Par Ulysse Bréard, étudiant en 1ère année à Sciences Po Lille
En juillet 2021, un rapport parlementaire alertait sur l’existence d’une “guerre des drones”, un enjeu stratégique majeur pour la puissance française. Mais c’est depuis l’offensive russe du 24 février 2022, que l’expression de “guerre des drones” s’est généralisée pour qualifier le conflit russo-ukrainien. Si les premières utilisations de ces engins technologiques remontent à la seconde moitié du XXe siècle durant les guerres du Vietnam (1955-1975) et du Liban (1975-1990), c’est depuis le début du XXIe siècle que les drones semblent caractériser les guerres contemporaines. La guerre en Ukraine serait alors l’illustration du futur des combats militaires, où la rupture technologique s’ancre dans le champ de guerre. Cette réalité se retrouve à travers le concept de l’“hyper guerre”, théorisé en 2017 par les auteurs américains J-R. Allen et A. Husain dans leur ouvrage On Hyperwar. Ils y affirment que l’intelligence artificielle représente une avancée technologique sans précédent qui va révolutionner les affaires militaires et les combats. Le drone militaire, outil technologique et algorithmique dont le nombre dans le monde a augmenté de 58% en dix ans, en serait une des composantes majeures. Philippe Cazin, Haut conseiller de l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA), définit le drone comme un véhicule aérien sans pilote à bord, télécommandé ou autonome. Sa fonction principale est alors de fournir une capacité de surveillance et de renseignement au sein de guerres marquées par le recours à l’information. Deux caractéristiques les distingueraient des avions habités et justifieraient leur actuelle généralisation : la permanence du vol, permettant une “occupation” du ciel, et l’absence de besoin d’embarquer des pilotes, favorisant l’utilisation de ces technologies au cœur de missions inenvisageables pour un soldat, souvent très dangereuses. Il s’agit alors de s'intéresser à la redéfinition de la guerre au XXIe siècle à travers l’usage des drones militaires se trouvant à l’origine de nouveaux enjeux et problématiques pour les puissances.
I : Une application nouvelle et généralisée d’une technologie ancienne
Si les drones militaires sont la caractéristique d’une nouvelle forme de guerre, ils ne sont pas les sujets d’une nouvelle révolution militaire. Une telle notion suppose d’avoir suffisamment d’innovations pour transformer radicalement le paysage du conflit, au niveau du champ de bataille comme au niveau de la conduite de la guerre d’une manière générale. L’introduction au XIXe siècle de la puissance de feu, grâce à la l’industrialisation, marque un tournant dans le champ de bataille de l’époque. Durant la Première Guerre mondiale, la motorisation et l’essor des moyens de communication radiophoniques transforment également les pratiques militaires. Plus largement, une longue révolution militaire s’ancre dans les sociétés occidentales entre 1850 et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Plus qu’un phénomène technique, ce sont aussi les sphères sociales et politiques qui sont impactées. Radicale et plus rapide, une nouvelle révolution militaire a vu le jour dans la seconde moitié du XXe siècle avec l’introduction des missiles intercontinentaux et des armes thermonucléaires. Dès lors, les puissances militaires ont eu la capacité de détruire en très peu de temps n’importe quelle cible située sur l’ensemble du globe. Enfin, le terme de révolution dans les affaires militaires fut employé dans les années 1980 et 1990 lorsque l'introduction de l’électronique a fait envisager l’émergence d’armes marquées par leur précision. Cette dernière révolution peut cependant être remise en cause, notamment après l’intervention en 2003 des États Unis en Irak, le système de guérilla ayant mis à mal l’armée américaine high-tech. Les drones s’ancrent eux-aussi dans un profond bouleversement du paysage conflictuel actuel. Cependant, cette technologie n’est pas récente : elle se développe dès les années 1960. Jean Christophe Noël, chercheur associé au Centre des Études de Sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), envisage l’analyse historique de l’essor des drones militaires à travers le développement successif de trois types d’entre eux. Les drones de surveillance sont les premiers à s’être développés à l’initiative des américains durant la