Argentine : le tournant Milei, une menace pour les droits humains
Argentine : le tournant Milei, une menace pour les droits humains
Par Clélia Habibeche, étudiante en 2ème année (FG)
Après des années de lutte acharnée pour les droits humains et une dictature militaire douloureuse, le peuple argentin obtient finalement un régime démocratique doté de nombreux droits. Certains d’entre eux et les mobilisations les accompagnant peuvent être représentés en couleur : en témoignent le vert, symbole des militantes pour le droit à l’avortement, et le violet, symbole du mouvement Ni una menos dénonçant les féminicides et violences faites aux femmes. Néanmoins, c’est à présent au (re)tour du kaki, couleur des véhicules de police durant la dictature militaire, de parader en Argentine. En effet, l’arrivée de Javier Milei au pouvoir en décembre 2023 incarne un resurgissement de la violence autoritaire et un début de recul profond des droits humains. Ce dernier est élu à 55,7% des voix au second tour de l’élection présidentielle argentine. Pourtant, sa campagne est caractérisée par une grande violence politique : ton ultra agressif, attaques verbales répétées contre ses adversaires politiques, les femmes et les minorités, etc. L’ancien économiste se réclame de l'anarcho-capitalisme, un courant de pensée libertarien remettant en cause le rôle de l’État dans une société capitaliste car ce serait “économiquement efficace et moralement désirable” (Pierre Lemieux dans L’anarcho-capitalisme, 1988). Pour satisfaire son idéal idéologique, le président d’extrême-droite a clairement planifié un programme politique et économique entravant de nombreux droits humains. Son succès paraît dès lors paradoxal avec la lutte que le peuple argentin a si durement fourni pour acquérir droits et libertés depuis des décennies. Effectivement, depuis l’adoption de la Constitution en 1853, l’Argentine est une république et vit jusqu’en 1930 une stabilité constitutionnelle qui permet l’instauration des premières libertés et droits (comme le suffrage universel masculin en 1912 et l’ajout du droit de vote des femmes en 1951). Mais s’ensuit une large période de dictatures militaires, dont la dernière remonte à 1976-1983 : le peuple subit une répression d’une incroyable violence, ponctuée d’assassinats et d’un recul de tous les droits humains. Ainsi, en 1983, le peuple argentin est traumatisé, et le retour de la démocratie permet alors d’organiser des mouvements juridiques et militants puissants afin de ne plus jamais revivre une période similaire. En 1976 sont par exemple créés l’Assemblée Permanente pour les Droits de l’Homme (APDH) et le mouvement œcuménique pour les droits de l’Homme. La lutte pour le droit des femmes, elle, se renforce difficilement et voit son point d’orgue dans la légalisation de l’avortement en 2020. À cet égard, comment expliquer le succès électoral de Javier Milei, lorsque son programme néolibéral va à l’encontre même des acquis humains et sociaux si durement acquis
après des décennies de luttes ?
Pour comprendre la montée en puissance de Javier Milei, pourtant « outsider » de la politique, il faut revenir sur la crise économique, sociale et politique du pays. Ce sont des éléments de contexte qui ont particulièrement influencé le vote des Argentins.
Tout d’abord, l’Argentine traverse une grave crise économique avec un déséquilibre des finances publiques, un taux de chômage particulièrement important et enfin une inflation incontrôlée. Selon l’Institut de statistique national officiel (l’INDEC), cette dernière s’élevait en effet à 211,4% en 2023, réduisant dès lors considérablement le pouvoir d’achat des Argentins dont 40% vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté (INDEC). Cette inflation élevée résulte d'une combinaison de facteurs. D’un côté, la création excessive de monnaie par la Banque centrale d’Argentine a provoqué une dévaluation du peso, accentuant l’inflation. De l’autre, les déficits budgétaires chroniques ont conduit le gouvernement à s'endetter, notamment auprès du FMI avec un prêt record de 57 milliards de dollars en 2018. Plutôt que de réduire les dépenses ou d'augmenter les impôts, l'Argentine a en fait souvent choisi d'emprunter davantage, aggravant sa dette (74,4 % du PIB en 2023) et plongeant même le pays en récession en 2018 avec une contraction de 2,5 % du PIB.
