INSTINCTOTHÉRAPIE : SUR UNE MÉTHODE ALIMENTAIRE RÉVOLUTIONNAIRE
Brillat-Savarin, chantre célèbre de l’art gastronomique, constatait il y a déjà deux siècles que la notion de gourmandise n’était pas définie clairement dans les dictionnaires. On la confondait avec la gloutonnerie, alors que la vraie gourmandise était pour lui un art de la frugalité, visant au plaisir par la perfection et l’intensité des sensations, non par la quantité. La gourmandise telle qu’il la concevait représentait un gage de santé, amenant à consommer les aliments les plus appropriés, tout en évitant la nuisance des surcharges alimentaires. Son fameux traité Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante date de 1825. En voici quelques extraits :
J’ai parcouru les dictionnaires au mot gourmandise, et je n’ai point été satisfait de ce que j’y ai trouvé... Ce n’est qu’une confusion perpétuelle de la gourmandise proprement dite avec la gloutonnerie et la voracité ... La gourmandise est ennemie des excès ... (elle) comprend aussi la friandise, qui n’est autre que la même préférence appliquée aux mets légers, délicats, de peu de volume ... Sous le rapport physique, elle est le résultat et la preuve de l’état sain et parfait des organes destinés à la nutrition ... Au moral, c’est une résignation implicite aux ordres du Créateur, qui, nous ayant ordonné de manger pour vivre, nous y invite par l’appétit, nous soutient par la saveur, et nous en récompense par le plaisir.
Il est clair que la gourmandise est une faculté naturelle de l’homme. Nous verrons même à quel point les affirmations de Brillat-Savarin étant avant-gardistes. Il faut toutefois se demander si cette faculté peut s’exprimer correctement dans le cadre de l’alimentation traditionnelle, et ce qu’elle devient – ou plutôt : ce qu’elle pouvait être – dans les conditions d’alimentation primitives.
La gourmandise fait appel au plaisir des sens. Or, les sens ne fonctionnent pas forcément de la même manière avec des aliments naturels ou avec des aliments transformés. Les lois de l’évolution ont par exemple dû organiser le sens du goût de manière à ce qu’il stimule la consommation d’aliments utiles aux organismes, et évite l’absorption d’aliments nuisibles. Cela pour des raisons évidentes de sélection naturelle : une souche animale qui aurait affiché une prédilection pour des aliments nocifs se serait simplement mise sur la touche, elle aurait été éliminée par les lois impitoyable de la concurrence.
Comme un aliment utile devient nuisible en trop grande quantité, il fallait même que la nature dote le sens du goût d’un système d’attraction–répulsion capable de faire passer la sensation du positif au négatif. Des animaux trop gourmands se seraient mis en état d’infériorité, par suite de surcharge digestive ou d’obésité. Brillat-Savarin attribue au Créateur ce que Darwin allait déduire des lois de l’Évolution.
Or, ce système d’inversion des perceptions gustatives s’observe aussi chez l’homme : c’est ce que les scientifiques ont nommé l’alliesthésie gustative. L’expérience montre que le plaisir du palais peut passer du positif au négatif en cours de consommation. Mais ce mécanisme ne fonctionne pas – ou pas aussi bien – avec n’importe quel aliment. Il fonctionne par exemple parfaitement avec des fraises, si possible des fraises des bois, consommées telles quelles : au bout d’une certaine quantité, le saveur d’abord merveilleusement parfumée vire au désagréable, au point d’irriter la langue. Alors que les mêmes fraises apprêtées avec du sucre en poudre et de la crème chantilly restent agréables au palais, même si l’on en consomme des quantités démesurées, jusqu’à la crampe d’estomac. Une sensation de réplétion apparaît pour éviter un excès notoire, mais la saveur elle-même reste fascinante.
