INSTINCTOTHÉRAPIE : SUR UNE MÉTHODE ALIMENTAIRE RÉVOLUTIONNAIRE
Il existe un double lien entre alliesthésie et paranoïa : d'une part, l'apprentissage de l'alliesthésie alimentaire qui devrait se faire dans la petite enfance, juste après le sevrage, ne peut s'effectuer correctement avec des aliments transformés par les artifices culinaires, dont le goût ne varie quasiment plus; l'enfant s'habitue à escompter la satisfaction là où il se la représente et jette les base d'une tendance paranoïde; d'autre part, cette tendance paranoïde une fois installée nous pousse à nous représenter le plaisir à l'avance et rend plus difficile sinon impossible l'écoute des signaux alliesthésiques; elle nous pousse en permanence à transgresser les indications de l'instinct alimentaire et à manger au-delà de nos besoins réels, ce qui entretient un état de surcharge digestive et métabolique qui, à son tour, empêche d'éprouver les variations de plaisir dans leur latitude naturelle.
N.B.: Le texte qui suit a été présenté sous forme de devoir de neuropsychologie en licence de psychologie 3ème année à l'IED de l'Université Paris 8 et a obtenu la note de 20/20. Si vous avez des remarques, objections, suggestions, ou si le langage un peu plus technique vous pose des problèmes de compréhension, n'hésitez pas à en faire part sur le Forum 'Instinctothérapie, théorie et pratique', dans 'Autres sujets de discussion' au cas où votre question n'entre pas dans l'un des sujets de discussion existants.
L’alliesthésie alimentaire, définie en 1971 par Cabanac [1], se manifeste par des modifications subjectives de la perception olfactive et gustative en rapport avec l’état nutritionnel de l’organisme. On compte à partir des années 80 plus d'une centaine de publications sur les mécanismes hédoniques, dont le rassasiement sensoriel spécifique (RSS, ou SSS en anglais : sensory-specific satiety, extrait de bibliographie en appendice). Il y a d’ailleurs lieu d’ajouter à l’alliesthésie olfacto-gustative d’autres modifications de la perception organoleptique comme l’impression de consistance agréable ou désagréable, les sensations de type âpre, âcre, râpeux, les variations dans la salivation, le réflexe de déglutition plus ou moins spontané et autres facteurs concourant à l’impression de palatabilité. Les sensations de satiété ou de réplétion ne semblent pas être du même ordre, quoique jouant également un rôle essentiel dans l’interruption de la prise alimentaire.
L’alliesthésie olfacto-gustative joue apparemment un rôle majeur dans la régulation nutritionnelle chez l’animal, l’odorat intervenant dans l’approche de l’aliment, et le goût dans l’acceptation ou le refus à l’ingestion. J’ai pu observer un chien, par exemple, auquel je donnais un morceau de viande crue toutes les 30 secondes, humer pendant une demi seconde consciencieusement chaque morceau avant d’ouvrir la gueule, puis après en avoir absorbé une bonne livre, continuer à humer mais détourner le museau comme à regret à chaque présentation ; puis sur mes insistances (caresses, vocalisations) en prendre un supplémentaire dans la gueule, essayer de la mâcher, et par réflexe manifestement involontaire de la langue l’expulser violemment au point qu’il est retombé à bonne distance. D’autres observations du même type m’ont convaincu qu’il existe chez l’animal et sans doute chez l’homme une régulation neurovégétative capable de doser avec précision les prises alimentaires dans laquelle les sens olfactif et gustatif sont déterminants.
Cette régulation automatique semble capable de garantir un équilibre nutritionnel exemplaire, comme le montre l’absence de carences chez les animaux sauvages vivant dans un biotope adéquat ; les disparités staturo-pondérales entre les individus d’une espèce sauvage sont insignifiantes en regard des différences d’embonpoint que l’on observe dans l’espèce humaine, dont les représentants s’égrènent de la plus extrême maigreur jusqu’à des surpoids parfois impressionnants, avec des localisations elles aussi très variables des surcharges adipeuses.
La question se pose, avec une urgence soulignée par l’actuelle « épidémie » d’obésité, de savoir quels sont les facteurs en jeu dans la manière de s’alimenter propre à l’homme (du moins à l’homme « civilisé » que nous pensons représenter). Un hypothèse me semble s’imposer, découlant de la simple comparaison des mœurs alimentaires soit chez les bêtes, soit chez l’homme : les procédés culinaires, visant à améliorer les saveurs naturelles pour le plaisir du palais, pourraient perturber la régulation alliesthésique, dans la mesure où celle-ci serait innée et donc adaptée aux conditions alimentaires dans lesquelles les espèces ont évolué.
Il est évident que ni les primates ni leurs ancêtres ne pratiquaient l’art culinaire. Or, le génome humain est pour une large part identique à celui des primates supérieurs : la question se pose donc de savoir si les mécanismes alliesthésiques tels qu’ils sont programmés dans notre patrimoine génétique actuel sont encore adaptés aux flaveurs de aliments bruts, tels que nos ancêtres biologiques pouvaient les consommer, ou s’ils se sont adaptés aux aliments transformés qui constituent notre nourriture quotidienne. Ou encore s’ils présentent une plasticité suffisante pour s’adapter par apprentissage aux flaveurs culinaires.
La même question se pose en matière de paradigmes expérimentaux : les observations réalisées sur des types de saveur qui n’existent pas dans les conditions naturelles, comme une solution sucrée, ou des boulettes pour animaux de laboratoire, ou un aliment avec adjonction de quinine, etc., peuvent être l’objet d’un « biais génétique », dans la mesure où les mécanismes alliesthésiques sont programmés pour des patterns de flaveurs naturels, non dissociés et non modifiés. Une seule étude, publiée en 2006, s’est penchée sur cette question en comparant la régulation alliesthésique pour six aliments, soit laissés sous forme naturelle, soit assaisonnés (Romer & al., sommaire en fin d’appendice bibliographique). Les résultats semblent confirmer l’hypothèse ici formulée, et démontrent en même temps la concomitance des variations encourues par les autres facteurs de palatabilité, l’absence de toute influence de l’habituation dans ces variations, et l’indépendance des variations entre les différents produits.