Mais à cette crise économique s’ajoute une crise politique. En effet, une frange de la population rejette les partis politiques traditionnels argentins et notamment le kirchnérisme au pouvoir de 2003 à 2015. Ce mouvement post-péroniste apparu en réponse à la crise de 2001 se présente comme un mouvement politique de centre-gauche souhaitant refonder la nation. Incarné par Nestor Kirchner (président de 2003 à 2007) puis par son épouse Cristina Fernandez (présidente de 2007 à 2011 puis 2011 à 2015), il fait aujourd’hui face à de lourdes accusations de corruption. Deux d’entre elles ont profondément marqué l’opinion publique. Le scandale « cuadernos de las Coimas » de 2018 révèle en premier lieu la découverte de cahiers tenus par le chauffeur présidentiel Oscar Centeno. Ce dernier aurait minutieusement noté des transactions financières illégales entre des entreprises de construction et des hauts fonctionnaires du gouvernement Kirchner. L’affaire « Hotesur et Los Sauces » met ensuite en lumière comment Cristina Kirchner, ses enfants et plusieurs associés auraient blanchi de l’argent à travers deux sociétés familiales : Hotesur, une chaîne d’hôtels, et Los Sauces, une agence immobilière. A noter que la défiance croissante envers le kirchnérisme et les partis politiques traditionnels s’explique également par leur incapacité à répondre à la crise économique en cours, notamment la pauvreté et le chômage.
Javier Milei fait de l’exacerbation de cette défiance croissante envers le gouvernement sa stratégie. Longtemps polémiste des plateaux télés, rien n’avait pourtant prédit son arrivée en politique. En 2021, il fonde son propre parti politique, appelé La Libertad Avanza, qui se veut incarner une rupture avec la politique traditionnelle. Il y présente directement ses ambitions : répondre à la crise en proposant un tournant économique majeur : politique d’austérité, ultra libéralisme et dérégulation de la monnaie en supprimant le peso argentin pour adopter le dollar américain. Il promet par cela un avenir meilleur pour l’Argentine : « Fin de la décadence, fin du modèle appauvrissant de la caste, aujourd’hui nous adoptons le modèle de la liberté pour redevenir une puissance mondiale » pour reprendre ces mots. Il répond également aux attentes d’un changement politique en s’affirmant comme antisystème, critiquant ainsi avec une sémantique populiste la “caste politique” pour désigner l’élite politique. Il devient alors peu à peu symbole de rupture auprès des populations. Il est d’ailleurs intéressant d’observer dans le reportage Arte, Argentine : le train de la discorde (émission du 08/12/2023) qu’à la veille du second tour présidentiel, les électeurs de Javier Milei ont un point commun : l’espoir d' un changement. “J’ai voté pour Milei, un vote pour le changement” pour reprendre les termes d’un électeur argentin. Certains le qualifient même de “sauveur” face à une élite politique qui les a déçus et une situation économique inquiétante. Après avoir été élu député en 2021, il arrive alors au pouvoir le 10 décembre 2023 avec 55,7% des voix face à Sergio Massa (centriste). L’économiste libertarien est devenu président d’une nation.
Or pour lui, certains droits humains seraient des privilèges et mécanismes de régulation qui faussent les logiques du marché alors même qu’elles seraient suffisantes pour encadrer la totalité des relations humaines. Il prône dès lors un laissez faire global et un rapport entre administrés et État réduit au minimum dans une perspective intégralement libertaire, non-régulatrice et anti-égalitaire.
II. Le recul actuel massif des droits des minorités en Argentine : femmes, LGBTQIA+ et peuples autochtones
Pour suivre son engagement de réduction des dépenses publiques, Javier Milei décide dès son arrivée de supprimer 9 ministères sur 18, dont les ministères s'occupant de la culture, de l’éducation, et des droits des femmes.
