Par Alix Raynaud De Lage, étudiante en 2ème année à Sciences Po Lille
Alors que les conflits contemporains prennent des formes de plus en plus hybrides sortant de la définition traditionnelle et institutionnalisée du conflit, cela s’accompagne de l’émergence de nouveaux acteurs.
Parmi eux se trouvent les Sociétés Militaires Privées (SMP) telles que le groupe paramilitaire Wagner. Remettant en question le cadre légal entourant les conflits armés internationaux, cette organisation a toujours été considérée comme « l’armée de l’ombre » du dirigeant russe Vladimir Poutine, qui niait tout lien avec ces mercenaires jusqu’en 2023.
Toutefois, le Kremlin fournissait le matériel utilisé par Wagner ainsi que les installations d'entraînement et donnait clairement des directives afin que le groupe agisse dans son intérêt.
Le déni plausible de la Russie vis-à-vis du groupe Wagner, l’obscurité l’entourant, son cadre légal indéfini le plaçant en dehors de tout traité international régissant les conflits, permettait jusqu’alors à Moscou de contester tout lien avec lui et toute implication sur ses théâtres d'opérations.
Le spécialiste en renseignement et ancien officier d’active, Michel Klen qualifiait ces actions de « sous traitance de la guerre agissant comme unités supplétives dans le jeu trouble des conflits » au détriment des grands équilibres stratégiques, politiques et économiques surtout sur des espaces fragiles en pleine mutation comme le Moyen-Orient ou l’Afrique centrale.
Cependant, c’est réellement au moment de la guerre en Ukraine que le groupe Wagner a pris davantage d’envergure en augmentant drastiquement son rayonnement. Le passage de son chef, Evgueni Prigojine, dans les médias, a contribué à cette médiatisation qui n’existait pas jusqu’alors. Un rayonnement au niveau national en couvrant les grandes opérations du groupe en Syrie et en Afrique mais aussi au niveau international avec des films de propagande comme Touriste (2021) diffusé en République centrafricaine. Et l’éventualité de l’invasion de la Russie par le groupe en juin 2023 a fait retenir son souffle à la communauté internationale qui avait unanimement les yeux rivés sur lui.
Ses modes d’action sont divers depuis sa percée sur la scène internationale en 2014 : échanges d’armes, ingérence dans les élections, exploitation de ressources naturelles, participation à des conflits armés comme au Donbass ou lors de la guerre civile syrienne. Donc bien loin des missions initiales des SMP qui se limitaient à du gardiennage de sites, l’escorte de personnalités, au transport d’armement…
Il opère toujours dans des pays aux enjeux géostratégiques essentiels et clivants que ce soit en termes de ressources, des implications étrangères, de contingents militaires implantés, de propension au développement du terrorisme, de gouvernements instables ou autoritaires… C’est pourquoi le Moyen-Orient et l’Afrique sont deux théâtres d’implication majeurs dans l’impressionnant réseau d’influence que le groupe a tissé à travers le monde. Le réduire aux zones les plus médiatisées, telles que l’Ukraine, serait l’amputer d’une grande partie de son importance. Cet article portera donc sur son emprise en Afrique et Moyen-Orient, des théâtres d'opérations largement moins mis en avant, en évoquant tout d’abord ses motivations, puis ses zones d’intervention.
I : Les motivations du groupe Wagner au Moyen-Orient et en Afrique
Via le groupe Wagner, le Kremlin s’assure un déploiement stratégique et militaire dans les régions sans avoir à reconnaître clairement son implication, permettant ainsi une plus large ampleur de mouvement : pas de cadre légal, pas besoin ni de légitimer leurs actions ( blessés, morts, exactions…), ni de compter les mercenaires parmi ses forces armées ou son bilan humain.
Au Moyen-Orient et en Afrique les motivations sont donc diverses et variées mais recouvrent différents objectifs, ces deux zones devenant ainsi les nouveaux théâtres des affrontements entre l’Occident et la Russie.
Un objectif politique
Les Etats du Moyen-Orient et d’Afrique sont caractérisés, pour beaucoup, par des régimes fragiles aux tendances, si ce n’est autoritaires, en tout cas loin d’être des démocraties occidentales.
Ils constituent ainsi un terreau fertile pour un État russe cherchant à accroître son influence. Même si Wagner semble “disposé à travailler avec quiconque voudra conclure un accord avec eux” (Catrina Doxsee, Centre d’études stratégiques et internationales du Canada), il privilégie néanmoins les pays avec une “gouvernance faible, des défis de sécurité permanents et des ressources abondantes”.