Les différents patterns de flaveurs et des autres perceptions liées à la prise alimentaire semblent s’inscrire sur un axe commun de palatabilité, orienté dans le temps de l’agréable au désagréable (jamais dans le sens inverse en cours de prise alimentaire). Il se produit systématiquement un basculement de l’attraction à la répulsion, ou « négativation alliesthésique » dans les termes de Cabanac. Une saveur d’ananas peut par exemple passer d’un fruité agréable à une acidité désagréable, tournant même à une irritation de la muqueuse buccale si l’on poursuit la consommation, une saveur d’olive brute peut basculer d’un amer agréable (chocolaté) à une amertume rédhibitoire, une banane d’abord fondante et crémeuse va paraître brusquement râpeuse et herbeuse, etc. Puis après un certain temps, pouvant aller du délai de transit gastrique jusqu’à des semaines ou des mois, les aliments devenus non palatables gagnent à nouveau en attraction olfactive et en palatabilité, en rapport avec l’état nutritionnel de l’organisme (un besoin énergétique fera par exemple préférer les fruits sucrés aux verdures, un besoin en acide ascorbique préférer les agrumes à la viande, etc.).
Il ressort toutefois de l’expérience que la négativation alliesthésique se présente sous forme d’un basculement beaucoup plus net (quasiment une fonction de Hamilton) avec des aliments consommés sous forme brute, alors que les aliments préparés donnent lieu à un basculement très flou, voire à une absence quasi totale de négativation. Le basculement est aussi plus net pour des végétaux non sélectionnés et pour des viandes de gibier que pour les produits courants raffinés par sélection artificielle depuis des siècles. Des fraises des bois consommées telles quelles, d’abord très savoureuses, heurtent tout à coup le palais par leur âpreté, des fraises de culture ne font que perdre leur composante sucrée, et apprêtées à la crème et au sucre, elles restent plaisantes au palais alors même qu’elles gonflent l’estomac. Romer & al. obtiennent une surconsommation de 80 % avec un assaisonnement simple, ce qui représente une différence importante en terme de régulation nutritionnelle. Ce chiffre peut être beaucoup plus important avec des préparations plus sophistiquées et plus flatteuses pour le palais.
L’artifice culinaire rend ainsi hédonique l’ingestion de produits qui seraient repoussants ou incomestibles sous leur forme naturelle. On a généralement tendance à considérer ce processus comme un progrès culturel favorable à la consommation, rendant la vie plus agréable et permettant de consommer des aliments incomestibles sans préparation, de survivre aux famines etc. Il peut toutefois avoir des conséquences nocives, soit quantitatives, induisant par exemple la consommation de quantités excessives de féculents après cuisson et assaisonnement avec les conséquences pondérales et pathologiques que l’on connaît, soit qualitatives, en favorisant l’absorption d’aliments inappropriés, apportant par exemple un excès d’acide urique, conduisant à la « goutte » ou d’acide oxalique provoquant des calculs rénaux, voire toxiques comme des amanites phalloïdes en sauce épicée etc. Il est évident que les céréales ou les pommes de terre crue, par exemple, ne peuvent être consommées qu’en toute petite quantité, et que l’amanite phalloïde telle quelle n’a rien d’attractif pour les sens (seul l’homme est suffisamment « intelligent » pour la mettre délibérément en bouche).
Le conditionnement culturel et physiologique intervient effectivement dans ce type de défaillances : on peut s’habituer à trouver agréable le goût du tabac à chiquer ou de la noix de cola crue alors qu’ils sont très amers pour le palais vierge de conditionnement, ou encore se convaincre qu’un breuvage âcre ou brûlant (un café sans sucre, un verre de vodka…) est exquis s’il est présenté culturellement comme tel, le conditionnement par l’alcool ou autre substance addictive agissant ensuite à la manière de l’électrode implantée dans le cerveau des rats d’Olds & Milner.
L’expérience montre toutefois que le facteur culturel reste mineur lorsque les aliments sont consommés sous forme brute et qu’ils ne contiennent pas de substance addictive : il est impossible de se forcer à consommer de l’ananas au-delà de la négativation alliesthésique, le contact organoleptique devenant franchement douloureux ; de même avec les figues, les kakis, les raisins peu sélectionnés, et tous les aliments suffisamment proches de leur forme primitive. Le virage au désagréable est extrêmement net, ce qui peut d’ailleurs expliquer les efforts fournis par nos ancêtres pour rétablir une palatabilité à travers divers artifices de préparation.
Comment prouver que le fonctionnement alliesthésique est inné ? Plusieurs observations m’ont montré que le nouveau-né, avant même d’avoir tété, donc avant tout apprentissage hors liquide amniotique, est capable de discriminer entre différents aliments à la simple olfaction : quelques heures après la naissance, il sait ouvrir ou ne pas ouvrir la bouche suivant l’aliment que l’on approche de ses narines, mâchouille puis déglutit si l’aliment a déclenché l’ouverture à l’olfaction, ou recrache si l’on introduit un autre aliment dans la cavité buccale. Après ingestion d’une certaine quantité d’un aliment désiré (par exemple 80 g de banane prémâchée), la présentation olfactive ne déclenche plus d’ouverture de bouche (bel exemple de feedback), et l’introduction forcée d’une bouchée supplémentaire déclenche aussitôt le réflexe de recrachage. Un autre aliment pourra être accepté à son tour dans une certaine quantité (dans le même exemple 35 g de papaye), puis encore un troisième (20 g de poisson). La qualité de la digestion (même avant absorption de colostrum), l’absence de régurgitation, de flatulences, de perturbation intestinale et d’odeurs désagréables des selles (les excréments des animaux sauvages ne sentent pas mauvais) semblent confirmer la capacité innée de régulation olfacto-gustative.
