La remise en cause de la sacralité - L'exemple de Louis XV
Compte rendu d'un séminaire tenu par M. René Grevet, le 10 décembre 2004, par Grégory Wallerick.
Sous la monarchie française, les rois passent pour des médias entre les hommes et Dieu. Investis de par leur sacre, souvent effectué en l’église de Reims, ils possèdent des « pouvoirs » sacrés, reçus par Dieu lui-même, lors de cette cérémonie. Un exemple parmi d’autres : au sortir de cette cérémonie du sacre, qui a eu lieu le 25 octobre 1722 pour le jeune Louis XV, le roi touchait les écrouelles.
Le règne de Louis XV souffre de comparaison avec son prédécesseur. En effet, Louis XIV, dit Louis le Grand a usé la monarchie absolue (Saint-Simon). A cela s’ajoute un début de règne délicat pour Louis XV : d’abord la régence de Philippe d’Orléans, moment souvent mal accepté par les partisans d’un pouvoir royal plus limité ; ensuite, à sa majorité, Louis XV subit l’influence de Fleury, jusque sa mort, en 1743. Dès lors, Louis XV fait preuve d’absolutisme, décidant de gouverner sans principal ministre. Mais il ne présente pas les mêmes intérêts que son illustre aïeul. En effet, Louis s’intéresse davantage aux femmes, aux plaisirs qu’à la vie politique. De ce fait, aux yeux des parlementaires, il apparaît moins crédible, moins absolu. Dès les années 1750, les parlementaires entrent en crise avec leur roi. Comment ces crises peuvent-elles aboutir à une perte de la sacralité du roi, acquise depuis Clovis ? Quelles sont les conséquences de cette désacralisation du pouvoir royal ? Avant toute chose, un bilan sur les actes amenant à cette désacralisation s’impose. Ensuite, la réaction du roi permet aussi de comprendre cette évolution. Enfin, une tentative d’établissement des conséquences de cette désacralisation sera esquissée.
L’événement le plus remarquable dans ce processus de désacralisation de la majesté royale est sans conteste la tentative d’assassinat sur Louis XV, perpétrée par Robert-François Damiens, le 5 janvier 1757. L’événement, relaté par bon nombre d’historiens, a eu lieu alors que Louis XV rendait visite à sa fille, madame Victoire, à Versailles. Le soir, en quittant ses appartements, un homme s’élance, franchissant discrètement la double haie de gardes reliant le roi à la voiture royale. A sa hauteur, Damiens heurte le roi et repart. Celui-ci vacille, porte la main à son côté droit : elle est tâchée de sang. Un homme, Damiens, a osé tenter d’assassiner le roi : il se rend coupable de régicide, même si les précédents avaient eu comme conséquence la mort du roi (Henri III tué par le moine Jacques Clément en 1589, et Henri IV, par Ravaillac en 1610). Dans le cas présent, le roi n’était que légèrement blessé (la pointe [du canif] n’avait pénétré que de quatre lignes – soit un centimètre -[1]), les épais vêtements qu’il portait en raison du grand froid l’ayant protégé. Près d’un siècle et demi sans tentative d’assassinat du roi. Certes, les complots proliféraient, mais aucun n’a pu voir le jour pour détruire Sa Majesté. Pourquoi Robert-François Damiens a-t-il attenté à la vie du roi de France ? La réponse est encore sujet à controverse. Avant toute chose, à la question : « Qui t’a inspiré ? Les jésuites ? les jansénistes ? les Anglais ? », Damiens répond qu’il a agi de son propre chef : « Je l’ai exécuté seul parce que seul je l’ai conçu… Je veux mourir comme Jésus dans les tourments et la douleur. » Certes, Louis XV souffre depuis les années 1750 d’une certaine impopularité, l’ayant obligé à fuir les Parisiens. Mais le roi se remit assez facilement de cette blessure, et regagna les faveurs de ses sujets.