Guerre froide. Dotés de capteurs permettant de détecter, écouter, reconnaître et surveiller des zones d’intérêt, ils donnent la possibilité dans les années 1960 aux États Unis de survoler la Chine continentale et d’observer secrètement l’avancée du programme nucléaire chinois. Les drones se sont par la suite ancrés au sein d’un ensemble militaire. Prouvant l'importance de leur rôle lors de leur intégration dans des architectures militaires regroupant différents capteurs et effecteurs, les drones font désormais partie d’une coopération entre armes d’une même puissance militaire. Ce système aurait été engagé pour la première fois lors de l’invasion israélienne du Liban en 1982. Ainsi, les informations recueillies par les drones, et leur diffusion en temps réel, ont permis d’améliorer l’efficacité de la puissance militaire. Enfin, les drones armés ont vu le jour au début du XXIe siècle. Après les opérations américaines en Bosnie Herzégovine et au Kosovo dans les années 1990 où les drones militaires furent largement déployés, les Etats Unis cherchèrent un moyen de réduire la durée entre la détection de la cible et l’instant où la munition la frappe. Les attentats du 11 septembre 2001 anticipèrent l’emploi du drone Predator armé et les drones pratiquèrent pour la première fois des tirs de missiles en Afghanistan. Ces derniers deviennent systématiques avec le conflit au Nord Waziristân déclenché en 2004, région du Pakistan où sévissaient plusieurs groupes terroristes affiliés à Al-Qaïda. L’armée américaine y est intervenue aux cotés de l’armée pakistanaise pour lutter contre le terrorisme. Désormais, les drones armés se généralisent et s’alourdissent : alors que le Predator n’emportait que 250 kg d’armement, le drone Reaper, son successeur, emporte avec lui 1,7 tonne de charge.
Du point de vue de la puissance américaine, leader incontesté dans ce domaine, l’utilisation des drones s’est donc généralisée dans les opérations militaires extérieures, notamment en Afghanistan (dès 2001) ou en Irak (2003). Mais, plus largement, les mandats successifs de l’ancien président américain Barack Obama (2009-2017) demeurent l’une des périodes fondatrices dans la généralisation de l’utilisation des drones militaires. À cette époque, ces derniers ont été qualifiés “d’armes de protection des civils” grâce à leur technologique avancée permettant d’éliminer des terroristes présumés, sans dégâts collatéraux. Ils sont alors devenus le symbole de la “guerre juste” menée par Obama contre le terrorisme. La théorie de la “guerre juste” repose sur la conviction qu’il est possible de déterminer la légitimité des buts de la guerre et des moyens employés. Il existerait une éthique de la violence, supposant qu’une distinction puisse être établie entre des usages légitimes et des usages illégitimes de la force. Après les attentats du World Trade Center de 2001, la cause de la lutte contre le terrorisme semblait légitime et a permis de placer l’action militaire américaine au Moyen Orient sous l’emblème de la guerre juste. Si cette notion répond à une réflexion sur le droit d’entrer en guerre (jus ad bellum), le droit dans la guerre (jus in bello) est aussi pris en considération. Ce dernier doit répondre au principe de proportionnalité, imposant d'éviter des destructions abusives dans le choix des stratégies et tactiques mises en oeuvre, mais également au principe de discrimination, les combattants devant être distingués des non-combattants. Les drones militaires auraient permis de répondre à cette double condition, donnant à l’armée américaine une plus grande précision dans ses frappes permettant ainsi d’éviter des destructions matérielles massives et un grand nombre de victimes civiles. Concrètement, ces nouvelles armes sont intervenues dans les attaques contre les “nominés”, des terroristes présumés, présents sur la “Kill List” de l’armée américaine. Si les Etats Unis, et avec eux leurs alliés israéliens et britanniques, furent les pionniers de l’utilisation de ces drones militaires, le nombre de puissances militaires à travers le monde ayant recours à cette nouvelle arme s’est élargi d’années en années. Une étude réalisée par la New American Foundation en 2017 démontra que dès 2015, la Chine, l’Iran, l’Irak, la Turquie, l’Afrique du Sud, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, le Nigéria et le Pakistan se sont emparés de cette technologie.