L’observation des réactions alliesthésiques aux aliments naturels suggère qu’il existe des patterns olfacto-gustatifs précâblés, un peu comme la forme d’un visage pour la reconnaissance visuelle, ou la capacité de distinguer le cercle du carré déjà chez le nouveau-né (Bower, 1977). Les mécanismes alliesthésiques semblent adaptés aux flaveurs naturelles, car il suffit d’ajouter certaines composantes (sel, saccharose, vanilline, quinine…) ou d’en soustraire ou neutraliser d’autres (tannins, amertume de l’olive…) pour que le basculement alliesthésique soit désorganisé et que les rations ne correspondent plus aux besoins de l’organisme ni à ses capacités digestives.
Il est vrai que des patterns perceptifs spécifiques correspondant aux multiples flaveurs naturelles nécessiteraient pour être reconnus des structures neuronales très complexes. Or, on trouve des structures complexes dont la fonction n’est pas encore clairement établie, qui semblent réagir à la manière de canaux indépendants : les quelque 1900 glomérules de la couche plexiforme externe du bulbe olfactif pourraient correspondre à autant de patterns olfactifs de base, informations qui pourraient être intégrées et codifiées sur un mode chémotopique au niveau des cellules mitrales puis des cellules moussues de la plexiforme interne (un peu comme les différentes couches de cellules rétiniennes le font pour circonscrire des champs), puis sur le mode perceptif (relation entre pattern et objet) au niveau des aires olfactives associatives du paléocortex. L’intégration des saveurs linguales se ferait par exemple entre l’aire parolfactive et l’aire gustative, la mise en relation perceptive au niveau de l’aire entorhinale et de l’hippocampe, la réactivité du reniflement dans les aires septales et le gyrus sous-calleux.
L’amygdale et l’hypothalamus semblent toutefois jouer le rôle de poste d’aiguillage principal entre prise et rejet alimentaire : l’amygdale est en connexion avec les multiples structures impliquées dans la reconnaissance des aliments et la régulation métabolique, les stimulations ont montré que ses noyaux basolatéraux vs corticomédians stimulent vs inhibent les AHL, et sa destruction bilatérale chez le rat fait disparaître tout discernement entre aliments (syndrome de Klüver et Bucy).
Ces quelques réflexions pour montrer que ce ne sont pas les structures qui manquent à l’appel. La méconnaissance des phénomènes alliesthésiques et de leur étonnante richesse est sans doute due aux habitudes culinaires qui circonviennent systématiquement les patterns de flaveurs naturelles et inhibent les basculements perceptifs, sans compter l’influence d’une culture qui néglige systématiquement les aspects olfactifs, recensés comme animaux et inconvenants, d’où le peu d’intérêt pour des phénomènes qui jouent pourtant dans la vie sauvage un rôle majeur, alimentaire, maternel, sexuel, territorial, zoopharmacologique, relationnel, immunitaire, etc., chaque situation correspondant à un pattern spécifique.
Une telle fonctionnalité précâblée, complexifiée et particularisée par apprentissage, permettrait de mieux comprendre non seulement les mécanismes de la régulation nutritionnelle, mais également l’étonnante immensité de « l’espace vectoriel » des différents parfums possibles, la capacité de différencier les innombrables odeurs spécifiques de millions d’espèces vivantes et même minérales, ainsi que des individus à l’intérieur des espèces, du nourrisson discernant sa mère d’une autre, l’apprentissage de l’odeur de traces d’explosifs par les rats démineurs, etc.
La régulation alliesthésique semble aller bien au-delà d’un simple pondérostat : lors d’un protocole sur la composition alimentaire des repas, sur trente sujets (humains) pendant deux mois, la simple « obéissance » aux sens (sans recommandations diététiques) a apparemment suffi pour assurer l’équilibration correcte des différents composants alimentaires, glucides, lipides, protides, vitamines, voiredes minéraux et oligoéléments, ainsi que des substances pharmacologiques naturelles (laxatifs, anti-diarrhéiques, anti-inflammatoires, antihelminthiques etc.). À noter que la première observation zoopharmacologique a montré que les chimpanzés étaient capables de partir à la recherche d’un antihelminthique naturel (les feuilles d’un arbuste isolé, apparenté au tournesol) alors qu’ils présentaient une parasitose intestinale, capacité qui s’est confirmée depuis chez des espèces moins évoluées. Ceci pourrait aussi expliquer l’étonnante connaissance des plantes médicinales par les « primitifs », certainement pas imputable à des recherches statistiques.
L’interruption de la prise alimentaire par négativation alliesthésique implique que le tube digestif dispose de récepteurs et de structures nerveuses capables de prévoir la valeur énergétique et nutritionnelle des quantités qui viennent d’être ingérées – ce qui semble aujourd’hui confirmé (module 8 p11). Ceci présuppose l’existence, pour chaque aliment de la plage alimentaire spécifique, de patterns perceptifs et opératifs capables de reconnaître le type d’aliment, le volume ingéré, et de « calculer » les valeurs en calories et nutriments sensibles. Les facteurs innés et acquis se combinent certainement, mais il n’en reste pas moins que l’absorption d’aliments « nouveaux » (à l’échelle des temps d’adaptation génétique) peut là aussi poser des problèmes : schématiquement, si l’organisme sait prévoir les taux de glucose des fruits sauvages, rien ne garantit qu’il fasse des « calculs » corrects quant aux caractéristiques nutritionnelles d’aliments auxquels l’évolution n’a jamais été confrontée, comme les frites ou le hamburger. Une dérégulation de ce type pourrait expliquer la faillite du pondérostat telle qu’on l’observe dans le contexte culinaire, par exemple avec l’actuelle « épidémie » de surpoids.
