Textes de Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar ,de son vrai nom Marguerite Cleenewerck de Crayencour (1903-1983) ,écrivain français.

Texte extrait de : Le temps ce grand sculpteur

Une civilisation à cloisons étanches

Il nous est arrivé à tous de regarder avec horreur et dégoût les scènes d'exécution sur la place publique des peintures du Moyen Âge ou des gravures du XVIIe siècle. Il est arrivé aussi à beaucoup d'entre nous de passer vite, écœurés, dans quelque petite ville d'Espagne ou d'Orient, devant la boucherie locale, avec ses mouches, ses carcasses encore chaudes, ses bêtes vivantes attachées et tremblantes en face des bêtes mortes, et le sang s'écoulant dans le ruisseau de la rue. Notre civilisation à nous est à cloisons étanches : elle nous protège de tels spectacles.

À la Villette, aux chaînes n° 2 des nouveaux abattoirs, les veaux et les bovins, ces derniers après une chute brutale, sont suspendus en toute conscience avant l'exécution, ce qui permet (time is money) d'aller plus vite. Ce système est bien entendu interdit (par un décret du 16 avril 1964), ce qui n'empêche pas qu'il reste profitablement en usage. Les murs de nos nouveaux abattoirs (belle réalisation technique, à n'en pas douter, pourvue comme on voit de tous les perfectionnements) sont épais : nous ne voyons pas ces créatures se tordre de douleur ; nous n'entendons pas leurs cris, que ne supporterait pas le plus ardent amateur de bifteck. Les effets de la conscience publique sur la digestion ne sont pas à craindre.

Oscar Wilde a écrit quelque part que le pire crime était le manque d'imagination : l'être humain ne compatit pas aux maux dont il n'a pas l'expérience directe ou auxquels il n'a pas lui-même assisté. J'ai souvent pensé que les wagons plombés et les murs bien construits des camps de concentration ont assuré l'extension et la durée de crimes contre l'humanité qui auraient cessé plus vite s'ils avaient eu lieu en plein air et sous les yeux de tous. L'habitude, sur les places publiques du Moyen Âge et du Grand Siècle, mithridatisait assurément certains spectateurs ; il s'en trouvait toujours, pourtant, pour s'émouvoir, sinon protester tout haut, et leur murmure a fini par être entendu. Les exécuteurs des hautes œuvres de nos jours prennent mieux leurs précautions.

« Mais quoi », s'écrie le lecteur, déjà irrité ou amusé (certains lecteurs s'amusent de peu), « il s'agit de veaux et de vaches dont le nom seul est ridicule, comme on sait, et vous osez évoquer à leur propos les pires crimes contre l'humanité. » Oui, sans doute : tout acte de cruauté subi par des milliers de créatures vivantes est un crime contre l'humanité qu'il endurcit et brutalise un peu plus. Je crains qu'il ne soit pas, malheureusement, dans nos possibilités de Français d'interrompre immédiatement la guerre du Vietnam, d'empêcher la défoliation de la terre indochinoise, ou de panser les plaies de l'Inde et du Pakistan. Je crois au contraire que nous pouvons quelque chose pour faire cesser sous peu le cauchemar de la chaîne n° 2 à l'aide d'une autre chaîne, celle de la télévision. J'appelle de mes voeux un film plein de sang, de meuglements, et d'une épouvante trop authentique, qui fera peut-être plaisir à quelques sadiques, mais produira aussi quelques milliers de protestations.

J'ai écrit il y a quelques années la vie d'un certain Zénon, personnage imaginaire il est vrai, qui se refusait « à digérer des agonies ». C'est un peu en son nom que j'ai rédigé ces lignes.

Extrait de "Souvenirs pieux " :

Ce qui me paraît importer, c'est de posséder le sens d'une vie enfermée dans une forme différente. C'est déjà un gain immense de s'apercevoir que la vie n'est pas incluse seulement dans la forme en laquelle nous sommes accoutumés à vivre, qu'on peut avoir des ailes au lieu de bras, des yeux optiquement mieux organisés que les nôtres, au lieu de poumons des branchies. Ensuite il y a le mystère des migrations et des communications animales, le génie de certaines espèces [...] Et puis, il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l'animal qui ne possède rien, sauf la vie, que si souvent nous lui prenons.

Extrait de "Souvenirs pieux " :

Le riche aliment (le lait) sort d'une bête nourricière, symbole animal de la terre féconde, qui donne aux hommes non seulement son lait, mais plus tard, quand ses pis seront définitivement épuisés, sa maigre chair et finalement son cuir, ses tendons et ses os dont on fera de la colle et du noir animal. Elle mourra d'une mort presque toujours atroce, arrachée aux prés habituels, après le long voyage dans le wagon à bestiaux qui la cahotera vers l'abattoir, souvent meurtrie, privée d'eau, effrayée en tout cas par ces secousses et ces bruits nouveaux pour elle. Ou bien elle sera poussée en plein soleil, le long d'une route, par des hommes qui la piquent de leurs longs aiguillons, la malmènent si elle est rétive ; elle arrivera pantelante au lieu de l'exécution, la corde au cou, parfois l'œil crevé, remise entre les mains de tueurs que brutalise leur misérable métier et qui commenceront peut-être à la dépecer pas toute à fait morte.

Extrait tiré de "les yeux ouverts " :

Tu ne feras pas souffrir les animaux, ou du moins tu ne les feras souffrir que le moins possible, ils ont leurs droits et leur dignité comme toi-même », est une admonition bien modeste ; dans l'actuel état des esprits, elle est, hélas, quasi subversive. Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l'ignorance, l'indifférence, la cruauté, qui d'ailleurs ne s'exercent si souvent contre l'homme que parce qu'elles se sont fait la main sur les bêtes. Rappelons-nous, puisqu'il faut toujours tout ramener à nous-mêmes, qu'il y aurait moins d'enfants martyrs s'il y avait moins d'animaux torturés, moins de wagons plombés amenant à la mort les victimes de quelconques dictatures si nous n'avions pas pris l'habitude de fourgons où des bêtes agonisent sans nourriture et sans eau en route vers l'abattoir, moins de gibier humain descendu d'un coup de feu si le goût et l'habitude de tuer n'étaient l'apanage des chasseurs. Et dans l'humble mesure du possible, changeons (c'est-à-dire améliorons s'il se peut) la vie.