Cependant, depuis février 2022, la guerre en Ukraine remet en cause un certain nombre de postulats acquis sur les drones militaires, dévoilant de nouvelles caractéristiques de ces armes. Les Ukrainiens sont les premiers à avoir utilisé la force des drones dans ce conflit mais les Russes ont rapidement rattrapé leur retard. Des anciens drones soviétiques à réaction ont été transformés en bombes volantes par le Kremlin. L’armée russe utilise massivement le drone suicide Lancet 3, peu couteux, d’une charge utile faible, mais “particulièrement efficace” selon Léo Péria-Peigné, chercheur à l'IFRI. Ce type de drone de combat contenant une charge explosive est utilisé par les puissances militaires pour évoluer au-dessus du champ de bataille et détruire des cibles en plongeant sur elles lors de missions de reconnaissance et de combat. Ainsi, un des canons Caesar (camion équipé d’un système d’artillerie), livré par la France et reconnu comme détruit depuis le début du conflit, a été attaqué par un de ces drones kamikazes dans la région de Donetsk en novembre 2022. La Russie a également généralisé l’envoi de drones suicides iraniens (Shaded) sur les positions arrières de l’armée ukrainienne. Le conflit ukrainien permet le lancement de frappes en profondeur, une des caractéristiques majeures de l’utilisation des drones militaires. Mais c’est en réalité au plus près du front que la majorité de drones est retrouvée. Selon l'historien et militaire français Michel Goya, la mobilisation de ces nouvelles armes dans le conflit ukrainien est effectuée “à une échelle jamais observée jusque-là”, l’armée ukrainienne étant selon lui l’armée “la plus dronisée du monde”. D’autre part, le drone militaire révèle une autre caractéristique de ce conflit : la transparence du champ de bataille. Il est difficile, dans ces conditions, de mener des opérations de grande ampleur, puisqu’elles sont rapidement repérées par les drones. Les puissances militaires du XXIe siècle ont désormais la capacité de voir et frapper à n’importe quel endroit, ce qui interdit aux troupes adverses un repos. L’intensité des conflits est dès lors profondément bouleversée par l’irruption en masse des drones. Enfin, selon Amélie Ferey, chercheuse au centre des études de sécurité de l’IFRI et coordinatrice du laboratoire de recherche sur la défense (LRD), aux changements d’utilisation des drones militaires s’ajoute un changement majeur dans le discours international vis-à-vis de ceux-ci. Un discours dénonçant l’asymétrie des conflits, notamment à travers l’utilisation des drones américains en Irak dans les années 1990, s’est vu remplacé depuis quelques mois par un discours de satisfaction de l’existence de ces appareils. En effet, le drone n’est plus utilisé comme “métonymie d’une guerre injuste”, une forme d’arme néocoloniale symbolisant la domination technologique occidentale, mais comme le symbole d’une puissance high-tech qui permet de protéger à la fois les civils et les soldats au front. Le conflit ukrainien marque donc plus largement un changement de comportement vis-à-vis des drones. Un soldat moderne ne risque plus son corps, mais il doit être le plus efficace possible dans son utilisation de la technologie militaire.