Il est courant de faire appel au postulat d’un apprentissage adaptatif censé se produire dans l’enfance, de telle sorte que l’organisme apprendrait à reconnaître par conditionnement négatif les limites de quantité correspondant à ses besoins. Un tel apprentissage est sans doute possible en ce qui concerne le potentiel digestif : un dépassement des capacités digestives se traduit par un malaise qui suit de près l’ingestion fautive. Il me paraît en revanche peu probable en matière de surcharge ou d’inconvenance métabolique : le temps qui sépare l’ingestion d’un aliment inapproprié en qualité ou en quantité et les signes perceptibles d’une surcharge nutritionnelle semble manifestement trop long pour qu’un renforcement négatif puisse intervenir et induire un automatisme. Le conditionnement est possible avec des toxiques passant rapidement dans le sang et produisant des symptômes perceptibles assez précoces pour être mis en relation avec l’ingestion. En revanche, les taux sanguins de glucose, d’acides aminés ou d’acides gras ne sont en mesure de signaler une surcharge alimentaire qu’au moment où la digestion et l’absorption intestinale sont suffisamment avancées et prennent le pas sur la glycogenèse ou la lipogenèse, et sur la consommation cellulaire. Même chez les diabétiques, le choc postprandial ne suffit pas à installer une limitation spontanée des aliments riches en glucides.
À cela s’ajoute encore la compétition entre les motivations culturelles et hédoniques poussant à la prise alimentaire et à sa prolongation, qui semblent bien souvent primer sur les indicateurs physiologiques et neurophysiologiques de la satiété. On constate par exemple chez les enfants obèses un primauté des facteurs d’attraction externes sur les facteurs internes de satiété dont ils semblent avoir perdu la signification : la situation serait sans doute radicalement différente si ces enfants n’étaient confrontés qu’à des aliments avec lesquels les mécanismes alliesthésiques fonctionnent normalement et sans aucun décalage temporel. Dans le contexte culinaire, le caractère hédonique immédiat de l’ingestion prime manifestement sur des composantes nociceptives subséquentes, cela dans une moindre mesure même chez l’individu normal. Le taux d’obésité risque d’ailleurs d’augmenter par suite des surcharges alimentaires qui se sont installées dans les mœurs depuis une cinquantaine d’années, notamment en matière d’alimentation des enfants, sachant que la suralimentation accroît irréversiblement le nombre des adipocytes dans les premières années de vie.
On ne trouve en revanche guère de mécanismes alliesthésiques susceptibles de réguler les comportements d’agression ou de sommeil. À moins de considérer comme une forme d’alliesthésie « esthétique » les variations de saillance subjective des caractéristiques visuelles ou comportementales d’un rival ou d’une proie, qui expliquerait par exemple que le mâle n’agresse pas ses congénères de même sexe en-dehors des périodes de rut (donc en fonction de l’état hormonal), ou une intolérance variable aux bruits en fonction des différentes phases du sommeil. Une observation attentive du comportement humain peut suggérer la présence du même type de phénomènes interférant avec les processus cognitifs, par exemple dans le biais interprétatif du mirage, qui fait prendre des réfractions sur le sable du désert pour une étendue d’eau lorsque la soif est trop prégnante.
Une alliesthésie visuelle existe probablement dans la reconnaissance visuelle de la proie par un rapace, qui la remarque à peine en état de satiété et se montre perceptivement beaucoup plus réactif lorsqu’il est affamé. Critchley & Rolls (1996) notent une modification liée à la faim ou à la satiété dans les réponses des neurones olfactifs et visuels du cortex orbitofrontal chez les primates. L’olfaction semble toutefois jouer un rôle prépondérant chez les mammifères à ce niveau, le comportement d’un chat par exemple montre qu’il n’est sensible aux odeurs de souris du voisinage que lorsque ses besoins nutritionnels sont suffisamment aigus : le même chat saturé de protéines (disposant de viande préparée ou de produits laitiers déjouant la négativation alliesthésique et induisant une surcharge métabolique), semble ne plus « voir » les orifices des terriers de souris ou de campagnols, devient obèse et renonce totalement à la chasse, alors qu’il aime encore jouer avec une souris mécanique ; puis après un temps suffisant de viande et poisson naturels (sans limitation externe), il se remet à humer consciencieusement les trous qu’il ignorait auparavant, retrouve ses instincts de chasseur, vomit parfois ses premiers repas, puis les digère correctement et rétablit son poids normal.
Le même phénomène se produit chez l’être humain : un régime trop riche en protéines (fromages, produits laitiers, viandes et poissons cuisinés) a souvent pour effet une perception nauséeuse d’un étal de poisson frais (voire des vomissements à la consommation de produits marins crus), alors qu’après quelques semaines de régime pauvre en protéines et lipides, la même répulsion s’estompe, le poisson a au contraire une odeur attirante et l’on voit certains sujets se délecter d’huîtres ou de sardines crues. La régulation nutritionnelle semble donc réunir des mécanismes olfacto-gustastifs et organoleptiques, des mécanismes de réplétion et encore des mécanismes de rejet de type nausée et vomissement.
Bien des troubles du comportement alimentaire, ainsi que la difficulté de leur trouver une solution, pourraient découler de la mauvaise connaissance pratique et théorique de l’alliesthésie alimentaire. Par exemple la difficulté d’amener le public à absorber davantage de fruits et légumes, désavantagés face aux produits industriels dont le but est de se faire vendre, ce qui implique qu’ils doivent nécessairement déjouer la négativation alliesthésique et qu’ils finissent par prendre le pas sur les produits naturels. Le surpoids et l’obésité s’avèrent apparemment inexistants (sauf troubles majeurs) avec une alimentation constituée de produits bruts et régulée par voie alliesthésique, qu’il s’agisse d’êtres humains ou de souris de laboratoire. J’ai pu le vérifier sur des souris de souches AJ, C3H et C57, parfaitement capables d’adapter leurs apports énergétiques et d’assurer leur équilibre pondéral malgré une grande abondance de produits (bruts) dès le plus jeune âge, alors que leurs congénères, recevant les menus culinaires « humains », présentaient sans exception en quelques semaines une obésité spectaculaire, digne d’une lésion des VHM.
