Le train est composé d’une locomotive, de son tender et de onze voitures parmi lesquels six wagons-lits, un wagon restaurant, un wagon salon, un fourgon postal, un fourgon à bagages et une voiture pour l’intendance. Il y a un arrêt d’une bonne heure environ toutes les huit heures de trajet pour recharger le tender en eau et charbon, ainsi que la cuisine en denrées fraiches. A cette occasion les voyageurs, comme les sacs de courriers, montent et descendent. Henri, qui traîne avec lui une énorme malle et une valise toute aussi encombrante, est installé dans une cabine un peu a l’écart des deux Français, probablement du fait de sa réservation tardive. Il n’en concevra aucun regret tant la compagnie des deux aventuriers lui est pesante. Le soir de la première journée de voyage, le train est en gare de Montréal, et déjà Lepoil ne sort plus beaucoup le nez hors de sa chambre.
Hector et Emile consacrent le plus clair de leur temps à l’étude des ouvrages qu’ils ont empruntés à la bibliothèque St Jeffrey. Mais cette besogne bien que captivante, ne prend guère soin des jambes qu’il est régulièrement besoin de dégourdir par de petites balades dans les couloirs du train. C’est à l’occasion d’une de ces promenades qu’Emile remarque ces deux hommes. Alors que la plupart des voyageurs sont plongés dans un livre, contemplent le paysage ou bien devisent avec leurs voisins, ces deux là restent impassibles et observent les gens dans le train. Contre la modique somme de quinze dollars, Emile obtint du conducteur de son wagon, un certain Timothy, que les deux hommes sont des agents de la police montée Canadienne qui effectuent le voyage aux frais de la « Canadian Railways Compagny » pour enquêter sur une attaque dont le train a été victime le mois dernier. Timothy, ayant vécu cette expérience traumatisante, tenta d’en faire part à l’archéologue qui ne l’écoutait déjà plus.
Le lundi, entre les gares de Sault Sainte-Marie et Marathon, Hector fit connaissance avec une femme dans le wagon salon. Peut-être sensible à son charme fragile, il se permit de l’interrompre dans la lecture d’un livre. Elle s’appelait Magda Fraiville, voyageait seule, se rendait comme lui, à Revelstoke et semblait apprécier de pouvoir discuter un peu avec quelqu’un. Le motif de son voyage était en effet des plus difficiles et son évocation lui noua la gorge. Magda allait en Colombie Britannique essayer de retrouver son mari et son fils partis un an auparavant travailler à la mine de Fond-De-Coppe pour gagner un peu d’argent. Elle expliqua à Hector que si au début elle recevait bien les salaires, très rapidement elle n’eut plus de nouvelles et lorsque la saison fut terminée, ne les voyant pas revenir, elle chercha à les retrouver par tous les moyens avant de se résoudre à faire le voyage elle-même. Voyant des larmes venir troubler le regard de sa nouvelle amie, le Français changea délicatement de sujet pour tenter de la soulager. La conversation reprit son cours et ce n’est que lorsque le naturaliste fit part de son métier à Magda qu’elle lui révéla son étrange secret. Avant de disparaitre son mari lui avait envoyé des pierres précieuses qu’il avait récupéré à la mine disait-il. Or les six cailloux que lui présentait maintenant la jeune femme pour expertise, avaient de quoi le surprendre. En effet c’était six pierres de jade, chacune de la taille d’un dé à coudre. Le sol canadien, et plus remarquablement celui de Colombie Britannique, regorgeant de ce minerai, cela n’avait rien d’exceptionnel pour un œil profane. Mais Hector n’était pas de ceux là, et fort de ses lectures géologiques du moment, il posa un tout autre diagnostic. Derrière le terme commun de Jade, on trouve en fait deux pierres d’apparences quasi identiques mais de valeurs fondamentalement différentes. L’une, la néphrite est commune alors que l’autre, la jadéite est très recherchée. Le problème c’est qu’il n’y a jamais eu la moindre trace de jadéite au Canada, et accessoirement que Magda c’était probablement fait arnaquée en revendant quelques unes de ses pierres au prix de la néphrite à Québec. S’inquiétant pour la sécurité du précieux butin de la Québécoise, Hector lui proposa de lui offrir la dépose en coffre à bord du fourgon à bagages de la compagnie le temps du trajet. Mais elle déclina, effarouchée par tant de sollicitude de la part d’un étranger.
