C’est donc à midi, dans la pénombre modérée offerte par un rideau tiré à la hâte, que les deux hommes émergent de leur luxueuse couche. Ce lundi s’annonce radieux, le soleil darde ses rayons à travers la fenêtre d’une salle de bain impeccable, nettoyée quotidiennement par le service de chambre, qui par la même occasion remplit l’armoire à cosmétiques, change les serviettes, et, comble du luxe, remet une brosse à dent neuve. Après une toilette rafraîchissante et un rapide dîner c’est le moment pour Hector et Emile de s’essayer au ball-trap. Le zoologue fait mouche à cinq reprises mais manque d’estropier un spectateur. Son compère atteint, quant à lui, six assiettes; avec au troisième coup un éclair de génie sur une assiette, qu’une bourrasque inattendue aurait dérobée aux meilleurs champions.
C’est sur des chaises longues, un rhum à la main que les scientifiques décident d’attendre l’heure du repas, profitant jusqu’au bout de cette journée de repos ensoleillée.
A vingt heures ils foulent enfin la moquette de la grande salle à manger, ce soir « Wilbur Sweatman » donne un ragtime, il joue « Maple leaf rag » en ouverture, un clin d’œil aux voyageurs.
Hector se présente, comme convenu la veille, à la table des époux Fougerolles, un jeune homme est présent aussi. Il s’assoit et fait connaissance avec Irvine Sawyer, journaliste politique au « Toronto Telegram » un hebdomadaire canadien. Les deux personnalités, remarquablement cultivées, s’entendent rapidement. Hector offre même son accord de principe pour effectuer des publications dans la future « Canadian Journal of Zoology », une revue que le patron d’Irvine souhaite lancer dés l’année prochaine. De son côté, Ernest, toujours très reconnaissant, s’enquiert de l’adresse et du métier de son sauveur avant de lui promettre une agréable surprise dans sa boîte aux lettres à son retour en France. Le repas s’achève ainsi dans la bonne humeur, devant un gigot qui laissa un souvenir impérissable au naturaliste.
De son côté, Emile passe aussi un bon moment à la table de Séridipe. Il lui fait un compte-rendu succinct de l'enquête concernant Pierre Lange, il pense en avoir suffisamment trouvé, elle approuve. Il évite ensuite habilement une question de la jeune femme concernant l’absence d’Hector… elle n’aurait probablement pas appréciée de le savoir en compagnie de gens aussi proches d’un de ses clients. Puis après lui avoir sommairement évoqué les motifs de sa présence à bord, l’archéologue prend connaissance de la nouvelle mission.
C’est une affaire de la plus haute importance pour Séridipe. Elle a pris rendez-vous avec un homme politique, et pas n’importe lequel :
Robert Patterson, 54 ans, sénateur de la province d’Ontario, qui réside dans la suite N° 102. C’est un client à part pour elle qui sait à quel point cette clientèle peut être lucrative dans son activité. C’est pour cette raison qu’elle s’est arrangée pour laisser deux jours à ses enquêteurs. Leur prochain rendez-vous allait donc avoir lieu mercredi soir. Comme d’habitude, les scientifiques commencèrent leur enquête le soir même par un passage nonchalant devant la porte de leur nouvelle cible. Et cela s’annonça tout de suite plus compliqué que ça ne le fut avec l’Anglais et le Belge. La suite du sénateur était surveillée en permanence par un garde du corps. Ne voyant pas comment s’y prendre pour approcher Sir Patterson, ils décidèrent de s’accorder une nuit de réflexion avant d’agir… Ils passèrent donc la soirée au casino ! Un mauvais choix, à n’en pas douter, puisqu’ils perdirent chacun cent francs en quelques heures. Avant de réintégrer leurs quartiers, ils refirent un passage devant la suite… mais la porte en était toujours gardée par l’impassible gorille.
Le lendemain matin ne fut pas très productif. Ils eurent tout juste la chance de pouvoir observer leur homme prendre son petit déjeuner en compagnie d’un assistant, d’une secrétaire et d’un nouveau garde. C’était un déjeuner studieux, consacré à la signature de documents et à la lecture de textes. Dans l’impasse, les deux investigateurs se résignèrent à convier Sawyer, le journaliste Canadien, à leur repas du midi.
