Sixième nuit à bord du Lampshire. La semaine écoulée fut des plus apaisantes pour les rescapés du Degrasse. Confinés dans la cale à poisson du chalutier, les quatre hommes s’accommodèrent rapidement des relents âcres du bois poisseux pour consacrer le plus claire de leur temps a recouvrer leurs forces. Une traversée sans encombre, à peine essuyèrent-ils une légère houle l’avant-veille, et une amphitryonne aux petits soins. Lily passait les voir régulièrement pour s’occuper personnellement des blessures d’Emile. En ces occasions, ils discutaient des événements qui les avaient poussés dans cette mésaventure, s’attelant sans succès à démêler les fils d’un mystère par trop confus. Ils avaient tous le sentiment de ne savoir par quel bout prendre l’énigme Lebillu, d’être incapable de poser les bonnes questions à Lily. Elle leur expliqua que, du temps où elle fréquentait Edouard, elle avait accumulé un nombre considérable de relations dans les sphères les plus influentes du monde politique, scientifique et artistique du microcosme Parisien. Parmi ceux-là on comptait, comme Emile se le fit confirmer, Roland Penrose, le poète surréaliste ivrogne qui avait croisé la route de l’archéologue avant son départ. Il semblait que d’une certaine manière tous ces gens ne représentait qu’une portion congrue du carnet d’adresse de son amant et mentor. Il veillait en effet à l’isoler de tout une partie de sa vie « pour la protéger » lui disait-il. Il ne cessait de la mettre en garde vis-à-vis de l’opportunisme qui agitait tout ce petit monde. Et le fait est que peu de temps après sa disparition, elle réalisa à quel point nombre de ses « amis » d’antan semblaient l’avoir complètement oubliée. C’est pour ces raisons qu’elle ne put satisfaire aux demandes, qui de Firmin pour obtenir de faux papiers, qui d’Emile pour monnayer les lingots, qu’en s’excusant de ne pouvoir se fier a ses contacts. Comme pour se faire pardonner, elle leur indiqua toutefois qu’elle leur avait arrangé un rendez-vous dés leur arrivée au Havre avec un des rares hommes en qui elle conservait toute confiance. C’était un immigré asiatique qui avait rendu indirectement et en de nombreuses circonstance de précieux services aux affaires d’Edouard. Elle lui avait proposé de garder pour elle une maison de campagne à Mortcerf lors de son voyage aux Etats-Unis. Il avait accepté bien volontiers cette tâche et savait qu’en contrepartie il devait s’attendre à devoir honorer de nouvelles missions pour le compte de la jeune femme. Il allait donc raccompagner les investigateur jusqu’à sa planque défraîchie mais spacieuse et surtout discrète. C’était là, selon Lily, tout se dont ils allaient avoir besoin pour leurs premiers jours en France. De même, et au titre des dispositions pratiques, elle avait pris l’initiative de leur retenir deux chambres à l’hôtel des Amérique. Celui-là même où ils avaient commencé leur périple huit ans plus tôt.
Elle se souvenait de ce jour d’été 1925 où elle les avaient vus pour la première fois à une table du restaurant de l’hôtel. L’archéologue et son comparse naturaliste qui avaient finit le repas en tapant paisiblement un carton était alors loin de se douter de l’aventure dans laquelle ils se lançaient. Elijah Compton-Levy, Pierre Lange et Robert Patterson . Elle ignorait pourquoi Lebillu lui avait demandé de les amener à rencontrer spécifiquement ces trois personnes lors de leur traversée de l’atlantique. Ils lui étaient tout trois de parfaits inconnus et n’avaient manifestement aucun lien entre eux. Cela faisait partis des mystères qu’Edouard ne cessait de faire. Comme cet hôtel du Havre où il leur avait fait réserver cette chambre. Elle savait qu’il s’y rendait régulièrement, mais jamais dans l’attente d’un bateau. Elle supposait qu’il aurait pu y fréquenter une autre femme mais cela faisait beaucoup de route pour des rendez-vous qu’il lui demandait, qui plus est, de préparer elle-même. La dernière nuit à bord fut des plus agitée pour Emile. Victime d’un délire consécutif a une mauvaise fièvre, il ne revint à lui qu’exposer aux vapeurs irritantes d’une fiole de sels d’ammonium que Lily lui fit respirer. Il sembla néanmoins peu affecté par son cauchemar et fut sur pieds deux heures plus tard pour débarquer au Havre. L’heure des adieux sonnait maintenant pour Lily qui devait sans perdre de temps rentrer à New-York préparer le montage de l’expédition en Antarctique. Dans un dernier élan de lucidité, l’archéologue lui demanda de lui transmettre la liste de tous les lieux qu’elle savait que Lebillu fréquentait avant sa disparition. Elle promit de retrouver toutes les adresses dans ces affaires et de leur faire parvenir un courrier contenant toutes les informations à la maison de Mortcerf dés que possible. Ils se séparèrent enfin et Emile, se voulant optimiste quant à leurs chances de retrouver Lebillu, demanda à la jeune femme si elle avait un message pour lui. Elle souri du coin de la bouche, comme pour signifier son incrédulité, mais répondit en disant :
« Dites lui que je l’aime et l’attend toujours. »
Les quatre hommes respiraient enfin le grand air, retrouvaient la terre ferme et, pour trois d’entre eux, leur terre natale. Ils consacrèrent quelques minutes à savourer l’instant. Hector, voyant passer un petit vendeur de journaux, dépensa quelques francs pour prendre connaissances des faits d’actualité qui avaient marqués leur longue absence. Au chapitre des nouveautés politiques, le président en fonction n'était plus le radical Gaston Doumergue un homologue démocrate : Albert Lebrun. Il semblait que la fonction avait été occupée entretemps par un certain Paul Doumer mais que son mandat se soit trouvé écourté par l'initiative meurtrière d'un déséquilibré mental.
