la Lorraine

St-Clément, premier évêque de Metz, conduit le « Graouilly » sur les bords de la Seille.

Les premières traces de civilisation remontent au Ve siècle avant Jésus-Christ. La Lorraine n'est alors qu'une zone peu habitable, occupée par quatre tribusgauloises, les Trévires au nord, les Médiomatriques dans la Basse-Moselle, les Leuques dans la Haute-Moselle et les Verdunois dans la région de la Meuse. Lors de la conquête romaine de la Gaule, la Lorraine est incluse dans la province appelée Gaule belgique. Lors de la paix gallo-romaine les principales citéssont : Metz (Divodurum Mediomatricorum), Verdun (Verodunum) , Toul (Tullum). Après le déferlement des Huns d'Attila, les Francs conquièrent la Gaulebelgique. Ils créent en particulier un royaume dont la capitale est Metz (1er roi : Thierry, fils de Clovis) et qui deviendra peu après l'Austrasie.

La Lorraine telle que nous la connaissons aujourd'hui est un vestige du royaume créé pour le Carolingien Lothaire II, la Lotharingie, alors que ses frèresrecevaient les royaumes d'Italie et de Provence. En 880, la Lotharingie sera intégrée à la Francie orientale, qui deviendra le Saint-Empire romain germanique.

Au Moyen Âge, les ducs de Lorraine installèrent Nancy comme capitale politique de leur duché, ex nihilo.

Au XVe siècle le Duché était convoité par la France mais aussi par les Bourguignons, principalement sous Charles le Téméraire car il était le maillonmanquant de la continuité territoriale entre Bourgogne et Flandre. Charles le Téméraire trouva la mort au cours de la bataille de Nancy (1477) dont l'enjeu étaitla possession de la Lorraine.

Mais la Lorraine est aussi influencée culturellement par la France (la frontière linguistique partage le Duché de Lorraine entre le domaine roman et le domainegermanique) qui est de ce fait partiellement romane. Au fil des siècles, le royaume de France n'aura de cesse de prendre le contrôle des territoires lorrains, encommençant par les Trois-Évêchés (Metz, Toul, Verdun) acquis par Henri II au moment du « voyage d'Allemagne » (1552). Les Trois-Évêchés sontofficiellement réunis à la France en 1648 par les traités de Westphalie qui mettent fin à la Guerre de Trente Ans qui fut très durement vécue par les Lorrains. Le Duché de Lorraine est occupé par la France sous Louis XIV mais retrouve son indépendance (surveillée) avec le duc Léopold qui entreprend de restaurerses états. Pour bien montrer sa détermination, il fait construire le château-résistance de Lunéville que Stanislas Leszczynski s'appropriera quelques annéesplus tard.

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Première carte connue de la Lorraine. Le nord est en bas - 1508

Première carte connue de la Lorraine. Nord en bas - 1508

quand la Lorraine nait dans le sang,

UN PEU D'HISTOIRE ROMANCÉE

cette nouvelle, extraite d'un livre de PIERRE BELLEMARE, présente de manière très intéressante ce que fût une partie de l'histoire de Lorraine.

LA GUERRE DES DEUX REINES

En ce beau jour du milieu de l’été 567, le roi Chilpéric attend sa future épouse Galswinthe, princesse espagnole, qui arrive de son lointain pays pour les noces.

Depuis quelques années, le royaume franc n’existe plus, il est divisé en quatre royaumes. À la mort du roi Clotaire, ses fils se sont partagé le pays. Caribert a reçu la Neustrie, une large bande centrale avec Paris pour capitale, Gontran la Bourgogne, Sigebert l’Austrasie, tout à l’est, enfin, Chilpéric, le cadet, s’est vu attribuer la plus petite partie, le royaume de Soissons, au nord-ouest.

Il ne fait guère bon vivre en ces temps farouches. Les hommes sont repliés sur eux-mêmes, les forêts sont immenses et les villes minuscules. Paris, la plus grande d’entre elles, n’occupe que le tiers de l’île de la Cité. Les voies romaines, qui avaient fait la fierté et la prospérité de la Gaule, disparaissent, faute d’entretien. Les arts et les techniques se sont perdus, la culture agonise dans de rares monastères. Les Francs, conquérants intrépides, sont malheureusement des barbares.

Cela, l’un d’eux l’a compris, Sigebert, le roi d’Austrasie. Ce terrible guerrier a eu l’étonnante lucidité de reconnaître ses limites et il a décidé de prendre une femme plus cultivée que lui, afin qu’elle gouverne à sa place ; lui, se chargera de la guerre, elle de tout le reste. En Espagne, les traditions romaines se sont beaucoup mieux conservées et il a épousé une princesse de ce pays. Elle s’appelle Brunehaut, elle est aussi belle qu’intelligente et, depuis, l’Austrasie connaît un renouveau remarquable.

Voilà pourquoi Chilpéric, qui a toujours eu la plus grande admiration pour son aîné, a décidé, en cette année 567, de l’imiter. Il se prépare à épouser Galswinthe, la soeur de Brunehaut, qui va faire son apparition d’un instant à l’autre, dans la ville de Soissons…

Il y a pourtant une ombre à ce tableau : Frédégonde, qu’il a dû répudier au cours d’une scène dramatique. Frédégonde n’était pas sa femme, seulement sa maitresse, mais elle avait su s’imposer de telle manière qu’elle jouait pratiquement le rôle d’une épouse.

A la différence des princesses espagnoles, Frédégonde ne prétend nullement à une culture quelconque. C’est une vraie barbare et fière de l’être. Fille d’esclaves échappée à ses maîtres, elle s’est réfugiée à la cour de Chilpéric et elle n’a pas tardé à le séduire. Cette rousse, vive, provocante, au regard ardent, a le don pour rendre les hommes fous.

Devant la volonté de Chilpéric, elle s’est pourtant effacée. Elle n’avait pas le moyen de faire autrement. Et elle est là, elle aussi, à attendre la fiancée de son ancien amant, au milieu de la foule, sur la place principale de Soissons, en face de la villa romaine en ruine qui tient lieu de palais royal. Frédégonde sait que son destin se joue en cet instant. Si Galswinthe ressemble à sa soeur Brunehaut, si elle est aussi belle qu’énergique, Chilpéric tombera sous le charme et tout sera fini. Si elle est laide, tous les espoirs sont permis…

La princesse fait son entrée, entourée d’un riche cortège. Frédégonde regarde de tous ses yeux et pousse un cri de joie sauvage, au milieu des vivats de la foule. La malheureuse Galswinthe fait un contraste pitoyable avec son apparat. Elle est insignifiante, petite et noiraude, avec une tête sans grâce, au nez pointu, aux lèvres minces. Quant à sa force de caractère, il n’y a qu’à la voir se retourner de temps en temps, au bord des larmes, vers le sud, vers l’Espagne, comme si un secours allait lui venir de ce côté. Elle a l’air effarouché d’une jeune fille de bonne famille promise aux étreintes d’un barbare, un air timide et résigné à la fois, pour tout dire un air de victime.

