Texte de Plutarque

Plutarque, Plutarchus,est un historien et moraliste grec du Ier siècle ap. J.-C.

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S'il est loisible de manger chair

Traduction Amyot, 1678,

adaptée par Baudoin-Matuszek, 1992

PREMIER TRAITE

Tu me demandes pour quelle raison Pythagore s'abstenait de manger de la chair. Moi, au contraire, je m'étonne : quelles affections, quel courage ou quels motifs firent autrefois agir l'homme qui, le premier, approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui osa toucher de ses lèvres la chair d'une bête morte, servit à sa table des corps morts, et pour ainsi dire, des idoles, et fit de la viande et sa nourriture de membres d'animaux qui peu auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? Comment ses yeux purent-ils souffrir de voir un meurtre ? De voir tuer ? Ecorcher, démembrer une pauvre bête ? Comment son odorat' put-il en supporter l'odeur ? Comment son goût ne fut-il pas dégoûté d'horreur, quand il vint à manier l'ordure des blessures, à recevoir le sang et le suc' sortant des plaies mortelles d'autrui ?

    • Les peaux se rompaient sur la terre écorchée
    • Les chairs aussi mugissaient, embrochées,
    • Cuites autant que crues, et était
    • Semblable au boeuf, le ver qui en sortait.

C'est, bien sûr, une fiction poétique, une fable. Mais ce fut certainement un souper étrange et monstrueux, que d'avoir faim de manger des bêtes qui mugissent encore, d'enseigner à se nourrir d'animaux qui vivaient et criaient encore et d'ordonner comment les préparer, les bouillir ou les rôtir et les présenter à table.

Le premier qui commença à manger de la chair aurait dû y réfléchir, non le dernier qui bien tard, cessa de le faire; ou bien, on pourrait dire que ces premiers qui le firent eurent de bonnes raisons de le faire, vu leur disette et nécessité : car ce ne fut point par un appétit désordonné qu'ils auraient pris de longue main, ni par une trop grande abondance des choses nécessaires qu'ils en vinrent à cette insolence - convoiter des voluptés étranges et contraires à la nature - : bien plutôt pourraient-ils dire, s'ils recouvraient sentiment et parole maintenant : O que vous êtes heureux et bien-aimés des dieux, vous qui vivez aujourd'hui! En quel siècle êtes-vous nés! De quelle affluence de biens de toutes sortes vous jouissez! Que de fruits produit pour vous la terre, combien vous en vendangez, combien de richesses vous apportent les champs, combien de voluptés vous fournissent les arbres et plantes, que vous pouvez cueillir quand bon vous semble! Vous pouvez vivre en toutes délices sans vous souiller les mains, alors que notre naissance nous a fait choir en la plus dure et plus redoutable partie de la vie humaine et de l'âge du monde, et nous a précipités, au regard de la récente formation' de ce monde, dans une grande et rigoureuse indigence de bon nombre de choses nécessaires : la face du ciel était encore couverte par l'air, les étoiles étaient mêlées à de troubles et lourdes humeurs, au feu et aux orages des vents, le soleil n'était point encore bien établi, ni son cours arrêté, certain et assuré

    • De l'orient jusqu'en occident.
    • Non. Il revenait ouvertement sur sa course
    • Parcourant les saisons, changées en leur contraire, Saisons chargées de fleurs, de feuilles ou de fruits.

La terre était outragée par les courses des rivières au lit sans fond ni rive, dont la plupart était gâtée par des lacs et marécages profonds; des régions entières étaient sauvages, couvertes de bois et de forêts stériles. Elle ne produisait nul bon fruit, il n'y avait encore un quelconque instrument pour labourer la terre, ni aucune invention de bon esprit; la faim ne nous lâchait jamais, et l'on n'attendait point chaque année que la saison des semailles fût venue pour semer, car on ne semait rien. Ce n'est donc pas merveille si nous mangeâmes contre nature de la chair des bêtes, vu qu'alors on mangeait même la mousse et l'écorce des arbres, et que c'était une heureuse rencontre, lorsqu'on pouvait trouver de la racine verte de chiendent ou de bruyère. Quand les hommes avaient pu découvrir du gland ou de l'avoine, ils en dansaient de joie alentour d'un chêne ou d'un hêtre' au son de quelque chanson rustique où ils appelaient la terre leur mère, leur nourrice, celle qui leur donnait leur vivre. Alors, il n'y avait pas d'autre fête en la vie des hommes que celle-là; tout le reste de la vie humaine n'était que douleur, malaise' et tristesse.