Quelques années plus tard, le roi doit gérer une autre crise. Cette fois, ce sont les parlementaires qui se rebellent contre son autorité. Les Parlements de France, au nombre de douze (Aix, Besançon, Bordeaux, Dijon, Dôle, Grenoble, Metz, Paris, Pau, Rennes, Rouen, Toulouse) n’ont pas de rôle politique, mais un rôle uniquement judiciaire : ce sont les plus hautes cours de justice, hormis la justice royale, qui peut être demandée par quelque sujet du royaume. Pour permettre au roi d’asseoir son pouvoir dans les différentes provinces, les Parlements enregistraient les décisions royales (édits, déclarations…) et étaient chargées de les faire appliquer. Mais progressivement, les parlementaires se sont octroyés un rôle qui ne leur appartenait pas : ils se croyaient être les garants du respect des sujets royaux, et certains parlements se permettaient de contester les décisions royales. Ces contestations se faisaient par le biais de remontrances (discuter une ordonnance ou un édit avant qu’il ne soit enregistré ; le roi pouvait répliquer au Parlement par une lettre de jussion, lui ordonnant de procéder à l’enregistrement), le roi en tenant parfois compte pour modifier sa décision. Mais le début des années 1760 fut marqué par un nombre conséquent de remontrances, surtout dans les Parlements de Bretagne et de Paris. La tension fut telle que le roi se vit contraint de se déplacer dans ses Parlements pour imposer sa décision (lit de justice). Le 6 mars 1766, le roi se rendit au Parlements de Paris : il a rappelé que leur pouvoir émane de lui, qu’il est le seul à la tête de la Nation, et que toutes les décisions viennent de lui, uniquement de lui. Les Parlements n’existent que parce qu’il en a décidé (ou un de ses prédécesseurs, Louis IX en l’occurrence). De fait, ils ne doivent aller à l’encontre des décisions royales. Leur rôle est de lire, accepter, publier et exécuter les lois royales.
Déjà dans la décennie précédente, le roi doit faire face à une opposition des parlementaires pro-jansénistes, lors du scandale des billets de confession. En effet, dès 1752, l’archevêque de Paris, Christophe Beaumont du Repaire, refuse la cérémonie des derniers sacrements aux suspects de la « secte » janséniste. Il exige des billets de confession attestant la soumission à la Bulle Unigenitus. Le scandale éclate lorsque qu’un abbé, abbé Lemerre suspecté de jansénisme, meurt en pleine semaine sainte, sans avoir reçu les derniers sacrements. Les parlementaires se dressent contre le roi, qui se débarrasse des juges trop véhéments à le critiquer.
Les affaires durant lesquelles le roi Louis XV est mis à mal par les parlementaires ou aux yeux de son peuple ne manquent pas. Progressivement, le roi apparaît comme une personne, un être qui fait des erreurs, comme un homme. Le processus de la désacralisation royale est engagé. Mais la réaction du roi lui-même conduit-elle à amplifier ce phénomène ?
Aux yeux du peuple, Louis XV semble être distant des affaires de l’Etat. Il ne s’intéresse que peu à son peuple, préférant se tourner vers les guerres qu’il mène, même s’il ne se rend pas lui-même sur le champ de bataille. Le roi possède des goûts simples, aspire davantage à une vie bourgeoise et retirée, dédaigne les servitudes de la vie publique, des fastes officiels, fuit ses devoirs de représentation, si importants pour son arrière grand-père. De plus, Louis XV souffre d’une vie peu pieuse. Les rois de France sont considérés, depuis les Croisades notamment, comme les défenseurs du Saint Sépulcre. Ce sont des rois très chrétiens. Le sacre, qui ne concerne que les rois de France, constitue le rappel du lien entre le roi français et Dieu. Il occupe la place intermédiaire entre les hommes et Dieu. Ce dernier exprime sa volonté par le biais du premier. Or le roi, qui manque probablement de confesseurs indulgents, se doit d’abandonner le rite pluriannuel du toucher des écrouelles. En effet, sous l’Ancien Régime, les rois sont censés recevoir, grâce à l’onction de Reims, et à l’intercession d’un saint guérisseur, Saint Marcoul, un pouvoir leur permettant, par simple toucher de la main, de guérir les malades atteints d'adénite cervicale chronique (sorte d’abcès tuberculeux). Ce miracle royal est devenu une pratique habituelle dès le Moyen-Age, et un instrument dynastique. Mais en 1750, une rumeur persiste et accuse le roi d’être responsable de la disparition de jeunes enfants dans Paris : il les aurait faits enlever pour prendre des bains de sang ! L’image traditionnelle du roi, berger protecteur du troupeau, se trouve renversée et il apparaît comme un tyran sanguinaire, possédé de monstrueuses passions. De plus, les relations entre Louis XV et madame de Pompadour posent de grands problèmes sur l’image royale. En effet, Louis XV semble laisser sa favorite régenter le royaume. Des rumeurs sur le roi ne cessent de courir dans les rues de Paris et de la province. L’arrivée du duc d’Aiguillon, placé par madame de Pompadour, provoque de viles et odieuse attaques envers la personne du roi. On lui reproche de tromper ouvertement la reine, chose pour laquelle le roi demanda pardon, donc aveu tacite.