A travers cette SMP, la Russie peut ainsi cultiver un climat anti-occidental qui lui est favorable. Cela a été visible au Mali avec le retrait des troupes de l'opération Barkhane au profit des mercenaires Wagner ou avec les slogans scandés par des sudafricains devant l’ambassade de France à Pretoria en mai 2022 : "Richesse de la France sur le dos des Africains" ou bien "La France dehors"... Alors que les SMP étaient davantage caractérisées par de la coercition uniquement, le groupe Wagner tend de plus en plus à développer son soft power via la propagande et la désinformation, des outils efficaces de persuasion de l’opinion publique.
Cela montre déjà des signes d’efficacité dans l’opinion publique mais aussi sur les gouvernements. Sur 54 pays africains, 17 se sont abstenus et un a voté contre à la résolution de l’ONU contre l’invasion de l’Ukraine soit plus de 30% d’entre eux et seulement quatre chefs d’Etat ont écouté l’intervention de Volodymyr Zelensky auprès de l'Union africaine.
Par le groupe Wagner, la Russie assure aussi la stabilisation de régimes qui lui sont favorables et qu’elle pourra par la suite contrôler. Face à des institutions fragiles, les gouvernements africains font appel à Wagner pour lutter contre les groupes armés, protéger des sites énergétiques importants, former des soldats, fournir des armes… L’exemple le plus marquant de l’application de ce modèle d’ingérence hybride se trouve dans les opérations menées par le groupe dans la Syrie de Bachar-al-Assad. Combattant auprès des forces pro-gouvernementales contre les rebelles syriens (Front al-Nosra, insurgés islamistes…), la SMP russe a permis de maintenir le Président au pouvoir mais aussi de former des milices pro-régimes. Ce faisant, le régime a été remis en place puis stabilisé, et les dirigeants en ayant bénéficié demeurent donc sous l’influence de ceux à qui ils doivent leur position.
Ainsi, l’Etat russe empêche un changement de pouvoir qui pourrait aboutir à l’installation d’un pouvoir favorable à une puissance occidentale qui serait contraire à ses intérêts. Notamment la Chine qui tente d’étendre son influence avec une stratégie semblable (projet des nouvelles routes de la soie). Ce qui relève d'enjeux géostratégiques cruciaux pour la Russie qui doit à tout prix se mobiliser pour étendre son influence et retenir celle d'autres pays tels que la Chine, de plus en plus présente son projet des nouvelles routes de la soie"
L’objectif énergétique
D’autre part, les intérêts que la Russie trouve au Moyen-Orient et en Afrique sont certes politiques mais aussi économiques et énergétiques.
En Syrie, le groupe Wagner a obtenu, en échange de son implication armée et politique, et de ses 2 000 contractuels déployés sur zone, l’exclusivité de l’exploitation de champs d’hydrocarbures, profitant au final à la Russie. La Syrie, troisième plus grande réserve mondiale de phosphate et ses avantages dans les secteurs du pétrole, des minéraux et du gaz, a de quoi faire rêver Moscou.
De la même manière, en République centrafricaine, le groupe Wagner a signé en 2018 un contrat avec Bangui, prévoyant un soutien militaire et politique ainsi qu’un important stock d’armes russes en échange d’avantages sur des concessions minières (diamants et or principalement). Il s’agirait de son partenariat le plus profitable selon l’Initiative mondiale contre la criminalité organisée transnationale (GI-TOC) dans un rapport publié en février 2023, puisque Wagner a réussi à réellement y implanter un modèle politique et économique en plus des avantages énergétiques.
Libérer des territoires a un prix et Wagner l’a trouvé : le monopole de ressources énergétiques qui, si elles sont déjà précieuses, deviendront inestimables dans les années à venir.
L’objectif économique, en réaction aux sanctions
Par ailleurs, ces ingérences énergétiques sont des moyens de garantir une source de revenu complémentaire.
Alors que les Etats-Unis ont désigné Wagner comme une “organisation criminelle transnationale” fin janvier 2023, et que les sanctions à son égard ne cessent de s'abattre de la part de la communauté internationale et des Nations Unies, elles permettent à la Russie d’assurer les moyens de sa politique.
Depuis l’invasion de l’Ukraine entraînant un isolement de la Russie par les sanctions occidentales, l’implantation de Wagner au Moyen-Orient et en Afrique devient ainsi d’une importance capitale.
Les intérêts économiques de la Russie dans ces zones ne relèvent plus dès lors d’une unique stratégie politique et militaire mais surtout d’une nécessité, même si l’Afrique reste une carte maîtresse pour sortir de l’isolement international dans lequel les sanctions la placent.