À partir de ce moment, le plan de Frédégonde est arrêté dans son esprit. Il lui suffit de ne rien faire pour le moment. Chilpéric ne va pas tarder à se lasser de sa disgracieuse épouse et il viendra lui demander de reprendre leurs relations. Elle commencera par refuser, elle se fera prier et elle finira par accepter. Mais elle exigera alors la mort de la princesse espagnole. Car ce qu’elle veut, désormais, c’est être reine et non plus concubine. Et Chilpéric acceptera. Il n’a jamais rien su lui refuser !…

Pendant tout le printemps et l’été, Chilpéric, en être capricieux et changeant qu’il est, ne s’intéresse qu’à sa nouvelle femme. Il est fasciné par les récits qu’elle lui fait de son pays. Il contemple aussi les trésors qu’elle lui a apportés en dot, car Galswinthe est infiniment plus riche que lui. Elle lui a d’ailleurs apporté en outre la possession de cinq villes du sud de la France, dont Bordeaux, Cahors et Limoges, qui appartenaient jusque-là à l’Espagne.

De son côté, Frédégonde attend son heure, qu’elle a fixée au mois de septembre… Tous les ans, en effet, à cette date, la cour quitte Soissons pour Berny, sa résidence d’hiver, au coeur d’une forêt profonde, sur les bords de l’Aisne. Plus qu’à une ville, Berny ressemble à un camp militaire. Il réunit dans une série de baraquements de bois les logements de la cour, ceux de la garnison, ainsi que des ateliers pour les divers corps de métiers, car tout doit être fabriqué sur place, les routes étant impraticables à la mauvaise saison.

La raison de ce changement de demeure est toute simple : la villa romaine de Soissons, élégante et raffinée, mais en ruine, n’est pas chauffable, alors que les baraques de Berny sont étanches et à peu près correctement chauffées par d’énormes braseros.

Frédégonde est certaine que, pour Galswinthe, l’arrivée à Berny sera un cauchemar. A Soissons, à la belle saison, dans la villa romaine, elle n’avait pas trop senti la différence avec son Espagne natale, mais quand elle se retrouvera dans le grossier campement de bois, elle perdra tous ses moyens et elle n’aura plus, elle-même, qu’à agir…

Et elle ne se trompe pas. L’épouse de Chilpéric est terrorisée en découvrant Berny. Elle est brusquement plongée dans un autre monde. Elle se sent comme prise au piège entre cette forêt horrible, pleine de bêtes, au brouillard si dense qu’on dirait un manteau, et cette bâtisse sinistre, cette grand-salle, avec ses,trophées de chasse : des têtes non vidées, à l’odeur effroyable, qu’on laisse en place jusqu’à ce que la décomposition les fasse tomber. Elle perd le peu de bonne humeur, le peu d’espoir qu’elle avait su conserver et Chilpéric ne tarde pas à se lasser de cette pleurnicheuse, laide de surcroît. Dans un premier temps, il décide qu’ils feront chambre à part, et puis il finit par la délaisser tout à fait.

Alors, Frédégonde sort de l’ombre. Tandis que, jusqu’à présent, elle s’était faite aussi discrète que possible, se noyant parmi les autres personnes de la cour, elle se met désormais à porter des robes plus vives et plus moulées, elle s’arrange pour se trouver aussi souvent que possible sur le passage du roi.

À la façon qu’il a de la regarder, elle sait qu’elle n’a qu’un mot à dire pour qu’il la reprenne, mais elle s’en garde bien. Elle veut que l’initiative vienne de lui, qu’il lui demande de revenir, qu’il la supplie… Cela se produit un peu avant Noël. Chilpéric va vers elle et lui parle humblement, fougueusement, éperdument. Elle fait semblant de réfléchir encore et le suit dans sa chambre.

Frédégonde est désormais la maîtresse du roi. Galswinthe est seule, dans ce lieu inaccessible où personne ne pourra la secourir : elle est perdue ! Frédégonde peut maintenant passer au dernier acte de son plan…

Elle agit le soir de Noël. La cour est en train de prendre le repas de fête dans la grand-salle aux trophées et elle fait son entrée, vêtue de sa robe la plus éclatante, outrageusement maquillée, portant ses plus riches bijoux. Elle va directement vers Galswinthe, assise auprès de son mari, et lui dit à haute voix

- Cède-moi la place!

La malheureuse Espagnole est si surprise et effrayée qu’elle reste figée sans pouvoir ouvrir la bouche.

- Tu as compris ? Va-t’en ! C’est moi qui partage le lit du roi : c’est moi qui dois être à ses côtés. Va au bout de la table. On te donnera des restes du repas s’il y en a!

Toujours muette, Galswinthe se met à trembler. Frédégonde, de son côté, s’adresse à Chilpéric.

- Comment avez-vous pu la supporter si longtemps, seigneur ? N’avez-vous pas remarqué son teint de rat, son début de moustache et sa poitrine inexistante ?

Dans un sursaut de dignité, Galswinthe fait face.

- Je suis la reine. Je suis fille de roi. J’exige que tu sois châtiée pour ces paroles.

Mais Chilpéric intervient.

- Vous n’avez rien à exiger. C’est moi seul qui commande ici ! Prends place près de moi, Frédégonde. Galswinthe s’enfuit en larmes et, à la fin du banquet, Frédégonde et Chilpéric se retirent ensemble dans ce qui est désormais leur chambre. Mais alors que le roi veut se mettre au lit avec elle, elle le repousse.

- Après ! Nous devons d’abord parler. J’ai quelque chose à vous demander.

- Que veux-tu ?

- La place de Galswinthe.

- Mais tu l’as ! Jamais plus je ne l’approcherai de ma vie. Il n’y aura que toi.

- Vous ne m’avez pas comprise. Quand je parle de sa place, je veux dire être reine.

Chilpéric ne peut cacher sa gêne. Il se met à arpenter la pièce, l’air pensif Il déclare enfin :

- Je sais, j’ai eu tort de l’épouser, c’est toi qui aurais dû être ma femme. Mais si je répudie Galswinthe, il va me falloir rendre sa dot et elle est si considérable…

Frédégonde s’approche de lui. Son regard se pose sur le sien.