L'homme en charge du gouvernement, celui qui sous ce régime de la troisième république tenait véritablement les rennes du pays, avait changé aussi. Paul Painlevé avait laissé sa place à Edouard Daladier au poste de président du conseil des ministres. Il avait, semblait-il, continué la politique pacificatrice engagée par Aristide Briand quelques années plus tôt avec la signature des Accords de Locarno.
Mais il n'y avait pas qu'en France qu'émergeaient de nouvelles personnalisées politiques. En Allemagne, un nouveau chancelier était à la tête du pays depuis fin janvier. Un homme qui s'était rapidement arrogé les pleins pouvoirs, s’appuyant notamment sur un mystérieux incendie qui aurait ravagé le Reichstag à Berlin et qui avait été imputé à un militant communiste. L’accession au pouvoir de ce nouveau parti national socialiste dans un pays humilié par la défaite de la grande guerre semblait en mesure de remettre en question sa présence au sein de la société des nations. C’est à l’aune de cette perspective inquiétante que Daladier avaient signé de nouveaux accords en juin dernier : le pacte quadripartite.
En définitive aucun pays Européen ne semblait avoir complètement réussi à panser les blessures du conflit le plus meurtrier son histoire. L’économie avait, qui plus est, connue en 1929 un effondrement sans précédent aux Etats-Unis dont les conséquences commençaient, quatre ans plus tard, à se faire ressentir en France. La population, déchirée entre une inflation galopante et des salaires en constante régression, avait progressivement perdue sa joie de vivre de l’après guerre. S’en était définitivement fini des années folles, l’ordre moral symptomatique d’une société anxieuse reprenant peu à peu le dessus.
Arrivant finalement à l’hôtel, les investigateurs installèrent rapidement leurs affaires avant d’aller à leur rendez-vous au monument aux morts. Ils traversèrent une ville qui avait bien changée depuis leur départ. Une ville qui semblait avoir connu une prospérité encore toute récente mais dont il ne restait déjà plus que des traces. Arrivés au cimetière, ils firent connaissance avec Yao Jin, l’homme de main de Lily. C’était un immigré chinois aux traits disgracieux constamment soulignés par un sourire naturel découvrant une dentition de guingois. Il parlait un Français fort convenable mais prononcé avec tant d’empressement et un accent si particulier qu’on avait peine à tenir le fil d’une conversation. Néanmoins, Jin faisait montre d’une personnalité simple et franche qui avait, aux yeux des quatre hommes, plus de valeur que tout le charisme du monde.
Parcourant la liste des noms des disparus gravée dans le marbre de la stèle, ils trouvèrent les leurs à leur place, comme unique preuve de leur existence passée. Ils étaient désormais officiellement morts et ils avaient aussi bien conscience de l’horreur de cette assertion que du bénéfice qu’ils allaient pouvoir en tirer.
Observant l’ouvrage funéraire Hector laissa libre cours a sa coquetterie usuelle et s’exclama à la vue de l’unique bouquet de fleur qui y était déposé: « Cephalaria leucantha !». C’était une gerbe de scabieuse blanche qui, comme l’expliqua le naturaliste signifiait « âme en deuil je vous abandonne » en langage des fleurs. Passablement intrigué par la nature peu commune de ces plantes, Firmin s’y intéressa et y trouva la carte du fleuriste qui avait fraichement vendu l’ornement. Il proposa d’aller y quérir l’identité de l’acheteur. Ce fut donc d’un commun accord, à peine le temps pour Hector d’immortaliser leur tombe, qu’ils se rendirent aux halles jouxtant le parc. Ils trouvèrent dans la boutique deux sympathiques jeunes femmes qui, après que Firmin leur aient acheté un bouquet, furent très aimablement disposée à décliner l’identité de l’acquéreur des scabieuse. Il s’agissait d’Arlette Beausson, une vieille dame qui vivait à deux pas du cimetière.
