« Doing research in the
‘silicon savannah’ »
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Omanga, D. and Mainye, P.C. (2020). Doing research in the ‘silicon savannah’: Digital media, peacebuilding and constructions of (in)stability in Kenya. In: I. Rashid and A. Niang (eds.), Researching Peacebuilding in Africa: Reflections on Theory, Fieldwork and Context. 1st ed. London: Routledge, pp. 208-221.
Dennis Omanga, sociologue spécialiste des médias numériques en Afrique, et Patrick C. Mainye, chercheur en consolidation de la paix, explorent dans cet article les intersections entre technologie, gouvernance et médias dans le contexte du Kenya. Le pays, souvent surnommé "Silicon Savannah" en raison de l’essor rapide de son secteur technologique, offre un cadre unique pour examiner les impacts des technologies numériques sur la construction de la paix et les dynamiques de stabilité.
Le contexte du Kenya est marqué par une histoire de violences électorales, notamment celles de 2007-2008 qui ont fait plus de 1 000 morts et 300 000 déplacés. Cet épisode tragique a souligné l’urgence de réguler les discours publics et de promouvoir des initiatives de paix afin de prévenir de futures crises. Le Kenya se distingue également par une pénétration technologique élevée : 87 % de la population possède un téléphone mobile et accède à Internet via des réseaux largement décentralisés. Cela a permis l’émergence d’initiatives numériques visant à la consolidation de la paix. Toutefois, l’article interroge leur efficacité et leur capacité à répondre aux besoins réels des communautés locales. Les auteurs dénoncent une tendance à reproduire les agendas des donateurs étrangers, invisibilisant ainsi les utilisateurs finaux et limitant l’impact concret sur la paix.
L’article s’appuie sur des exemples emblématiques pour illustrer cette problématique. Ushahidi, plateforme de cartographie participative créée en 2007 pour signaler les violences électorales, est souvent présentée comme un succès. Conçue par des membres de la société civile kenyane, cette initiative est devenue un modèle mondial pour les technologies "Sud-Sud" et a été adoptée dans des contextes variés, du Kenya aux États-Unis. Cependant, d’autres projets similaires, comme Voice of Kibera et Voice of Mathare, n’ont pas réussi à reproduire cet impact. Ces plateformes, financées par des acteurs occidentaux, ont été conçues selon une logique d’agendas exogènes, ignorant souvent les dynamiques locales. Les participants y étaient incités financièrement, compromettant la spontanéité et l’authenticité des résultats.
Les auteurs montrent également comment les technologies, en dépit de leurs promesses d’inclusion, peuvent renforcer des dynamiques d’exclusion. Des plateformes comme Uchaguzi, conçues pour surveiller les élections, manquent de transparence quant à leurs utilisateurs finaux. Les rapports publiés sur ces projets omettent souvent de fournir des données précises sur les profils des participants. En pratique, ces plateformes sont souvent dominées par des acteurs institutionnels (ONG) ou des individus motivés par des incitations financières, ce qui éloigne les communautés locales des processus qu’elles étaient censées intégrer. Twitter, en revanche, a parfois surpassé ces plateformes en permettant un signalement rapide et organique des incidents électoraux, bien qu’il ne s’agisse pas d’un outil spécifiquement conçu pour la paix.
Les critiques des auteurs vont plus loin en soulignant que de nombreuses initiatives technologiques au Kenya s’inscrivent dans une logique de "success stories" imposée par des visions occidentales. Ces projets, souvent façonnés pour répondre aux attentes des donateurs internationaux, ne prennent pas suffisamment en compte les réalités socio-politiques locales. Les technologies structurent ce que l’on peut dire et faire, comme l’a théorisé Neil Postman (1970), et influencent donc fortement la manière dont les efforts de paix sont perçus et mis en œuvre. L’imposition de cadres externes réduit la capacité de ces initiatives à s’ancrer dans les contextes locaux et à produire des résultats durables.
Enfin, Omanga et Mainye soulignent que les technologies numériques possèdent un potentiel immense pour la construction de la paix au Kenya, mais leur impact est souvent entravé par une déconnexion avec les réalités locales. Les tensions entre les objectifs déclarés d’inclusion et de participation, et les dynamiques réelles d’invisibilisation des utilisateurs finaux et de domination des agendas externes, limitent leur efficacité. Les auteurs appellent à repenser ces initiatives en intégrant véritablement les communautés locales, en comprenant leurs besoins réels et en priorisant ces derniers au-dessus des intérêts des donateurs et des acteurs extérieurs. Cela implique une décentralisation du pouvoir dans la conception et la mise en œuvre des projets technologiques, ainsi qu’une écoute attentive des dynamiques socio-culturelles propres au Kenya.