culminant, mais encore classer les diverses zones de la Maladetta, par la hauteur des limites successives que ses productions atteignent, depuis les vallées qui entourent sa base. Mais, pour obtenir un résultat aussi intéressant pour la climatologie de ces régions, il fallait des conditions et des éléments de travail dont un seul individu ne pouvait pas disposer, tant à cause de la multiplicité des connaissances spéciales qu’à cause du nombre d’observateurs et d’instruments qu’exige une exploration aussi complète.

             Or, ne pouvant aucunement prétendre à aborder une tâche semblable, je désirai du moins déterminer la hauteur du sommet culminant par un mesurement barométrique qui pût servir en même temps de terme de comparaison au chiffre donné par la triangulation des cercles répétiteurs du colonel Coraboeuf[16]; mais, même en cela, je lus arrêté un instant par mon dénûment d’instruments et par le peu de probabilité d’en trouver de fort exacts ailleurs qu’à Paris. Cependant, n’ayant pas le choix, j’eus recours à l’obligeance de M. Fontan, que j’ai déjà eu l’occasion de mentionner. Il s’empressa de m’offrir non-seulement ses baromètres et ses livres, mais il me proposa encore de faire des observations correspondantes à Luchon, pendant qu’un second instrument resterait au pied de la Maladetta, et qu’un troisième, un baromètre Gay-Lussac, serait transporté au sommet du pic de Néthou. Il m’offrit, en sus, un hygromètre de Saussure et plusieurs thermomètres centigrades fort sensibles, qu’il avait préalablement eu soin de comparer entre eux. Je n’ai pas besoin de dire que j’acceptai avec empressement. Il est certain qu’un appareil magnétique aurait été bien précieux dans une expédition de ce genre, mais l’idée seule de s’en procurer un sur les lieux était déjà une extravagance.

            

[16] Cette triangulation est supérieure, sous tous les rapports, au nivellement de Reboul et Vidal, fait avec beaucoup de soin, sans doute, mais bien moins pourvu des moyens de contrôle constamment employés par le colonel Coraboeuf, tant dans son mode d’observation comme dans sa méthode calcul. (Voyez le Mémorial du Dépôt de la Guerre, volume 6.)

           Mes arrangements furent arrêtés pour repartir le 23 juillet, et M. Laurent, professeur de chimie à Bordeaux, ayant désiré être de la partie, nous reprimes bientôt la route du port de Bénasque, après avoir expédié les deux chasseurs, à pied, avec les baromètres que j’avais eu soin de fixer dans des étuis solides.

             Le même soir nous arrivâmes à l’ancien bivouac du rocher de la Rancluse. A 8 heures, le thermomètre, à l’air libre, marquait + 13°, et les baromètres, ayant été verticalement suspendus, furent trouvés intacts. Celui de ces deux instruments qui devait rester à la station inférieure, n’étant point gradué pour l’usage hypsométrique, avait une alidade beaucoup trop courte pour que la colonne mercurielle s’abaissant considérablement sous la pression atmosphérique, à la hauteur où se trouvait déjà le pied de la montagne, ne fût pas entièrement hors de la portée du nonius. M. de Franqueville, qui m’avait accompagné dans ma première ascension, se chargea des observations correspondantes de ce baromètre, et, faute de mieux, il fut obligé de suppléer à l’absence des indications du nonius par des traits qu’il marqua sur le bois de l’instrument. Ce mode d’observations, quelque attention qu’on y apportât, était

trop défectueux en lui-même pour ne pas être susceptible d’erreur, les deux baromètres n’ayant pu être préalablement comparés au pied de la Maladetta, à cause de cette imperfection. Une fois rentrés à Luchon, nous graduâmes avec un compas l’espace où le mercure était descendu au-dessous de l’alidade : c’était une compensation sans doute,

mais la précision mathématique, si désirable dans toute opération de ce genre, s’en trouvait toujours un peu lésée. - Revenons à l’exposé des faits.