- Si vous deveniez veuf, vous n’auriez rien à rendre.

- Galswinthe n’est pas malade.

- Qui parle de maladie ?… Chilpéric a un violent sursaut.

- Tu es folle ? C’est la soeur de Brunehaut. Sa vengeance et celle de Sigebert seraient terribles

- Ne vous alarmez pas. Nous nous arrangerons avec eux. Il y a toujours moyen de trouver un arrangement. Son compagnon secoue la tête.

- Je ne pourrai pas faire une chose pareille ! J’en suis incapable.

- Alors, laissez faire celle qui en est capable… Frédégonde s’assied sur le lit et commence à retirer sa robe.

- Venez…

Au même moment, à genoux, les mains jointes, dans sa chambre, Galswinthe prie. Elle implore le Seigneur, son seul secours, son seul interlocuteur dans la situation où elle se trouve, de faire un miracle pour elle. Et, entre deux prières, entrecoupées de sanglots, elle réfléchit. Demain, elle ira trouver Chilpéric. Elle lui dira qu’elle renonce à être reine ; elle lui laissera sa dot, tout son or, les cinq villes ; elle fera, s’il le lui demande, des excuses à Frédégonde. Et elle lui demandera, comme une humble supplique, de rentrer chez elle, seule, sans rien, dans le brouillard et la neige, au milieu des loups, des ours et des aurochs, car ainsi, elle aura une petite chance de survivre, la seule…

Après une nuit entière de prières et de larmes, Galswinthe, épuisée, finit par s’endormir. Elle n’entend pas entrer dans sa chambre l’homme de main de Frédégonde. Quand le coussin se plaque sur son visage, elle a juste un petit cri étouffé, mais elle se débat à peine. Bientôt, elle n’est plus qu’un corps sans vie… Derrière les parois de bois, un petit jour brumeux se lève sur Berny.

Ce crime aurait dû déclencher un sanglant conflit, mais contrairement à toute attente, il n’en est rien. C’est Frédégonde qui avait raison en conseillant à Chilpéric de ne pas s’inquiéter… Quand il apprend le meurtre de Galswinthe, Sigebert réunit son année pour envahir le royaume de Soissons et anéantir son frère Chilpéric, mais le roi de Bourgogne Gontran propose son arbitrage, en tant que leur aîné à tous deux. Il demande à Sigebert de renoncer à sa vengeance contre le paiement d’une indemnité et celui-ci finit par se laisser convaincre.

Il faut dire qu’une telle pratique est tout à fait conforme à la mentalité des Francs. D’après leur loi, le wergeld, tous les délits possibles et imaginables peuvent se racheter, selon un tarif d’une extrême précision. Les homicides varient de neuf cents sous d’or pour le meurtre d’un archevêque, à trente pour celui d’un esclave. Les blessures sont également quantifiées : cent sous pour une main, trente-cinq pour un index, etc.

Le meurtre d’une reine, plus grave, évidemment, que celui d’un archevêque, ne figure pas dans le wergeld. Mais Gontran propose que Chilpéric paye Sigebert avec les cinq villes que Galswinthe lui avait apportées en dot et tous les deux donnent leur accord.

Une voix discordante se fait pourtant entendre ; Brunehaut se dresse contre cet arrangement. Alors que seuls les rois ont la parole, elle se permet de contredire son mari. Elle dit que cinq villes ne rachètent pas le meurtre de sa soeur, que le sang appelle le sang, que la loi franque est barbare et que seul le droit romain est digne de respect. Mais si c’est elle qui dirige l’Austrasie dans les faits, en droit, elle n’est rien ; il n’est pas tenu compte de son opinion et la guerre civile est écartée…

Elle l’est pendant exactement sept ans. En 574, il se produit un coup de théâtre : Chilpéric donne l’ordre à ses troupes d’occuper par surprise Bordeaux, Limoges et les trois autres villes. C’est une violation flagrante du traité, Chilpéric a renié sa parole.

Mais en fait, Chilpéric n’est pas le véritable responsable. Depuis qu’elle est officiellement sa femme, c’est Frédégonde qui gouverne à sa place. Le faible roi de Soissons a définitivement capitulé devant elle. Elle le tient par les sens et elle obtient ce qu’elle veut de lui.

Or ce que veut Frédégonde, c’est la guerre. Tout comme Brunehaut, elle n’a jamais admis cet arrangement mercantile entre les deux frères. Elle veut l’affrontement avec cette femme, qui, comme elle, est capable de diriger un pays. Deux reines, c’est trop. L’une d’elles doit disparaître.

Et tant pis si la disproportion de forces est écrasante ! L’Austrasie est dix fois plus vaste que le royaume de Soissons et elle s’étend des deux côtés du Rhin. Son armée est en partie composée de Germains, ces guerriers sanguinaires à qui rien ne résiste. Face à de pareilles forces, les chétives troupes de Chilpéric n’ont aucune chance. Mais Frédégonde s’en moque. Elle croit à son étoile. Elle était esclave, elle est maintenant reine. Elle a tout osé et elle a tout réussi. Cette fois encore, contre toute attente, elle l’emportera !…

L’affrontement s’engage. Sigebert réunit son immense aimée et se met en route. Il le fait sans se presser. De Metz, sa capitale, il a décidé de passer par Paris et, de là, il remontera vers Soissons.

Comme à son habitude, il a formé son avant-garde avec les plus sauvages de ses guerriers germains, qui ressemblent à des bêtes autant qu’à des hommes et dont certains sont anthropophages. Même s’ils sont brouillons dans le combat et médiocrement armés, ils sont d’un aspect tellement effrayant que les populations s’enfuient épouvantées à leur approche.

Puis, viennent les Germains civilisés, Alamans, Bavarois, Thuringiens, et ensuite, le roi lui-même, entouré des Austrasiens de la rive gauche du Rhin, les Francs proprement dits. S’ils sont moins impressionnants que les autres, ce sont de loin les plus redoutables. Ils sont remarquablement entraînés et savent manier avec une terrible efficacité le scramasaxe, la courte épée franque, et la francisque, hache de jet qui provoque des ravages. La machine de guerre de Sigebert est en marche et rien d’existant dans le monde n’est de taille à l’arrêter.

Les rares téméraires qui ont le courage de rester pour voir défiler l’armée austrasienne peuvent assister à un spectacle plus surprenant encore que ce déploiement de forces : la reine Brunehaut est présente. Contrairement à tous les usages, elle a suivi son mari à la guerre.

