De Paris au Havre, à travers l'Atlantique, puis de part en part du Canada. En voiture, par bateau, train ou à dos de cheval, jours après jours, depuis plus de deux semaines, Hector repensait au long périple. Son esprit vagabondait dans son corps épuisé, ballotté par sa monture, enveloppé de la douce moiteur de l'atmosphère sylvestre. Piètre cavalier, le naturaliste tapota l'encolure de Crin-gris pour remercier le vieux canasson de sa docilité et de son courage. Cleeveson, le maréchal-ferrant, avait pourtant prévenu que sa monture n'était plus très endurante, mais mine de rien, il avait porté le Français sans rechigner une dizaine d'heure depuis la veille. Il faisait nuit noire dans ces bois, à se demander vraiment comment l'indien devant eux, parvenait à se repérer. De là où il était, il distinguait à peine Emile, avachi sur le dos de Dad, comme s'il s'était assoupi. Ce ne serait d'ailleurs pas surprenant tant les épreuves traversées ses dernières vingt quatre heures avaient été éreintantes. Au delà même d'ailleurs de leur abattement, c'est le voyage dans son ensemble qui semblait les avoir alanguis, cette distance invraisemblable qui les séparait de leur pays, de leur amis, leur famille...
Mais cette pensée insupportait le scientifique. A quoi ressemblait sa maison? qui était ses amis, sa famille? en avait-il seulement? Au début, il avait mis cette amnésie sur le compte du choc émotionnel, mais maintenant il comprenait que c'était plus grave. Il savait qu'Emile était dans la même situation, ils n'en parlaient pas entre eux comme pour se rassurer mutuellement. Comme si le silence de l'autre sous-entendait une rémission évidente, que tout allait s'arranger, que tout allait bien. Mais c'était faux, car aux conditions difficiles de leur mission venaient s'ajouter la question du motif de leur présence ici. Il se retrouvaient perdus à risquer leur vie pour donner le change dans une expédition à visée uniquement formelle... diplomatique. C'était absurde mais il était devenu progressivement impossible de faire machine arrière. Derrière lui Firmin poussa un soupir de soulagement qui le tira de ses pensées. Le petit groupe sortait enfin de la forêt et descendait maintenant un petit chemin rocailleux. C'était pleine lune et sortant de la pénombre des bois, leur yeux parvenait a distinguer les scintillements de l'eau qu'ils entendaient ruisseler sous les cailloux jonchant le sol. L'indien progressait rapidement maintenant et en une demi heure à peine ils avaient rejoint la voie de chemin de fer qui sillonnait dans la vallée. Ils la suivirent en direction de l'est pendant une heure avant de bifurquer au nord dans un étroit chemin.
Tout autour d'eux, des arbres morts, couverts de mousse épaisse, découpaient d'étranges formes dans la pale lueur de la lune. En arrière, Trotte-la-nuit, la jument destinée à Lepoil, qu'avait récupérer Soizic, commençait a montrer des signes de fatigues. Enju, le cheval de Dad, bien qu'il fut plus robuste, se faisait rétif aussi. Les deux cavaliers comprirent que leur montures était anormalement nerveuses. Les mouvements tirèrent Emile de sa torpeur. De son côté, Hector toujours a ses pensées monomaniaques, indiqua à ses compères que le hululement qu'ils entendaient était celui d'un Grand-duc de Virginie, le "Bubo Virginianus". L'évocation du nom scientifique de l'animal fit mouche dans l'esprit de l'archéologue qui reconnu dans le terme "Bubo", hibou en latin, la fin de la phrase mystérieuse que lui avait glissé à l'oreille Roland Penrose, le poète surréaliste avec qui il avait eu maille à partir au "Bar Dingo" à Paris avant son départ. A peine eut-il évoquer cette réflexion qu'une odeur désagréable envahit l'air autour d'eux. Un relent de moisi qu'ils reconnurent instantanément pour l'avoir senti la veille chez Avranche peu avant de commencer à perdre la raison. Pris de panique, Emile sorti son masque à gaz et tandis qu'ils tentaient d'expliquer à l'indien et à l'ethnologue le motif de leur soudaine agitation, ils commencèrent, comme ça avait été le cas lors du cambriolage avorté, a entendre d'inquiétants murmures. Les sons n'étaient pas les mêmes que la première fois mais ils avait ceci de commun qu'ils semblaient ne provenir de nul part en particulier, comme si on leur avait chuchotés dans le creux de l'oreille. Dans le même temps des bruits de grognements et de lutte leur parvinrent des abords du chemin. Affolés, les quatre hommes tentèrent de lancer un galop pour fuir le poison qui emplissait lentement l'atmosphère. Malheureusement, Firmin ne parvint pas a les suivre. L'effroi semblait l'avoir figé et il restait, incapable d'avancer, une vingtaine de mètres en retrait de ses compagnons. Dad fit descendre l'archéologue de son cheval pour qu'il puisse rester en avant avec Hector pendant qu'il se précipitait vers la jument de Firmin pour en saisir les rennes et l'entrainer dans leur fuite avec son cavalier. A peine eut-il rejoint l'ethnologue que l'origine des étranges bruits de bêtes surgit de nul part en travers du chemin, entre les deux groupes. Un grand cerf luttant avec deux loups belliqueux pour sa survie.