Mais maintenant, quelle rage, quelle fureur vous incite à commettre tant de meurtres, alors que vous avez à votre saoul grande affluence de choses nécessaires pour votre vie? Pourquoi mentez-vous, ingrats, contre la terre, comme si elle ne pouvait vous nourrir ? Pourquoi péchez-vous irréligieusement contre Cérès, inventrice des lois saintes, et faites honte au doux et gracieux Bacchus, comme si ces deux déités ne vous donnaient pas assez de quoi vivre ? N'êtes-vous point déshonorés de mêler à vos tables les fruits les plus doux à celui du meurtre et du sang?

Et puis, vous appelez bêtes sauvages les lions et les léopards pendant que vous répandez le sang, et ne leur cédez en rien en cruauté : car si les autres animaux meurtrissent, c'est pour la nécessité de leur pâture, mais vous, c'est par délice que vous le faites, parce que nous ne mangeons pas les lions ni les loups après les avoir tués en nous défendant contre eux, mais les laissons là; mais les bêtes qui sont innocentes, douces et familières', qui n'ont ni dents pour mordre, ni aiguillon, sont celles que nous prenons et tuons, alors qu'il semble que la nature les ait créées seulement pour la beauté et le plaisir.

Ni plus ni moins que si quelqu'un, voyant le Nil débordé, emplissant tout le pays à l'environ d'une eau courante, féconde et génératrice, ne louait avec admiration la propriété de cette rivière qui fait naître et croître tant de beaux et bons fruits, si nécessaires à la vie de l'homme, pour n'y voir qu'un crocodile nageant ou un aspic rampant, ou des mouches malignes, bêtes malfaisantes et mauvaises, et le blâmait pour ce fait; ou bien si, voyant cette terre et cette campagne couverte de bons et beaux fruits et chargée d'épis de blé, il apercevait parmi ces beaux blés quelque épi d'ivraie ou de la teigne, et, délaissant de recueillir et serrer ces belles moissons, ne faisait plus que se plaindre. Ainsi en est-il, quand on entend le plaidoyer d'un orateur en quelque cause et procès, qui, par un véhément torrent d'éloquence, tend à sauver du danger la vie d'un criminel, à prouver et vérifier les imputations et charges de quelques crimes : ce torrent, dis-je, d'éloquence qui court, sans simplicité ni limpidité, mais avec des affections de toutes sortes qu'il imprime dans les coeurs et esprits des auditeurs et des juges, qu'il faut tourner et changer en divers points ou bien les adoucir et les apaiser, délaisse, à bien regarder, la possibilité de peser et considérer le point et sujet principal de la cause, et s'amuse à recueillir des fleurs de rhétorique que le flux du discours' véhément de l'avocat a amenées avec passion dans son cours.

Mais rien ne nous émeut, ni la belle couleur, ni la douceur de leur voix bien accordée, ni la subtilité de leur esprit, ni la netteté de leur vie, ni la vivacité du sens et l'entendement de ces malheureux animaux. Non. Pour un peu de chair, nous leur ôtons la vie, le soleil, la lumière et le cours d'une vie préfixé par la nature : et nous pensons que les cris' qu'ils jettent de peur ne sont point articulés, qu'ils ne signifient rien, là où ce ne sont que prières, supplications et justifications de chacune de ces pauvres bêtes qui gémissent : si tu es contraint par nécessité, je ne te supplie point de me sauver la vie, mais si c'est par l'effet d'une volupté désordonnée, si c'est pour manger, tue-moi; si c'est pour manger par friandise, ne me tue point. O la grande cruauté! Comme il est horrible de voir la table des hommes riches servie et couverte par des cuisiniers et des sauciers qui préparent des corps morts, et plus horrible encore de la voir desservir, parce que le relief de ce qu'on emporte n'a plus rien à voir avec ce que l'on a mangé; ces pauvres bêtes-là ont été tuées pour rien. D'aucuns, évitant les viandes servies à table, ne veulent pas qu'on en tranche ni qu'on en coupe, les épargnant quand elles ne sont plus que chair là où ils ne les ont pas épargnées quand elles étaient encore bêtes vivantes, d'autres tiennent la nature pour cause et origine première de manger de la chair. Prouvons leur donc maintenant que cela ne peut être selon la nature de l'homme.