Elle est là, sur un char doré tiré par quatre boeufs. Assise, quelquefois étendue, légèrement dressée sur les coudes, elle est vêtue de bleu ciel et de bleu marine, ses couleurs favorites, qui s’harmonisent parfaitement avec son teint mat, ses yeux bleus et sa chevelure brune. Sa beauté, contrairement à celle de Frédégonde, fine et gracieuse, est du genre imposant. À trente ans, Brunehaut est une femme mûre, au charme méditerranéen. Trois maternités en ont fait une créature épanouie et opulente.

De temps à autre, elle prend dans ses bras le dernier de ses enfants, son héritier Childebert, un charmant blondinet de cinq ans venu après deux filles. Elle a voulu qu’il partage son bonheur. Car elle est heureuse ! Ce qu’elle a tant souhaité vient miraculeusement de se produire : elle va venger sa soeur. Elle va faire payer leur crime à ses ennemis et surtout à son ennemie. Ils vont tous expier dans les pires supplices !

Arrivée à Paris, la reine reste sur place, tandis que l’année de son époux poursuit vers le nord. Depuis les remparts de l’ancienne capitale du royaume franc, elle voit s’éloigner, la joie au coeur, les irrésistibles colonnes austrasiennes. Cette fois la victoire est toute proche…

Elle l’est d’autant plus que Sigebert a eu la sagesse de mettre toutes les chances de son côté. S’il a choisi de faire un large détour avant d’attaquer son frère, c’est qu’il espérait obtenir le ralliement des seigneurs locaux. Et les résultats ont dépassé ses espérances. Depuis qu’il a quitté l’Austrasie, ils sont des dizaines à lui avoir fait allégeance , son armée a grossi sans cesse de nouveaux contingents. Et maintenant qu’il remonte vers le nord, le mouvement se poursuit, s’accélère même!

En pénétrant dans le royaume de Soissons, les choses tournent plus favorablement encore. Non seulement Sigebert ne rencontre aucune résistance, mais tous les chefs de son frère viennent, eux aussi, lui faire allégeance. Il se trouve bientôt à la tête de troupes jamais vues, tandis que Chilpéric n’a plus rien, à part sa garde personnelle… Celui-ci s’est réfugié à Tournai, la ville la plus septentrionale de son royaume et la seule qui soit quelque peu fortifiée, mais c’est seulement-retarder l’inévitable. Il est perdu !

Sigebert décide de s’arrêter à Vitry, à une heure de cheval de Tournai. Il y a là une grande plaine, au milieu de laquelle coule la Scarpe, affluent de l’Escaut. Une fois les soldats installés, il fait allumer, au milieu de ce campement rassemblant plus d’hommes que toutes les villes du royaume réunies, de gigantesques brasiers. Quatre de ses soldats le hissent sur un pavois et il fait le tour de l’armée au milieu des acclamations générales. Puis, il décide trois jours de liesse avant d’attaquer. Une gigantesque beuverie commence à Vitry…

À Tournai, au contraire, c’est la panique la plus complète. Toute la population de la ville est dans les églises, implorant le secours de Dieu. Chilpéric, lui, ne prie pas. Effondré sur le lit de sa chambre, il verse des flots de larmes entre deux rasades de vin. Il n’a qu’une idée en tête : être ivre mort quand les guerriers de Sigebert viendront pour le massacrer. Ainsi, il se rendra un peu moins compte de ce qui lui arrive et il souffrira peut-être un peu moins…

Dans la frayeur et la démission générales, un seul être conserve son sang-froid et garde confiance en la victoire. Cet être est une femme et, qui plus est, une femme qui vient juste d’accoucher. Frédégonde a, en effet, donné la veille le jour à un fils. Mais cela ne l’a pas empêchée de se lever et de se revêtir de ses plus beaux habits : une robe rouge et orangé, qui donne à son charme quelque chose de plus flamboyant encore. Elle a mis ses plus beaux bijoux, des merveilles en or, diamants et émeraudes provenant de la dot de Galswinthe. Elle s’est maquillée, elle s’est parfumée, avec l’essence la plus lourde et la plus capiteuse qu’elle possède, puis elle a quitté le palais et elle a pris la direction des remparts.

Elle sait que, tout près, dans la plaine de Vitry, Sigebert fête déjà sa victoire… Il a tort. Il s’imagine vainqueur parce qu’il croit combattre Chilpéric, mais ce n’est pas Chilpéric qu’il a en face de lui, c’est Frédégonde !

Sur les remparts, quelques soldats sont en faction, ceux de la garde rapprochée du roi, les derniers fidèles, les seuls avec elle à ne pas trembler. Ils savent qu’il n’y a plus d’espoir et, ils ont accepté le sacrifice. Ce sont deux d’entre eux qu’elle cherche. Elle a remarqué les regards qu’ils n’ont pu s’empêcher de lui adresser à la dérobée. Elle n’y a pas répondu. Elle a toujours été d’une fidélité parfaite à Chilpéric. Mais maintenant, tout va changer.

Elle ne tarde pas à les découvrir. Ils sont jeunes, bien faits, blonds tous les deux. Ils ont le même sursaut en découvrant la reine. Elle se contente de leur dire brièvement :

- Suivez-moi !

Quelques instants plus tard, ils sont dans sa chambre, là même où elle a accouché la veille. Le soir tombe. Elle a pris soin d’éclairer la pièce d’une lumière douce, à l’aide des lampes à huile. Elle les prie de s’asseoir sur le lit. Ils sont aussi intimidés l’un que l’autre.

- Mais, Majesté…

- Ne m’appelez pas Majesté, appelez-moi Frédégonde.

Elle s’assied sur le lit à leurs côtés. Les deux jeunes gens ne savent pas comment se comporter. L’un d’eux balbutie :

- Mais le roi ?

- Ne vous occupez pas du roi

Elle remplit deux coupes, prend une gorgée dans chacune et les leur tend. Elle se lève.

- Buvez et regardez ! …

Alors, devant leurs yeux écarquillés, elle se livre à une scène de séduction inouïe. Elle se dévêt avec lenteur et, une fois qu’elle est nue, elle se met à danser autour d’eux. Elle les affole par ses poses, par ses gestes, par sa voix, par ses regards, par ses sourires… Enfin, elle va vers un coffre et en tire deux scramasaxes au manche richement ouvragé, qu’elle a dérobés à Chilpéric. Elle en prend un dans chaque main et revient, les bras écartés.

- Ils sont pour vous. Je les ai enduits d’un poison foudroyant. Prenez chacun un cheval et galopez jusqu’au campement de Sigebert. Là, vous le tuerez !