La vision choqua tout le monde et notamment Dadjingits, qui de sa vie de chasseur n'avait jamais vu pareil animal, et Hector qui, de par son métier, savait bien qu'il n'existait aucun cervidé de cette nature dans cette région du monde. Stupéfaits par le spectacle, le naturaliste tenta, autant pour disperser les belligérants que pour s'assurer qu'il ne rêvait pas, de tirer un coup de feu en l'air. La détonation eut un effet pour le moins inattendus. La scène se figea un bref instant et les deux loups fondirent sur leur proie, presque comme si elle les absorbait, tout en continuant de la dévorer. Dans la seconde qui suivie, une créature improbable se dressait sur les pattes arrières du cerfs lupinisé.
Elle observa alternativement les deux groupes d'humains pétrifiés de peur avant de bondir en leurs deux directions en se dédoublant. Retrouvant leur instinct de préservation, Hector avec Emile et Dad avec Firmin, essayèrent d'échapper tout deux au monstre qui les talonnait en partant chacun de leur côté. Les Français s'élancèrent sur le dos de Crin gris avec plus de bonheur que l'indien qui ne parvint ni a extirper Trotte-la-nuit de sa torpeur, ni a transmettre son fusil à l'ethnologue totalement paralysé. La créature sembla s'évanouir dans les ténèbres juste derrière l'archéologue et le naturalise. Mais son double, plus tangible que jamais, se rua sur Dad et Soizic la gueule grande ouverte, les mordants l'un après l'autre avec une violence suffisante pour les désarçonner, avant de se volatiliser à nouveau dans l'obscurité d'où il avait émergé.
Hagards, les deux rescapés scrutèrent un instant la nuit pour s'assurer que le danger s'était éloigné avant de s'essayer à prodiguer des soins à leur compagnons inertes. Hector se heurta rapidement à un écueil de taille: il ne trouvait aucune trace de morsure ou de choc sur les victime. Tout ceci était-il réel? N'étais-ce qu'une hallucination? Et si tel était le cas y avait-il quelque chose a interpréter de se dont il venait d'être témoins? Un animal emblématique de leur pays d'origine se faisant dévorer par des loups cette scène composait-elle une mise en garde? Désemparés, ils parvinrent néanmoins a ranimer l'ethnologue et l'indien. Tous les quatre ne prirent pas la peine de se remémorer le cauchemar qu'ils venaient de vivre. Il leur fallait mettre le plus de distance possible entre cette lande maudite et eux. Aussi reprirent-ils la route dans un silence embarrassé en direction du chemin où Dad devait intercepter son frère et son ami.
Il arrivèrent a destination aux aurores et prirent position légèrement en hauteur pour guetter le chemin en contrebas. Firmin et Hector profitèrent de l'attente pour dormir un instant. Une demi-heure à peine plus tard Dadjingits avait retrouvé ses acolytes qui, comme prévus, étaient en chemin pour les forêts boréales de la région des glaciers. Les six hommes se réunirent à l'ombre de la frondaison de cèdres blancs qui bordait le chemin. Ils prirent le temps de discuter et de faire le point sur la situation. Ils apprirent en premier lieu que Raoul et Hoya avaient à nouveau eut des problèmes avec Finger avant de quitter Illcillwaet. Le trappeur avait décidé de rendre une petite visite de courtoisie au patron du village, pour lui dire au revoir... à une heure où il pensait le trouver endormi. Mais au lieu de cela, ils le surprirent dans sa cabane en train de revêtir un costume de colonel de l'armée Canadienne. Manifestement irrité d'avoir été vu dans cette accoutrement, le rustre failli en venir en main. C'est finalement lorsque des hommes d'Avranche vinrent en renfort qu'il se calma et les laissa partir, non sans les avoir rançonné de quarante dollards en guise de taxe nouvellement décrétée pour le passage sur son "territoire". Plus vindicatif que jamais à l'égard de Finger, Raoul pris malgré tout le temps d'écouter l'histoire des Français et de leur enlévement par l'étrange contingent militaire disparu. La conversation qui s'en suivie fut assez profitable. Tout d'abord les six hommes, à l'exception de Firmin qui se fit l'avocat du diable, tombèrent d'accord sur la nécessité de protéger les Kungahaïs du raid militaire que semblait vouloir monter le capitaine Shaler.
