Arabie Saoudite : la modernisation d’un royaume par le football
Arabie Saoudite : la modernisation d’un royaume par le football
Par Titouan Goniaux, étudiant en 1ère année à Sciences Po Lille
Le football, autrefois perçu comme un simple loisir, a évolué en un puissant vecteur d'influence. Pour preuve, quatre milliards de regards étaient rivés sur leur téléviseur lors de la Coupe du Monde 2022. Un pays en particulier tire avantage de cette situation : l’Arabie Saoudite. Depuis le milieu des années 2010, la 19ème puissance économique mondiale (chiffres 2024) s’est lancée dans une vaste campagne de promotion sportive, faisant du football un pilier central de sa stratégie de soft power. Cette initiative dépasse le cadre purement sportif et vise une transformation profonde du Royaume et de son image : avec son projet réformiste Vision 2030, le prince héritier Mohammed ben Salmane entend donner une nouvelle dimension au pays, en misant sur le sport pour diversifier son économie et renforcer son influence. Il en convient alors de se demander comment et pourquoi l’Arabie Saoudite utilise-t-elle le football pour servir ses propres intérêts étatiques sur la scène internationale ? Cette « diplomatie du football » est-elle véritablement un vecteur de changement ou n’est-elle qu’un écran de fumée destiné à masquer d’autres réalités ? Pour y répondre, nous reviendrons sur le football comme instrument de soft power, sur la stratégie de modernisation du royaume par le ballon, puis sur les répercussions et défis autour de cette diplomatie sportive.
I. Le ballon rond : instrument indépassable de soft power
Pour commencer, il est important de revenir sur l’association stratégique entre « football » et « soft power ». Ce concept, élaboré par Joseph Nye en 1990, repose sur la capacité d'un pays à influencer les autres sans recourir à la force ou à la contrainte. Dans cette optique, la culture, la diplomatie et, plus récemment, le sport, jouent un rôle fondamental. Le football, pratique universelle par excellence, s’est imposé comme un outil privilégié pour diffuser une image valorisante des États, unissant des publics variés, éliminant les discriminations que ces publics peuvent subir et transcendant les frontières.
Pour l’Arabie Saoudite, cette discipline représente donc une opportunité unique de remodeler son image, en grande partie associée au conservatisme religieux et aux violations des droits humains. Et la stratégie n’est pas nouvelle : des régimes de tous bords ont utilisé des événements sportifs pour se promouvoir. Par exemple, les Jeux Olympiques de Berlin en 1936 se sont mués en outil de propagande pour l’Allemagne nazie ; plus récemment, la Coupe du Monde 2022 au Qatar a été perçue comme une tentative de redorer l’image d’un pays visé par des critiques internationales quant à ses pratiques sociales et politiques.
Une campagne de « football diplomatie » a ainsi émergé depuis plus d’une décennie dans la région du Golfe. Le Qatar a ouvert la voie avec l'achat du Paris Saint-Germain en 2011 et l’organisation du dernier Mondial. Tout comme les Emirats Arabes Unis, l'Arabie Saoudite a rapidement suivi cet exemple en s’investissant massivement dans des clubs, des infrastructures et le recrutement de stars reconnues internationalement. Une démarche qui vise non seulement à attirer des joueurs emblématiques connus du grand public, comme cela a été le cas avec les arrivées en 2023 de Cristiano Ronaldo, de Karim Benzema ou encore de Neymar Jr, mais aussi à ancrer l’Arabie Saoudite dans la carte du football mondial et à offrir au pays une formation dans le sport roi.
Mais le Royaume se distingue par ses ambitions d’organisation : sa candidature pour la Coupe d’Asie en 2027 a été retenue, et il vise désormais la Coupe du Monde en 2034. Ces choix stratégiques, combinés à l’acquisition du club de Newcastle United en octobre 2021 et au développement de la Saudi Pro League, positionnent l’Arabie Saoudite en concurrent direct de ses voisins du Golfe. Chaque acquisition ou événement majeur devient alors un coup de projecteur sur le Royaume, contribuant à établir un pouvoir d’attraction et de séduction internationales.
II. La stratégie ambitieuse de modernisation du Royaume par le football
L'attrait du soft power pour l’Arabie Saoudite s’explique par les divers bénéfices qu'il peut en tirer. Ce sport permet de donner une visibilité mondiale au championnat saoudien et d’attirer l’attention de la jeunesse, tant locale qu’internationale. Ce qui peut désormais être considéré comme « plus qu’un jeu » permet aussi de mettre en avant une image plus progressiste alors que le pays cherche à rompre avec les stéréotypes de l'austérité religieuse et des restrictions sociales strictes que nous évoquions précédemment. Car avec une population dont plus de 65 % a moins de 30 ans, l’Arabie Saoudite est confrontée à une situation unique. Cette jeunesse, en quête d’identité et de divertissement, représente un atout considérable pour le régime, qui tente d’en faire le fer de lance de son projet de modernisation. Mohammed ben Salmane a ainsi lancé une série de réformes sociétales visant à répondre aux attentes de cette génération montante. Le football, en tant que sport fédérateur, est central dans cette stratégie.