Ce fut assez compliqué d’énoncer au journaliste les raisons qui les poussaient à s’intéresser au sénateur sans trop en dire. Mais cela suffit à le convaincre. Il leur expliqua qu’il était lui aussi très intrigué par la présence de cette personnalité à bord et qu’il aurait aimé en savoir plus. Comme tel n’était pas le motif de son voyage, et devant la complexité de la tâche (Patterson n’était pas un homme facile à approcher), il avait choisi d’abandonner le projet. Le soudain intérêt des deux Français pour l’homme suscita chez lui un nouvel élan de professionnalisme. Cela commença par une biographie détaillée :
« Né le 11 mai 1871 (54 ans) à Badlock en Angleterre d'une famille de Tisserands, il suit des études de sciences sociales à Cambridge jusqu'à l'âge de 16 ans puis part avec ses parents aux Etats-Unis. La famille s'installe à New Rochelle en 1887, il intègre Yales, dans la banlieue nord de New-york, où il suit des études de droits dés l'année suivante à l'age de 17 ans.
Il ressort de Yales en 1896 âgé de 25 ans. Il déménage au Canada pour suivre Elisabeth Pearce fille d'un militaire Canadien avec qui il se marie en 1898, prenant au passage la nationalité canadienne.
Il intégre la mairie de Toronto en 1900, en tant que secrétaire général. C'est un progressiste, politicien acharné, il fini par entrer au sénat en 1912.
Son siège est aujourd’hui mis en danger par la candidature d’un conservateur, Philippe Lelouant... »
Puis Irvine se proposa de surveiller les allées et venues dans le couloir de la suite. Il avait en effet l’avantage sur les deux scientifiques de n’éveiller ainsi aucun soupçon puisqu’il ne faisait que son métier !
Pour finir il leur fit part d’une petite ruse bien pratique. Il avait découvert que l’officier d’intendance à l’accueil du grand hall des premières classes n’était pas incorruptible et que moyennant 15$ il laissait n’importe qui jeter un œil sur le registre de bord des passagers.
Stimulés par ces nouvelles perspectives Emile et Hector eurent l’idée de se servir du personnel de service de chambre pour espionner la suite inaccessible. Il allait s’agir de convaincre un membre de l’équipage de prendre des photos, à l’aide de l’appareil d’Hector, des bureaux où travaillait Patterson. Ils retournèrent donc à leur cabine attendre la femme de ménage. Une petite Isabelle qui pour 15 Francs accepta sans se poser plus de question de leur amener sa consoeur chargée de l’entretien des appartements du sénateur. Cette dernière, plus âgée et d’un abord beaucoup moins engageant, fut doublement convaincue de leur venir en aide. Par un billet de cinquante francs, tout d’abord, mais ensuite et surtout lorsqu’ils laissèrent planer un doute sur les motivations de leur requête. Coralie, c’était son nom, lisait beaucoup de romans policiers et elle crut reconnaître en les deux hommes des espions travaillant pour la France. S’en était plus qu’il ne lui en fallait. Elle s’exécuta donc, il ne lui faudrait qu’une heure. En attendant Hector descendit aux magasins pour se procurer une nouvelle pellicule, soit dit en passant hors de prix, tandis qu’Emile guettait le retour de l’espionne improvisée. Mais ce ne fut pas elle qui frappa à la porte en premier. Un message venant de Sawyer à l’attention des scientifiques les invitaient à le rejoindre dans les plus brefs délais à la salle TSF. Emile y alla donc seul. Il découvrit le journaliste dans la file d’attente des passagers qui faisaient la queue pour envoyer un message télégraphique sur le continent. Irvine, d’un geste bref, indiqua la position de l’assistant de Patterson deux personnes devant lui et laissa sa place à son complice pour retourner à son poste d’observation dans le couloir des suites. Le second du sénateur venait faire transmettre les informations contenues dans trois plis, deux blancs et l’un rouge. Emile ne put faire grand-chose sinon constater que les enveloppes, une fois traitées étaient rangées dans une armoire et que la serrure de la salle ne lui semblait pas particulièrement sophistiquée. Le bureau des transmissions fermant à 21h00 et la coursive y donnant accès étant probablement déserte à cette heure, il s’en retourna dans sa cabine en sifflotant. Pendant ce temps, de son côté, le photographe avait récupéré la pellicule des mains enthousiastes de Coralie et avait développé les clichés maladroits mais convenables. Il ne tira toutefois, sur le moment, aucune information intéressante des prises de vues des deux bureaux de la suite.