Extrait tiré de "les yeux ouverts" :

Je trouve atroce d'avoir à penser chaque année, vers la fin de l'hiver, au moment où les mères phoques mettent bas sur la banquise, que ce grand travail naturel s'accomplit au profit d'immédiats massacres, tout comme je ne nourris pas les tourterelles dans mon bois sans penser que soixante millions d'entre elles tomberont cet automne sous les coups des chasseurs. Il faut « limiter la prolifération des espèces », comme disent les gens qui ne songent jamais à limiter la leur. Jusqu'à un certain point, nous sommes tous d'accord, mais je songe aux millions de pigeons migrateurs (passenger pigeons) qui couvraient de leur vol le ciel des États-Unis : c'est une espèce aujourd'hui éteinte, dont il ne subsiste qu'un misérable spécimen empaillé, dans un musée de la Nouvelle-Angleterre, le reste s'étant changé en fricassées et en plumes de chapeaux.

Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'auraient supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d'échapper, nous ferions sans doute plus attention à l'immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun [...] Et sous les splendides couleurs de l'automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d'un bois pour s'épargner la peine de marcher, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable avec une « pinte » de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les animaux dont il rapportera le soir la dépouille sanglante, attachée sur son capot, je me dis que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux « Mylaï » [village vietnamien dont la population fut massacrée par un détachement américain]. En tout cas, ce n'est plus un « homo sapiens ».

Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ?

Qui sait si l'âme du fils d'Adam va en haut, et si l'âme des bêtes va en bas ?

Ecclésiaste, III, 21.

Un conte des Mille et Une Nuits rapporte que la Terre et les animaux tremblèrent le jour où Dieu créa l'homme. Cette admirable vision de poète prend toute sa valeur pour nous, qui savons, bien mieux que le conteur arabe du Moyen Âge, à quel point la Terre et les animaux avaient raison de trembler. Quand je vois du bétail et des chevaux dans un champ, beau spectacle senti de tout temps par les peintres et les poètes comme « une idylle », mais devenu rare, hélas, dans notre milieu occidental, quand il m'arrive même de voir quelques poules picorant encore librement dans une cour de ferme, je me dis, certes, que ces bêtes sacrifiées à l’appétit de l'homme, ou usées à son service, mourront un jour « de mâle mort », saignées, assommées, étranglées, ou, selon l'ancien usage, quand il s'agit de chevaux qu'on n'envoie pas aux « boucheries chevalines », tuées d'un coup de feu le plus souvent maladroit, qui n'est presque jamais un véritable « coup de grâce », abandonnées dans les solitudes de la sierra, comme le font encore les paysans de Madère, ou même (en quel pays m'a-t-on raconté le fait ?) poussées à la pointe de l'aiguillon vers le précipice où elles s'abîmeront fracassées.

Mais je me dis aussi qu'en ce moment, et peut-être pendant des mois ou des années encore, ces bêtes auront vécu en plein air, en plein soleil ou en pleine nuit, maltraitées souvent, bien traitées parfois, parcourant à peu près normales cycles de leur existence animale, comme nous nous résignons à accomplir les cycles de notre propre vie. Mais cette relative « normalité » n'est plus de mise chez nous, où l'effroyable surproduction (qui finalement d'ailleurs avilit aussi et tue l'homme) fait des animaux des produits fabriqués à la chaîne, vivant leur brève et pauvre existence (il faut bien que l'éleveur rentre dans ses frais le plus tôt possible) dans l'insupportable éclat de la lumière électrique, bourrés d'hormones dont leur viande nous transmet les dangers, pondant et « faisant sous eux », comme le disaient autrefois les infirmières et les nourrices, privés, dans le cas des volailles confinées les unes contre les autres, du bec et des ongles que, durant leur horrible vie empaquetée, elles tourneraient contre leurs compagnes de misère ; ou encore, comme les beaux chevaux de la Garde Républicaine, vieillis et cassés, envoyés agoniser, parfois deux ans, dans une stalle de l'Institut Pasteur, avec pour seule diversion d'être saignés chaque jour, jusqu'à ce qu'enfin, vides de sang, ils s'effondrent, loques chevalines victimes de nos progrès dans l'immunologie, et les hommes de la Garde eux-mêmes s'écrient : « Nous aimerions beaucoup mieux qu'on les envoie tout droit à la boucherie ! »

Et, certes, nous avons presque tous utilisé des sérums, tout en appelant de nos vœux l'époque où ce progrès médical passera de mode, comme tant d'autres ont passé ; la plupart d'entre nous mangent de la viande, mais certains s'y refusent, et songent, doucement ironiques, à tous les déchets de l'épouvante et de l'agonie, à toutes les cellules usées d'un cycle nutritif arrivé à sa fin aboutissant aux mâchoires de ces dévorateurs de biftecks.

Ici comme ailleurs, l'équilibre a été rompu ; l'horrible matière première animale est un fait nouveau, comme la forêt anéantie pour fournir la pâte nécessaire à nos quotidiens et à nos hebdomadaires gonflés de réclames et de fausses nouvelles ; comme nos océans où le poisson est sacrifié aux pétroliers. Pendant des millénaires, l'homme a considéré la bête comme sa chose, mais un étroit contact subsistait. Le cavalier aimait, tout en en abusant, sa monture ; le chasseur d'autrefois connaissait les modes de vie du gibier, et « aimait » à sa manière les bêtes qu'il se faisait gloire d'abattre : une sorte de familiarité se mêlait à l'horreur ; la vache envoyée chez le boucher une fois définitivement vide de lait, le cochon saigné pour la fête de Noël (et la femme du manant du Moyen Âge s'assied traditionnellement sur ses pattes pour l'empêcher de gigoter), ont été d'abord « les pauvres bêtes » pour lesquelles on allait couper l'herbe ou dont on préparait le repas de déchets. Pour plus d'une fermière, la vache contre laquelle elle s'appuyait pour traire a été une sorte de muette amie. Les lapins en cage n'étaient qu'à deux pas du garde-manger où ils finiraient, « hachés menu comme chair à pâté », mais ils étaient entre-temps ces bêtes dont on aimait à voir remuer les babines roses quand à travers leur grille on leur tendait des feuilles de laitue.