Tout d’abord, par l’intermédiaire de ses vedettes, le Royaume ambitionne d’offrir à ses jeunes des modèles inspirants et des opportunités de divertissement de qualité sur leur propre sol. Cela s’inscrit dans une volonté de limiter l'exode de Saoudiens vers l'étranger par l’exacerbation d’un sentiment de fierté nationale renforcé, voire naissant. Le pays connaît en effet un phénomène de brain drain (“fuites des cerveaux”) et de sport drain (“fuite des sportifs”) important. A ce sujet, Soraya Beheshti, directrice régionale du cabinet multinational de conseil en admission universitaire Crimson Education, déclarait en 2022 : “la jeune génération en Arabie Saoudite est ouverte sur l’extérieur et le désir d’étudier et de vivre à l’étranger [...] croît de plus en plus”. Le football est donc vu comme l’un des moyens de remédier à cette émigration non désirée.
Ensuite, les autorités saoudiennes font également face à des défis de santé publique, notamment en matière de sédentarité et d’obésité, deux phénomènes qui touchent une grande partie de la population. Encourager la pratique sportive est donc une priorité pour le Royaume. En tant qu’ambassadeurs d’un mode de vie actif, les footballeurs professionnels poussent alors à adopter une activité physique régulière : ils sont vecteurs d’un changement dans l’imaginaire collectif saoudien.
Enfin, l’utilisation du football pour donner une impulsion à l’économie constitue un autre objectif majeur. Le projet Vision 2030 a pour but de réduire la dépendance au pétrole en diversifiant l’économie vers des secteurs comme le tourisme, le divertissement et les services. Selon un rapport de la Banque Mondiale, les bénéfices tirés du pétrole représentaient 23.7% du PIB en 2021, contre 87.1% du PIB en 1979, des chiffres témoignant de l’importance de l’or noir dans l’économie du pays et de la volonté de s’en détacher. Le sport est au cœur de cette diversification : le projet Qiddiya est un exemple phare de cette orientation. Il s’agit d’une ville de 330 kilomètres carrés, dont la construction a commencé début 2019 et dont l’objectif est d’attirer 17 millions de visiteurs annuels d'ici à 2030. L’espace offre un mélange d’attractions culturelles, de lieux de divertissement et d’événements sportifs… Qiddiya est également en lien direct avec l’Université de Floride pour former des jeunes saoudiens. Avec ce genre d’infrastructures de plus en plus attractives et des droits de diffusion vendus à des chaînes internationales, l’Arabie Saoudite espère alors attirer une nouvelle vague de touristes… mais aussi d’investisseurs.
III. Les répercussions et défis de cette diplomatie sportive
Les retombées économiques de la stratégie sportive saoudienne ne se limitent pas aux seuls revenus des droits de diffusion et du tourisme. Les investissements massifs dans des infrastructures modernes ont pour ambition de faire du pays une destination de choix, non seulement pour les passionnés de football, mais aussi pour des événements sportifs d’envergure mondiale. En ce sens, l’Arabie Saoudite cherche à installer un « national brand » fondé sur le sport. On a pu le voir il y a quelques semaines avec le « Six Kings Slam », un tournoi d’exhibition de tennis organisé à Riyad, ou encore avec l’apparition en 2021 du Grand Prix de Formule 1 à Djeddah. Tous ces projets visent à consolider son statut de nouveau leader régional du sport.
Sur le plan diplomatique, le sport permet de tisser des relations stratégiques. Le rachat de Newcastle United par le Public Investment Fund (PIF) saoudien a renforcé les liens entre Riyadh et le Royaume-Uni, deux pays qui entretiennent des échanges économiques cruciaux dans les domaines du luxe, de l’énergie, et de l’armement. Ce type d’investissement agit comme une passerelle facilitant l’implantation d’entreprises saoudiennes en Europe et favorisant les partenariats commerciaux. À titre d’exemple, la société Saudi Aramco a réaffirmé son partenariat avec la compagnie français TotalEnergies en octobre dernier, investissant dans un projet à la hauteur de 11 milliards de dollars pour la construction d’un complexe pétrochimique. Il s’agit ainsi ici de renforcer son réseau d’alliances, en utilisant le football comme une porte d’entrée vers des relations bilatérales renforcées.
Toutefois, cette stratégie de « soft power » n’est pas exempte de controverses. Le terme de « sportwashing » est fréquemment utilisé pour décrire les efforts de l’Arabie Saoudite à détourner l’attention des critiques sur les droits de l’homme par des actions spectaculaires dans le domaine sportif. Grâce à sa politique de soft power, le Royaume tente de contourner de nombreuses questions épineuses qui ont provoqué des condamnations générales au sein de l’opinion public et même des instances mondiales. On peut citer l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018, mais aussi la guerre au Yémen, conflit qui dure depuis 2015 et dont les conséquences humanitaires sont dramatiques. L’Arabie Saoudite est également largement critiquée pour son manque d’engagement envers la lutte contre le changement climatique, aggravé par sa dépendance économique au pétrole que nous évoquions plus tôt dans l’article. Sur son propre sol, le pays est pointé du doigt pour ce qui concerne les conditions de travail des travailleurs migrants lors de la préparation de grands événements, un calvaire semblable à une forme d’esclavage moderne. Enfin, le Royaume fait l’objet de vives controverses sur les dures conditions de vie imposées aux femmes dans le pays.