Ces quelques observations tendent à confirmer l’hypothèse d’une adaptation génétique encore incomplète de l’organisme aux flaveurs des aliments apprêtés. Les mécanismes perceptifs olfactifs et gustatifs étant pour une large part déterminés génétiquement, le fait de les confronter à des situations trop éloignées des conditions d’alimentation primitives est susceptible de déjouer leur fonction homéostatique.
On comprendrait ainsi mieux que les êtres humains (tout comme les chiens et chats domestiques que leurs maîtres nourrissent à l’image de leur propre gastronomie), aient de quoi s’inquiéter pour leur ligne, alors que les animaux sauvages bénéficient d’une régularité staturo-pondérale impressionnante : les aliments dont ils disposent dans la nature sont contrôlés par les mécanismes alliesthésiques, génétiquement adaptés à l’environnement alimentaire sauvage. Ceci suggère que la préparation culinaire joue en soi un rôle encore sous-estimé dans la dérégulation de l’équilibre nutritionnel, notamment par la mise hors circuit du « pondérostat » (alliesthésique plus que réplétif) censé garantir le poids idéal, et dans bien des problèmes de santé publique liés au facteur alimentaire comme les maladies cardiovasculaires, le cancer, le diabète de type II et peut-être même la maladie de Alzheimer.
Ces considérations nous renvoient à une autre interrogation concernant le fonctionnement général du psychisme. Les mécanismes alliesthésiques sont vraisemblablement traités par l’hypothalamus, en amont des aires ventrale et latérales. Le fonctionnement général de motivation propre à cette structure la positionne d’emblée comme une sorte de processeur central de la réponse motrice végétative, capable d’intégrer un grand nombre d’informations vitales : sensorielles par les collatérales des voies ascendantes via la FRM, celles du bulbe olfactif (qui lui est connecté très directement), d’autres en provenance du système végétatif grâce à ses récepteurs hormonaux, ou encore du système limbique, qui le met en relation avec l’expérience passée et leurs colorations affectives, dont l’hippocampe pour les traces d’échec. La complémentarité et les fonctionnalités opposées des AHL et du VMH semblent montrer que l’hypothalamus sait tirer le bilan du pour et du contre et décider entre l’approche et le retrait, en d’autres termes : « dire oui ou non ».
On pourrait soutenir, de manière plus générale, que l’hypothalamus serait l’instance centrale où se joue la fonction psychique archaïque du basculement entre le oui et le non, fonction à travers laquelle nous traitons la plupart des problèmes. Ceci concerne aussi bien la prise alimentaire que l’agression, très proches dans notre passé génétique, l’agression consistant le plus souvent à assurer l’accès à la nourriture, mais semble s’étendre à bien d’autres comportements.
À tout bien considérer, l’ensemble du psychisme fonctionne fondamentalement sur le mode du oui ou du non, quels que soient les comportements envisagés, jusque dans la logique du tiers exclu, avec les biais que celle-ci peut représenter par rapport à la complexité du réel. De là pourrait également découler la tendance « viscérale » à raisonner sur le mode linéaire, qui fonde nos mathématiques (si a croît, b croît = oui, ou décroît = non). Une autre tendance commune de nos schémas de pensée nous porte à concentrer notre attention sur le but poursuivi, tout en occultant les effets pervers de l’action. Il manque en quelque sorte à l’homme la « pulsion écologique » ou « pulsion d’extrapolation » qui lui ferait utilement prévoir les conséquences de ses actes, par exemple que la culture intensive finit par mettre les sols en péril, qu’une première bombe atomique en appelle inévitablement d’autres, etc. Cette forme d’inhibition peut être mise elle aussi en rapport avec une surenchère de la fonction oui/non, l’intérêt pour l’invention correspondant au oui/non (engagement/retrait de l’action), et l’extrapolation à une position d’interrogation et de désinvestissement.
Or, rien ne dit que notre psychisme ne pourrait pas fonctionner différemment, et donner spontanément plus de place aux moyens termes ou aux effets pervers.
Le basculement acceptation/refus semble dominer les fonctions exécutives, et le fait que l’hypothalamus en soit responsable peut expliquer la constante interférence des processus d’ordre instinctuel et émotionnel avec le raisonnement et les prises de décision. Du point de vue des connexions cérébrales, le cortex ventromédian est en bout du faisceau médian télencéphalique, qui traverse précisément l’hypothalamus, transportant des signaux montants et descendants, sans oublier le rôle essentiel de l’amygdale en tant que « serveur » reliant ces structures. Le cortex préfrontal étant relié à la zone orbitofrontale par des voies intracorticales, l’intrication de l’émotionnel, de l’instinctuel et des contenus mnésiques sur le mode du oui/non dans les traitements par la mémoire de travail et les fonctions exécutives n’a rien d’étonnant. Par introspection, il semble bien que l’affect conditionne chacun de nos choix sur le mode du oui/non à travers la mémoire d’événements passés (c’était bien, c’était nul).
Le problème se pose alors de savoir dans quelle mesure les expériences alliesthésiques précoces sont impliquées dans la structuration corticale. Le cortex se développe en effet, aussi bien ontogénétiquement que cela a été le cas dans la phylogenèse, avec un certain retard sur le système dit limbique. Il est donc vraisemblable que les connexions interneuronales se mettent en place au cours des premiers mois ou années en fonction des informations en provenance du système limbique, en particulier du complexe amygdalien et de l’hypothalamus.
Or, les premières et plus importantes expériences sensorielles de plaisir/déplaisir, donc de renforcements positifs et négatifs, se font dans la sphère alimentaire déjà dans la première année. Le bébé porte tous les aliments à sa bouche, la sensibilité orale étant prédominante par rapport aux autres perceptions. Une telle prégnance s’explique également sur les plans phylogénétique et ontogénétique, les organismes simples devant déjà leur survie au chimiotactisme, dont les sens olfactif et gustatif sont sans doute les héritiers, et chaque petit mammifère commençant par devoir identifier la mamelle, puis les premiers aliments nécessaires à son développement.