Ce qui nous invite tout d’abord à voir le recul des droits des femmes et des minorités de genre. En effet, après avoir supprimé le ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité qu’il juge inutile, il s’attaque à l’avortement qu’il désigne comme un “assassinat aggravé par ascendant”. En février, Rocio Bonacci, membre de la coalition au pouvoir, présente ainsi un projet de loi visant à interdire l’avortement sans aucune exception, sans succès. Mais bien que la proposition ait été rejetée par le Congrès (l’opposition reste majoritaire à la Chambre des députés comme au Sénat), le gouvernement dispose d’autres moyens exécutifs de contourner la légalisation, notamment supprimer des financements de santé publique alloués à l’avortement par exemple. Également en février et dans d’autres domaines, le gouvernement a d’ailleurs interdit l’utilisation de l’écriture inclusive dans les documents officiels et démantelé un programme de prévention des grossesses non désirées. Dans le domaine de l’éducation, il a aussi remis en question l’éducation à la sexualité à l’école, la qualifiant “d’endoctrinement de l’idéologie de genre”. Enfin, le gouvernement Milei propose d’éliminer la circonstance aggravante prévue par le Code pénal lorsque le genre est considéré comme le motif du crime, et ce dans un pays où le féminicide est pourtant très fréquent (308 homicides fondés sur le genre ont été enregistrés en 2023, une augmentation de 10% selon les autorités judiciaires). A noter qu’une grande partie de ces freins visant les droits des femmes ou des minorités de genre se fait sous couvert de l’objectif de réduction des dépenses étatiques. En outre, le recul que vivent les femmes est également économique, et la parole du président compte énormément dans le renforcement du patriarcat. Car Javier Milei aime jouer avec les stéréotypes, déclarant par exemple qu’il ne croyait pas aux inégalités salariales hommes-femmes et que cette lutte avait été inventée par les socialistes. Ainsi son discours machiste réactive en permanence les clichés sexistes imprégnés dans la société argentine. Et les droits des personnes LGBTQIA+ ne sont pas épargnés : le pouvoir adopte en effet une ligne ultraconservatrice et minimise les violences contre ces minorités, comme le montre l’indifférence gouvernementale à la suite du meurtre de trois femmes homosexuelles en mai 2024.
De surcroît, les peuples autochtones vivant dans le pays se voient également menacés. Cinq mois après son entrée en fonction, le gouvernement a annoncé la dissolution de l’Institut National des Affaires Indigènes (INAI) ainsi que de l’Institut national contre la discrimination, xénophobie et racisme (Inadi). Allié de l’extractivisme et promoteur de l’obtention des richesses trouvées dans les territoires indigènes, Milei souhaite intensifier l’extraction des minéraux trouvés dans les territoires autochtones, principalement le lithium, très convoité aux frontières de la Bolivie et du Chili. L’abrogation de la loi foncière, qui régit l’utilisation, la possession des terres et des biens dans le pays, a notamment un impact considérable sur les communautés autochtones, puisque qu’elle signifie désormais l’absence de l’État en tant que régulateur et articulateur des avancées privées sur les biens communs de leurs territoires.
Face à ce début de recul des droits humains, des militants tentent d’organiser des mouvements de contestation. Or, Javier Milei considère que ces mouvements “perturbent l’économie” et vise dès lors limiter tout rassemblement. Ce qui amène une fois de plus à un risque d’entrave d’un droit, d’une liberté, celle de manifester.
III. Une répression croissante des mouvements de protestation
Dès le début de son mandat, le président argentin instaure le Décret de Nécessité et d’Urgence (DNU), un “méga-décret” s’attaquant à plus de 300 dispositions qui par leur aspect dérégulateur touche en partie aux bases des droits individuels et collectifs : suppression de l'encadrement des loyers et des prix des produits essentiels, assouplissement du droit du travail, etc. En parallèle, il présente au Congrès la loi Omnibus, qui a pour but d’inscrire sa doctrine ultralibérale durablement dans la Constitution ainsi que de permettre à l’exécutif de gouverner par décrets au moins jusqu’à fin 2025 par un état d’urgence. Si ces deux textes font l’objet de vives controverses et qu’une grande partie de leur contenu a été à ce jour soit suspendu par la justice, soit retoqué ou amendé dans un objectif de modération par le parlement argentin, il n’en demeure pas moins que l’extrémisme de certaines mesures proposées et la détermination du gouvernement à les faire adopter prouve une volonté de censurer toute opposition populaire.