Le soir venu, le repas fut rapidement expédié et nos deux enquêteurs se présentèrent discrètement devant la porte de la salle contenant les précieux messages. La serrure, comme prévu, ne tint pas longtemps et Emile commença ses recherches alors qu’Hector guettait la coursive. L’archéologue fouilla l’armoire où il avait vu l’employé ranger les documents des passagers et la pêche fut plutôt bonne. Il trouva tout d’abord, dans le dossier suspendu de la suite sénatoriale, une lettre confidentielle au contenu crypté destinée à un certain Marcus De Philibert:
Puis ensuite, un griffonage rapide de Séridipe contenant le message suivant « c’est bon j’ai trouvé ce qu’il faut » à l’attention de son comparse absent Hugues Danonvil. Finalement avant de tout ranger, Emile tomba sur une missive étrange d’Elijah à l’attention de Winston Salsbury à l’université d'Oxford, il y était juste inscrit: « C’est pour cette nuit. ».
Intrigué par cette dernière note, ils retournèrent guetter la chambre du rabbin apparemment vide. Ils essayèrent de trouver Sawyer mais il n’était ni dans sa chambre, ni à son poste d’observation. Ils patientèrent finalement, attendant en vain qu'Elijah n'apparaisse, jusqu’à minuit lorsqu’Hector eut l’idée saugrenue d’aller faire un tour sur le pont arrière. Bien lui en pris car il tomba sur Elijah en pleine libation mystique fasse à la mer. Tout à son étrange rituel, l’Anglais ne remarqua pas le zoologue. Il se tenait debout dans son pardessus gris avec sa valise à ses pieds devant le bastingage et effectuait d’étranges gestes des bras. Déstabilisé, le scientifique ne su que faire. Observer, intervenir, aller chercher son comparse ? Le temps de se décider il assista à la plus improbable des scènes : Elijah sauta par-dessus bord. Ou plutôt lui sembla-t’il, que quelque chose le happa littéralement dans les flots froids et obscures. Si abruptement et dans un tel silence que s’en était parfaitement surréaliste. Hector sentit son cœur s’emballer, ses jambes flageoler et mit quelques secondes à se ressaisir. Il se précipita alors à la cabine retrouver Emile pour lui faire part de son étrange expérience.
L’archéologue ne porta aucun jugement sur le récit de son ami, il lui servit un cognac et profita de la situation pour se rendre dans la chambre du rabin. La porte n’en était pas verrouillée et tout avait été rangé, les armoires et bureaux vidés comme si personne ne logeait ici. Il était temps de se coucher mais avant de passer au lit le zoologue eut un bon réflexe et pensa à noter l'heure de l'événement pour pouvoir se renseigner plus tard de la position exact du navire à ce moment. La nuit fut agitée pour Hector qui n’eut de cesse de se repasser l’image du « saut » en essayant de déceler vainement un détail qui aurait pu le rassurer.
Le lendemain matin, après le petit déjeuner, les deux hommes se présentent à l’accueil du hall des premières classe décidés à user de la méthode du journaliste pour accéder au registre de bord. Il leur en coûta 25 francs, mais ils obtinrent le numéro de la cabine d’un mathématicien Français Alfred Delinière et découvrir que la profession officielle de Séridipe était psychologue.