Si ces premières expériences se déroulent dans un contexte de stimuli trop éloigné qualitativement ou quantitativement de celui pour lequel l’organisme est programmé génétiquement, on peut s’attendre à un dévoiement des premiers apprentissages, notamment à une mauvaise intégration de la fonction oui/non par les structures corticales à partir d’informations hypothalamiques trop unilatérales, privées de la diversité et des variations qu’elles auraient dans les conditions naturelles [Pour plus de détails, cf. 'Réapprendre l'instinct alimentaire' et 'Exemples d'apprentissage originel/non originel'].
Dans le contexte alimentaire primitif, les flaveurs virent en effet régulièrement de l’agréable au désagréable. De plus, elles ne sont agréables que si l’aliment testé est conforme aux besoins de l’organisme, mais un aliment répulsif à un moment donné peut s’avérer attractif quelques temps plus tard. Le sujet est donc obligé en permanence dès le plus jeune âge de s’interroger sur le plaisir ou le déplaisir que lui procurera l’aliment qu’il se représente mentalement. Ce processus étant le même pour tous les aliments naturels, il se produit une généralisation, par extraction des invariants, qui se manifeste par une modalité générale de fonctionnement : face à toute représentation, la position d’interrogation reste la position de base.
Dans le contexte alimentaire transformé, les flaveurs agréables restent beaucoup plus longtemps et plus souvent agréables. Le sujet est amené par la répétition des expériences à attribuer la perspective du plaisir ou du déplaisir à chaque aliment sous forme d’une affirmation (les bonbons sont bons), et l’expérience se vérifie régulièrement, apportant autant de renforcements à ce mode de fonctionnement. La position de base face à toute représentation tendra vers une position de certitude.
On a schématiquement (tableau 1) :
Une première inférence donnerait à penser que le contexte primitif laissait place à une incertitude permanente dans les expériences olfacto-gustatives, privant le psychisme d’une base de développement solide ; le contexte civilisé, fondé sur l’art culinaire, aurait en revanche l’avantage de fournir des bases plus sûres à la structuration psychique du jeune enfant, lui permettant de tabler sur la prévision du plaisir ou sur l’attente du déplaisir et à favoriser grâce à ce principe de relation simple le développement de ses fonctions exécutives.
A contrario, il est possible de postuler que les potentialités de développement du psychisme sont programmées génétiquement de manière à se structurer dans le contexte de stimuli fournis par l’environnement alimentaire primitif, et que la modification des stimuli dans le sens d’une constance des perceptions risque d’induire une structuration paradoxale, qui pourrait être source de conflits internes (ou relationnels). Ceci pourrait s’exprimer neurobiologiquement au niveau de l’intégration corticale du fonctionnement du système limbique : la fonction oui/non de l’hypothalamus et du complexe amygdalien risque de ne pas fournir aux centres exécutifs le matériau adéquat dont ils ont besoin pour établir un juste équilibre entre l’affirmation/négation et l’interrogation, processus central de la prise de décision.
L’apprentissage précoce d’une trop grande prévisibilité du plaisir semble susceptible d’installer une tendance au « surinvestissement représentationnel », peut-être à travers des réseaux de connexions mal équilibrés entre les structures impliquées dans le basculement entre le oui, le non et l’hésitation-interrogation, qui pourraient être à la base des structures paranoïdes ou de l’organisation limite. Le moi se constitue en effet sur la base des conflits entre recherche de plaisir et expériences du réel. Si la balance entre les renforcements positifs et négatifs n’est pas appropriée (pas conforme aux potentialités génétiques de l’individu), c’est la structuration même du moi qui risque d’en pâtir. Ce sont très probablement les liaisons interneuronales qui s’établiront différemment, installant de manière très irréversible une relation corticale paradoxale au fonctionnement limbique. C’est dire que notre relation intime à nos propres instincts et la conscience de nos émotions pourraient être structurale-ment modifiées par suite de l’hypofonctionnement précoce des mécanismes alliesthésique et des expériences de plaisir/déplaisir qui leur sont associées.
Une telle structuration paradoxale se traduira par une intégration défectueuse de l’émotion et des motivations instinctuelles aux fonctions cognitives et exécutives, donnant par exemple une place exagérée à l’investissement affectif dans le désir, et par contrecoup à la déception, ou à l’illusion de pouvoir commander le réel ou l’émotionnel à partir du « Je » cognitif. Ceci impliquant la relation au plaisir ou au déplaisir, donc aux émotions positives ou négatives, on pourrait même s’attendre à une répercussion sur la répartition des compétences entre les deux hémisphères.
Il faut aussi tenir compte des répercussions sur l’éducation alimentaire de l’enfant par ses parents. Dans le contexte primitif, l’alliesthésie est suffisante dans la grande majorité des cas pour permettre à l’enfant de ressentir ce qui lui convient ou ne lui convient pas. Les parents, trouvant eux-mêmes au quotidien leur équilibre digestif par l’obéissance au plaisir/déplaisir, pourront faire largement confiance à l’enfant et lui laisser la liberté d’assurer ses choix, jetant les bases de sa future indépendance.
Dans le contexte modifié, la situation s’inverse du fait que les mécanismes alliesthésiques ne sont plus fiables : les parents n’ont pas d’autre moyen pour garantir la bonne nutrition de leur rejeton que d’intervenir en permanence pour le pousser à manger ou lui interdire certains aliments. Par exemple, l’enfant trouvera les bonbons, ou les pâtes très attirants, et ses parents lui diront que les premiers sont mauvais pour les dents, et que les secondes pourraient aggraver son obésité. L’enfant développe dès lors une relation de dépendance et de frustration, dont l’enjeu est sa propre santé, en même temps que des envies de transgression de manière à s’approprier les plaisirs interdits. On peut voir dans cette problématique les origines de la diététique, comme celles de la délinquance…
Schématiquement, la situation peut se résumer ainsi (tableau 2) :
Il découle en effet des lois de la sélection naturelle que les aliments bons pour le palais doivent en règle générale être bons pour la santé, le contraire amenant à une perte d’énergie ou à des nuisances en termes de santé. Réciproquement, un aliment mauvais pour le palais a peu de chances d’être bon pour la santé, une certaine pression de sélection étant aussi mise en jeu au cas où l’animal serait conduit par ses sens à rejeter un aliment potentiellement utile pour son organisme.