Nous avons changé tout cela : les enfants des villes n'ont Jamais vu une vache ou un mouton ; or, on n'aime pas ce dont on n'a jamais eu l'occasion de s'approcher ou qu'on n'a jamais caressé. Le cheval, pour un Parisien, n'est plus guère que cette bête mythologique, dopée et poussée au-delà de ses forces, sur laquelle on gagne un peu d'argent quand on a misé juste à l'occasion d'un grand prix. Débitée en tranches soigneusement enveloppées de papier cristal dans un supermarché, ou conservée en boîte, la chair de l'animal cesse d'être sentie comme ayant été vivante. On en vient à se dire que nos étals de boucherie, où pendent à des crocs des quartiers de bêtes qui ont à peine fini de saigner, si atroces pour qui n'en a pas l'habitude que certains de mes amis étrangers change de trottoir, à Paris, en les apercevant de loin, sont peut-être une bonne chose, en tant que témoignages visibles de la violence faite à l'animal par l'homme.

De même, les manteaux de fourrure présentés avec des soins exquis dans les vitrines des grands fourreurs semblent à mille lieues du phoque assommé sur la banquise, à coups de matraque, ou du raton laveur pris dans une trappe et se rongeant une patte pour essayer de recouvrer la liberté. La belle qui se maquille ne sait pas que ses cosmétiques ont été essayés sur des lapins ou des cobayes morts sacrifiés ou aveugles. L'inconscience, e conséquemment la bonne conscience, de l'acheteur ou de l'acheteuse est totale, comme est totale, par ignorance de ce dont ils parlent et par manque d'imagination, l'innocence de ceux qui prennent la peine de justifier les goulags de diverses espèces, ou qui préconisent l'emploi de l'arme atomique. Une civilisation de plus en plus éloignée du réel fait de plus en plus de victimes, y compris elle-même.

Et cependant, l'amour des animaux est aussi vieux que la race humaine. Des milliers de témoignages écrits ou parlés, d' œuvres d'art et de gestes aperçus en font foi. Il aimait son âne, ce paysan marocain qui venait de l'entendre condamner à mort, parce qu'il avait, des semaines durant, versé sur ses longues oreilles couvertes de plaies de l'huile de carburant, jugée plus efficace, étant plus chère, que l'huile d'olive qui abonde dans sa petite ferme. L'horrible nécrose des oreilles avait peu à peu pourri l'animal tout entier, qui n'avait plus longtemps à vivre, mais continuerait jusqu'au bout sa tâche, l'homme étant trop pauvre pour consentir à le sacrifier. Il aimait son cheval, ce riche avare, qui amenait à la consultation gratuite du vétérinaire européen la belle bête à robe grise, fierté des jours de fantasia, dont une nourriture mal choisie semblait avoir été le seul mal. Il aimait son chien, ce paysan portugais portant chaque matin dans ses bras son berger allemand à la hanche cassée, pour l'avoir près de lui pendant sa longue journée de jardinier et le nourrir des restes de la cuisine. Ils aiment les oiseaux, ce vieux monsieur ou cette vieille dame des maigres parcs parisiens, nourrissant des pigeons, et dont on se moque bien à tort, puisqu'ils rentrent grâce à ces battements d'ailes autour d'eux en rapport avec l'univers. Il aimait les animaux, l'homme de L'Ecclésiaste, se demandant si l'âme des bêtes va en bas ; Léonard libérant des oiseaux prisonniers sur un marché de Florence, ou encore cette Chinoise d'il y a mille ans, trouvant dans un coin de la cour une énorme cage contenant une centaine de moineaux, parce que son médecin recommandait qu'elle mangeât chaque jour une cervelle encore tiède. Elle ouvrit toutes grandes les portes de la cage. «Que suis-je pour me préférer à tant de ces bestioles ? » Les options que nous avons sans cesse à prendre, d’autres les ont prises avant nous.

Il semble qu'une des formidables causes de la souffrance animale, en Occident du moins, ait été l'injonction biblique de Jéhovah à Adam avant la faute, lui montrant le peuple des animaux, les lui faisant nommer, et l'en déclarant maître et seigneur. Cette scène mythique a toujours été interprétée par le chrétien et le juif orthodoxes comme une permission de mettre en coupe réglée ces milliers d'espèces qui expriment, par leurs formes différentes des nôtres, l'infinie variété de la vie, et par leur organisation interne, leur pouvoir d'agir, de jouir et de souffrir, l'évidente unité de celle-ci. Et cependant, il eût été bien facile d'interpréter le vieux mythe autrement : cet Adam, encore intouché par la chute, aurait aussi bien pu se sentir promu au rang de protecteur, d'arbitre, de modérateur de la création tout entière, utilisant les dons qui lui avaient été faits en surplus, ou différemment, de ceux octroyés aux animaux, pour parachever et maintenir le bel équilibre du monde, dont Dieu l'avait fait, non le tyran, mais l'intendant.

Le christianisme aurait insisté sur les sublimes légendes qui mêlent l'animal à l'homme ; le bœuf et l'âne échauffant l'enfant jésus de leur souffle ; le lion ensevelissant pieusement le corps des anachorètes, ou servant de bête de trait et de chien de garde à saint Jérôme ; les corbeaux nourrissant les Pères du désert, et le chien de saint Roch son maître malade ; le loup, les oiseaux et les poissons de saint François, les bêtes des bois cherchant protection auprès de saint Blaise, la prière pour ces animaux de Césarée ou le cerf porteur de croix qui convertit saint Hubert (c'est une des plus cruelles ironies du folklore religieux que ce saint soit devenu entre-temps le patron des chasseurs). Ou encore les saints d'Irlande et des Hébrides ramenant sur le rivage et soignant des hérons blessés, protégeant les cerfs aux abois, et mourant en fraternisant avec un cheval blanc. Il y avait dans le christianisme tous les éléments d'un folklore animal presque aussi riche que celui du bouddhisme, mais le sec dogmatisme et la priorité donnée à l'égoïsme humain l'ont emporté. Il semble que sur ce point un mouvement supposé rationaliste et laïque, l'humanisme, au sens récent et abusif du mot, qui prétend n'accorder d'intérêt qu'aux réalisations humaines, hérite directement de ce christianisme appauvri, auquel la connaissance et l'amour du reste des êtres ont été retirés.