Ainsi, la loi Omnibus censée “défendre la liberté et les Argentins” a été jugée par beaucoup comme visant à restreindre quantité de leurs droits, dont le droit à manifester : elle définissait à ce titre tout rassemblement de plus de trois personnes comme une manifestation qui devrait faire l’objet d’une information aux autorités au minimum quarante-huit heures à l’avance. De plus, le projet de loi prévoyait des peines pouvant aller jusqu’à six ans de prison pour les participants et les organisateurs. Enfin, face à la première protestation, le nouveau gouvernement aurait été capable de menacer de couper les aides sociales à tout manifestant entravant la circulation. Cette criminalisation de la contestation sociale permettant l’usage de la répression d’État contre toutes les formes de lutte vise à dissuader les protestations. Dans ce cadre quasi autoritaire, Javier Milei tente d’ailleurs de minimiser les pertes de la dernière dictature militaire. Victoria Villarruel (vice-présidente de l’Argentine depuis l’élection de Javier Milei) a ainsi demandé la fin des procès pour violation des droits humains et fait pression pour la fermeture du Musée de la Mémoire construit en hommage à ses victimes. Le gouvernement a même décidé de retirer le financement des sites commémoratifs du pays et publié une vidéo présentant une image erronée et alternative des crimes de la dictature. Tout ce révisionnisme historique participe très fortement à la légitimation de la violence et fait peser une menace omniprésente sur les droits humains.
Pour conclure, le succès important de Javier Milei en 2023 trouve ses sources dans la crise multifactorielle (politique et socioéconomique) que rencontre le pays depuis la grande crise économique de 1998 à 2002. Si durant sa première année de mandat sa politique violente et discriminatoire a déjà considérablement impacté certains droits fondamentaux des minorités (femmes, LGBTQIA+ et autochtones), il peut aussi à terme toucher à la liberté d’expression de la majorité. Toutefois, le pouvoir de Milei reste limité par la Constitution argentine. Celle-ci établit la séparation des pouvoirs, empêchant le président de gouverner sans le Congrès (où sa coalition minoritaire est la troisième force politique) et permettant ainsi de bloquer plusieurs projets de loi liberticides. De plus, la Cour suprême peut déclarer des décrets inconstitutionnels, et les provinces conservent une large autonomie, freinant l'application de certaines mesures au niveau local. Cependant, le pouvoir de Javier Milei risque d’être renforcé par le deuxième mandat présidentiel de Donald Trump aux États-Unis. Ces deux hommes politiques, partageant de nombreux points communs pourront alors s’associer, Trump (et Musk) étant des soutiens considérables au gouvernement Milei. Ces deux élections témoignent de la menace croissante du recul de la démocratie en Amérique.
Bibliographie :
Articles de revue :
MIRA DELLI-ZOTTI Guillermo. « Droits de l’homme en Argentine : mémoire, justice et politique ». Cairn matériaux pour l’histoire de notre temps. 2013. Pages 49 à 53.
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VELUT Sébastien. « Argentine : qu’est-ce que le kirchnérisme ? ». Cairn revue politique étrangère. Automne 2016. Pages 23 à 35.
Articles de presse :
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REYGADA Luis. « Argentine : pour Milei, seules les lois du marché devraient encadrer les relations humaines ». L’Humanité. 25 juillet 2024.
Rapports :
MARC Alexandre. Sortir l’Argentine de la crise, un défi colossal. Institut Montaigne. 07 février 2024.
Vidéos en ligne :
VASAK Vladimir. Argentine : le train de la discorde. ARTE Reportage. 08 décembre 2023.