On constate un inversion fondamentale du tableau 1 au tableau 2, entre le contexte
primitif et le contexte transformé. Dans les conditions primitives, le plaisir n’est pas prévisible, mais s’il est présent, il conduit à la santé ; alors que dans les conditions transformées, le plaisir est prévisible, mais l’incertitude règne quant aux résultats sur l’organisme – d’où précisément la nécessité de la diététique ou de conseils éclairés pour savoir ce qu’il faut manger. Une telle incertitude, sur la base d’un désir accru par la prévisibilité du plaisir, est de nature à induire un stress permanent mettant en jeu des angoisses existentielles, remontant à la petite enfance.
Des formations réactionnelles se retrouveront alors dans différents comportements individuels ou sociaux, comme la boulimie, l’anorexie, la sujétion à toutes sortes de gourous de l’alimentation et de régimes dangereux (macrobiotique, Atkins, etc.), dans l’engouement pour certains aliments déclarés bénéfiques au cours des âges (l’ail, le gingembre, les cures de vitamines, le pénis d’âne…) et plus paradoxalement dans un déni de l’influence de l’alimentation sur la santé, qui pourrait expliquer du point de vue sociopsychologique le retard séculaire pris par la recherche médicale sur les causes alimentaires de pathologies comme les maladies cardiovasculaires, le cancer, voire l’obésité. Une même formation réactionnelle pourrait être à l’origine du « culte » qui entoure la cuisine dans la plupart des civilisations, gastronomie française en tête, la quête institutionnalisée du plaisir étant une contrepartie de l’angoisse inconsciente due à la perte du guidage naturel vers l’équilibre nutritionnel, doublée d’une perte de confiance dans les capacités naturelles d’autorégulation. S’accorder le plaisir du palais en sachant qu’il représente un atout pour la santé est très différent de se l’accorder dans la perspective, consciente ou inconsciente, qu’il pourrait représenter une nuisance.
Pour revenir à notre question de départ, ces quelques considérations nous amènent à nous interroger sur le rôle que joue la culture à côté des autres facteurs exogènes dans la genèse du comportement alimentaire, et dans quelle mesure l’équilibre entre les facteurs exogènes et les facteurs endogènes se trouve modifié par les différentes incidences de l’art culinaire.
La place de la culture dans le contexte alimentaire traditionnel pourrait s’être accrue pour deux raisons : une raison directe découlant du simple fait que la régulation endogène est défaillante par suite de l’inadaptation génétique des mécanismes alliesthésiques aux aliments transformés, la perte des repères naturels appelant alors une sécurisation à travers les croyances, les traditions, le raisonnement, la médecine, les sciences de la nutrition ; une raison indirecte, l’éducation installant cette forme de dépendance chez l’enfant dès le plus jeune âge, et le détournant des rares signaux internes qui pourraient encore assurer la régulation naturelle au profit de toutes sortes de stéréotypes plus ou moins fondés, mais incapables de répondre correctement à la variabilité des besoins nutritionnels en fonction des dépenses énergétiques, des carences vitaminiques, des contraintes immunitaires, etc.
Les déterminants internes de la prise alimentaire comprennent les taux de glucose et d’acides aminés circulants, ainsi que le taux de leptine en fonction des réserves adipeuses, les réserves de glycogène au niveau des cellules hépatiques et musculaires, la capacité des cellules à bien utiliser le glucose (repérable au delta-glucose), traités centralement par l’hypothalamus et les structures associées à partir de récepteurs spécialisés. Il existe certainement encore d’autres facteurs capables d’influencer la sensation de faim et les mécanismes alliesthésiques en rapport avec différentes carences possibles (l’expérience montre que la régulation spontanée garantit un apport suffisant des divers composants alimentaires : le manque de lysine, par exemple, suite à une privation de protéines animales, se traduit empiriquement par une élévation de l’attraction olfacto-gustative pour viandes et poissons, etc.).
On peut aussi ranger parmi les facteurs endogènes les associations positives acquises par apprentissage entre la mémoire de certains types d’aliments et les patterns de sensations internes correspondant aux besoins qu’ils ont permis de couvrir (le système végétatif ayant une représentation corticale au niveau de l’insula), ou les associations négatives entre aliment et malaise digestif, ainsi que les habitudes alimentaires, sans oublier la capacité d’imitation et d’imagination, ou encore la fatigue et le sommeil en tant qu’inhibiteurs.
Parmi les facteurs externes, nous trouverons d’abord les aliments disponibles dans l’environnement, leur qualité de flaveur, de maturité, les parfums et fumets que les Anciens vouaient aux Dieux, mais aussi la présence de congénères en train de les consommer, les règles de convivialité, de bienséance, les éventuels conseils ou incitations de tiers, la publicité, etc.
Dans le contexte non transformé, les facteurs externes et les facteurs culturels resteront soumis au filtrage alliesthésique, de sorte que les aliments ne seront consommés que dans la mesure où ils répondent à un réel besoin de l’organisme et à un potentiel digestif suffisant. Tenter une ingestion forcée se traduit par un déplaisir ou un désagrément au niveau buccal, voire une douleur gastrique (fréquente lorsqu’on dépasse la négativation alliesthésique) de sorte que de tels comportements délibérés restent l’exception.
Dans le contexte culinaire, les rapports de force s’inverseront, en ce sens que la vue des aliments ou leur souvenir, leur présentation, leur préparation, leurs flaveurs améliorées, les rapports de convivialité, les habitudes alimentaires, les bonnes manières comme les principes diététiques prendront le pas sur un filtrage alliesthésique beaucoup plus flou, voire inexistant. La satiété remplacera la négativation alliesthésique pour interrompre la prise alimentaire, mais les sensations de réplétion étant elles-mêmes plus floues et sujettes à autosuggestion avec les aliments préparés, ce seront finalement plutôt des principes raisonnés ou des règles d’imitation et de convenance qui régleront les choix alimentaires, les horaires et les quantités ingérées.