Mardi après-midi, lors du trajet entre Rat Portage et Winnipeg, les investigateurs rendirent une visite de courtoisie à leur compatriote. Lepoil se cloitrant depuis le départ dans sa cabine, ils voulurent lui tenir un peu compagnie. Henri, encore en robe de chambre, les accueillit avec embarras. Il sorti une bouteille de whisky de sa malle de voyage et fit le service. Rapidement, l’attention des scientifiques fut attirée par une serviette malhabilement dissimulée sous la couchette où se tenait le secrétaire. Comme leur convive avait l’air de mal supporter l’alcool, les deux français le poussèrent un peu à la consommation … tant et si bien qu’il éprouva le besoin de s’allonger pour reprendre ses esprits. Une fois leur innocente victime assoupie, Hector et Emile, un peu ivre eux aussi, essayèrent sans succès de se saisir discrètement de la serviette. Lepoil, dans un dernier élan de lucidité la récupéra en la serrant bien fort dans ses bras. Le deuxième essai s’avéra plus fructueux et ils purent consulter les documents confidentiels qu’elle renfermait. Il y a avait, outre une lettre du secrétaire à sa femme, une note de l’ambassade concernant la mission en Colombie Britannique. Dans la première, Lepoil faisait part de son appréhension par rapport au voyage, et dans la seconde plus instructive, il était fait état de l’importance du succès de l’expédition. L’ambassade souhaitait mettre, autant que possible, les mandatés à l’abri des rumeurs concernant la région de Revelstoke et laissait entendre que le gouvernement Canadien avait déjà une idée précise de ce qu’il leur faudrait découvrir sur place. La note précisait que pour des raisons diplomatiques il était indispensable que les deux envoyés de l’université satisfassent aux exigences des autorités locales. Ayant pris connaissance de ces documents, les deux chercheurs les remirent à leur place et laissèrent Lepoil cuver son whisky.
Mercredi et jeudi furent deux journées sans grand intérêt, consacrées aux études et à la lecture de leurs ouvrages.
Vendredi, après un arrêt en gare de Medecine Hat, Emile fit connaissance avec Frederick Atkinson un négociant en bois venu prospecter les forêts de la chaîne des glaciers pour trouver du Hemlock. L’entreprise qui l’emploie produit en effet un nouveau matériau, le papier kraft, pour lequel il est nécessaire d’exploiter certaines essences de bois en vue de la confection d’un « pulp » particulier. Cette conversation ne semblant pas retenir outre mesure l’attention de l’archéologue, il s’enquit auprès de son sympathique interlocuteur de la présence à bord d’autres personnes susceptibles de descendre en gare de Revelstoke. Atkinson lui répondit qu’il avait remarqué ce qui semblait être un homme d’affaire dans son wagon qui allait au même endroit qu’eux. Celui-ci avait été si rogue et fruste lorsqu’il avait tenté de faire connaissance qu’il avait préféré s’en tenir à l’écart.
Cette remarque ne manquant pas d’aiguiser la curiosité des Français, ils firent de nouveau appel à Timothy pour obtenir le nom de l’homme. C’est ainsi qu’ils frappèrent cinq minutes plus tard à la porte de la cabine de Cedric Cobec… Sans prendre la peine d’ouvrir, ce dernier envoya balader les curieux en les menaçant ouvertement, et alors qu’il entamait sa réponse Emile vit la porte s’ouvrir brusquement. L’homme essaya instantanément de détendre un direct à l’archéologue mais la manche de sa veste s’accrocha dans la poignée. Profitant de l’aubaine Emile, qui pratiquait la savate, lui envoya un coup de pied fouetté en plein foie. Vivement piqué par la pointe le rustre marqua le coup mais répliqua en tentant de balayer le Français. Comble de malchance pour la brute, la porte s’obstinant à lui faire obstacle, son pied embarqua tout le panneau bas du vantail au lieu de couper l’herbe sous le pied d’Emile. Ne voulant pas gâcher cette opportunité, l’archéologue s’avança encore et exécuta un coup de pied chassé dans le plexus du butor qui encaissa le coup et riposta en décrochant un direct foudroyant au visage. Le scientifique s’écroula, le visage en sang, et alors que son rival levait le pied pour lui écraser son talon en pleine figure, un cahot du train le déséquilibra et, sa cheville cédant sous le choc, il s’écroula à son tour de douleur. Furieux Emile chercha son pistolet sous sa veste sans parvenir à le trouver lorsqu’Hector s’approcha de lui. Il était parti quérir l’aide du conducteur du wagon, et pendant que ce dernier s’occupait de Cobec, Hector tenta de prodiguer les premiers soins au nez cassé de son ami. Cependant, il dut attendre d’obtenir une trousse de secours pour exercer son art sans risquer de le dévisager encore plus. Les deux policiers qui étaient du voyage intervinrent sommairement et principalement pour s’assurer que l’altercation ne connaitrait pas de suite à bord du train.
La dernière nuit à bord, de fait, fut compliquée. La douleur torturait l’archéologue qui ne dormit que d’un œil. Le naturaliste, de son côté, fut tiré de son sommeil par d’étranges et lancinants bruits de grattements. Il se leva; alluma la petite lumière de sa cabine et tenta de déterminer la source du bruit qu’il devina provenir de la fenêtre. Il refit l’obscurité pour entrebâiller le store et pouvoir observer l’extérieur, mais il ne vit que la nuit et les gouttes de pluies ruisselante sur la vitre. Il se saisit alors de sa lampe torche et projeta le faisceau lumineux tout en soulevant un peu plus le store. La terreur le submergea lorsqu’il découvrit juste derrière les carreaux de sa chambre les immenses remous de l’océan et qu’il se sentit comme aspiré par l’eau. Alors que son corps était littéralement projeté à travers la vitre il se réveilla en sursaut de ce mauvais rêve, trempé de sueur et le cœur battant la chamade.
C’est ainsi, mal reposé, que les trois Français, Emile convalescent, Hector assailli par des cauchemars et Henri plus angoissé que jamais, posèrent enfin leurs bagages à Revelstoke. Nous étions le Samedi 1er août 1925, il était 15h00.
Joué avec David et Arnaud le mardi 23/02/2010.