Cependant, la tentative d’assassinat perpétrée par Damiens a comme conséquence d’améliorer l’image du roi : On a voulu tuer le bien-Aimé ! La réaction même du roi atteste de la volonté de connaître d’abord le commanditaire : Qu’on l’arrête mais qu’on ne le tue pas ! Louis XV désire que son assassin reste en vie, ne serait-ce que pour pouvoir parler, et justifier son acte odieux de lèse-majesté divine. Il est d’ailleurs questionné : Qui t’a inspiré ? les jésuites ? les jansénistes ? les Anglais ? Le roi connaît l’existence de complots et de comploteurs, mais veut connaître l’instigateur de cette tentative, qui l’a profondément marquée. L’autre idée à l’arrestation de Damiens, est de lui permettre d’expier sa faute en public. En effet, les crimes de lèse-majesté divine devaient faire l’objet d’une demande de pardon public, de la part de l’instigateur. Ce fut chose faite pour Damiens.
Mais face à cette tentative, le roi adopte un comportement différent vis à vis de la religion. Il semble en effet se tourner davantage vers elle. Ainsi, lorsqu’il est porté à la chambre du Trianon, il s’exclame : Je n’en reviendrai pas. Allez me chercher un confesseur. La crainte d’avoir été touché par une blessure mortelle pousse Louis XV à faire appel à des confesseurs, pour expier ses fautes. Ses contemporains laissent du roi une image de débauché : il aurait trompé ouvertement sa femme, avec notamment sa favorite, madame de Pompadour, laquelle a droit aux faveurs du roi au point de pouvoir placer dans le conseil du roi les personnes qu’elle désire voir dans l’entourage royal. A sa mort, le roi sombre dans une déprime telle que le peuple s’en inquiète. Ce retour vers la religion catholique permet au roi de se rapprocher aussi de ses sujets. En effet, la religion du roi est celle des sujets du royaume de France. Alors que le roi ne touchait plus les écrouelles, le peuple le considérait progressivement comme un roi différent de ses prédécesseurs, qui ne participaient pas à cette cérémonie uniquement s’ils étaient sur le point de mourir. Ce revirement de considération pour la religion catholique permet au roi de paraître aux yeux de ses sujets comme le roi de France, roi très chrétien, défenseur de la religion, tout comme le furent ses aïeux. Mais ce moment d’égarement ne dura pas, et Louis XV redevint la personne qu’il était, dès lors que la blessure ne se révélât n’être qu’une éraflure.
Les réactions du roi face aux différentes attaques sur son pouvoir sacré aboutirent à une aggravation de ce phénomène. Quelles sont les conséquences sur la perception du roi sacré ?