Le mathématicien, un peu ermite, comme il se doit, semblait se morfondre depuis le début du voyage dans sa chambre, trouvant cette traversée d’un ennui mortel. Le défi qu’ils lui proposèrent fut donc accueilli avec plaisir. Et moyennant cent francs le maître de conférence spécialisé dans l’étude matricielle, s’offrit d’effectuer le décryptage en une heure. Il remarqua que le message devait avoir été rédigé sur une machine à écrire et qu’il lui en faudrait le modèle pour pouvoir réussir son travail. A ce moment les clichés de Coralie furent d’un grand secours et une heure après les enquêteurs avaient leur traduction :
« Je sollicite l'honorable membre du S&B pour un entretien privé mecredi prochain à Québec. Besoin d'un appui électoral face à Philippe Lelouant. R.P. des quinze de 1892.»
Dubitatif, Emile estima que c’était insuffisant pour Séridipe, aussi leur fallait-il encore comprendre se que signifiaient « S&B » et « R.P. des quinzes de 1892 »
Après dîner, ils s’enquirent à l’accueil de savoir où trouver Irvine Sawyer. On leur indiqua qu’il était à l’infirmerie. Sur place, il trouvèrent un homme le bras plâtré en écharpe. Il avait été trop curieux et le garde du corps en poste devant la porte lui avait brisé le bras ainsi que quelques phalanges de la main droite pour le punir et s’assurer qu’il ne puisse écrire avant longtemps. Ecoeuré d’avoir été si imprudent, Irvine accueillit avec curiosité les deux Français qui lui amenait une boîte de chocolats. Le message décrypté le laissa rêveur, il précisa juste que Lelouant était le prétendant au siège du sénateur et que R.P. étaient les initiales de Robert Patterson. Puis se ravisant il ajouta qu’en 1892 le sénateur était élève à la prestigieuse université de Yales.
Il ne restait qu’une poignée d’heures aux scientifiques avant de devoir faire leur compte-rendu à Séridipe lors du souper. Ils tentèrent donc le tout pour le tout en se mettant en quête d’un éventuel ancien de Yales qui serait à bord. Ils repassèrent donc par le registre, perdant à nouveau 25 francs, et trouvèrent une liste de quatre candidats potentiels. Se séparant pour gagner du temps, se fut Emile qui eu le plus de chance.
Engageant la conversation par un « Bonjour, vous êtes bien Mr Brown ancien étudiant de Yales ? », il eut la surprise de s’entendre répondre, « Tout à fait monsieur, que puis-je pour vous ? ». L’homme, un architecte de 44 ans, fut difficile à convaincre et l’archéologue dût tenter le tout pour le tout en inventant le nom d’un ami qu’ils auraient eu en commun. La chance fût avec lui et il obtint les informations qu’il cherchait, « S&B » étaient les initiales pour « Skull and Bones » une société secrète d’étudiants à l’université de Yales dont personne, à part les membres, ne connaît le but. Chaque promotion de S&B recrute quinze nouveaux membres qui rejoignent le cercle mystérieux. Comble de la chance l’architecte a, avec lui, un ouvrage qui provient de Yales et qui a été estampillé du fameux logo de l’organisation secrète.
C’est suffisant, il était moins une. Leur contrat rempli, les deux hommes passent un excellent repas en compagnie de Séridipe, manifestement ravie de leur efficacité. Tout cela aurait pu être parfait s’ils n’avaient tenté de lui dissimuler la vérité au sujet de l’étrange épisode avec Elijah la nuit dernière. Séridipe ne fut pas dupe et ils durent faire amende honorable et lui dire la vérité tout en évitant, par égard pour elle, les détails inexplicables. Elle s’en tint à cette version, et leur indiqua qu’ils avaient quartier libre d’ici la fin de la traversée, qu’ils en avaient suffisamment fait pour elle. Elle nota la date prévue de leur retour et leur promis d’être du voyage avec eux.
La fin du séjour à bord se déroula sans encombre. Emile et son comparse purent récupérer les coordonnées du navire au moment de la disparition d'Elijah (52°45'00.00"N 35°30'00.00" W). Irvine se résolu a n’en savoir pas plus, mais il ne se sentait absolument plus redevable envers Hector. Les Fougerolles et leur indélicat patron se tinrent convenablement et le sénateur eut, semble-t’il, un entretien très fructueux avec la « psychologue ».
Joué avec David et Arnaud le samedi 13/02/2010.