             Comme, dans la première ascension, la Maladetta avait été tournée et abordée par son versant du midi, il était intéressant de savoir si on pouvait l’attaquer en face, par le grand glacier septentrional. C’était une tentative périlleuse à cause de la perfidie de la neige, qui, cachant la plupart des crevasses, pouvait à chaque pas engloutir un de nous. D’ailleurs, un antécédent bien triste était devant nos yeux : nous devions passer sur la tombe même de l’infortuné Barrau ; cette idée seule agissant déjà fortement sur l’imagination superstitieuse de mes guides, je les encourageai de mon mieux ; et, ne désespérant de rien, nous quittâmes le 24 juillet, à six heures du matin, M. Laurent et moi, notre bivouac, après avoir donné le temps à n orage de s’écouler. Le thermomètre était à 12°5, et le vent, qui avait soufflé fortement du S.-O. toute la nuit, tombait visiblement. - Nous avions es mêmes guides que la première fois, Jean Algaro excepté.

             Après avoir gravi, avec assez de peine, les croupes granitiques du pied de la montagne, que la pluie avait rendues glissantes, malgré leur texture grenue, nous débouchâmes dans un agglomérat de blocs détachés, qui nous conduisirent bientôt au bord occidental du glacier. Sur son côté opposé on voyait une ligne de moraines latérales distinctement tracée, qui suivait comme une digue, de bas en haut, le flanc oriental presque jusqu’à la crète-mère, qui s’abaisse sensiblement à l’est du pic de Néthou pour remonter ensuite vers celui de Barrancs. Ces moraines, quoique entremêlées de gros blocs, semblaient se composer en majeure partie de gravier à grains frottés et arrondis, ainsi que de débris provenant des éboulements des parois supérieures de la Maladetta, parois qui dominent la tête du glacier.

             Le point où nous trouvions fut atteint en deux heures de temps, mais là commencèrent encore les tergiversations. - Le ciel était couvert et ne promettait rien de bon ; le glacier se voilait de teintes sombres, d’où ressortaient, plus menaçantes encore, les bouches béantes des crevasses et les soulèvements verdâtres des calottes nues. - J’avoue que nous n’étions pas à notre aise ; mais nos heures étaient comptées nous résolûmes d’avancer. Une longue corde fut passée autour de nous, et attachés de la sorte, au nombre de cinq, nous entamâmes le glacier qui, sur sa lisière, ne contenait que de la neige ; louvoyant sans cesse entre les crevasses que l’on pouvait distinguer, et qui, certes, n’étaient pas les plus redoutables. Leur direction est généralement horizontale, sur un plan plus ou moins incliné, et je ne me rappelle pas en avoir vu beaucoup d’une coupe perpendiculaire à la base du mont. La température, dans plusieurs de ces fentes, doit être voisine de 0°, puisqu’on entend l’eau couler dans leur fond, tandis que, dans les fissures étroites, où l’air ambiant et les rayons solaires ont moins de prise, surtout dans leurs couches inférieures, il est à supposer que le calorique doit être en quantité très faible. Je regrette infiniment que la répugnance des chasseurs à s’arrêter sur le glacier, répugnance d’ailleurs motivée par les dangers réels de la situation et les brouillards qui commençaient à se façonner en écharpes le long de l’horizon, m’ait empêché de plonger mes thermomètres dans quelques-unes de ces fentes, pour en mesurer la température. Il est vrai que les boules de ces instruments, n’étant point entourées d’une armure protectrice, se seraient probablement brisées au premier contact avec les bosses intérieures des crevasses. 

           Combien l’étude approfondie des glaciers des Pyrénées, qui, comparés avec ceux de la Suisse, semblent être dans un état d’infériorité absolue, d’enfance ou de dégradation, combien l’étude leur mode d’accroissement et de diminution, ainsi que de la nature et de la géographie des terrains et des blocs erratiques qui gisent dans plusieurs vallées et sur les versants inférieurs des montagnes ;  combien cette étude, dis-je, ne rapporterait-elle pas, à l’histoire de la terre, de combinaisons instructives, de solutions intéressantes? ... Et ne doit-on pas voir avec regret l’insouciance qui laisse ces puissants agents de la nature se former et se détruire sans leur accorder uue attention toute particulière?...