Les deux gardes contemplent leur reine, nue et armée de deux épées. Ils sont trop bouleversés et stupéfaits pour émettre un seul mot… La voix de Frédégonde se fait plus prenante encore.

- Je me donnerai à celui qui tuera Sigebert. Si vous le tuez tous les deux, je me donnerai à vous deux. Si vous êtes tués, j’offrirai mes bijoux pour le repos de votre âme.

Cette fois, ils retrouvent enfin l’usage de la parole.

- Mais comment faire pour l’approcher ?

- En arrivant, vous direz que vous êtes des chefs de Tournai venus vous rallier. Il vous recevra sûrement… Alors, votre réponse ?

Leur réponse tient en un seul geste. Ils se lèvent en même temps, prennent les armes et disparaissent dans la nuit tombante…

La fête en est à sa deuxième nuit, dans la plaine de Vitry. Pour l’instant, à l’intérieur de sa luxueuse tente pourpre, Sigebert est en train de se livrer à la même activité que son frère : il boit, il s’enivre. Mais évidemment, c’est pour la raison inverse. Le vin ne le fait pas pleurer, il le rend euphorique. Et son euphorie s’accroît encore, lorsque l’un de ses gardes apparaît dans l’ouverture de la tente.

- Majesté, il y a deux chefs du pays de Tournai venus se rallier à vous.

Sigebert a un rire de triomphe. Cette fois, c’est bien la fin. Si même le pays de Tournai se soumet, il ne reste plus rien à son adversaire, rien

- Qu’ils entrent…

Les deux hommes apparaissent, entourés de gardes. Sigebert ne s’étonne pas de les voir armés. Le scramasaxe fait partie de l’équipement traditionnel des chefs et ceux-ci sont d’une particulière richesse, dignes même d’un roi. Il doit s’agir de seigneurs importants. Il leur tend les bras :

- Approchez, mes amis, et dites-moi vos noms.

La suite se passe à une vitesse foudroyante. Ils viennent vers lui et le frappent en même temps, l’un du côté droit, l’autre du côté gauche. Sigebert s’effondre, tué net. Sa garde, l’instant de stupeur passé, se rue sur les assassins et les massacre, puis sort de la tente en poussant de grands cris

- Le roi est mort ! …

Des ‘exclamations de stupeur retentissent dans la plaine de Vitry. Le roi est mort : cela change tout. Chez les Francs, les liens de dépendance sont personnels ; on obéit uniquement à un homme. Servir un pays, un parti, une cause, cela n’a strictement aucun sens. Puisque Sigebert est mort, tous ceux qui se sont ralliés à lui n’ont plus rien à faire ici et ils commencent aussitôt à plier bagages.

Mais il y a pire ! Les Austrasiens et les Germains estiment eux aussi que, sans leur chef, ils n’ont plus à combattre et ils se mettent en devoir, eux aussi, de rentrer dans leur pays. Lorsque le jour est levé, il ne reste plus, autour du cadavre de Sigebert, que sa garde personnelle, composée, tout comme celle de Chilpéric, de soldats prêts au sacrifice. Frédégonde a vaincu à elle seule la plus puissante armée jamais réunie par les Francs!

La situation est totalement inversée. C’est maintenant Frédégonde qui triomphe et son premier souci est d’éliminer sa rivale. Elle va trouver Chilpéric, dégrisé et abasourdi. Vu la situation, il n’a pas grand-chose à lui refuser. Dès ce moment, le rapport de forces est définitivement fixé entre eux. Elle est tout, il n’est rien. Il n’est plus que le mari de la reine.

- Allez à Paris. Brunehaut s’y trouve. Il faut arriver avant qu’elle ait eu le temps de fuir.

- J’y vais. Mes hommes la massacreront après l’avoir violée.

- Pas question. Vous ne toucherez pas à un de ses cheveux. Vous la ramènerez ici. Je veux m’occuper d’elle moi-même…

Chilpéric obéit sans discuter et se met en route avec une forte troupe. Il a choisi d’emmener avec lui Mérovée, le second de ses fils, celui qui a sa préférence. C’est un beau jeune homme de dix-huit ans, à la longue chevelure blonde, comme celle de Chilpéric lui-même. Cet attribut capillaire est le signe de leur rang royal à tous deux, car, selon la loi des Francs, seuls les rois et les princes ont le droit de ne pas se couper les cheveux, les autres doivent, sous peine de mort, se les raser.

Alors qu’ils sont arrivés à Saint-Denis, Chilpéric choisit de s’arrêter. La célèbre abbaye a été pillée par les barbares germains de Sigebert et le père abbé veut s’entretenir avec lui de sa reconstruction, maintenant qu’il est vainqueur et bientôt maître de tout le pays franc.

Chilpéric laisse donc son fils continuer seul et s’assurer de la personne de Brunehaut. En fait, l’abbaye de Saint-Denis est un prétexte. Il n’a aucune envie de faire prisonnière sa belle-soeur. À la différence de Frédégonde, il se sent coupable vis-à-vis d’elle ; il sait très bien que le bon droit, la justice sont de son côté à elle et qu’il n’est lui-même qu’un criminel. Alors, il préfère se débarrasser de la déplaisante besogne auprès de son fils…

Mérovée s’en va vers Paris tout joyeux. Malgré ses dix-huit ans, il a gardé une mentalité un peu enfantine. Il n’a jamais bien compris cette rivalité entre son père et son oncle et il ne s’y intéresse pas trop. Tout ce qu’il voit, c’est qu’il exerce un commandement pour la première fois de sa vie et il en est tout grisé, tout enivré !

Il l’est plus encore lorsque, arrivant à Paris, il voit les habitants, terrorisés, se prosterner devant lui. Ils croyaient que Sigebert allait être vainqueur, ils lui avaient fait, lorsqu’il était venu, un accueil triomphal et, maintenant, ils découvrent que c’est Chilpéric qui l’a emporté. Ils tremblent de tous leurs membres, dans l’attente du châtiment. Mais Mérovée se contente de leur demander :

- Où est Brunehaut ?

Ils s’empressent de lui répondre tous ensemble

- Aux thermes, Votre Grandeur.

Et ils se proposent aussitôt de lui montrer le chemin. Les thermes sont le plus important vestige de la ville romaine, qui était alors dix fois plus étendue et débordait sur les deux rives de la Seine. Ils se situent sur la rive gauche, au milieu d’un vaste jardin, qui a dû être autrefois magnifique, mais qui est revenu depuis longtemps à l’état sauvage.