D'autre part, une théorie différente allait se mettre au service de ceux pour qui l'animal ne mérite aucune aide et se trouve démuni de la dignité qu'en principe, du moins, et sur papier, nous accordons à chaque homme. En France, et dans tout pays influencé par la culture française, l'animal-machine de Descartes est devenu un article de foi d'autant plus facile à accepter qu'il favorisait l'exploitation et l'indifférence. Là aussi, on peut se demander si l'assertion de Descartes n'a pas été reçue au niveau le plus bas. L'animal-machine, certes, mais ni plus ni moins que l'homme lui-même n'est qu'une machine, machine à produire et à ordonnancer les actions, les pulsions et les réactions qui constituent les sensations de chaud et de froid, de faim et de satisfaction digestive, les poussées sexuelles, et aussi la douleur, la fatigue, la terreur, que les animaux éprouvent comme nous le faisons nous-mêmes. La bête est machine ; l'homme aussi, et c'est sans doute la crainte de blasphémer l'âme immortelle qui a empêché Descartes d'aller ouvertement plus loin dans cette hypothèse, qui eût jeté les bases d'une physiologie et d'une zoologie authentiques. Et Léonard, si Descartes avait été à même de connaître ses Cahiers, lui eût soufflé qu'à la limite Dieu lui-même est « le premier moteur ».

J’ai évoqué un peu longuement le drame de l'animal et ses causes premières. Dans l'état présent de la question, à une époque où nos abus s'aggravent sur ce point comme sur tant d'autres, on peut se demander si une Déclaration des droits de l'animal va être utile. Je l'accueille avec joie, mais déjà de bons esprits murmurent : « Voici près de deux cents ans qu'a été proclamée une Déclaration des droits de l'homme, qu'en est-il résulté ? Aucun temps n'a été plus concentrationnaire, plus porté aux destructions massives de vies humaines, plus prêt à dégrader, jusque chez ses victimes elles-mêmes, la notion d'humanité. Sied-il de promulguer en faveur de l'animal un autre document de ce type, qui sera — tant que l'homme lui-même n'aura pas changé —, aussi vain que la Déclaration des droits de l'homme ? » Je crois que oui. Je crois qu'il convient toujours de promulguer ou de réaffirmer les Lois véritables, qui n'en seront pas moins enfreintes, mais en laissant çà et là aux transgresseurs le sentiment d'avoir mal fait. « Tu ne tueras pas. » Toute l'histoire, dont nous sommes si fiers, est une perpétuelle infraction à cette loi.

« Tu ne feras pas souffrir les animaux, ou du moins tu ne les feras souffrir que le moins possible. Ils ont leurs droits et leur dignité comme toi-même », est assurément une admonition bien modeste ; dans l'état actuel des esprits, elle est, hélas, quasi subversive. Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l'ignorance, l'indifférence, la cruauté, qui d'ailleurs ne s'exercent si souvent contre l'homme que parce qu'elles se sont fait la main sur les bêtes. Rappelons-nous, puisqu'il faut toujours tout ramener à nous-mêmes, qu'il y aurait moins d'enfants martyrs s'il y avait moins d'animaux torturés, moins de wagons plombés amenant à la mort les victimes de quelconques dictatures, si nous n'avions pas pris l'habitude de fourgons où des bêtes agonisent sans nourriture et sans eau en route vers l'abattoir, moins de gibier humain descendu d'un coup de feu si le goût et l'habitude de tuer n'étaient l'apanage des chasseurs. Et dans l'humble mesure du possible, changeons (c'est à dire améliorons s'il se peut) la vie.

Chasse, vanité, jactance et férocité innée de l'homme

Née du besoin d'une nourriture carnée et de la nécessité de se défendre contre les grands fauves, la chasse est devenue un art, le plus ancien de tous, une passion aussi. L’homme a trouvé à y satisfaire son goût du risque et des prouesses physiques, sa vanité et sa jactance, et surtout sa férocité innée. Promu citadin, il y a vu la chance de se replonger périodiquement dans l'habitat barbare qu'il n'a pas au fond cessé de regretter. Il a enrichi ces jeux violents des plaisirs savants du dressage ; il y a associé des chevaux, des chiens, parfois des oiseaux de proie. Il en a fait une école de ruse, une épreuve d'endurance, souvent une occasion de faste. Il n'a jamais cessé d'y mêler les sentiments du sacré. Les sonneries de cor de la messe de la Saint-Hubert (ce saint dont la légende aurait dû dégoûter tout chrétien de la chasse) continuent une tradition qui remonte aux peintures d'animaux tracées à fins magiques par les sorciers de la préhistoire, et aux prières de la tribu à la veille des expéditions de chasse. (...)

Mais feuilletez ce texte, et vous vous sentirez sorti des dates et de l'histoire, transporté dans un univers qui connaît l'alternance du jour et de la nuit, le passage des saisons, mais ne sait rien de l'horloge des siècles. Voici ce monde plus ancien et plus jeune que nous, neuf à chaque aurore, que l'homme a décimé et persécuté depuis le temps des chasseurs en chlamyde ou en justaucorps, qui du moins avaient l'excuse de croire en l'abondance inépuisable de la nature, cette excuse que nous n'avons plus, nous qui continuons non seulement à détruire les bêtes, mais travaillons à anéantir la nature elle-même. Voici ce monde que nous retrouvons avec un battement de cœur, chaque fois que, sortis à l'aube, nous apercevons un chevreuil rôdant à l'orée des bois, ou des renardeaux jouant dans l'herbe. Voici la trace du sabot et de la griffe sur le sable, l'eau lapée au crépuscule, les prunelles luisant sous les feuilles, le rut nouant dans la forêt les amants sauvages et fauves. Voici la race variée des chiens ; voici le peuple des chevaux, vassaux héroïques et fidèles de l'homme. Voici le lion innocent qui déchiquette paisiblement sa proie ; voici le cerf debout, le cou tendu protégeant sa harde, tout noir sur la pâleur de l'aube...