             Cependant, lorsqu’on pense à la difficulté de faire des observations et des recherches suivies sur des corps d’une étude aussi peu abordable, rendue bien plus grande encore par l’état précaire et hostile du pays où les plus considérables d’entre eux se trouvent, et où l’exploration’ est constamment en butte aux vexations et aux violences, on comprend alors en partie pourquoi, jusqu’ici, il y a eu dans les Pyrénées plus d’amateurs que de naturalistes, qui préfèrent se livrer à des travaux

moins hasardeux.

             Grâce à l’affaissement de la neige, nous franchîmes bon nombre de crevasses, sans nous en apercevoir ; les crampons devenaient inutiles, car elle nous portait commodément, quoique s’enfonçant parfois jusqu’au dessus de la cheville, du pied

et même du mollet. Nous n’eûmes qu’à enjamber une fente ouverte, qui était large et mauvaise : elle prolongeait au loin la ligne d’un ravin énorme, creusé sous la base même des parois verticales de la Maladetta, par ses éboulements.

             Après trois heures dé marche sur le glacier, où nous n’avancions qu’en sondant avec nos bâtons ferrés le terrain devant nous, nous parvînmes sans aucun accident grave au sommet du Néthou, où nous retrouvâmes intacte la petite pyramide que nous y avions construite. La réverbération du soleil sur cette vaste nappe de neige, que nous avions tant redoutée pour nos yeux, ne nous incommoda pas beaucoup vu l’état couvert du ciel.

             Ce glacier, que nous venions de traverser en partie, est ce qu’appellent les montagnards des Pyrénées passablement plénier dans sa sphère supérieure, tandis qu’il est fort roide dans sa bande centrale et inférieure. Sa surface dans le sens latitudinal,

est déprimée en plusieurs endroits, surtout près des parois de la crète ; ce qui facilite beaucoup l’ascension et diminue les dangers d’une chute le long de son plan.

             Une fois au sommet, le baromètre Gay-Lussac fut suspendu entre trois de nos bâtons ferrés, que nous assurâmes avec des pierres, et les observations furent faites pendant deux heures, depuis onze heures et un quart jusqu’à une heure et un quart. Il ne varia que fort peu, la température du thermomètre libre se maintenant constamment

entre + 6° et 7° C.

             Cependant, une bise désagréable nous avait percé de toutes parts ; nous descendîmes transis de froid par la même voie, mais beaucoup plus vite. La vue du haut du sommet avait été assez complète cette fois ; toutes les cimes des Pyrénées (celle du Mont-Perdu et du Posets excepté)[17], les plaines de la Catalogne et de l’Aragon, ainsi que celles de Toulouse et de Tarbes, se voyaient distinctement.

             Vers le soir, nous retournâmes au rocher de la Rancluse, où les observations correspondantes du baromère avaient été faites avec simultanéité et attention. Le lendemain, nous rentrâmes à Bagnères-de-Luchon par le port de la Picade, sans autre

accident qu’un baromètre endommagé et un thermomètre oassé.

             Le mesurement barométrique a donné 3.370 mètres pour la hauteur du pic de Néthou, au- dessus du niveau de la Méditerranée : 3370,9 m. Le chiffre du colonel Coraboeuf pour le même pic est de... 3404m – Différence: 33,1 m. Celui de Reboul[18] est de... 3.481,8 m – Différence : 77,8 m.

             M. Petit, directeur de l’Observatoire de Toulouse, a eu la bonté de vérifier la réduction des observations barométriques, dont le résultat marque cependant une différence assez grande avec celui de la triangulation générale des Pyrénées pour que je ne l’attribue pas, en majeure partie, à la construction des baromètres, qui n’avaient pas toute la précision voulue pour des opérations d’hypsométrie, ainsi qu’aux vicissitudes qu’ils ont pu subir pendant l’ascension.


[17] La hauteur du Posets est de 3367 mètres, celle du Mont-Perdu de 3350 m. Or, le pic de Néthou aurait 37 mètres de plus que le premier, et 54 de plus que le second. – Voyez Triangulation générale de la chaîne des Pyrénées, dans le Mémorial du Dépôt de la guerre, tome 6.

[18] Reboul, Nivellement des principaux sommets des Pyrénées. Annales de Chimie et de Physique, tome 8, an 1817.