Notons pour conclure que la mise hors circuit des mécanismes alliesthésiques par l’artifice culinaire n’est pas sans rapport avec la question écologique. La question se pose en effet de savoir quelle est la « plage alimentaire primitive » de l’homme, c’est-à-dire quels sont les aliments naturels auxquels nous sommes génétiquement le mieux adapté. Le tigre est programmé pour se nourrir de viande, le gnou pour digérer les herbes de la savane avec leurs graines ; le chimpanzé s’équilibre à partir de quelque deux cents aliments disponibles dans la forêt tropicale, principalement des fruits, quelques feuillages et des insectes. Il n’est pas forcément possible de permuter les plages alimentaires d’une espèce à une autre sans conséquences pathogènes (le tigre nourri d’herbes et de gnou de viande fraîche…). Or, l’homme est le premier des primates à se nourrir principalement de céréales et de lait animal emprunté à une autre espèce. Il y a lieu de s’interroger sur les conséquences que ces nouvelles techniques, remontant au néolithique, peuvent avoir sur la santé et l’espérance de vie.
Elles ont incontestablement des effets sur l’environnement. Les cultures de céréales et de tubercules, ainsi que l’élevage des ruminants, ont eu de lourdes conséquences en matière de désertification, et menacent d’en avoir encore, à travers l’appauvrissement, l’érosion des sols, la pollution, l’épuisement des nappes phréatiques, la dégradation de la biodiversité, etc. L’urgence est de nourrir six milliards d’individus plus que de se poser des questions. Il pourrait néanmoins être utile de connaître la plage alimentaire primitive de l’homme pour raisonner sur les causes et les remèdes qu’il serait possible d’apporter à cette situation.
Or, l’alliesthésie alimentaire peut aider à redécouvrir les aliments naturels auxquels l’organisme humain est le mieux adapté. Sous réserve d’exclure toute altération du goût, donc tout artifice modifiant les flaveurs naturelles (y compris la sélection artificielle), et de pratiquer l’expérience dans des conditions évitant autant que possible les conditionnements culturels (en observant par exemple de très jeunes enfants), ainsi que les déséquilibres nutritionnels antérieurs susceptibles de modifier les appétences et aversions naturelles, il suffit en principe de comparer les niveaux de plaisir perçu lors de la consommation des différents aliments livrés par le milieu naturel sous diverses latitudes, pour obtenir une liste par ordre de préférence des aliments spécifiques de l’espèce humaine. Les critères d’appartenance sont d’une part l’attraction olfactive et gustative, d’autre part un négativation alliesthésique franche et troisièmement une variabilité de la réponse perceptive en correspondance avec les besoins nutritionnels. La conjonction de ces critères donne un bonne garantie en matière d’adaptation génétique (ils éliminent d’ailleurs d’office les aliments préparés, les produits trop sélectionnés, ainsi que le lait animal).
Les premiers résultats semblent montrer une très grande ressemblance entre la plage alimentaire préférentielle de l’homme et celle des chimpanzés ou des orangs-outans. Les céréales et le lait animal n’y interviennent que dans une proportion minime, voire nulle, ce qui renvoie à l’idée assez généralement répandue que l’homme est essentiellement frugivore. Il semble attiré par un grand nombre de variétés fruitières, notamment de fruits tropicaux et subtropicaux, par des végétaux sous forme de feuilles, de tiges et de racines en plus petit nombre, et dans une moindre par différentes protéines animales (viande, œufs, crustacés, mollusques, insectes), et qu’il a besoin d’une diversité comparable à celle de la plage alimentaire des grands singes pour s’équilibrer correctement. L’expérience a été réalisée notamment dans la forêt primitive de Bornéo, qui semble fournir les aliments répondant le mieux à la programmation génétique humaine. Elle n’est pas possible dans n’importe quel milieu naturel : dans des forêts tropicales sans présence d’hominiens, l’absence de consommation de certains fruits a apparemment induit leur disparition par manque de dissémination des semences. Il est à noter qu’aucun aliment attractif à l’olfaction et à la gustation n’a produit de troubles digestifs ni d’intoxication.
Sur le plan écologique, une alimentation proche d’une telle plage alimentaire primitive n’aurait sans doute pas conduit aux problèmes écologiques que nous connaissons : il n’y aurait eu ni champs de céréales (le riz représente à lui tout seul 150 millions d’hectares), ni grands pâturages pour ouvrir la voie à la désertification, comme l’archéologie l’a maintenant prouvé dans de nombreuses régions (par exemple dans l’ancien territoire des Sumériens). La forêt originelle aurait tout au plus été partiellement remplacée par de vastes vergers d’espèces tropicales ou apparentées, abritant des herbages à destination de quelques animaux d’élevage, sans présenter les mêmes inconvénients sur le plan de l’équilibre hydrologique, de l’érosion des sols et de la pollution générale.
Ces spéculations restent très utopiques, mais la capacité de générer des utopies fait partie de nos potentialités corticales (un des aspects du générateur d’hypothèses de Gazzaniga). Elles pourraient en l’occurrence ouvrir la voie à une réflexion sur le comportement alimentaire humain, et pourquoi pas à certaines corrections susceptibles d’améliorer le sort des populations autant que celui de la planète…
* * *
Si vous avez des remarques, objections, suggestions, ou si le langage un peu plus technique vous pose des problèmes de compréhension, n'hésitez pas à en faire part sur le Forum 'Instinctothérapie, théorie et pratique', dans 'Autres sujets de discussion' au cas où votre question n'entre pas dans l'un des sujets de discussion existants.
Références :
[1] Cabanac M. Physiological role of pleasure. Science 1971; 173: 1103-1107.