II: Les atouts que représente la production d’un engin technologique aux multiples facettes
La généralisation de l’utilisation du drone militaire par les puissances militaires à travers le monde a laissé apparaître un phénomène de diversification de ses modes d’application et, conjointement, le développement d’un marché diversifié, aujourd’hui en plein essor. En effet, les systèmes de drones militaires sont actuellement de plusieurs types, dénombrés notamment par le Ministère français des Armées : il existe des drones miniatures, ou “de contact”, intéressants notamment en zone urbaine ; des drones tactiques, d’une endurance de quelques heures utilisés pour le renseignement, la surveillance et la reconnaissance ; des drones moyenne altitude longue endurance (MALE), aussi nommés “drones de théâtre”, autonomes 36 heures à des milliers de kilomètres de la station au sol et pouvant être armés ; et des drones haute altitude longue endurance (HALE), nommés “drones stratégiques”, de la taille d’un avion civil et pouvant voler à 20 000 mètres pour des missions ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) réclamant une capacité d'observation pour repérer les subtiles variations de comportement de l'ennemi. Le chercheur au Centre des études de sécurité de l’IFRI Léo Péria-Peigné établit quant à lui une distinction entre les drones défensifs et les drones offensifs : les premiers permettent de couvrir les “interstices” du champ de bataille pour repérer les mouvements adverses, tandis que les seconds peuvent aller mener de l’autre côté du champ de bataille une sorte de “harcèlement constant et permanent” obligeant l’adversaire à se tenir sur ses gardes. Les drones militaires s’étendent également au sein du domaine maritime, comme le démontre l’existence des drones militaires navals, dont le développement récent et dynamique intéresse de nombreux acteurs. Ces drones peuvent être divisés en trois catégories : les drones aériens à vocation maritime, les drones de surface, et les drones sous-marins. Israël est la première puissance à avoir utilisé ce type de drones, mais les Etats Unis, la Grande Bretagne, la Turquie, ou encore Singapour, ont engagé des essais prometteurs sur le sujet. L’espace maritime étant un des enjeux majeurs des conquêtes contemporaines car vecteurs stratégiques jouant un rôle dans la maîtrise de l’information, les drones militaires seront alors très certainement généralisés dans cette sphère au cours des prochaines décennies. Plus largement, un des grands avantages du drone pour les puissances militaires réside dans l’accélération de la boucle “reconnaissance-frappe”. Les armées ont la possibilité d’envoyer le drone sur de longues distances, pour obtenir des images de surveillance du terrain et éventuellement détecter une présence ennemie. La frappe peut être immédiate, puisque le récepteur est déjà sur place. Cette rapidité d’ouverture de feu est alors préférée au délai que pourrait avoir un avion de chasse traditionnel se rendant sur place. Le “tempo” de la guerre en est alors profondément modifié.
De plus, les batteries anti-aériennes sont aujourd’hui performantes et pourraient donc remettre en cause l’utilisation des drones militaires dans les conflits contemporains. Selon les experts, au sein du conflit actuel en Ukraine, un drone ne vole pas plus de quatre à six fois avant d’être abattu. Cependant, même s’il est vulnérable à des tirs et missiles, le drone coûte moins cher que l’avion de chasse. Stratégiquement, certaines puissances militaires misent donc sur le faible coût de ces nouveaux appareils. Concrètement, un grand drone, de type TB2, coûte actuellement cinq millions de dollars et possède une espérance de vie de dix à cinq sorties dans le cas de la guerre actuelle en Ukraine. Pour les petits drones, cette espérance de vie ne s’élève qu’à seulement cinq sorties en moyenne. Les Ukrainiens perdraient ainsi dix milles drones par mois sur le champ de bataille, les Russes étant mieux équipés en termes de brouilleurs. Cependant, un avion de chasse de type Rafale coûte actuellement quatre-vingt millions d’euros. Si cet engin est rapidement touché, le potentiel offensif d’une puissance se retrouve largement limité, spécifiquement dans un conflit où les deux puissances belligérantes ne disposent pas de moyens importants. Le drone permet donc de s’adapter à ce conflit ukrainien perdurant dans le temps puisqu’il permet aux puissances de maintenir une capacité de frappe importante et pourrait alors se généraliser sur d’autres théâtres de conflictualité.