Tout en s’approchant, Mérovée peut en voir l’énorme masse en briques à travers le feuillage. Contrairement à Chilpéric, il n’éprouve pas le moindre état d’âme à l’idée de capturer Brunehaut, mais seulement de la curiosité. Son père lui a dit que c’était elle et non son oncle qui gouvernait leur pays et il se demande à quoi peut bien ressembler une pareille femme.

Une fois arrivé dans le bâtiment, c’est un autre genre de surprise qui l’attend. Les thermes sont immenses. Il en a le souffle coupé. Il n’a jamais rien vu de pareil, à Soissons ou ailleurs. La hauteur des lieux, la taille des fenêtres, des portes, tout est prodigieux ! Les murs sont peints en rouge sombre. Les puissantes voûtes sont supportées par des piliers au sommet desquels on a sculpté des bateaux, ornés à la proue d’un génie à corps d’homme et queue de poisson.

Il s’avance sur le pavé en mosaïque représentant aussi des poissons et des dieux marins, longeant un bassin immense. L’endroit est curieusement éclairé. Cinq des six grandes fenêtres, placées très haut, ne donnent qu’une lumière diffuse, mais la dernière, frappée directement par le soleil, laisse tomber obliquement un grand rayon.

C’est là que Brunehaut l’attend… Elle sait déjà ce qui est arrivé. Elle a été prévenue par un chef austrasien qui a fait le trajet à bride abattue pour lui annoncer la nouvelle. Devant cette catastrophe inimaginable, devant l’effondrement de tous ses espoirs, elle a réagi à sa manière habituelle : avec courage et autorité. Elle a ordonné au chef austrasien de partir aussi vite qu’il pourrait avec son fils Childebert. Elle-même resterait sur place. Le temps que l’ennemi prendrait à la torturer permettrait à Childebert et à lui de se mettre en sécurité.

Elle a choisi d’attendre son sort dans les thermes. L’endroit, majestueux et désert, est propice au recueillement. Et elle en a besoin. Elle doit réunir toutes ses forces pour affronter l’épreuve qui l’attend. Elle ne veut pas donner à ses ennemis le plaisir de la voir faiblir…

Un bruit de course, des cliquetis d’armes se font entendre. Elle raidit tout son être : c’est le moment ! Un groupe d’hommes en armes débouche. À leur tête, un guerrier à l’abondante chevelure blonde. Celui-ci se détache des autres et s’adresse à elle.

- Qui êtes-vous ?

Elle redresse fièrement la tête.

- La reine Brunehaut, la soeur de Galswinthe, que vous avez assassinée.

-A qui croyez-vous parler ?

-A Chilpéric, le criminel.

-Je ne suis pas Chilpéric. Je suis son fils Mérovée…

Brunehaut n’a jamais vu son beau-frère, ce qui explique sa méprise. Mais cela ne change rien. Qu’il s’agisse de lui ou de son neveu, le sort qui l’attend est le même. Elle l’apostrophe :

- Est-ce vous qui êtes chargé de me mettre à mort ou devez-vous me conduire à Frédégonde ?

- Je dois vous conduire à elle…

Mérovée est juste deux pas devant elle. Il s’est tu, il ne bouge pas. Et c’est alors que Brunehaut a la sensation qu’il se passe quelque chose d’imprévu. Le jeune prince la regarde d’une manière étonnée, incrédule, comme s’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle se met à le regarder avec plus d’intensité. Non, elle ne se trompe pas : ce n’est pas en ennemi qu’il la dévisage, il a l’air, au contraire, irrésistiblement attiré par elle… Mérovée s’adresse soudain avec brusquerie à ses hommes :

- Sortez tous ! Je dois parler à la reine.

Les soldats, surpris, mais obéissants, se retirent. Ils se retrouvent seuls dans l’immense salle et Mérovée lui déclare alors :

- Je vous aime

Brunehaut ne peut s’empêcher de sursauter.

- Vous voulez vous moquer de moi ?

- Je ne me moque pas. Je ne sais comment vous le prouver…

Pris d’une brusque inspiration, le fils de Chilpéric sort son scramasaxe et le lui tend et. la reine se retrouve, stupéfaite, avec l’arme dans les mains.

- Mais que voulez-vous de moi ?

- Vous épouser!

- Vous êtes fou ?

- Ce doit être cela…

Il veut s’approcher. Elle pointe l’épée vers lui.

- Ne me touchez pas!

Mérovée recule.

- Alors, partons ! Allons à Rouen. C’est mon parrain Prétextat qui est l’archevêque de la ville. Il nous mariera…

Parmi toutes les qualités de Brunehaut, le sang-froid est sans doute celle qu’elle possède au plus haut point. Mais là, pour la première fois de sa vie, elle est tout de même dépassée par les événements. Incapable de prononcer une seule parole, elle reste figée. Elle écoute le chef de ses ennemis, venu pour la conduire au supplice, son neveu de surcroît, lui tenir les plus incroyables des propos.

- Vous m’avez pris mon âme ! Si vous me quittez, je meurs. Allons à Rouen. Je vous emmènerai sur mon cheval…

Enfin, son sens de la réalité lui revient.

- Non, pas à cheval. J’ai un bateau sur la Seine et je sais comment quitter les thermes sans être vus de vos soldats. Voulez-vous me suivre ?…

Et quand, quelques heures plus tard, Chilpéric fait à son tour son entrée dans Paris, Brunehaut n’est plus là et Mérovée non plus. Par des témoins, il apprend qu’ils se sont enfuis ensemble et qu’ils ont l’intention d’aller à Rouen.

Pour aller de Paris à Rouen, il n’y a qu’un seul chemin, la Seine, et lui-même n’a pas de bateau. Il peut maudire son fils, lui promettre les pires châtiments, cela ne change rien. Ils vont se retrouver tous les deux sous la protection de l’archevêque et même un roi ne peut rien contre cela. Brunehaut lui a échappé et, tant qu’elle sera vivante, son camp ne sera pas abattu. Le cycle de violences et de meurtres déclenché par le meurtre de Galswinthe va se poursuivre…

Peu après, en effet, Brunehaut et Mérovée arrivent à Rouen. L’archevêque Prétextat, qui adore son filleul, leur fait un accueil chaleureux. Sa bonté est sans limites et sa science religieuse bien incertaine, comme celle de tout le clergé. Il ne lui vient pas à l’idée que l’Église interdit le mariage entre une tante et son neveu et il célèbre leur union. Brunehaut et Mérovée sont désormais mari et femme…

Même si elle n’a rien fait pour cela, Brunehaut a réussi le même exploit que sa rivale. À quelques jours de distance, les deux reines ennemies viennent, par leur seul pouvoir de séduction, de renverser en leur faveur une situation désespérée !