                La moyenne de la température de plusieurs sources et torrents, que j’ai mesurée, a été de +1°5 à 2° C. Le ciel, étant presque toujours couvert, les eaux ne se réchauffaient que très-insensiblement pendant le jour[19].

              Les  remarques suivantes ont été faites par M. Franqueville, qui s’occupait de botanique, et qui a consulté sur plusieurs points M. Boileau, pharmacien à Luchon, qu’une longue résidence en ces lieux a familiarisé avec la flore et les Insectes de cette partie des Pyrénées. La Maladetta est en général peu riche en végétaux, à l’exception du versant méridional, où ils sont même en moins grand nombre que sur les autres monts que j’ai pu voir dans les Pyrénées. Du côté méridional il y a beaucoup d’espace occupé par des Graminées, mais peu variées. Le Nardus stricta en forme la presque totalité, avec quelques autres herbes assez dures. Le bas de la montagne, du côté du rocher de la Rancluse, est mieux partagé;  parmi le gazon se trouvent les Gentiana verna et acaulis, plusieurs Saxifrages, quelques Androsacés ; le seul arbre élevé qui s’y trouve est le Pinus sylvestris. Les seuls arbustes que nous ayons observés sont le Rhododendron ferrugineum, les Juniperus communis et sabina, et dans les fentes des rochers le Lanicera Alpina. Les plantes qui occupent les parties les plus basses et les plus proches des vallées, ne diffèrent en rien de celles des autres montagnes, si ce n’est qu’elles sont moins nombreuses et paraissent le plus souvent languissantes. Les principales sont: l’Aconitum anthora, Aquilegia Alpina, Silene acaulis, Androsace carnea, Gypsohila repens, Globularia cordifolia, etc. A mesure que l’on s’approche des glaciers, la végétation diminue; bientôt ce ne sont plus que quelques Graminées, et enfin sur les rochers les plus élevés qui sortent du sein des neiges, seulement quelques Lichens. Sur le pic de Néthou, à une quinzaine de mètres au-dessus- de la crète- mère, nous trouvâmes, cachés dans une fissure du rocher, une seule plante phanérogame, le Silène acaulis, dont la graine y avait été probablement apportée par le vent. ‘Les Insectes que nous recueillîmes sur le glacier méridional, et qui gisaient comme engourdis sur la neige, sont les suivants: Aphodius stricticus. Cantaris rustica et fusca. Aphodius granum. Leptura armata. Aphodius niger. Miris pabulinis. Melolontha horticola. Hemerobius perla. Acrysomela Hoemoptera. Panorpus communis. Au reste, nous n’avons pu trouver beaucoup d’Insectes sur la Maladetta, quoique nous les ayons cherchés avec beaucoup de soin, soulevant un grand nombre de pierres. Quelques Nebries, quelques Carabes et quelques Curculionites furent tout ce que nous pûmes recueillir.

             Avant  de terminer ce récit, qui n’est que l’énnoncé des faits accomplis dans ces deux ascensions, je prendrai la liberté d’observer ici que, si j’ai osé aborder un sujet sérieux dans une langue étrangère, ce n’était que dans l’espoir qu’on voudrait bien pardonner aux défectuosités de mon style[20]. On comprendra aussi que, n’ayant pas l’avantage d’être naturaliste, je n’ai pas été à même de faire un travail scientifique sur le système de la Maladetta, et que j’ai dû me borner à l’investigation première de ses abords et de son point culminant, heureux d’avoir réussi à frayer un sentier praticable sur vers domaine des hommes spéciaux, qui viendront l’éclairer un jour du flambeau de leurs lumières.

 

PLATON  DE  TCHIHATCHEFF

 

[19] Un barothermomètre que j’emportai, pour parer à tout accident, a donné au sommet, pour point d’ébullition 89,5º C.

[20] Je ne puis omettre ici l’expression de ma reconnaissance pour la bienveillance parfaite avec laquelle M. Moquin-Tadon, professeur à la Faculté des Sciences, à Toulouse, a bien voulu faire les corrections nécessaires dans ce travail, mais je crains bien que, malgré ses soins, mon rapport ne se ressente encore que trop de son origine étrangère.