Tout d'abord, on peut montrer cela par la naturelle composition du corps humain, car il ne ressemble à nul des animaux que la nature a faits pour se paître de chair : il n'a ni bec crochu, ni ongles pointus, ni dents aiguës, ni un estomac si fort, ni les esprits si chauds pour pouvoir cuire et digérer la masse pesante de la chair crue; et quand il y aurait autre chose, la nature même, à l'égalité plate des dents unies, à la petite bouche, à la langue molle et douce et à la faiblesse de la chaleur naturelle et des esprits servant à la concoction, montre elle-même qu'elle n'approuve point chez l'homme l'usage de manger de la chair. Que si tu veux t'obstiner à soutenir que la nature t'a fait pour manger telle viande, tue-la donc toi-même le premier, je dis toi-même, sans user de couperet ni de couteau ni de cognée, mais comme font les loups, les ours et les lions qui, à mesure qu'ils mangent, tuent la bête aussi toi, tue-moi un boeuf à force de le mordre à belles dents, ou de la bouche un sanglier, déchire-moi un agneau ou un lièvre à belles griffes, et mange-le encore tout vif, ainsi que font ces bêtes-là; mais si tu attends qu'elles soient mortes pour en manger et as honte de chasser à belles dents l'âme présente de la chair que tu manges, pourquoi donc manges-tu ce qui a âme ? Mais encore qu'elle fût privée d'âme et toute morte, il n'y a personne qui eût le coeur d'en manger telle qu'elle est; mais on la fait bouillir, on la rôtit, on la transforme avec le feu et plusieurs drogues, altérant, déguisant et éteignant l'horreur du meurtre afin que le sentiment du goût trompé et déçu par tels déguisements ne refuse point ce qui lui est étrange.

Et certes, le Laconien jadis répondit à propos, lui qui, ayant acheté en une taverne un poisson, le donna au tavernier pour le lui préparer, et comme le tavernier demandait du vinaigre, du fromage et de l'huile pour ce faire : « Si j'eusse, dit-il, eu ce que tu me demandes, je n'eusse point acheté de poisson. » Mais nous nous mignardons si délicatement en cette horreur de meurtrir que nous appelons la chair, viande, et avons besoin d'autres viandes pour préparer la chair, y mêlant du vin, de l'huile, du miel, de la gelée, du vinaigre, ensevelissant à vrai dire un corps mort avec des sauces syriaques et arabiques; et les chairs étant ainsi mortifiées, attendries et par manière de dire, pourries, notre chaleur naturelle a beaucoup à faire à la cuire, et ne pouvant la cuire et digérer, elle nous engendre de bien dangereuses pesanteurs et des crudités qui nous amènent de graves maladies. Diogène fut si téméraire qu'il osa bien manger un poulpe tout cru afin d'ôter l'usage de préparer telles viandes par le feu. Ayant auprès et autour de lui plusieurs prêtres et d'autres hommes, il s'affubla la tête de sa cape et mit en sa bouche la chair de ce poulpe, disant : je fais ici un essai périlleux et me mets en danger pour vous. Vraiment, c'était un beau et louable danger, car il ne se hasardait point comme Pélopidas pour le recouvrement de la liberté de Thèbes, ni comme Arrnodius et Aristogiton pour celle d'Athènes, ce beau philosophe-là, combattant de l'estomac avec un poulpe, pour rendre la vie humaine plus bestiale et plus sauvage.