Face à cette utilisation croissante, le marché des drones militaires est en plein essor. Longtemps dominé par les États-Unis et Israël, il est aujourd’hui confronté à l’influence de nouveaux acteurs étatiques comme la Turquie ou l’Iran. En incluant les drones civils, ce marché mondial s’élevait à 4 milliards de dollars en 2015 alors qu’un rapport du Sénat français publié en 2017 estimait que ce marché atteindrait 14 milliards d’ici 2025. Malgré l’intérêt que représente le drone pour une puissance militaire et industrielle, la France, à l’instar d’autres pays européens comme la Grande Bretagne, est généralement relevée comme une des armées en retard sur le sujet. Plus que le marqueur d’un déficit technologique du pays, ce retard relève d’un choix politique et industriel de la part de la puissance française. Cette dernière s’est tournée vers d’autres programmes d’armements, avec d’autres partenaires européens. À ce manque de compréhension de la valeur d’une telle technologie s’ajoute une réelle réticence des dirigeants militaires français vis-à-vis de cette nouvelle arme, face à la dégradation potentielle du statut des soldats. Les entreprises de défense françaises sont dans la capacité de produire et développer cet engin, mais les sphères politique et militaire se sont montrées méfiantes face à ce nouvel enjeu.
Cependant, face à la généralisation des drones militaires, la question de l’autonomie stratégique française se pose. Un ensemble de programmes a ainsi pu voir le jour pour assurer cette autonomie, démontrant la capacité industrielle française à produire l’ensemble des tailles de drones : les entreprises Safran, Thales, MBDA ou encore Nexter sont au cœur de programmes de développement industriel de cette arme au service de la puissance militaire. Sur le plan national, ce retard semble vouloir être rattrapé par les pouvoirs publics grâce à l’adoption de la loi de programmation militaire 2024-2030 visant à établir une planification sur plusieurs années des dépenses de l’Etat consacrées à ses forces armées. Avec une hausse de 100 milliards d’euros de crédits sur cette période, ce plan de 413 milliards d'euros envisage la question des innovations technologiques dites de rupture comme celle des drones militaires. Le retard de la puissance française pourrait également être comblé, grâce aux partenariats et accords de production développés à une échelle internationale. Le projet de construction d’une filière de drones MALE (moyenne altitude longue endurance) européens avait été envisagé depuis les années 1990 à travers plusieurs projets successifs. Cependant, aucun n’a permis l’émergence d’une telle filière industrielle à l’échelle de l’Union Européenne. D’autre part, un partenariat franco-allemand engagé en 2017 sur un programme de défense commun a permis de développer le Système de combat aérien du futur (le SCAF) où une place importante a été donnée au drone militaire. Le développement technologique va, à travers ce projet, dans le sens d’un “combat collaboratif”, caractérisé par un travail militaire conjoint entre un avion de chasse et deux drones, pouvant eux-mêmes transporter des essaims de drones attaquant et saturant l’opposant pour contrer les batteries aériennes. En effet, dans le modèle de la guerre future, le drone se veut être un outil militaire collaboratif.
III: Une nouvelle arme suscitant de nombreuses interrogations
Cependant, les phénomènes de généralisation et diversification des modes d’utilisation du drone militaire, ainsi que l’essor du marché économique y étant associé, ne doivent pas masquer les critiques et interrogations, juridiques comme éthiques, que peuvent soulever ces nouvelles armes.