Ne prenant, comme le souhaitait Firmin, que le temps d’effectuer un bref détour pour déposer son propre hommage aux disparus du Degrasse, il ne fallut pas plus d’une dizaine de minutes aux investigateurs pour trouver la porte de la veuve Beausson.
Car cette dame vivait seule et isolée dans sa petite maison Havraise. Elle leur ouvrit sa porte avec circonspection comme si le spectacle qui en occupait l’entrebâillement n’inspirait pas la confiance. Il faut dire que leurs vêtements élimés, le teint livide de l’archéologue, les traits exotiques du pisteur et ceux, improbables, de Jin ne jouaient pas en leur faveur. C’est finalement à la vue de Firmin, un jeune homme présentant si bien, qui venait d’affirmer avoir fleurit le monument aux morts, qu’Arlette accepta d’ouvrir sa porte à l’étrange équipe. Il faut dire que la vieille dame avait besoin de compagnie. Son mari était mort pendant la grande guerre et son unique fils avait disparu lors du naufrage du Degrasse. Elle avait passé ces huit dernières années à pleurer sa disparition et n’était que trop heureuse de voir que des gens semblaient encore se préoccuper de l’affaire. Elle leur fit part de son désarroi d’avoir vu si peu de monde à la cérémonie commémorative de la semaine dernière. Emile lui demanda fort à propos le genre d’informations qu’elle avait à leur donner sur l’événement. Elle fut désolé de répondre qu’elle n’avait que conservé les coupures de presse des journaux ayant couvert le drame. Tous les documents avaient été précautionneusement triés et rangés dans une boîte à chaussure qui apparaissait plus précieuses aux yeux de ses hôtes qu’elle n’aurait jamais pu se l’imaginer. C’est donc, tandis que l’archéologue lui faisait la conversation, qu’Hector et Firmin dévorèrent avec avidité les dizaines d’articles décrivant par le menu tous les détails du naufrage vu de France.
Il semblait que la commission d’enquête chargée d’étudiée les circonstances du drame ait finalement, et après deux ans de travaux acharnés, conclue a un non-lieu pour la Compagnie Générale Maritime. En effet, el relevé des transmissions démontre que le paquebot avait été la proie d’un phénomène météorologique tout à fait hors du commun et imprévisible. D’aucun refusaient d’admettre que des maelstrom aient pu se former dans cette partie de l’atlantique mais il fallait se rendre à l’évidence : la mer et les courants marins recelaient encore des secrets qui dépassaient les scientifiques. Cette décision fit scandale un temps mais les difficultés économiques du pays étouffèrent la pugnacité des détracteurs de ce verdict. En tout état cause, Firmin manqua de s’étrangler lorsqu’il lu un paragraphe dépeignant le responsable de la commission d’enquête. Il s’agissait en fait du chef de cabinet de la préfecture de police André Ternier, dont il était dit que sa propre fille, Madeleine, avait bien connue l’une des victimes, un jeune ethnologue Français. C’est ainsi que son plus grand amour, prématurément avorté par les méandres du destin refaisait surface. A ses côtés Hector ne pu s’empêcher de sourire en découvrant qu’une statue a son effigie avait été érigé en sa mémoire au Museum d’histoire naturelle de Paris. Il était dit un peu plus loin que le Docteur Malone avait ses appartements dans les locaux du Museum. Pour finir les deux lecteurs trouvèrent plusieurs mentions d’Emile expliquant peu ou proue toute la même chose : L’archéologue avait, en disparaissant, probablement échappé a une justice à laquelle il aurait dû rendre des comptes pour certains crimes qui lui aurait été attribué lors de son expédition en Colombie Britannique. Mr Lapié, le recteur de l’académie de Paris qui avait alors, en l’absence de Mr Lebillu, repris la direction de la Cité Universitaire Internationale de Paris, avait néanmoins jugé utile de rendre un hommage posthume à Mr Espérandieu le jour de l’inauguration.
A l’issue de cette très instructive lecture, les cinq hommes déclinèrent le plus poliment possible l’invitation à souper de Madame Beausson, la laissant à sa solitude pour achever comme ils l’avaient prévu leur travail de la journée. Ils passèrent la fin d’après-midi chez le barbier, le coiffeur et le tailleur pour passer plus inaperçu et s’assurer que personne ne puisse les reconnaitre par hasard.
Joué avec David, Arnaud, Louis et Jules le jeudi 15 septembre 2011.