Manger de la chair nuit donc à la nature du corps, mais aussi grossit et épaissit les âmes par satiété et réplétion. Car l'usage du vin à boire et de la viande à manger à coeur saoul rend bien le corps plus fort et plus robuste, mais l'âme plus faible; et de peur que je ne me fasse l'ennemi de ceux qui font profession des exercices du corps, qu'on nomme athlètes, j'userai d'exemples de notre pays même, car ceux de l'Attique nous appellent, nous autres qui sommes du pays de la Béotie, grossiers, lourdauds et sots, principalement parce que nous mangeons beaucoup, comme Ménandre dit dans un passage

    • Ces gens qui ont les deux joues enflées.

Et Pindare :

    • Fais connaître par vraie preuve.

Ainsi nous évitons l'ancien reproche : porc béotien. Feu sec, âme très sage, disait Héraclite. Et puis les tonneaux vides résonnent quand on les frappe, mais quand ils sont pleins, ils ne répondent point aux coups qu'on leur donne. Les vases de cuivre ténu et délié rendent un son tout à l'entour quand on les frappe, jusqu'à ce qu'on vienne à boucher et obturer l'embouchure avec la main. L'ceil rempli d'humidité superflue s'obscurcit et son acuité diminue de beaucoup à faire son office. Quand nous regardons le soleil à travers un air humide et de grosses vapeurs indigestes, nous ne le voyons point pur ni clair, mais tout terni de lumière et comme plongé au fond d'une nue. Ainsi, à travers un corps tout brouillé, saoul, alourdi de nourriture et de viandes étranges et qui ne lui sont point naturelles, il est forcé que la lueur et la clarté de l'âme viennent à se ternir et se troubler jusqu'à en être aveuglé, n'ayant plus ni lumière ni force pour pouvoir pénétrer jusqu'à observer les finesses des choses, de celles qui sont minuscules, menues et difficiles à discerner.

Outre tout cela, ne vous semble-t-il pas que ce soit chose singulièrement recommandable que de s'accoutumer à l'humanité ? Car qui porterait tort et outrage à un homme, si, avec humanité, il s'est doucement pris d'affection pour les bêtes qui n'ont aucune communication ni par leur espèce ni par leur raison avec nous ? J'alléguais, en devisant il y a trois jours, le propos de Xénocrate, que les Athéniens condamnèrent à l'amende celui qui avait écorché vif un mouton; il me semble que celui qui torture et tourmente un vivant n'est pas pire que celui qui lui ôte la vie et le fait mourir, mais, à ce que je vois, nous ressentons plus ce qui est contre la coutume que contre la nature.

Mais toutes ces raisons que je déduis ainsi au hasard sont un peu trop grossières et vulgaires, car je crains de remuer en mes propos et toucher à la cause et origine de cette sentence, si pleine d'un contenu secret : qu'il ne faut point manger de chair. Elle est incroyablement malaisée à persuader aux hommes couards et timides, ainsi que dit Platon, à ceux qui ne sentent que le terrestre et le mortel, ni plus ni moins que le pilote craint et redoute de confier son navire à la mer en tourmente et le poète, de dresser une machine en un théâtre qui tourne toute la scène.

Ne vaudrait-il pas mieux, à la fin, toucher ou même crier tout haut ici les vers d'Empédocle, qui, en paroles couvertes, nous donne à entendre que les âmes sont attachées à des corps mortels en punition de meurtres, parce qu'elles ont mangé de la chair et se sont dévorées l'une l'autre, encore que cette sentence et cette opinion soit bien plus ancienne qu'Empédocle. Car ce que les poètes rapportent de Bacchus, démembré, des outrages et des atteintes que lui portèrent les Titans : certes, c'est une fable, dont le sens caché et retiré tend à démontrer la résurrection, car la part de nous-mêmes qui est brutale et privée de raison, violente et désordonnée, est celle qui n'est pas divine, mais appartient aux démons. Les Anciens l'ont appelée les Titans. C'est la part en nous qui est punie, et dont justice est faite