Commence alors l’interminable et sanglante guerre de Frédégonde et de Brunehaut… Chilpéric se rend à Rouen, pour essayer de mettre la main sur son ennemie, mais elle est sous la protection de l’archevêque Prétextat, qui refuse catégoriquement de la livrer. Le roi se voit dans l’obligation de négocier. Après de longues discussions, il peut reprendre Mérovée, après avoir juré qu’il ne serait pas mis à mort, et Brunehaut peut rentrer librement à Metz.

Une fois le père et le fils arrivés à Soissons, Mérovée passe en jugement devant sa famille réunie. Frédégonde veut sa mort dans les pires tortures pour avoir sauvé Brunehaut et peut-être plus encore pour l’avoir aimée, mais Chilpéric fait preuve pour une fois d’autorité. Un serment fait à un archevêque est trop grave. Mérovée sera seulement condamné à la tonsure. Le châtiment est quand même terrible, car un prince qui a perdu sa chevelure ne pourra plus jamais régner…

À Metz, c’est le fils de Brunehaut, Childebert, âgé de cinq ans, qui est officiellement roi. Jusqu’à sa majorité, fixée à treize ans chez les Francs, va avoir lieu une longue période d’interrègne. Le pouvoir est convoité par deux partis : les grands du royaume et Brunehaut elle-même, qui veut exercer seule la régence. Un affrontement sans merci s’engage entre eux et c’est Brunehaut qui l’emporte. Elle sait jouer habilement des rivalités des uns et des autres et elle se sert aussi de l’atout sans pareil qu’elle possède : son charme. .

Une fois parvenue à ses fins, Brunehaut veille à ce que son fils reçoive le moins d’instruction possible. Ainsi, il restera sous sa domination et elle pourra continuer à régner comme elle l’entend…

Du côté de sa rivale, les choses évoluent également. Un beau jour de 585, dix-huit ans après la mort de Galswinthe et son mariage, Frédégonde finit par se débarrasser de Chilpéric.

Depuis la nuit de Tournai, elle n’avait plus que mépris pour lui et elle s’était mise à le tromper sans retenue. Les amants se sont succédé dans son lit… En cet été 585, Chilpéric et elle se trouvent dans une villa qu’ils possèdent à Chelles. L’amant de la reine est le même depuis un moment déjà. Il se nomme Landry; c’est un jeune et beau comte du palais. Pour la première fois, il semble que Frédégonde soit vraiment éprise. Il fait très chaud, ce jour-là. Chilpéric est à la chasse. Frédégonde est en train de se rafraîchir dans sa chambre. Elle s’arrose nue, avec une aiguière, lorsqu’elle reçoit un petit coup de badine sur les fesses. Elle a un rire léger.

- Arrête, Landry…

Elle se retourne : c’est Chilpéric !… La scène qu’il lui fait alors est terrible. Sous l’affront, il semble comprendre à quel point d’abaissement il en est arrivé. Frédégonde sent qu’il est capable de se ressaisir, peut-être de la répudier. Elle laisse passer l’orage et le roi finit quand même par s’apaiser. Mais dans leur entourage, elle a su placer depuis longtemps des personnes qui sont entièrement à sa dévotion. Le soir, on retrouve le corps de Chilpéric dans les bois environnants. Son assassin ne sera jamais retrouvé…

Les deux reines sont désormais seules face à face. Elles gouvernent au nom de leurs fils respectifs : Clotaire pour Frédégonde, Childebert pour Brunehaut. Leur affrontement direct s’engage. Il dure des années, mais sans résultat : leurs armées se livrent des batailles indécises, les assassins porteurs de poignards empoisonnés qu’elles s’envoient mutuellement sont pris et exécutés.

Ne pouvant frapper sa rivale, Frédégonde poursuit de sa haine tous ceux qui ont été de près ou de loin ses alliés. Ainsi, Prétextat, auquel elle n’a pas pardonné le mariage de Rouen. Non seulement elle décide sa mort, mais par un raffinement supplémentaire, elle le fait poignarder pendant la messe de Pâques, au moment de l’élévation.

Le temps passe… Childebert, fils de Brunehaut, meurt, à l’âge de vingt-trois ans. Mais cela ne met pas fin au règne de sa mère par procuration. Elle continue à gouverner à la place de ses deux petits-fils, Thierry et Théodebert, qui à la mode franque se sont partagé l’Austrasie et qui, en fait, n’ont aucun pouvoir.

En 597, c’est au tour de Frédégonde elle-même de quitter le monde. Celle qui a commis tant de crimes meurt dans son lit, de sa belle mort comme on dit, à l’âge de cinquante-deux ans, ce qui est plus que respectable à une époque où on est père ou mère à douze ans, grand-père ou grand-mère à vingt-cinq et mort à trente. Elle est enterrée pieusement près de Paris, sur la rive gauche de la Seine, dans l’abbaye Saint-Germain, qu’on appellera un peu plus tard Saint-Germain-des-Prés.

Mais contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, sa disparition ne met pas fin à l’affrontement. Au moment de rendre le dernier soupir, elle a pris soin de transmettre à son fils Clotaire le flambeau de la haine. Elle lui a fait promettre d’abattre Brunehaut. Et Clotaire a dit oui.

Car Clotaire est un personnage pour le moins peu sympathique ; c’est même la parfaite illustration de la barbarie de son époque. Bien qu’il n’ait que treize ans, sa personnalité est inscrite sur son visage. Il a le front bas, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, le regard à la fois inintelligent et méchant. Il est le digne fils de Frédégonde, il tient d’elle, il a hérité de sa violence, de sa cruauté. Puisque sa mère détestait Brunehaut, il va la détester à son tour. Il va la combattre à mort et lui, il aura la victoire ! …

La guerre continue donc entre Clotaire, d’une part, et Théodebert et Thierry, petits-fils de Brunehaut, de l’autre. Ce sont des affrontements sanglants et indécis qui durent des années, sans qu’un avantage durable s’installe.

Le temps passe encore et le sort frappe le camp de Brunehaut : ses petits-enfants meurent presque coup sur coup. On croit que la vieille reine va renoncer, se retirer dans un couvent, comme on l’en presse de toutes parts dans son entourage. Mais c’est sous-estimer son énergie et son acharnement. Elle n’a plus de petits-fils, qu’à cela ne tienne, elle va gouverner au nom de ses arrière-petits-fils !