Depuis les mandats du président américain Barack Obama (2009-2017), le caractère éthique de l’utilisation généralisée des drones militaires a été questionné. Ce type d’arme déshumaniserait les victimes ainsi que les acteurs de la violence. Dans le cas des interventions américaines au Moyen Orient, les attaques de drones militaires ont tué en moyenne dix civils pour un terroriste présumé. Ce type de critiques est cependant souvent réfuté par la démonstration d’une meilleure précision de ciblage permise par le drone militaire. Cette précision laisserait donc la possibilité aux instances de décision de refuser l’engagement d’un tir si des civils se trouvent à proximité d’une cible. Selon Amélie Ferey, le débat éthique autour de l’utilisation des drones militaires doit d’abord se concentrer sur la volonté des belligérants plus que sur la technologie elle-même. Pour autant, les barrières psychologiques normalement en place contre l’acte de tuer se trouvent affaiblies lors de l’utilisation des drones militaires par les forces armées. En effet, loin du théâtre de conflictualité, l’opérateur perdrait le sens de la réalité du conflit, certains débattant même sur la considération du statut de “combattant”, puisque celui-ci n’est plus caractérisé par sa mise en danger corporelle et directe sur le champ de bataille mais possède toujours, pour autant, la capacité de donner la mort. C’est ce que remarque le philosophe français Grégoire Chamayou dans son ouvrage Théorie du drone (2013), reliant le courage de l’action militaire au danger qu’elle représente : “l'ethos militaire étant officiellement fondé sur la bravoure et l’esprit de sacrifice, suivant ce principe, une frappe à distance qui interdit tout rapport de réciprocité entre les combattants des deux bords ne peut ainsi pas être éthique”.
De plus, l’autonomisation des drones militaires entraîne une interrogation sur les failles de cybersécurité probables mais surtout sur le risque d’erreur, donc d’accident. En effet, quelle que soit la limite ou le seuil d’autonomie mis en place par les puissances militaires, les conflits au XXIe siècle risquent de prendre la forme de guerres ultra-rapides. Cette autonomisation du champ de bataille permet alors l’ouverture d’une réflexion plus globale sur le concept même de “guerre”. En effet, dans États de violence. Essai sur la fin de la guerre, le philosophe français Frédéric Gros s'interroge sur une possible disparition de cette forme de lutte armée face aux multiples évolutions révélées à travers les conflits contemporains : déterritorialisation, privatisation et virtualisation. Face à ces nouvelles caractéristiques, l’essor des drones militaires confirmerait une évolution déjà engagée dans ce domaine : l’effacement progressif de la guerre au sens classique du terme, au profit d’états de violence moins définis.
À travers des frappes menées par des services de renseignement, une application d’une légitime défense comprise de manière très extensive, ou encore des attaques en dehors des zones de conflit armé, ces nouvelles armes et leurs applications remettraient également en cause le socle juridique international sur lequel les conflits contemporains reposaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont principalement les interventions américaines au Yémen et au Pakistan après les attentats du 11 septembre 2001 qui ont entraîné le soulèvement de ces interrogations juridiques. En effet, en octobre 2013, les organisations internationales Human Rights Watch et Amnesty International publièrent un rapport dénonçant les violations des droits humains commises par les drones américains au Yémen et au Pakistan. Mustafa Qadri, analyste pour Amnesty International au Pakistan déclara : “Le secret entourant le programme des drones donne au gouvernement américain un droit de tuer supérieur aux tribunaux et aux normes fondamentales du droit international. Le droit international se voit également remis en cause par ces armes contemporaines à travers la violation de la souveraineté des Etats. Les armées utilisant les drones interviennent généralement dans des pays avec lesquels elles ne sont pas officiellement en guerre”. Toutefois, dans certains cas, le droit international humanitaire (DIH), ou jus in bello, permet de répondre à certaines interrogations. Les drones militaires ne sont interdits par aucune règle spécifique du DIH et ces nouvelles armes n’empêchent pas les opérateurs les utilisant d’avoir l’obligation de respecter les normes relatives à ce DIH. Ainsi, ces opérateurs ne peuvent attaquer légalement que des