Il leur apparu néanmoins difficile de défendre une tribu avec laquelle ils étaient incapable ne serait-ce que d'entrer en contact. Ils ressortir alors le traité de paix dérobé l'avant-veille chez Noël pour déterminer les limites exacts de la zone franche à l'intérieur de laquelle les Kungahaï observent un comportement non belliqueux à l'égard des étrangers. Il établirent ensuite un itinéraire pour s'y rendre dans les meilleurs temps. Là-bas, il leur faudrait parvenir à prendre contact avec la mystérieuse peuplade pour pouvoir les avertir et, qui sait, les aider à se sauver des griffes de l'escadron des chasseurs à cheval. S'ils parvenaient à accomplir cela, il ne fait aucun doute que les scientifiques verraient leurs efforts dûment récompensés par des découvertes forcément inédites et très probablement remarquables. En attendant, ils reprirent la route en direction du nord pour pouvoir rejoindre le sentier du tour des glaciers et rallier la route de Fond-de-Coppe avant la nuit. Raoul et Hoya-Gundla les accompagnèrent jusqu'aux abords des premiers glaciers avant de suivre leur propre chemin plus au nord.
Avant de se séparer, le petit frère de Dad pris Hector à part et lui donna une petite queue de renard en guise de gage de sa confiance envers lui et du soin qu'il souhaitait qu'il prenne de son aîné dans les aventures qui les attendaient. Ne sachant trop se qu'il convenait de faire en pareil situation, le naturaliste offrit son couteau suisse à l'indien qui l'accepta le sourire aux lèvres. La route se fit par la suite de plus en plus difficile. Le sentier montait sur une pente raide d'éboulis concassés par l'incroyable puissance des glaciers. En milieu d'aprés-midi, alors qu'ils allaient quitter les sommets, le naturaliste aperçut à nouveau un spectacle qui attira son attention. Comme à son habitude, il s'écria, désignant les animaux par leur appellation scientifique: "Cathartes Aura" !
En effet, une dizaine d'Urubu à tête rouges, des rapaces charognards, proches cousin des vautours, tournoyaient au-dessus d'une coulée de glace. Intrigués de découvrir ce qui pouvaient bien ainsi aiguiser l'appétit de tant d'estomacs, le groupe, bien que fatigué, se laissa convaincre d'opérer un petit crochet au nom de la science. L'initiative s'avéra salutaire pour Marlène Hitcher. La petite jeune femme gisait, blessée, à côté d'une carcasse de mouton, au fond d'une crevasse d'environ cinq mètres de profondeur. Elle appelait désespérément à l'aide depuis bientôt deux jours. Elle expliqua aux Français qu'elle était tombée en voulant porter secours à son mouton qui avait fuit, effrayé par un carcajou trop curieux. Hector improvisa très judicieusement une corde à l'aide de la toile de leur tente qui supporta sans problème le maigre poids de la demoiselle. Une fois tirée d'affaire et réhydratée, elle laissa Hector examiner sa jambe. Il diagnostiqua une belle entorse pour laquelle l'indien lui confectionna une attelle sur mesure. Affaiblie mais heureuse, Marlène demanda aux cavaliers de bien vouloir la raccompagner chez elle, une cabane en bordure de forêt à trois miles à peine de leur position actuelle. C'était sur leur route et de toutes façons il était inconcevable de la laisser sur place.
Là-bas, la jeune femme retrouva son compagnon, un adolescent qui semblait vivre avec elle dans cette cabane perdue au milieu de nul part. Le jeune homme, infiniment reconnaissant, chercha à offrir son aide au groupe. Il disait s'appeler Laurent Fraiville et venir de Fond-de-Coppe d'où il s'était échappé avec Marlène. A l'évocation de son nom de famille, Hector eu un frisson. Il se trouvait très probablement en face du fils disparu de la femme avec qui il avait fait connaissance dans le train en arrivant. Lui faisant part de cette information, il lut l'embarras dans le regard de Laurent. Le jeune homme oscillait entre joie et détresse. Il expliqua que son père était mort à la mine l'été dernier et que parmi les mauvais traitements infligés aux mineurs, on les droguait à coup sûre, si bien qu'il perdaient tous plus ou moins la mémoire. Il était évident que cet enfant cherchait a fuir son passé et que le retour de la seul chose agréable qui en fut jamais partie allait l'obliger à remuer des souvenirs qu'il avait trop vite enseveli. Hector, spectateur de la détresse du fils, pris cinquante dollards d'une liasse dérobée à Avranche pour lui en faire cadeau. Ce n'était après tout qu'un juste retour des choses qu'une partie de l'argent de son oppresseur ne lui revienne. Confondus par tant de générosité, ne sachant comment retourner la politesse, Laurent accepta de répondre à toutes les interrogations des aventuriers. Finalement, en guise de remerciement, il proposa aux quatre hommes de les accompagner jusqu'au lac non loin de chez lui où il avait déjà aperçut un indien... Il ne se doutait pas a quel point cette petit aide leur était précieuse.
Joué avec David, Arnaud, Louis et Gabriel le jeudi 06/05/2010.