Les sanctions généralisées imposées aux institutions financières russes, notamment à leur système de paiement international ont largement perturbé les relations commerciales de la Russie avec l’Afrique, amenant Moscou à renforcer son influence politique dans les territoires les plus avantageux pour les amener à utiliser d’autres pratiques commerciales contournant les interdits occidentaux.
L’objectif économique se matérialise également via l’établissement de partenariats entre Wagner et certains régimes afin de décrocher des contrats économiques en faveur de la Russie, comme cela est le cas au Soudan où la SMP se présente comme un service de sécurité des mines d’or afin d’obtenir une position avantageuse.
II : L'implication du groupe Wagner au Moyen-Orient et en Afrique
Ses zones d’intervention
L’intervention russe en Syrie en 2015 a constitué le retour spectaculaire du groupe Wagner au Moyen-Orient. Mais à nouveau, il serait réducteur de le cantonner à ce seul État au vu de son implication dans plus de 17 pays africains au total, un chiffre qui reste naturellement approximatif au vu des modes d’action en sous-marin que peut avoir cette SMP.
De l’assistance militaire apportée aux troupes de Bachar al-Assad bien avant l’arrivée des troupes conventionnelles russes en 2015 aux combats avec les forces de Tripoli durant la deuxième guerre civile libyenne (2014-2020) en passant par l’affrontement avec la Syrie en 2018, le groupe Wagner s’est illustré à maintes reprises ces dernières années au Moyen-Orient. Les forces du groupe Wagner, par exemple, ont pu être observées participant à des opérations à Lattaquié, Alep, Homs, Hama ou encore la région de Damas, ainsi qu’aux contre-offensives visant à reprendre Palmyre en 2016 et 2017.
Mais ses théâtres principaux d’implication sont les suivants : Centrafrique, Mali, Syrie, Libye, Burkina Faso.
En Centrafrique, son intervention a commencé en 2018 pour officiellement “entraîner l’armée russe” alors que Bangui reprochait à la France de lui tourner le dos, si bien qu’en 2020 le président Touadéra, faisant face à une offensive rebelle, a trouvé appui auprès de la SMP russe.
Au Mali, qui subit la propagation djihadiste depuis 2012 ainsi qu’une profonde crise non seulement sécuritaire, mais aussi politique et humanitaire, a consommé sa rupture avec la France en 2022 suite à un coup d’Etat militaire, afin de se tourner vers la Russie et donc Wagner. Ainsi les mercenaires de Wagner ont pris le relais des troupes françaises, essentiellement dans le centre du pays.
De plus en plus, le groupe Wagner se dirige vers des pays dans lesquels la France avait des intérêts et où elle était positionnée depuis de nombreuses années (anciennes colonies, bases militaires, aide militaire…) : Mali (opération Barkhane), Centrafrique (opération Sangaris)… Ce qui s’accompagne, nous l’avons vu précédemment, d’un travail méticuleux de sape de l’image française.
Dans le choix des Etats ciblés, on n’observe donc pas de centralisation des implications mais au contraire un éclatement davantage lié à des conjonctures particulières qu’à un souhait de regroupement géographique et géostratégique.
Ses modes d’intervention
Il a été observé un glissement des missions paramilitaires protéiformes initialement exercées par les SMP (entraîner des soldats, fournir des armes, formation en sécurité, relais médiatique…) vers des missions militaires directes. Sii bien que ses forces en Syrie se composaient de plusieurs compagnies de reconnaissance et d’assaut (90 à 100 hommes chacune) mais aussi de chars et d’artillerie, et même de plusieurs unités du soutien. Cela leur confère ainsi des compétences et une organisation similaires aux soldats conventionnels, en évitant de leur en conférer le statut officiel handicapant allant de paire.
Les actions du groupe se matérialisent de différentes manières, notamment avec un niveau élevé de ciblage des populations civiles. Elles représentent en moyenne 60% des faits de violence politique par le groupe Wagner en RCA et au Mali, un taux largement supérieur à celui attribué aux forces étatiques alliées ou aux groupes rebelles évoluant dans le même contexte.
En RCA ces missions tendent de plus en plus à s’autonomiser des forces armées institutionnalisées entraînant des violences bien plus élevées à l’encontre des civils.