De nombreuses ONG dénoncent ce qu’elles perçoivent comme une tentative de redorer l’image du pays sans procéder à de véritables réformes sociales et politiques. En réponse, les autorités saoudiennes insistent sur leur volonté de modernisation à travers Vision 2030, qui inclut des avancées symboliques dans le domaine des droits des femmes, leur permettant de conduire, d’accéder à certains emplois inaccessibles auparavant, mais aussi d’entreprendre des projets commerciaux, un premier pas vers leur émancipation. Cependant, la portée limitée de ses réformes et la persistance des mesures répressives jettent un doute sur la sincérité de cette transformation. Malgré cela, le succès médiatique des initiatives sportives saoudiennes permet une certaine modération des critiques internationales, voire une marginalisation de celles-ci, auprès d’un public national et global fasciné par le football. On a pu voir une situation similaire au Qatar, où le boycott de la Coupe du Monde de football de 2022, bien qu’appelé par certaines organisations, a été largement ignoré, avec un soutien faible, mais surtout dispersé.
Ce n’est pas tout. Des critiques émergent également de la communauté internationale du football. Les ligues européennes, notamment, perçoivent la Saudi Pro League comme un concurrent potentiellement déstabilisateur. Avec ses salaires exorbitants, la ligue saoudienne attire des talents que les clubs européens, pourtant renommés, peinent parfois à retenir. Avec son contrat à Al Nassr, Cristiano Ronaldo gagne désormais 200 millions d’euros par an, soit la modique somme de 555 000€ par jour, un salaire onze fois plus important que celui qu’il touchait à Manchester United en 2023. La question du déséquilibre compétitif se pose alors : certains observateurs estiment que les offres de l’Arabie Saoudite faussent le marché, entraînant une inflation des coûts pour les clubs européens et rendant difficile leur propre attractivité. Ce phénomène crée une sorte de « fracture footballistique », que les supporters ressentent et critiquent aussi.
Enfin, la stratégie sportive de l’Arabie Saoudite a un impact direct sur le contrôle de la société saoudienne elle-même. L’introduction d’événements sportifs de grande envergure, accessibles au public local, modifie progressivement les habitudes de divertissement et de loisirs au sein du Royaume. Cette transformation sociétale vise à limiter les tentations de contestation chez une jeunesse dynamique et connectée, qui pourrait, à défaut de changements significatifs, exprimer son mécontentement face au régime en place. Cela dit, les saoudiens les plus conservateurs restent préoccupés par cette évolution culturelle qui, selon eux, risque de bouleverser les normes religieuses. Car le pays est, traditionnellement, un bastion du wahhabisme, une forme stricte de l’islam sunnite, très restrictive en matière de pratiques sociales et de moralité. L’introduction d’évènements sportifs peut alors être perçue comme une menace pour ces normes, que cela soit à travers la mise en place de pratiques occidentalisées, l’afflux de touristes internationaux ou encore l’exposition de la jeunesse à ces dynamiques.
Pour conclure, le positionnement de l’Arabie Saoudite dans le monde du football illustre bien la capacité d'un État à utiliser le sport comme une arme de soft power dans la compétition géopolitique. Le Royaume a su, en quelques années seulement, attirer l’attention mondiale en construisant un écosystème sportif robuste, capable de rivaliser avec les grands championnats européens et d’attirer des stars internationales. Le succès de cette stratégie repose sur une campagne de communication parfaitement orchestrée, associant le sport à une nouvelle image de modernité et de dynamisme.
Cependant, le soft power sportif de l’Arabie Saoudite soulève des questions de durabilité. L’explosion des dépenses publiques et l’inflation des coûts dans la Saudi Pro League pourraient devenir difficiles à soutenir sur le long terme, surtout si les revenus pétroliers venaient à diminuer. De plus, l’étiquette de « sportwashing » reste un défi majeur pour le Royaume et la stratégie de Mohammed ben Salmane a certes réussi à détourner l’attention des critiques, mais elle n'a pas encore permis de totalement dissiper les doutes sur les véritables intentions du régime.
À l’avenir, le succès de cette diplomatie sportive dépendra de l’équilibre entre les investissements et les retours économiques, ainsi que de la capacité du pays à instaurer des réformes sociétales profondes et durables. L’Arabie Saoudite devra aussi répondre aux attentes de la communauté internationale en matière d’éthique et de droits humains, un équilibre délicat à atteindre. Mais si cette transformation par le football est menée avec cohérence et vision, elle pourrait donner un nouveau visage à un pays en pleine mutation et faire de l’Arabie Saoudite un modèle régional de modernisation.
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