La même règle se vérifie avec la plupart des aliments : le virage alliesthésique se manifeste avec l’aliment brut, elle n’est que l’ombre d’elle-même lorsqu’il est transformé par un artifice culinaire quelconque. Tout simplement parce que les artifices culinaires ont été inventés au cours du temps de manière à rendre agréable au palais des aliments qui ne l’étaient pas forcément.
Que pouvons-nous en déduire en matière de gourmandise ?
Il est d’abord possible de lui donner une définition claire et distincte : la gourmandise consisterait à rechercher le plaisir du palais avec des aliments sans utilité pour l’organisme.
D’où découle immédiatement un théorème essentiel : la gourmandise ainsi définie n’est en principe pas possible avec les aliments laissés sous leur forme naturelle, puisqu’ils ne sont, pour des raisons d’évolution des espèces, agréables au palais que lorsqu’ils sont utiles au corps. Et la réciproque : elle est possible avec des aliments transformés, parce que l’art culinaire permet de les rendre savoureux alors même qu’ils sont inutiles, voire nocifs pour l’organisme.
Le seul problème qui se pose avec les aliments non transformés, c’est qu’on peut avoir tendance, pour des raisons psychologiques, à en consommer des quantités exagérées. Résultat : le niveau de saveur diminue de jour en jour, il n’est plus question de gourmandise (vu la disparition du plaisir), et l’on doit alors parler de goinfrerie, de gloutonnerie, de boulimie, etc ; Brillat-Savarin avait donc raison lorsqu’il faisait l’équation entre gourmandise et frugalité.
En d’autres termes, la gourmandise n’existe pas dans la nature. Elle apparaît comme une conséquence directe de l’artifice humain, capable de transformer les aliments pour leur faire franchir la barrière mise en place par des millions d’années d’évolution et censée ne laisser passer que les aliments utiles. C’est-à-dire que l’intelligence humaine est capable de déjouer les lois naturelles dans le but d’éprouver des plaisirs aux dépens de son intégrité physique, voire psychologique. La défaillance de l’alliesthésie, brouillant les premières expériences de plaisir, peut avoir des conséquences graves sur la structuration psychique, fait dont la psychanalyse n’a pas encore mesuré les conséquences.
Nous retrouvons d’une part la position idéaliste de Brillat-Savarin (son traité visait la « gastronomie transcendante »), et le point de vue religieux qui faisait de la gourmandise un péché, c’est-à-dire une entorse aux lois naturelles. Pécher vient effectivement de « rata », mot hébreux signifiant « manquer sa cible ». La gourmandise naturelle, telle qu’elle s’exprime avec les aliments non transformés, « ne mérite qu’éloge et encouragement » (dixit B-S), alors que dans le cadre culinaire, elle conduit à absorber des aliments qu’on ne devrait pas absorber, cela aux dépens à la fois du consommateur et des sources alimentaires que nous offre la planète : elle manque alors deux fois sa cible originelle, qui visait au maintien de la santé et à la préservation du milieu.
Il est clair que Brillat-Savarin, ignorant la notion d’évolution et grand défenseur de la gastronomie, n’a pas su ou voulu faire cette distinction... Il concluait ainsi son panégyrique : « Sous quelque rapport qu’on envisage la gourmandise, elle ne mérite qu’éloge et encouragement ». Nous pouvons lui donner raison, sous condition de renoncer aux artifices qui altèrent les saveurs naturelles : avec les aliments consommés sous leur forme originelle, le plaisir tel que la nature l'a mis en place, « aux ordres du Créateur », garantit en effet l'équilibre optimum des fonctions vitales.
Dans la pratique : la gourmandise montre le bout de l'oreille avec les fruits ou autres produits sélectionnés, lorsqu'ils ont des saveurs plus faciles que les produits primitifs. La tendance à la surcharge est manifeste, vérifiée pas de nombreux critères (dyspesie, augmentation de la tendance inflammatoire, de la douleur...). Un apprentissage est nécessaire pour caler correctement le seuil de la négativation alliesthésique, ainsi qu'une écoute particulièrement attentive des signaux de réplétion.
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