Ils sont trois : Sigebert, Mérovée et Corvus. Ce sont encore des enfants. Comme l’armée de Clotaire s’avance dans le pays, elle les met à la tête de ses propres troupes, chargeant les seigneurs d’Austrasie de commander à leur place. Mais cette fois, pourtant, elle ne sera pas obéie. Les grands d’Austrasie ne supportent plus cette femme tyrannique, qui refuse de céder la place ou de mourir. Ils décident de passer à l’ennemi. La veille de la bataille, ils capturent les trois petits rois et les livrent à Clotaire, qui les fait massacrer.

Brunehaut a soixante-huit ans, un âge extraordinaire à l’époque. Cette fois, tout semble fini pour elle, on s’attend à la voir enfin se retirer de la scène, mais elle ne renonce pas. Elle n’a plus de descendance mâle, elle va continuer le combat avec ses descendantes ! L’une de ses petites-filles, Théodelinde, a épousé un seigneur helvète, Herpon, qui est à la tête de plusieurs cantons et de troupes nombreuses. Elle se rend auprès d’elle.

Là-bas, tout se passe, en apparence, comme elle le souhaitait. Théodelinde accueille avec empressement sa grand-mère. Elle l’assure de son dévouement. Herpon paraît contrarié de la périlleuse situation qu’engendre son arrivée, mais il lui fait quand même bonne figure.

- Venez avec moi, je vais vous montrer de combien d’hommes je dispose, lui dit-il.

Brunehaut le suit, mais à peine est-elle arrivée auprès des soldats d’Herpon que celui-ci leur fait signe de s’emparer d’elle. Il éclate de rire et lui lance un regard de mépris.

- Comment m’avez-vous cru assez fou pour prendre le parti d’une vieille femme contre le roi Clotaire ? Adieu, reine !

Renève, sur les bords de la Vingeanne, non loin de Dijon, abrite une ancienne villa romaine en ruine. C’est là que Clotaire a installé son campement et qu’il a convoqué une assemblée de dignitaires francs pour juger Brunehaut.

Quand la reine arrive, couverte de chitines et de poussière, elle découvre les crosses d’or des évêques et les riches vêtements des grands personnages de son pays qui l’ont trahie. Tandis que les hommes qui l’accompagnent la font descendre sans ménagement de sa monture, ceux-ci se lèvent pour la couvrir d’insultes.

Elle ne les entend pas, ne les regarde pas. Un seul homme l’intéresse…

Il se tient au milieu de l’assemblée, sur un trône de bronze. Brunehaut a devant elle le fils de Frédégonde : l’interminable guerre qui l’a opposée à son ennemie prend fin avec ce face-à-face.

Clotaire, lui aussi, la regarde avec fascination. La joie de faire le mal se lit sur tout son visage déplaisant, qui a à la fois quelque chose de porcin et d’aquilin. Il prend la parole d’une voix grinçante :

- Brunehaut, tu vas être jugée pour les crimes que tu as commis. Écoute les accusations qui pèsent contre toi… Tu as tué de tes mains tes deux maris, Sigebert et Mérovée !

Pour toute réponse, la reine se contente de hausser les épaules. Vexé, Clotaire s’anime plus encore.

- Tu les as tués. C’est ma mère qui me l’a dit. Elle ne mentait jamais. Elle me l’a juré sur les Évangiles !… Et c’est toi aussi qui as assassiné mon père Chilpéric. Qu’as-tu à répondre à cela ?

La reine, imperturbable et hautaine, semble obstinément absente. Le fils de Frédégonde entre en fureur.

- Et puis tu as tué tes arrière-petits-fils Sigebert et Corvus. Je peux le prouver! Qui veut témoigner ?

Deux chefs austrasiens se lèvent.

- Nous, Majesté. Nous l’avons vue faire. Nous étions là.

- Pour tous ces meurtres abominables, quelle peine décidez-vous, nobles personnages ?

Un cri unanime jaillit de l’assemblée

- La mort!

Des mains brutales se saisissent de la reine, qui ferme les yeux… Peut-être pense-t-elle, en cet instant suprême, aux thermes de Paris, lorsqu’elle attendait la venue de son ennemi, prête au supplice. Au lieu de cela, son ennemi lui avait dit : ” Je vous aime ” et lui avait donné son épée. Mais cette fois, il n’y aura pas de miracle. Il ne viendra pas de jeune homme pour la sauver…

On lui arrache sa robe grise toute maculée. Elle se retrouve nue. Clotaire émet un rire sauvage, imité par toute l’assistance. Il rugit :

- Qu’on aille chercher un chameau!

Le chameau est sans doute l’animal le plus familier chez les Francs. C’est l’animal de bât par excellence, il est bien plus répandu que l’âne ou le mulet. Sur les ordres de Clotaire, Brunehaut est attachée nue au dos de la bête. Les tortures peuvent commencer.

Le roi s’avance le premier et assouvit sa vengeance sur elle, longuement, interminablement. Lorsque enfin il s’estime rassasié, il s’écarte et c’est la ruée. Happée, de tous côtés, frappée, déchirée, déchiquetée, la reine ne devient vite qu’un objet sanglant.

Par infortune pour elle, Brunehaut est douée, malgré son âge, d’une résistance physique exceptionnelle. Au bout de trois jours et trois nuits de martyre, elle vit encore ! Elle n’est plus qu’un paquet attaché à la bosse de l’animal, mais elle bouge encore de manière imperceptible, elle respire encore faiblement.

Clotaire n’y tient plus. Il demande qu’on fasse venir un cheval sauvage. La suppliciée est descendue de son chameau et attachée par les cheveux, un pied et une main à la queue de la bête, qui piaffe d’impatience.

Clotaire monte sur son propre cheval, imité par ses seigneurs. Il fait un geste et on libère le coursier, qui part d’un bond. Tous galopent à ses côtés en sonnant de la trompe ou en criant pour l’affoler et pour manifester férocement leur joie. Le fardeau rouge qu’il traîne s’amenuise rapidement. Lorsqu’il n’y a plus rien, l’animal s’arrête de lui-même…

Clotaire n’en a pourtant pas terminé. Bien que son ennemie soit morte, il entend qu’elle soit privée de sépulture, afin que son âme erre éternellement en peine. Il ordonne qu’on ramasse les morceaux de son corps. Il les fait rassembler en un tas sanglant et y met lui-même le feu. Ensuite seulement, il lève le camp.

Ainsi s’est terminée la guerre des deux reines. C’est la plus cruelle qui l’avait emportée sur la plus sage, la barbarie sur ce qui restait de civilisation. Signe des temps ! La dynastie mérovingienne allait continuer à s’enfoncer dans la décadence et une nuit profonde allait s’étendre sur le pays, qui ne s’appelait plus la Gaule et pas encore la France.