Il en va de même au Mali où l’intensification des opérations militaires, dans un contexte de rupture entre la junte militaire malienne et ses partenaires internationaux traditionnels à la suite du coup d’État de mai 201, a coïncidé avec de multiples attaques meurtrières visant des civils ( massacre à Moura ). Selon l'ONG Human Rights Watch durant cinq jours, environ 300 habitants de cette ville et ses environs auraient été exécutés par l'armée malienne et le groupe paramilitaire Wagner. Et un communiqué de l'ONU a précisé qu’il y "a des motifs raisonnables de croire qu’au moins 500 personnes auraient été tuées (…) y compris une vingtaine de femmes et sept enfants"
Par ailleurs, la terreur est aussi un levier mobilisé par le groupe Wagner pour prendre le contrôle sur les populations en tirant partie de l’instabilité et de la faiblesse des Etats. Selon un rapport de l’Université Columbia de 2023, toutes les sources militaires et ex-miliciens interrogées ont déclaré avoir eu à tuer des communautés entières, y compris des femmes et des enfants. Une source militaire a expliqué : « On tue seulement les villageois, on enterre les corps, ou on [les] jette dans la brousse », les mots d’ordre sont “nettoyage” et “ratissage”.
Ainsi nous avons pu observer les différentes formes et théâtres d’implication du groupe Wagner au Moyen-Orient et en Afrique ainsi que ses motivations à s’y insérer peu à peu. Cependant de nombreuses inconnues demeurent. De quelle manière Wagner va réussir à se maintenir dans ces territoires avec une seule autonomie opérationnelle et non stratégique ? Comment Wagner va coexister avec les autres SMP qui voient le jour en Afrique ? Notamment en Syrie, en Irak, en Afghanistan, ou encore en Libye : RSB-Group, Centre R, Slavonic Corps, Shchit… Quelle ampleur le groupe va-t-il prendre dans les années à venir et quelle sera la réaction de la société internationale face à cette influence de plus en plus déstabilisatrice sur le continent africain ? Comment le groupe va-t-il appréhender son passage de l’ombre à la lumière qui le propulse depuis plusieurs années sur le devant de la scène internationale ? Une sortie de l’ombre possédant certes de nombreux intérêts en termes de publicité mais qui reste à double tranchant car la SMP se voit pointée du doigt et surveillée par communauté internationale. Que va devenir le groupe Wagner suite au décès d’Evgueni Prigojine qui en assurait le financement ? Et face aux suspicions d’un assassinat commandité par le Kremlin, quelle relation va-t-il garder avec sa milice ? Quel rôle pour la France auprès de ses anciennes colonies ? Quelle posture doit-elle adopter face à la contagion terroriste et à la campagne de diabolisation et de désinformation active dont elle est victime ? Enfin, de quelle manière l’Afrique et le Moyen-Orient vont-ils être déchirés par la concurrence chinoise et russe qui se disputent farouchement ces territoires ? Ou autant d’enjeux complexes entourant la zone d’ombre indéfinie caractéristique du groupe Wagner.
Sources:
“Les sociétés militaires privées russes au Moyen-Orient (1/2). Les mercenaires russes en Syrie” Emile Bouvier, 11/11/2022
“Comment la Russie joue la carte africaine”, Les Echos, 28/06/22 “https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/comment-la-russie-joue-la-carte-africaine-1581721
“Les opérations du groupe Wagner en Afrique”, ACLED, 30/09/2022 https://acleddata.com/2022/08/30/les-operations-du-groupe-wagner-en-afrique-les-tendances-du-ciblage-de-populations-civiles-en-republique-centrafricaine-et-au-mali/
STANYARD Julia, VIRCOULON Thierry, RADEMEYER Julian, La zone grise : l’engagement militaire, mercenaire et criminel de la Russie en Afrique, février 2023
Rapport “Les opérations du groupe Wagner en Afrique, les tendances du ciblage de populations civiles en République centrafricaine et au Mali” du groupe “Armed Conflict Location and Event Data Project” https://acleddata.com/2022/08/30/les-operations-du-groupe-wagner-en-afrique-les-tendances-du-ciblage-de-populations-civiles-en-republique-centrafricaine-et-au-mali/
“Où se trouvent les principales activités de Wagner en Afrique”, TV5 Monde, 27/06/2023 “https://information.tv5monde.com/afrique/ou-se-trouvent-les-principales-activites-de-wagner-en-afrique-2651099
“Quel avenir pour Wagner au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ?”, Courrier International, 27/06/2023 https://www.courrierinternational.com/article/vu-du-liban-quel-avenir-pour-wagner-au-moyen-orient-et-en-afrique-du-nord
De l'Afrique à l'Ukraine : évolution de la stratégie du groupe Wagner - Par Sarah Henry-Sevestre
KLEN Michel, La pénétration du groupe en Afrique, Revue Défense Nationale, numéro 860, 2023 https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-defense-nationale-2023-5-page-53.htm
“La présence de Wagner au Moyen-Orient”, L’Orient-Le Jour, 24 août 2023 https://www.lorientlejour.com/article/1347323/la-presence-de-wagner-au-moyen-orient.html