objectifs militaires, et ces attaques sont elles-mêmes soumises aux règles de proportionnalité et de précaution. Selon un rapport d’information du Sénat français intitulé “Les drones dans les forces armées” rédigé en 2017, le fait d’armer des drones ne serait pas contraire au droit international. En effet, l’utilisation des drones armés resteraient légale pour toute puissance militaire par le simple respect des règles du droit international, soit les règles encadrant le recours à la force, les règles d’emploi de la force issues du droit international humanitaire (droit des conflits), et les règles du droit international des droits de l’homme. Le drone serait alors un moyen aérien parmi d’autres, mis à la disposition des puissances militaires. Ce ne serait donc que l’utilisation de ces armes par ces puissances qui pourrait être déclarée illégale. Enfin, une distinction doit être engagée entre les drones et les systèmes automatisés ou les robots. L’autonomisation est un processus inscrit au cœur de la stratégie militaire des puissances du monde entier et ne serait être la caractéristique seulement du drone. De plus, l’utilisation de ce dernier nécessite l'intervention d’un opérateur humain, démontrant que cette nouvelle arme s’inscrit bien dans le même cadre juridique que d’autres systèmes militaires. Cependant, ces justifications politiques ne doivent pas masquer la persistance de questionnements juridiques encore débattus. Ainsi, en septembre 2016, une journée d’étude entre enseignants-chercheurs en droit et professionnels du monde aérien sur le thème "Drones et droit" sous l'égide du Laboratoire d'études juridiques et politiques de l'université de Cergy-Pontoise (LEJEP) a permis de conclure que les drones conduisent à repenser les concepts et les limites du droit international humanitaire car la distance physique et psychologique déconstruit le théâtre d’opérations. Des débats persistent donc quant à la nécessité de faire évoluer le DIH.
Finalement, face à l’usage désormais banalisé et généralisé des drones militaires, un certain nombre de problématiques sont soulevées par les pouvoirs publics et la société. Si les enjeux industriel et économique que représente ce marché aujourd’hui en plein essor sont nombreux, les interrogations soulevées par l’autonomisation croissante des armes et les défis juridiques ou éthiques relevés doivent également être envisagés. Il serait alors intéressant de revenir sur le concept d’ « hyperguerre » et de s’interroger si ce modèle est un horizon envisageable pour les sociétés du XXIe siècle. D’après Asma Mahlla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, enseignante à Columbia, Sciences Po Paris et l’École Polytechnique, l’actuelle rivalité entre les Etats Unis et la Chine se joue expressément à cette intersection précise entre les champs technologiques et militaires, justifiant le basculement dans ce modèle d’hyperguerre. Le choix de mise en service des drones, pour une puissance militaire, est alors un choix profondément politique.
Sources :
“Les drones armés”, Ministère des Armées, Enseignement militaire supérieur, Biblioveilles- juillet 2020,https://www.defense.gouv.fr/dems/bibliotheque-lecole-militaire/productions/biblioveilles/drones-armes#title-21710
“Drones, robots tueurs, soldats augmentés : les guerres du futur sont-elles là ?”, CyberPouvoirs, France Inter, 13 août 2023,
“Drone militaire : nouvelle arme de la stratégie française ?”, Espace Média, Institut français des relations internationales (IFRI), 22 mai 2023, https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/drone-militaire-nouvelle-arme-de-strategie-francaise
“Drones d'observation et drones armés : un enjeu de souveraineté”, Sénat-Rapport d'information n° 559 (2016-2017), déposé le 23 mai 2017, https://www.senat.fr/rap/r16-559/r16-5591.html
NOËL Jean-Christophe, “Occuper sans envahir : drones aériens et stratégie”, Politique étrangère, 2013,https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-politique-etrangere-2013-3-page-105.htm
SARTRE Patrice, “Drones de guerre”, Études, 2013 (tome 419), https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-etudes-2013-11-page-439.htm?contenu=plan
JEANGÈNE VILMER Jean-Baptiste, “Légalité et légitimité des drones armés”, Politique étrangère,2013,https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-politique-etrangere-2013-3-page-119.htm?contenu=article
“Les drones, un vecteur d'innovation disruptive ?, Les Champs de Mars, 2018 (n°31), https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-les-champs-de-mars-2018-2-page-121.htm