D’abord, le peuple fut marqué par la cruauté du supplice de Damiens. En effet, l’exécution de l’homme, coupable de régicide, ne laisse pas de marbre la population venue assister à l’expiation de la faute. Il était de coutume que celui qui s’en prenait à la personne royale doive expier sa faute en public. Ce fut chose faite pour Damiens : un foule immense était rassemblée en place de Grève, pour assister au supplice du malheureux. La Grand’Chambre du Parlement de Paris avait minuté l’exécution lors de son arrêt principal daté du 26 mars 1757. Brûlures, coupures, tenailles, démembrement choquent le peuple assemblé. La cruauté du supplice, qui tranche avec le raffinement de l’époque, s’explique par le contexte politique : les magistrats s’imaginent complaire au roi en multipliant les tortures. Mais les femmes, présentes à la manière de Catherine de Médicis, détournèrent leur regard devant ces horreurs. Le roi lui-même ne put tenir.
Les conséquences concernent aussi le rapport vis à vis de la personne même du roi. En effet, le peuple réagit différemment face à son roi. Alors que le roi ne peut plus toucher les écrouelles, pouvoir presque surnaturel qui lui était conféré par Dieu lui-même, le roi est-il pour autant un être au-dessus des hommes, au-dessus des simples mortels que sont les sujets du royaume ? En d’autres termes, le roi est-il plus sacré que ne l’est un sujet du royaume ? Le comportement du roi, adultérin et peu enclin à diriger le royaume et à prendre part aux décisions relatives au domaine qu’il gouverne, laisse le peuple penser que ce roi, sur le trône depuis déjà un bon nombre d’années, n’a peut-être pas plus sa place qu’un autre personnage ! De même, ce Louis est roi pour la bonne et simple raison qu’il est de la famille de feu le roi Louis XIV, dit Louis le Grand. Aussi, son accès au trône n’est dû, comme cela se passe dans la royauté française, qu’au fait qu’il soit l’aîné masculin des descendants vivants. Le sacre, même s’il ne fait pas le roi, rappelle le lien entre la majesté et Dieu (primogéniture masculine). Mais le pouvoir sacré qui lui est donné lors de cette longue cérémonie, véritable événement « national », est concrétisé par la cérémonie du toucher des écrouelles. Dès lors que Louis XV ne participe plus à cette cérémonie, qui rappelle ce lien divin (Le roi te touche, Dieu te guérisse), le peuple commence à percevoir la fragilité de ce lien entre Dieu et le roi. De même, Louis XV est marié aux yeux de Dieu et trompe ouvertement sa femme avec ses nombreuses favorites, dont la plus célèbre, madame de Pompadour. Comment est-il possible qu’un média de Dieu puisse se comporter ouvertement de la sorte ? Certes, les rois précédant Louis XV se comportaient de manière similaire, et cela ne troublait pas pour autant l’opinion, car ils avaient la décence de se comporter ainsi de manière plus discrète. Louis XV ne s’en donne même pas les moyens.
Cette perte progressive de la sacralité du roi pose un réel problème à la monarchie française. Le roi n’est plus un envoyé de Dieu, il ne peut donc plus justifier son caractère sacré, la monarchie absolue de droit divin perd une part de son fondement. Mais les conséquences sont plus graves encore, et c’est le successeur de Louis XV qui paie les frais des actes de son aïeul. Le peuple n’hésite que peu à limiter les pouvoirs régaliens lors du déclenchement de la Révolution, et le roi ne peut réagir pour préserver une partie de son pouvoir (là encore, la personnalité du souverain joue en sa défaveur…). La condamnation, le vote puis l’exécution du roi de France montre l’évolution du travail de sapement de la sacralité royale, travail qui commence dès la fin du règne de Louis XIV, pour s’achever sur la place de Grève, à la guillotine, pour Louis XVI. Le rôle de Louis XV, roi intermédiaire qui souffre de la comparaison avec son prédécesseur et son successeur, a longtemps été mis entre parenthèses, mais il ne faut pour autant l’oublier.
Bibliographie sommaire :
ANTOINE M., Louis XV, 1989, Pluriel.
CORNETTE J., Absolutisme et Lumières, 1993, Hachette.
EGRET J., Louis XV et l’opposition parlementaire, 1970, Armand Colin.
LEROY-LADURIE E., L’Ancien Régime, Tome 2 (1715-1770), 1991, Pluriel.
METHIVIER H., L’Ancien Régime en France, 1991, PUF.
[1] Extraits de MARTIN H., Histoire de France, Tome XV.