Extrait de :

"Oppien ou les chasses",

Le temps, ce grand sculpteur

Rencontres animales

Le printemps venu, ils se mirent tous au travail des champs. Ce fut d'abord l'époque où les oiseaux migrateurs remontent vers le nord; les enfants de l'Indien, qui était habile à tirer de l'arc, venaient avec des oies sauvages tuées en plein vol, qu'ils troquaient contre le blé qui restait. D'autres fois, ils apportaient des lapins qu'ils avaient assommés à coups de massue ou jetés bas à coups de fronde; c'était un de leurs jeux favoris. La poudre étant rare, on tuait le plus souvent les grands animaux des bois en creusant des fosses couvertes de branchages où la bête agonisait les jambes parfois brisées par sa chute, ou empalée à des pieux disposés au fond, jusqu'à ce qu'on vînt l'achever au couteau. Nathanaël se chargea une fois de cet office, et le fit si mal qu'on ne le lui délégua plus. Dans l'eau presque toujours calme de la crique, on construisait à l'aide de haies d'épines ou de roseaux une sorte de labyrinthe dans lequel les poissons se trouvaient pris; on les traînait à terre dans une nasse, tressautants et suffoqués, à moins qu'on ne les assommât à coups de rames. Nathanaël préférait à la pêche le ramassage des baies, si abondantes en saison que la couleur des landes en était changée; ses mains et celles de Foy étaient rougies par le jus des fraises, bleuies par celui des myrtilles trop mûres. Bien que les ours fussent rares dans l'île, où ils ne s'aventuraient guère qu'en hiver, soutenus par la glace, Nathanaël en vit un, en pleine solitude, ramassant dans sa large patte toutes les framboises d'un buisson et les portant à sa gueule avec un plaisir si délicat qu'il le ressentit comme sien. Ces puissantes bêtes gavées de fruits et de miel n'étaient pas à craindre tant qu'elles ne se sentaient pas menacées. Il ne parla à personne de cette rencontre, comme s'il y avait eu entre l'animal et lui un pacte.

Il ne parla pas non plus du renardeau rencontré dans une clairière, qui le regarda avec une curiosité quasi amicale, sans bouger, les oreilles dressées comme celles d'un chien. Il garda le secret de la partie du bois où il avait vu des couleuvres, de peur que le vieux s'avisât de tuer ce qu'il appelait « cette varmine ». Le garçon chérissait de même les arbres ; il les plaignait, si grands et si majestueux qu'ils fussent, d'être incapables de fuir ou de se défendre, livrés à la hache du plus chétif bûcheron. Il n'avait personne à qui confier ces sentiments-là, pas même Foy.

Extrait de :

Un homme obscur. Une belle matinée

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Extrait de: Les yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey.

Tout comme Zénon, il me déplaît de « digérer des agonies »

UNE POLITIQUE POUR DEMAIN

MATTHIEU GALEY - Ne vous êtes-vous pas intéressée aussi à la lutte pour l'assainissement des produits alimentaires?

MARGUERITE YOURCENAR - Assurément. Le nom de Nader est à peine connu en France; ici, cet avocat qui lutte depuis des années contre la fraude alimentaire est une célébrité. Mais de ces différents groupes qui combattent pour assainir et démythifier les aliments qu'on nous vend, celui auquel j'appartiens porte le nom tout simple d'association des ménagères : Homemakers Associations. Ces femmes — toutes sont bénévoles — travaillent à polycopier leurs rapports mensuels ou bimensuels, assistent à toutes les séances des comités gouvernementaux sur l'alimentation, s'instruisent pour vérifier les techniques des producteurs de viande, d'aliments en boîtes ou congelés, et j'en oublie.

De tels travaux touchent d'ailleurs de très près aux préoccupations humanitaires : l'élevage du veau, pour obtenir cette délicate viande blanche, fait une torture de la courte et misérable vie de cet animal; les poules qui pondent « à la chaîne », sous le flot d'un éclairage électrique de jour et de nuit, et auxquelles on enlève le bec pour qu'elles ne puissent blesser leurs voisines serrées contre elles, subissent un supplice qui ne produit du reste que des oeufs insipides, et probablement nocifs, puisqu'ils proviennent de bêtes malades. Mais ces travaux touchent aussi à la question des masses et à leur mise en garde contre les technologies malsaines, destinées à enrichir quelques producteurs.

En ce qui me concerne, je suis végétarienne à quatre-vingt-quinze pour cent. L'exception principale serait le poisson, que je mange peut-être deux fois par semaine pour varier un peu mon régime et en n'ignorant pas, d'ailleurs, que dans la mer telle que nous l'avons faite le poisson est lui aussi contaminé. Mais je n'oublie surtout pas l'agonie du poisson tiré par la ligne ou tressautant sur le pont d'une barque. Tout comme Zénon, il me déplaît de « digérer des agonies ». En tout cas, le moins de volaille possible, et presque uniquement les jours où l'on offre un repas à quelqu'un; pas de veau, pas d'agneau, pas de porc, sauf en de rares occasions un sandwich au jambon mangé au bord d'une route; et naturellement pas de gibier, ni de boeuf, bien entendu.

Pourquoi, bien entendu ?

—Parce que j'ai un profond sentiment d'attachement et de respect pour l'animal dont la femelle nous donne le lait et représente la fertilité de la terre. Curieusement, dès ma petite enfance, j'ai refusé de manger de la viande et on a eu la grande sagesse de ne pas m'obliger à le faire. Plus tard, vers la quinzième année, à l'âge où l'on veut « être comme tout le monde », j'ai changé d'avis; puis, vers quarante ans, je suis revenue à mon point de vue de la sixième année.

Mais cette question de la surveillance des aliments offerts au public touche aussi de très près à la défense des droits de l'homme. Pendant des années, nous n'avons pas mangé de raisin dans cette maison, pour suivre les directives de César Chavaz.

Qui est César Chavaz?

— Un émigré mexicain, qui a pris en main le sort des 288 ouvriers de son pays, émigrés aux Etats-Unis, illégalement le plus souvent, surtout en Californie, et qui vont de ferme en ferme récolter le raisin. C'est précisément parce que leur statut est illégal qu'on a beaucoup abusé d'eux. Le conflit du raisin a été à peu près résolu, non sans violences, mais les grands propriétaires de vignobles ont dû faire des concessions.

Chavaz s'est ensuite occupé des ouvriers migrants, chargés de la récolte des tomates et des laitues. Ceux qui s'intéressent à cette cause — dont je suis — n'achètent guère de laitues ni de tomates, sauf lorsqu'elles viennent des petites fermes de la région, quand on peut vérifier sur les caisses le nom du producteur et l'origine du produit.

Est-ce là votre seule action de ce genre?

