Les croix de Mai
« Moi, je suis Vigneron » est l’histoire du travail de la vigne au fil des mois de l’année, à travers « le Toine », personnage de l’ouvrage, qui pourrait être la synthèse de tous les vignerons de Bourgogne. Publié en 1960 aux Éditions du Cuvier, cet ouvrage, signalé par Monique Desmartes, évoque les Croix de Mai. [ voir la rubrique "Plume(s) de mai 2015 ]
« C’est dimanche, et déjà le marguillier fait tinter sa cloche, appelant à l’office femmes et enfants, seuls désormais, dans Vinzelles, à accomplir leurs devoirs religieux ; les hommes d’à présent ne sont plus assez sages pour assister au divin sacrifice. Dans le temps, bien sûr, dans le temps… c’était autre chose….Et, brusquement, les souvenirs cernent l’esprit du Toine…. Aujourd’hui, c’est le premier dimanche après le trois mai. Ce jour-là, il n’y a pas tellement longtemps encore, quarante ans au plus, on portait bénir, à la messe, des croix de noisetiers, plantées ensuite dans les vignes, afin d’assurer leur sauvegarde contre les maléfices atmosphériques. La veille au soir, le Toine, comme tant d’autres, tous les autres vignerons de Vinzelles, pour bien dire, se rendait dans les communaux du Mont-Juillet, et coupait aux coudriers de belles branches lisses, flexibles, hautes de quatre-vingts centimètres. Il introduisait dans les baguettes, à vingt centimètres de leur sommet, la pointe de son couteau, et pratiquait une fente, où venait s’encastrer une règle de noisetier bien polie, large de quinze centimètres, et ajustée en biais. Rentré à la maison, il faisait un paquet de douze baguettes, une par fonds (la propriété familiale était alors très morcelée). A chacune des extrémités, il liait les croix avec un osier écorcé : dans celle du haut, il enserrait, entre elles, les tiges fleuries qui chapeautaient l’ensemble d’un frais bouquet, bouquet de lilas rouge, de lilas blancs, de bleuts, d’aubépin, de coquelicots, de myosotis, de marguerites. Au début de l’office, chacun plaçait ses croix contre la grille du chœur, qui s’ornait d’un long ruban, aux couleurs de reposoir. A « l’Ite missa est », le vieux curé les bénissait d’un geste large, et, sa voix trahissant son émotion, il adressait au ciel une fervente prière :
« Seigneur, donnez les fruits à la terre,
Et répandez sur eux vos saintes bénédictions.
Protégez nos vignes et nos jardins,
Contre les orages, contre la grêle, contre les vents,
Et contre tout ce qui les endommage. »
Et dans un lent bourdon d’abeilles travailleuses, les fidèles attendris, faisaient écho à leur pasteur. La prière achevée, chacun regagnait sa demeure, avalait prestement la soupe au bœuf et le bouilli, catapultés au fond de l’estomac par quelques canons de la dernière récolte.
Puis on s’en allait aux vignes, son paquet de croix bénies sous le bras. On les plantait tout contre un cep, pour ne pas risquer de les accrocher au cours des travaux, ce qui eût constitué un véritable sacrilège. Et sur le soir, le sol de Vinzelles se hérissait de centaines de croix que, rituellement, des mains pieuses avaient dressées, face au ciel, comme pour rappeler à l’Homme-Dieu la somme de ses souffrances terrestres….
La végétation d’été dérobait bientôt la croix à tous les regards. Mais quand la Jennie, la mère du Toine, la découvrait de ses doigts habiles d’accoleuse, elle se signait, et répétait, à mi-voix, la prière du grand jour de la bénédiction :
« Seigneur, donnez les fruits à la terre,
Et répandez sur eux vos saintes bénédictions. »
Au temps de la récolte, se déroulait une véritable cérémonie, lorsqu’un vendangeur, en coupant le raisin, avisait soudain la croix et s’écriait : « Chante, oiseau ! »
Tous faisaient cercle autour de lui et entonnaient le refrain traditionnel :
« Madame la Ste Croix,
Tous ceux qui la trou’ront
S’coup’ront les doigts, les doigts. »
Il ne restait plus au patron qu’à offrir à boire à la ronde, ce dont il s’acquittait toujours avec bonne grâce. Puis, à l’automne, on arrachait, en même temps que les paisseaux, les croix inutiles. On les rapportait à la maison, et on les brûlait dans le fourneau. Seul, le feu purificateur peut détruire des objets consacrés, sans attenter à leur sainteté…
André Lagrange, « Moi, je suis Vigneron » - Éditions du Cuvier 1960