—Non. Je me suis occupée aussi du boycott des produits lactés, destinés à l'alimentation des nourrissons dans le Tiers Monde. Certaines sociétés très connues envoient là-bas des commis-voyageurs féminins en blouses blanches que les humbles femmes des villages de la brousse ou des campements nomades prennent pour des infirmières. Ces gens achètent à prix d'or (pour eux) des aliments qu'ils croient merveilleux et qui détournent les femmes de l'allaitement naturel. De plus, en usant parcimonieusement de ces produits parce qu'ils sont chers, elles sous-alimentent leurs enfants ou les rendent malades, car elles délayent ces poudres dans de l'eau polluée.

Mon intérêt pour cette lutte vient d'être ranimé par le récent séjour à Petite-Plaisance d'un ami d'autrefois, qui m'avait naguère accueillie en Laponie, un médecin suédois bien connu, maintenant chargé par l'ONU d'étudier les besoins des populations nomades dans le monde entier. Il connaît bien mieux que moi les effets nocifs de ces pratiques et préconise d'autant plus l'allaitement maternel qu'il est aujourd'hui prouvé, comme le pensaient en Europe les bonnes femmes de jadis, qu'il s'agit là d'une sorte de contraception naturelle. Mais pourquoi insister sur ce genre d'activités que tant d'autres poursuivent avec plus d'insistance que moi ? Beaucoup d'écrivains ont eu les mêmes préoccupations : Rousseau a lutté contre les artifices et les inégalités de son temps, et dans ce sens il a ouvert la voie à Tolstoï, qui a longtemps porté autour de son cou une médaille du réformateur suisse . En Angleterre, ce sont des écrivains, de Ruskin à William Morris ou Dickens, qui ont pris en charge l'initiative de réformes sociales.

En Russie ce n'est pourtant pas Tolstoï qui a fait la révolution?

—Non, car il l'eût sans doute mieux faite. Je n'idolâtre pas les révolutions. Elles produisent finalement leurs réactions, plus virulentes encore, et presque inévitablement elles s'enlisent aussi dans des sociétés fonctionnarisées, hiérarchisées, et pour finir dans des « goulags ». Ce sont les réformes et non les révolutions qui améliorent le monde. Quand on pense aux formidables massacres ou décimations dans la paysannerie russe du Sud, on s'aperçoit que le tsar Staline ne valait ni plus ni moins que le petit Père Ivan le Terrible, et que sans doute Ivan n'a pas été moins adulé.

Vous rejoignez le mysticisme de Soljenitsyne.

—Ce mysticisme est une réaction naturelle de l'homme pris dans les impostures et les erreurs d'un régime, d'une société qui le traque ou l'emprisonne. Comme André Gide, qu'on n'accusait guère d'être un mystique, je pense que le problème social est plus important que le problème politique, et le problème moral plus important que le problème social. On en revient toujours à la lutte contre le bien et le mal.

—Avez-vous jamais eu une activité politique?

—Aux termes précis du mot, non, et je viens de dire pourquoi.

Avez-vous jamais voté en France?

—Non, du fait que je n'ai jamais vécu de façon fixe en France, depuis mon adolescence. Ici, je vote, tout en me disant que, ce faisant, je prends souvent parti sur des problèmes biaisés et des hommes dont je ne puis juger la valeur. Les Démocrates et les Républicains se passent ici leurs opinions de pères en fils, si bien qu'on a parfois l'impression qu'il s'agit de deux clans plutôt que de deux partis, et les indépendants les meilleurs et les plus intelligents n'ont jamais pu se faufiler entre ces blocs. Les deux partis ont tellement changé au cours d'un siècle qu'on ne peut plus guère parler d'un programme opposé à un programme; en principe tout au moins, les Démocrates sont un peu plus libéraux que les Républicains, qui tendent à faire la politique des grands trusts. En pratique, comme toujours, tout dépend de l'individu en question, mais lui-même dépend des fils qui animent bon gré mal gré les pantins politiques. Un peu de bon, un peu de bien, un peu d'utile se fait quand même dans cette immense pagaille. Les foules vites agitées par un incident quelconque (le Vietnam, le Watergate, le drame des otages en Iran, par exemple) retombent bientôt dans leur inertie ou dans le petit souci de ses affaires à soi. Les fanatismes plus ou moins masqués, plus ou moins larvés, n'attendent que leur moment pour reparaître tout armés (je pense par exemple à l'évidente recrudescence des activités du « Klan »); les intérêts particuliers se font passer pour des intérêts publics. Le coût des élections et des reélections est tel que toute démocratie de ce type est en fait une ploutocratie. La corruption est presque un sine qua non de la politique. Mais, de quel pays parlais-je ? Des Etats-Unis ? Ou d'une autre démocratie, peu importe laquelle, ou peut-être de la Rome au temps de Marius et de Sylla ?

Vous participez aussi à des campagnes humanitaires?

—La première idée qu'on s'en est faite en France remonte à une lettre que j'ai publiée dans Le Monde, je crois, au sujet du massacre des phoques. En réalité, ma participation constante à ce genre d'efforts a commencé beaucoup plus tôt, mais le massacre des phoques nouveau-nés a justement frappé l'imagination des masses. C'est devenu l'un des symboles de notre brutalité envers la nature, pour des raisons futiles et indéfendables. On voit les profiteurs de ces atrocités : quelques compagnies canadiennes et norvégiennes, opérant autour de Saint-Pierre-et-Miquelon, de Terre-Neuve et dans le Labrador — depuis qu'heureusement la baie de Fundy a été close aux bouchers; quelques compagnies américaines, dans les Pribiloff, vendant aux femmes et quelquefois aux hommes des jaquettes de fourrure qu'ils ne devraient pas acheter, ou d'horribles babioles représentant des petits trolls, des petits animaux plus ou moins comiques, faits d'une touffe de fourrure des bêtes massacrées; il paraît aussi que l'huile de phoque dénaturée entre comme crypto-élément dans certaines margarines. On nous dit que la population locale, qui va assommer les phoques nouveau-nés sur la glace, et parfois les écorche et les découpe à demi vivants (les bêtes épouvantées « font le mort » comme on sait), a besoin de ces sanglants profits pour vivre; qu'on lui trouve donc d'autres industries locales non polluantes : on n'a pas le droit de combiner les maux de l'âge atomique et la sauvagerie de l'âge de la pierre. Nous avons au moins réussi à ce que ni l'Italie, ni l'Allemagne, ni la Hollande n'achètent désormais de fourrures de phoques, et j'espère que la même chose se fera en France, si ce n'est déjà fait. Je trouve atroce d'avoir à penser chaque année, vers la fin de l'hiver, au moment où les mères phoques mettent bas sur la banquise, que ce grand travail naturel s'accomplit au profit d'immédiats massacres, tout comme je ne nourris pas les tourterelles dans mon bois sans penser que soixante millions d'entre elles tomberont cet automne sous les coups des chasseurs. Il faut « limiter la prolifération des espèces », comme disent les gens qui ne songent jamais à limiter la leur. Jusqu'à un certain point, nous sommes tous d'accord, mais je songe aux millions de pigeons migrateurs (passenger pigeons) qui couvraient de leur vol le ciel des Etats-Unis : c'est une espèce aujourd'hui éteinte, dont il ne subsiste qu'un misérable spécimen empaillé, dans un musée de la Nouvelle-Angleterre, le reste s'étant changé en fricassées et en plumes de chapeaux.

Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d'échapper, nous ferions sans doute plus attention à l'immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun — dérisoire parce qu'elle va à l'encontre du but, qui serait de les améliorer, de les rééduquer, de faire d'eux des êtres humains. Et sous les splendides couleurs de l'automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d'un bois pour s'épargner la peine de marcher, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable, avec une « pint » de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les. animaux dont il rapportera le soir la dépouille sanglante, attachée sur son capot, je me dis que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux « Mylaï » de l'avenir . En tout cas, ce n'est plus un homo sapiens.

Comment participez-vous à ces campagnes?

—Par des dons d'argent, les plus larges possible, par des lettres ou des télégrammes envoyés aux groupes responsables, par la parole quand l'occasion s'en présente, c'est-à-dire quand les gens veulent entendre, et enfin, par ce que je fais ici en ce moment, par le livre. Mais ces causes harassantes ne doivent pas nous faire oublier que plus essentielle peut-être est la tâche de protection, l'acquisition, pour le bien public, d'espaces encore propres et vierges, en Alaska par exemple, ou le long de ce qu'on appelle ici « la barrière des îles » sur la côte américaine. Il faut également lutter contre la destruction des forêts, ce complexe et merveilleux ensemble d'êtres vivants, qu'on remplace par la sylviculture industrielle dont nous avons déjà parlé. On fait pousser des rangées de sapins qu'on abattra dans cinq ans pour produire de la pâte à papier (sur laquelle, hélas, on imprimera ceci), et on détruit à l'aide d'herbicides les autres essences végétales qui assuraient pourtant la stabilité de la forêt et la sauvegardaient des contagions d'un arbre à l'autre. J'appartiens à l'une des sociétés qui achètent des terres pour créer des réserves d'air et d'eau impolluées et de vie tant végétale qu'animale. Nous possédons ici plusieurs îles de la côte.

N'est-ce pas un combat d'arrière-garde?

—D'avant-garde plutôt, car il s'agit de préparer pour demain un monde plus propre et plus pur.

N'est-il pas trop tard?

—Il ne sera jamais trop tard pour tenter de bien faire, tant qu'il y aura sur terre un arbre, une bête ou un homme.

LA SYMPATHIE PAR L'INTELLIGENCE

(...)

MATTHIEU GALEY - (...) Mais quand vous aurez achevé cet ouvrage*, n'aurez-vous pas l'impression d'avoir clos une oeuvre?

MARGUERITE YOURCENAR - Je ne clos jamais rien, même pas ma porte. J'ai d'autres livres et d'autres titres en tête, que je n'aurai probablement pas le temps d'écrire, mais il faut bien qu'il y ait dans notre oeuvre quelque chose d'inachevé, tout comme cette ligne interrompue que les potiers mexicains laissent dans leurs dessins, pour empêcher que l'esprit en devienne prisonnier. De ces titres, je ne citerai qu'un seul, un ouvrage qui s'appellerait Paysage avec des animaux, et qui traiterait de l'animal dans la vie et dans l'histoire. On n'y rencontrerait les humains que dans leurs rapports avec l'animal, ceux qui se sont servis d'eux, parfois même dans leurs crimes contre l'homme (je pense par exemple aux chrétiens livrés aux bêtes, mais aussi à cette miniature, pour moi terrifiante, de Fouquet, où l'on voit Philippe-Auguste, sur un cheval caparaçonné de velours bleu, regardant de près brûler des hérétiques; la fumée a dû gêner le cheval innocent). On y rencontrerait également ceux qui ont aimé les animaux et ceux qui n'ont pas su les aimer.

Pourquoi cet intérêt pour les animaux?

—Je crois l'avoir déjà indiqué. En termes plus abstraits, si vous le voulez, ce qui me paraît importer, c'est de posséder le sens d'une vie enfermée dans une forme différente. C'est déjà un gain immense de s'apercevoir que la vie n'est pas incluse seulement dans la forme en laquelle nous sommes accoutumés à vivre, qu'on peut avoir des ailes au lieu de bras, des yeux optiquement mieux organisés que les nôtres, au lieu de poumons des branchies. Ensuite, il y a le mystère des migrations et des communications animales, le génie de certaines espèces (le cerveau du dauphin égal au nôtre, mais appréhendant sûrement du monde une image différente de celle que nous nous en faisons), la manière dont l'animal s'est adapté au cours de millions de siècles dans des environnements perpétuellement changés, et s'adapte encore, ou se désadapte pour mourir, dans le monde tel que nous l'avons fait.

Et puis, il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l'animal qui ne possède rien, sauf la vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l'animal, enfermé certes dans les limites de son espèce, mais vivant sans plus sa réalité d'être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d'exister. C'est pourquoi la souffrance des animaux me touche à tel point. Comme la souffrance des enfants : j'y vois l'horreur toute particulière d'engager dans nos erreurs, dans nos folies, des êtres qui en sont totalement innocents . Quand il nous arrive des coups durs, nous pouvons toujours nous dire que nous avons notre intelligence pour nous tirer d'affaire, et c'est vrai, jusqu'à un certain point; nous pouvons toujours nous dire, et c'est aussi tristement vrai, que nous sommes en fait impliqués, que nous avons tous, jusqu'à un certain point, fait le mal, ou l'avons laissé faire, ce qui est encore pire. Tandis que répondre par la brutalité à la totale innocence de l'enfant ou de l'animal, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, c'est un crime odieux.

C'est supposer une psychologie animale très anthropomorphique.

—Laissons ce mot qui me paraît dater d'avant les progrès de la biologie animale, d'une part, avec ses passionnantes recherches sur l'intelligence des bêtes et leurs communications entre elles, et de l'autre d'avant les travaux de l'anthropologie qui nous ont montré que bien plutôt « qu'anthropomorphiser l'animal », l'homme a choisi le plus souvent de se sacraliser en s'animalisant. Le primitif « n'élève pas » la panthère au rang d'homme; il se fait panthère. L'enfant qui joue au chien s'imagine chien. Le miracle – et l'enfant et le primitif le sentent – est que précisément la même vie, les mêmes viscères, les mêmes processus digestifs ou reproducteurs, avec certaines différences dans le détail physiologique, certes, fonctionnent à travers cette quasi infinie variété des formes, et parfois avec des pouvoirs que nous n'avons pas. Il en va de même des émotions surgies de ces viscères. La fauvette pleure ses petits comme Andromaque; la chatte joue avec la souris comme Célimène avec ses amants. Il y a même, d'une espèce à une autre, d'un individu de cette espèce à un autre, les mêmes variations que chez nous entre un homme intelligent et un imbécile, avec cette différence toutefois que la bêtise de l'animal n'est jamais due à l'absorption de slogans.

Je sais bien que la France est, dit-on, cartésienne (elle s'en vante assez), et pour Descartes les animaux étaient des machines. Il n'y aurait rien à dire contre cette métaphore, s'il l'avait étendue aussi aux hommes, et je crois bien qu'au plus secret de lui il l'a fait.

Certes, je ne nie pas cette grandeur spécifique de l'homme à laquelle Pic de La Mirandole consacre une admirable page que j'ai mise en exergue au début de L’Œuvre au noir : l'homme maître, ordinateur et sculpteur de soi-même, libre de choisir entre le mal et le bien, entre la folie et la sagesse, don et liberté que l'animal n'a pas. Mais précisément cette quasi-liberté de choix (car qui la dira complète ?) nous rend responsables. Quand nous frappons un enfant ou quand nous l'affamons, quand nous l'élevons de telle sorte que sa pensée soit faussée ou qu'il perde son goût de la vie, nous commettons un crime envers l'univers qui s'exprime à travers lui. La même chose est vraie quand nous tuons inutilement un animal, ou quand, sans bonne raison, nous coupons un arbre. Chaque fois, nous trahissons notre mission d'homme, qui serait d'organiser un univers un peu meilleur.

Il faudrait que l'homme fût bon. Et qu'est-ce que la bonté?

—Sous sa forme simplement négative, c'est la phrase illustre : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fasse. » Mais il s'agit de plus que cela, sans quoi la bonté s'arrêterait à la justice : il s'agit de souhaiter à autrui autant de bien qu'on s'en souhaite à soi-même. Dès qu'il y a sympathie (ce mot si beau qui veut dire « sentir avec... ») commencent à la fois l'amour et la bonté.

Mais ce n'est pas seulement la sympathie qui est en jeu : c'est l'intelligence.

—Eh oui, à quoi servirait une sympathie inintelligente? Mais sympathie et intelligence sont ou devraient être solidaires. « Qui n'expérimente pas ou ne consent pas à être un sujet d'expérimentation ne pense pas », disait à peu près la sagesse alchimiste. De même, qui ne ressent pas profondément ne pense pas. On dirait presque qu'il y a eu chez l'homme spécialisation : comme certains insectes ont transformé leur organisme en machine-outil, nous, nous tendons à transformer une grande partie de nos capacités sensorielles ou affectives en cet ordinateur que le cerveau est pour nous. Si nous y perdons la sympathie quasi viscérale, nous n'y gagnons pas.

L'amitié relève un peu du même ordre que la sympathie. Est-ce qu'elle compte beaucoup pour vous?

—Infiniment. J'ai beaucoup d'amis et j'en acquiers sans cesse.

Quel âge ont vos amis?

—Tous les âges, car l'âge n'est pas une question qui me préoccupe. Mes amis les plus chers ont entre vingt-cinq et quatre-vingt-douze ans.

—Mais comment vous faites-vous des amis?

—Je pense à ce mot charmant, dans un livre de Montherlant. On s'étonne qu'une jeune fille n'ait pas donné de nom à son chat : « Comment faites-vous pour l'appeler ? — Je ne l'appelle pas; il vient quand il veut. » Ainsi les amis viennent souvent par le plus grand des hasards.

Même dans un endroit aussi écarté?

—Ne retombons pas sur les légendes de la solitude. On vit parfois des années, continuellement, avec des amis; c'est une chance rare. D'autres, selon leurs occupations ou les nôtres, et le lieu où ils se trouvent et où nous nous trouvons, vont et viennent, présents parfois pour des semaines, ou des mois, ou seulement des jours. Mais toute amitié véritable est un acquis durable. Même après vingt-cinq ans d'absence, on s'embrasse inchangés.

Je crois d'ailleurs que l'amitié, comme l'amour dont elle participe, demande presque autant d'art qu'une figure de danse réussie. Il y faut beaucoup d'élan et beaucoup de retenue, beaucoup d'échanges de paroles et beaucoup de silences. Et surtout beaucoup de respect.

Qu'entendez-vous par respect ?

—Le sentiment de la liberté d'autrui, de la dignité d'autrui, l'acceptation sans illusions, mais aussi sans la moindre hostilité ou le moindre dédain d'un être tel qu'il est. Il y faut aussi (ce qui n'est peut-être pas absolument nécessaire à l'amour, et encore, qu'en sais-je ?) une certaine réciprocité. On peut d'ailleurs, quand on le veut, avoir pour amis des animaux, des plantes ou des pierres, et alors la réciprocité devient différente : les animaux, eux, nous aiment avec un affectueux égoïsme qui n'est pas si différent de celui de beaucoup de nos amis humains; ils nous aiment (et c'est bien naturel) pour ce que nous leur donnons. Les plantes aussi pratiquent la réciprocité; elles nous remercient de nos soins par la façon qu'elles ont de croître ou de fleurir. Et qui s'est adossé à un rocher pour se protéger du vent, qui s'est assis sur un rocher chauffé par le soleil, en y posant les mains pour essayer de capter ces obscures vibrations que nos sens ne perçoivent pas, a bien de la peine à ne pas croire obscurément à l'amitié des pierres.